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E.T. N° 406-407-408. Mars à Août 1968

Dans le Symbolisme d’octobre-décembre 1967, M. Jean-Pierre Berger continue ses traductions commentées des anciens textes de la Maçonnerie anglaise. Cette fois, il ne s’agit plus d’un des Old Charges des Opératifs, mais d’un écrit postérieur à 1717, le célèbre Masonry dissected de Samuel Prichard. Publié en 1730, il connut un succès prodigieux : les trois premières éditions épuisées en 11 jours, une réimpression tous les 3 ans pendant un siècle, etc. L’auteur était pourtant un anti-maçon, comme le montrent -outre certains Nota Bene incompréhensibles- la « signature » de la « récitation de la lettre G » (dont nous reparlerons) et aussi une mention élogieuse des Gormogons. Ce mot, qui dérive de « Gog et Magog », est écrit par Prichard Gorgomons, et fait peut-être allusion aux Gorgones, sœurs de Méduse, qui comme elles pétrifiaient ceux qui les regardaient, et ne furent vaincues que grâce au miroir donné par Minerve à Persée, lequel put ainsi les combattre en regardant derrière lui sans danger, après quoi il s’empara de l’œil unique des trois Grées, accédant ainsi à l’ « éternel présent ». Prichard donne les Gorgomons comme plus anciens que les Maçons, c’est-à-dire comme descendants des « Pré-adamites ». Quoi qu’il en soit des origines de Masonry dissected, les textes reproduits par cet ouvrage sont généralement regardés comme authentiques, et il ne fait guère de doute que les Maçons eux-mêmes s’en servaient comme « aide-mémoire » afin d’apprendre les « instructions » longues et fort compliquées d’alors. Nous n’insisterons pas sur les qualités de la traduction et des commentaires (moins longs que de coutume) de M. Jean-Pierre Berger ; elles sont dignes des plus grandes éloges. Continuer la lecture

Darkness visible partie 2

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe d’Automne 2007. N°7

Darkness visible [Deuxième partie]

L’introduction de la formule darkness visible dans le rituel maçonnique anglais de style Emulation apparaît à la suite de l’Union des Anciens et des Modernes de 1813 ; nous n’avons pas de certitudes sur les modalités de son adoption. La traduction littérale « ténèbres visibles » (et non « obscurité visible » comme il est dit parfois) révèle une association de sens contradictoires propres à retenir l’attention, et divers auteurs devaient en effet s’y intéresser, la plupart dans un esprit antimaçonnique et en se plaçant d’un point de vue exotérique exclusif1. En fait, l’expression darkness visible ne peut être vraiment explicitée et comprise – dans les limites de la faculté discursive – qu’en tant qu’elle est étroitement liée à la signification de la séquence rituelle correspondant à ce que les Kabbalistes désignent par le déplacement des lumières, elle-même abandonnée en partie dans la pratique maçonnique d’aujourd’hui (voir infra). Cette séquence ne trouve sa raison d’être et ne révèle sa véritable signification qu’en fonction de la perspective particulière à la Maîtrise qui s’effectue rituellement par un changement formel d’orientation, ce changement correspondant à une interversion dans le sens d’un retournement. D’ailleurs, l’orientation particulière à ce degré, est toujours usitée des Maîtres Maçons dans certains de ses éléments significatifs2. Ainsi, le déplacement des lumières s’accompagne, dans sa mise en œuvre, de l’intégration visible des décors symboliques d’ordre cosmologique qui assurent l’ordonnancement régulier de la Loge. Mais intégrer n’est pas uniformiser systématiquement dans une même perspective d’ensemble ; c’est pourquoi, pour prendre quelques exemples précis, on notera que le Tableau de Loge est occulté ainsi que les deux luminaires que sont le soleil et la lune3 situés au Débir (à l’Orient), équivalent symbolique du Saint des Saints du Temple de Salomon ; les deux luminaires demeurent indissociables car complémentaires : symboles de la dualité, ils s’évanouissent, n’étant plus en conformité avec la nouvelle orientation régulière de la Chambre du Milieu qui exprime l’Unité Primordiale. Cependant, un symbole subsiste, lumineux, à sa station initiale : c’est « l’œil dans le triangle » ou « l’œil qui voit tout », dénommé ordinairement Delta ; mais sa position se trouve dès lors inversée, c’est-à-dire pointe en bas, figurant le schéma du cœur. Ainsi disposé, il est dorénavant la « Porte Solaire », analogue à l’œil du dôme de tout édifice sacré. On se souviendra que, maçonniquement, cette Porte, selon l’enseignement traditionnel dont R. Guénon a été, à notre époque, l’interprète pour l’Occident, n’est autre que l’équivalent de la « porte du Ciel » ou « porte des dieux » ; elle est l’ouverture sur le « Soleil intelligible » dont le « septième rayon » – l’Axis mundi – assure le passage qui conduit « au-delà du Soleil », domaine des états supra-individuels propre aux grands mystères, ce « passage [qui] assure la libération complète »4  ».] des limitations individuelles inhérentes à la manifestation.

Ainsi, pour le Connaissant, le Soleil, « une fois élevé au Zénith, ne se lèvera plus ni ne se couchera, il se tiendra au centre » (Chândogya Upanishad, III, 11, 1 et 3).

Comme possibilité opérative immédiate, c’est-à-dire affranchie de la temporalité, cette interversion permet – ne serait-ce que virtuellement – au Maître Maçon d’ « identifier le centre de sa propre individualité (représenté par le cœur dans le symbolisme traditionnel) [ce qui correspond à une libération du mental] avec le centre cosmique de l’état d’existence auquel appartient cette individualité et qu’il va prendre comme base pour s’élever aux états supérieurs » (L’Esotérisme de Dante, ch. VIII). C’est ainsi que le Travail collectif en Loge permet la restauration de l’état originel par la translation « du centre de la conscience du “cerveau” au “cœur” ». C’est en quelque sorte une autre « vision » (de la Lumière intelligible), que l’on peut rapporter à une « audition » et qui prend appui sur la disposition symbolique ainsi établie et s’y identifie en application de l’analogie inverse5. Reportons-nous à ce que R. Guénon précise à ce sujet : « Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance “par reflet”, comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure ; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’”extérieur” à l’”intérieur”, et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même ; l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles. On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être transféré du “cerveau” au “cœur” ; pour ce transfert, toute “spéculation” et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage ; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective […]. Le passage de l’”extérieur” à l’”intérieur”, c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l'”état primordial”, de s’élever aux états supérieurs […] »6. C’est seulement ainsi que la Maîtrise atteint sa plénitude.

L’ « audition » évoquée est en rapport étroit avec la « Lumière intelligible » ; selon la perspective cosmogonique, le Son précède en quelque sorte la Lumière, et nous verrons que ce point de doctrine n’est pas étranger à notre sujet. Par exemple, l’audition est partie intégrante des éléments symboliques fondamentaux du degré de l’Arche Royale considéré par les anciens – et encore aujourd’hui – comme « la racine, le cœur et la moelle de la Franc-Maçonnerie » en tant que complément de la Maîtrise ; il est le  nec plus ultra  en raison de son caractère universel, de sa perspective ouverte sur les grands mystères, mais également de ses liens avec la Maçonnerie opérative ; mais nous ne pouvons présentement qu’en mentionner l’importance et signaler seulement un point qui est loin d’être négligeable, en correspondance avec nos rituels : il s’agit du rapport entre l’ouïe et la vue qui sont respectivement mises en relation avec la nuit et le jour ; car on connaît « […] l’étroite connexion qui existe, au point de vue cosmogonique, entre le son et la lumière ». Pour les chrétiens et les Maçons, le texte le plus explicite à ce sujet se situe au début du Prologue de l’Evangile de saint Jean qui précise : « Au commencement [au principe] était le Verbe… » ; il s’agit là de « l’acte du Verbe produisant l’”illumination” qui est à l’origine de toute manifestation, et qui se retrouve analogiquement au point de départ du processus initiatique  »7. C’est pourquoi -en particulier dans le domaine initiatique- on accorde prééminence et antériorité à l’ouïe sur la vue et de ce fait à la nuit sur le jour. C’est donc par pure analogie que nous utilisons le terme de « vision » en rapport avec la séquence rituelle du déplacement des lumières, car là réside un des mystères de l’Ordre.

Pour illustrer, dans une certaine mesure, ce rapport étroit entre l’ouïe et la vue et les incidences résultant de leur mise en œuvre, relevons quelques applications souvent négligées parce qu’en apparence banales : elles proviennent de manuscrits de la Maçonnerie des XVIIe et XVIIIe siècles, et plus précisément de leur partie dénommée Lectures ou Instructions qui furent originellement des « tuilages » de caractère synthétique à partir d’éléments rituels ; elles se pratiquent par questions et réponses dans lesquelles se trouvent certaines formules qui sont comme l’écho d’une pratique opérative ; une de celles-ci se situe curieusement entre la question concernant la « naissance virginale » du Christ et celle qui a trait à la construction du Temple de Salomon :

« Question : A quoi la nuit est-elle bonne ?

Réponse : La nuit est meilleure pour entendre que pour voir »8. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter les formules et la gestuelle adoptées par les Maçons de cette époque pour prévenir l’indiscrétion d’un profane (donc l’intrusion d’un point de vue étranger à la démarche initiatique) : cela consistait par exemple à exécuter un « faux pas » (celui-ci étant une figuration irrégulière de la marche ordonnée du Maçon en direction de l’Orient de la Loge) en prononçant à voix basse : « le jour est fait pour voir [sous-entendu: les signes] et la nuit pour entendre [les mots] » ; ces formules sont aussi, comme nous le précisions plus haut, en rapport avec l’épreuve du « tuilage » pratiquée habituellement par le Tuileur à l’entrée extérieure du Temple qui abrite la Loge, comme l’est également la formule bien connue : « il pleut [sur le Temple] ».

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Ainsi l’expression darkness visible correspond-elle, dans la perspective spécifique aux petits mystères, aux « ténèbres perçues », réflexion de la Lumière procédant des « ténèbres supérieures » dont l’accès s’effectuera par le septième rayon du Soleil matérialisé au centre. R. Guénon nous dit que, en tant que symbole du non-manifesté, ces ténèbres « sont en réalité la Lumière qui surpasse toute lumière, [qui est] au-delà de toute manifestation et de toute contingence, l’aspect principiel de la lumière elle-même […] » ; ce reflet de la Lumière que, seul, de par son état, le Maître achevé a qualité pour appréhender dans la Chambre du Milieu. Suivant l’expression maçonnique – équivalente de la formule hermétique se rapportant à la phase nommée « séparation » –, le Maître Maçon doit œuvrer selon le processus ultime du discernement qu’est la discrimination, c’est-à-dire « déceler la lumière dans les ténèbres et les ténèbres dans la lumière ». Est-il nécessaire de préciser que nous sommes très éloignés de la perspective exclusive que retient Milton dans son poème Paradise lost, et qui se rapporte uniquement aux ténèbres entendues dans leur sens le plus inférieur, c’est-à-dire en tant qu’états psychiques qui se manifestent par une « chaleur obscure » (antithèse des ténèbres visibles) et sont relatives aux « lieux » infernaux que Dante évoque dans son Enfer.

En corrélation avec le passage rituel qui est l’objet de ces quelques réflexions, on retiendra également l’usage, en Maçonnerie, de la couleur noire dans son sens supérieur, c’est-à-dire métaphysique, qui correspond aux ténèbres visibles9. Cela concerne notamment la Chambre du Milieu qui est l’expression formelle de cette couleur ; c’est là, pour le Maître, qu’a lieu la deuxième mort qui correspond à une troisième naissance analogue à une « résurrection », véritable changement d’état qui ne peut s’accomplir que dans l’obscurité10.

Ajoutons que la station initiatique qu’est la Maîtrise maçonnique dans la démarche spécifique au Métier a également sa correspondance, en mode constructif, avec le symbole de la Pierre, la Keystone ; c’est la pierre angulaire ou clef de voûte (ou son équivalent) qui, dans tout édifice sacré, a une position inversée par rapport à l’ensemble de la construction ; c’est pourquoi cette pierre, qui en constitue le couronnement, ne peut être mise en place que par en-haut, comme provenant spontanément du Ciel11. En effet, en l’absence de la clef de voûte et malgré l’ajustement conforme des pierres et leur assemblage jusqu’à la limite du sommet, l’édifice qui en résulte ne sera jamais, malgré la convergence de tout l’ensemble vers ce point (c’est le « nœud vital »), qu’un ouvrage imparfait et dénué de stabilité, même si une certaine harmonie s’en dégage nécessairement : il est en quelque sorte le reflet du cosmos non encore résorbé dans son Principe. Mais, par la mise en place de la clef de voûte, se réalise, dans l’instantanéité, l’intégration de la multiplicité dans l’Unité, et ainsi l’ensemble de la construction se trouvera relié et identifié -hors de la modalité temporelle- à son archétype principiel ; c’est un « passage à la limite », un changement d’état. Seule la clef de voûte, « par sa forme aussi bien que sa position, est effectivement unique dans l’édifice tout entier, comme elle doit l’être pour symboliser le principe dont tout dépend »12 ; elle est la synthèse de l’édifice, image parfaite et véritable de l’Unité dont la manifestation procède.

C’est pourquoi le Maître Maçon, qui s’identifie lui-même virtuellement à la Keystone (en raison de l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme), doit intégrer, autant qu’il est possible -et pas uniquement en Chambre du Milieu-, cette « vision très excellente » qui s’origine dans son Principe, réalisant ainsi la synthèse parfaite des trois Piliers de la Loge. En outre, on constate que les éléments rituels de la Maîtrise que nous venons d’évoquer, et qui procèdent de ce symbolisme et en permettent la mise en œuvre conforme, révèlent nettement la finalité initiatique de l’Ordre maçonnique13. Ce « constat symbolique » infirme donc toutes les hypothèses qui reposent sur une conception historiciste exclusive visant à démontrer que le grade de Maître et sa légende – la légende d’Hiram – ou leur équivalent respectif, ne seraient qu’une élaboration humaine tardive. Il est inconcevable que la Maçonnerie ait pu être privée de cette « station » privilégiée (ou de son équivalent), car elle aurait été ainsi bornée à une voie initiatiquement incomplète, ce qui serait inexplicable. Une approche plus correcte sur ce sujet demanderait un examen attentif et sans parti pris, du degré de « Compagnon fini », antérieur à la Maçonnerie spéculative, et une comparaison de certaines de ses particularités avec le « couple » Compagnon/Maître tel qu’il a été codifié ensuite. Ce qui est sûr c’est que la Maîtrise proprement dite a fait défaut à certains fondateurs de la Maçonnerie spéculative. Mais cela est-il un débat ?].

Mais darkness visible évoque également l’origine « polaire » de l’Ordre, le retour à cette origine étant symbolisé, comme nous l’avons dit, par l’inversion d’orientation -et ses compléments-, matérialisée, dans la Chambre du Milieu, par le déplacement des lumières. D’autre part, cette situation primordiale est l’objet d’une « réminiscence » précise, symbolisée par la lettre G -symbole de la Polaire- placée au centre de l’Etoile flamboyante14. Et, à proximité de celle-ci, sont figurées les sept étoiles qui marquent la présence des 7 Rishis dont la demeure symbolique est la Grande Ourse. Selon la tradition hindoue, ceux-ci sont les sept Lumières par lesquelles fut transmise au cycle actuel la Sagesse des cycles antérieurs, ces Lumières qui portent l’héritage de Sagesse de ces cycles et en détiennent en quelque sorte la « mémoire ». Ceci explique pourquoi, par transposition, sont placées sept étoiles autour de la Lune sur le Tableau de Loge présent aux autres degrés « bleus ». En ce qui concerne, entre autres choses d’importance, la constitution de la Loge considérée comme étant « juste et parfaite » ainsi que la validité de la transmission initiatique, il apparaît que les 7 Rishis -en tant qu’Archétype primordial- président à l’Architecture céleste qui est Géométrie. Ils sont ainsi la norme qui se « réfléchit » sur la Terre, déployant son ordonnancement de Sagesse, Force et Beauté, qui rend possible et légitime l’établissement (et la restauration) de multiples applications initiatiques en conformité avec le plan du Grand Architecte de L’Univers15.

Darkness visible est une des nombreuses formules rituelles que véhiculent la Chambre du Milieu et ses mystères. « Lieu » central de la Maçonnerie, l’excellence de la Chambre du Milieu ne peut être appréhendée que par le « lien qui nous unit » (le Cable tow assimilable au Sûtratma), lien qui unit tous les Maçons –passés16et présents- à l’Ordre, et qui n’est autre que le Secret : c’est-à-dire « ce qu’il y a de plus central en tout être […] en raison de [son] caractère d’”incommunicabilité” ».

C’est pourquoi la possession de la Maîtrise est en réalité un état éminent et unique dans l’initiation occidentale d’aujourd’hui, état dont R. Guénon nous dit qu’il correspond à la véritable plénitude17.

*   *   *

Ces quelques réflexions sur un sujet qui touche à une séquence négligée -parmi d’autres- de la démarche initiatique maçonnique ne prétendent pas en épuiser la richesse ou lever quelque voile impénétrable, d’autant plus qu’en son aspect le plus profond elle rejoint l’inexprimable lié par le Secret. Il reste à souhaiter que les quelques points abordés soient l’occasion et le point de départ de réflexions constructives sur les possibilités « sans nombre » qu’offre l’Ordre maçonnique ; mais il est vrai que seule la méditation sur les symboles peut favoriser l’ouverture sur la Connaissance.

La Maçonnerie est, comme l’évoque toute l’œuvre de l’auteur français Denys Roman, l’Arche vivante des symboles où s’est rassemblé l’essentiel -sous forme de synthèses symboliques- de ce qui subsiste d’organisations initiatiques éteintes, y compris un héritage de l’ésotérisme chrétien. Tous ceux qui s’efforcent, depuis les temps les plus éloignés, d’en obscurcir la Lumière le font en vain, car ils se heurtent à son origine non humaine ainsi qu’à l’assurance donnée, de par la Volonté du Ciel, à saint Jean l’Evangéliste, Ami, Recteur et Protecteur de l’Ordre, de la perpétuité de son domaine. C’est pourquoi, à Pierre qui l’interrogeait sur ce qu’allait devenir Jean, « fils du tonnerre », le Christ répondit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe… »

André Bachelet

  1. Pour plus de développements, et particulièrement en ce qui concerne le Révérend Wilton Hannah, ministre anglican passé ensuite au catholicisme et auteur des livres Darkness visible publié en 1952 et Chritian by degrees (1954), on consultera les études de Pierre Noël dans la revue « Renaissance Traditionnelle » n° 137 de janvier 2004, pp. 66 et suivantes, et Jérôme Rousse-Lacordaire, B.A-BA Antimaçonnisme, Editions Pardès, pp. 57 et suivantes. Un ecclésiastique anglais (anonyme) répliquera au livre d’Hannah dans un ouvrage intitulé Light invisible (Lumière invisible), mais sans grande suite. Les attaques reprendront en 1965 puis en 1985 ; les ennemis de l’Ordre firent preuve à la fois de leur ignorance dans le domaine ésotérique et rituel (qui s’en étonnerait ?), et de leur habituelle faculté de nuisance ; devant le peu de résistance des responsables de la Maçonnerie britannique, ils dénoncèrent l’Ordre comme étant un véhicule du satanisme. Les protestations de Maçons vigilants ne devaient pas empêcher les conséquences dans le domaine rituel, sans compter les incidences temporelles à l’encontre des membres de la Maçonnerie de Grande Bretagne. On décèle dans toutes ces manœuvres l’obstination démentielle caractéristique des milieux instrumentalisés par l’Adv… Lorsque R. Guénon affirmait que « moins l’exotérisme s’occupe de l’ésotérisme, mieux cela vaut », n’avait-il pas tracé par là une attitude de prudence qui n’a pas toujours été respectée par les Autorités initiatiques ? Dans le rituel, le commentaire qui accompagne cette expression ne fait pas état de la signification que nous retiendrons. Voici le passage tiré de la version anglaise imprimée du rituel du 3e degré : « Let me now beg you to observe that the Light of a MM is darkness visible, serving only to express that gloom which rests on the prospect of futurity » ; et en regard relevons la traduction quelque peu différente retenue dans le rituel pratiqué en France : « Permettez-moi de vous faire observer que la lumière que possède un MM (Maître Maçon) n’est qu’une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres et ne fait qu’ajouter à la pénombre qui cache les perspectives de la vie future ». Cette tirade n’est pas satisfaisante car le voile à soulever touche au plus profond de la démarche initiatique procédant de l’aboutissement des petits mystères. Dans ce cadre rituel, tout commentaire est dans l’incapacité d’en traduire la véritable portée, tout ajout verbal appuyé s’avère généralement vain ou susceptible de compromettre une assimilation conforme
  2. On remarquera que la progression singulière du Compagnon lors de son introduction en Chambre du Milieu s’explique par là même ; on peut trouver à cette progression plusieurs significations, dont une est en rapport avec le sacrifice intérieur exigé par l’imminente élévation du Compagnon à la Maîtrise : ce sacrifice consistera, entre autres, à transformer une des composantes de la modalité corporelle ou « existentielle » comprise dans l’objectif fixé par le degré de Compagnon ; en cas contraire, le nouveau Maître serait maintenu dans une démarche « horizontale », c’est-à-dire dépendante de la faculté mentale, ce qu’il doit désormais dépasser progressivement. Quant à l’héritage pythagoricien, compte tenu de sa position centrale dans le 2e degré, il constitue un acquis définitif.
  3. Il s’agit des « deux grands luminaires dont l’un préside au jour et l’autre à la nuit » (Genèse, I, 16).
  4. Pour l’application de l’analogie inverse en rapport avec notre sujet, consulter R. Guénon : Symboles fondamentaux de la Science sacrée (aujourd’hui Symboles de la Science sacrée), Éditions Gallimard 1962, chapitres « Les symboles de l’analogie » et « L’Arbre du Monde » ; également A. K. Coomaraswamy dans son étude « The Inverted Tree » (« L’Arbre inversé »).
  5. R. Guénon : Aperçus sur l’Initiation, Editions Traditionnelles, chapitre XXXII, « Les limites du mental ».
  6. Cf. ibidem, chapitre « Verbum, Lux et Vita ».
  7. L’Herne, Documents fondateurs, 1992, p. 219, note 243 (Manuscrit Dumfries n° 4).
  8. Symboles fondamentaux (Symboles de la Science sacrée), p. 308, note 1, et Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XXXI, « Les deux nuits ».
  9. Aperçus sur l’Initiation, chapitre « De la mort initiatique », et Initiation et Réalisation spirituelle, chapitre « La jonction des extrêmes ».
  10. Ce symbolisme est essentiel au degré complémentaire qu’est l’Arche Royale qui participe de l’Arch masonry (Maçonnerie du Compas), et, de ce fait, se place en rapport avec le domaine céleste, alors que la Square masonry (qui est la Maçonnerie de l’Équerre) se développe plus spécialement dans ce qui appartient au domaine « terrestre » (cf. note suivante).
  11. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XLIII : « La “Pierre angulaire” », p. 281, et l’étude de Franco Peregrino, « Sur la fraternité », parue in « La Lettre G » n° 1, Équinoxe d’Automne 2004.
  12. La Maçonnerie comprend également, comme l’affirme R. Guénon, une perspective sur les « grands mystères » constituée par l’essence de l’Arch masonry ; c’est la raison pour laquelle le degré de l’Arche Royale était lié à celui de la Maîtrise et se trouvait intégré intimement à une Loge ordinaire et plus précisément à la Chambre du Milieu de celle-ci (cf. Aperçus sur l’Initiation, 1953, p. 276, note 1). Ce lien étroit (qui n’est pas sans évoquer le Cable Tow), véritable charnière entre la Chambre du Milieu et l’Arche Royale, apparaît notamment de façon significative dans l’opération de substitution des deux luminaires par le « septième rayon du Soleil » dans sa position centrale et invariable au zénith. Le symbolisme particulier (et sa représentation) de ce septième rayon constitue l’élément fondamental de l’Arche Royale désignée expressément comme complément de la Maîtrise, et ceci en rapport avec la « parole retrouvée ».
  13. Ceci peut être rapporté à la tradition pythagoricienne, véritablement centrale au grade de Compagnon, et en tant qu’héritage de la Maçonnerie
  14. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XXIV : « Le Sanglier et l’Ourse », p.180 note 2.
  15. C’est-à-dire les « Maçons des anciens jours », assimilables dans une certaine mesure aux « Ancêtres » qu’évoquent la plupart des traditions et qui assurent le lien spirituel ininterrompu avec l’origine ; c’est un héritage direct, par la voie initiatique, notamment celle des Collegia fabrorum de la tradition gréco-romaine. Il s’agit également des « Supérieurs Inconnus », détenteurs et inspirateurs de la Sagesse primordiale.
  16. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. LXXV : « La Cité divine ». Rappelons simplement que le rassemblement ordonné -ne serait-il que virtuel- de tous les éléments de l’être, dans le cadre de l’initiation maçonnique, est une possibilité toujours actuelle.

Darkness visible partie 1

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe de printemps 2007. N°6

Darkness visible [Première partie]

Le présent texte se propose d’aborder quelques points particulièrement en rapport avec la Maîtrise maçonnique. Il s’agit de séquences rituelles qui ne sont plus pratiquées que partiellement dans le cadre de certains Rites. Notre intention n’est pas de mettre en cause, évidemment, la raison d’être de ce que l’on désigne par le terme général de « hauts grades » ou d’en négliger l’intérêt, notamment pour certains d’entre eux que l’on peut considérer comme de véritables héritages symboliques 1.

Nous développerons donc quelques réflexions sur le contenu et la finalité de la Maîtrise, réflexions qui paraissent nécessaires au regard d’une tendance que quelques-uns, au sein de la Maçonnerie notamment française, s’efforcent de propager depuis quelques temps et pour lesquels ce degré ultime de la Maçonnerie symbolique ne serait qu’une étape « inachevée », « déviée » ou une « impasse » dans le parcours maçonnique. A l’évidence, il conviendrait de l’amender ! Mais ces idées ne peuvent faire leur chemin, et parfois s’imposer dans quelques esprits, qu’à la faveur d’une mentalité dénuée de rigueur intellectuelle et, serait-on tenté de dire, du plus élémentaire « bon sens » : en fait, l’éclectisme qui se voile fréquemment sous le masque de la tolérance conduit inévitablement à accepter toute chose et son contraire, excepté, il est vrai, les idées traditionnelles. A ce piège pour le mental, René Guénon répondait en disant qu’il « faut savoir mettre chaque chose à sa place » ; il posait ainsi les principes d’une discrimination indispensable à toute démarche orientée selon des critères de caractère traditionnel. Aussi, devant le refus, aujourd’hui trop répandu, d’examiner et de traiter les sujets en cause de manière autre que par un « esprit critique » désacralisant et profanateur, il devient aujourd’hui indispensable d’aborder quelques-unes des possibilités rituelles que recèle le grade de Maître dont R. Guénon regrettait que la pratique soit négligée : « [ … ] si le grade de Maître était plus explicite, et aussi si tous ceux qui y sont admis étaient plus véritablement qualifiés, c’est à son intérieur même que ces développements devraient trouver place, sans qu’il soit besoin d’en faire l’objet d’autres grades nominalement distincts de celui-là »2.

Le sujet que nous allons examiner dans cette étude est donc intimement lié à la Maîtrise maçonnique et plus précisément à sa mise en œuvre rituelle dans la Chambre du Milieu, dans la perspective d’une opérativité plus « juste et parfaite » 3.

Pour une meilleure approche des données qui y sont relatives, il ne nous paraît pas inutile de faire état au préalable de quelques considérations générales sur la nature du rituel maçonnique, ainsi que sur des points particuliers touchant à la Maîtrise.

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La Maçonnerie n’est pas, comme on le croit, bien souvent en toute bonne foi, une « société de pensée », foncièrement humaniste,4 siège de « débats d’idées », non plus qu’un « système » figé et clos, à l’image de divers organismes ou associations constitués selon les conventions et modes de pensée habituels à notre époque : rien, dans ses caractéristiques et dans sa nature même, ne permet de l’assimiler à ces manifestations profanes. Ceci se conçoit par le fait qu’une organisation initiatique digne de ce nom n’a pas à dépendre des « critères » ou des « valeurs » diverses qui procèdent du point de vue profane prévalant dans la société occidentale moderne, ce point de vue générant une activité étrangère à toute démarche traditionnelle véritable, a fortiori initiatique. D’ailleurs, dans l’hypothèse où la généralité des Maçons en viendrait à adopter une tendance typiquement profane, le seul fait, pour une organisation telle que la Maçonnerie, de conserver dans son intégrité son dépôt de base, celui du Métier (de constructeur) et les éléments rituels essentiels à sa mise en œuvre, lui permettrait de transmettre l’influence spirituelle indispensable à la validité de l’initiation ; de surcroît, la possibilité de vivifier les dépôts qu’elle recèle en son sein serait toujours donnée à ses membres possédant les qualifications requises. Ceci la distingue donc à jamais de toute société à but « culturel » quelconque, qui s’évanouit dès qu’elle n’a plus sa raison d’être liée à la contingence. De plus, dans cette approche, il convient de prendre en compte le mode d’appréhension de la connaissance initiatique spécifique à la Maçonnerie, basé sur la pratique d’un rituel véhiculant une doctrine (de laquelle procède une méthode) sous forme symbolique : ceci n’a aucun rapport, si minime soit-il, avec les procédés d’acquisition d’un savoir quel qu’il soit, fût-il le plus étendu possible et le plus respectable dans son ordre.

D’ailleurs, les méthodes utilisées pour l’obtention d’un tel savoir sont, comme le précise R. Guénon, « la négation même de celles qui ouvrent l’accès à la connaissance initiatique »5.

De même, on ne peut pas assimiler la Maçonnerie à un « système » pour les raisons générales précédemment indiquées, qui font que tout en elle s’oppose à la moindre systématisation, ne serait-ce que la présence – et l’usage selon l’Art – de son symbolisme qui est d’origine supra-individuelle. Cette origine exclut forcément toute élaboration de caractère artificiel et conventionnel basée sur des critères progressistes et évolutionnistes ; ceci sous-tendrait – point de vue typiquement profane – que le corpus symbolique de la Maçonnerie (qui en est le véhicule doctrinal et donc « central ») se serait progressivement enrichi au cours des siècles d’emprunts à des « disciplines » diverses, ce qui constituerait un syncrétisme tout juste bon, au fond, à intéresser les curieux d’archéologie traditionnelle. D’ailleurs, R. Guénon n’a­-t-il pas affirmé, en rapport avec la « spéculation » possible – et même généralement indispensable – qui se rapporte au symbolisme, que « [ … ] toute systématisation [ … ] est incompatible avec l’essence même du symbolisme »6 et que « d’ailleurs, l’unité apparente d’un système, qui ne résulte que de ses limites plus ou moins étroites, n’est proprement qu’une parodie de la véritable unité doctrinale » 7

En considération de cela, examinons maintenant les deux composantes du rituel maçonnique qui représentent l’essentiel du Travail en Loge, à savoir la forme et le fond.

On remarque tout d’abord qu’une certaine confusion semble s’être imposée dans la façon d’appréhender ces deux composantes, séparément ou dans l’ensemble qu’elles forment ; ceci génère des conséquences préjudiciables d’importance non négligeable pour la démarche initiatique. En effet, on néglige trop souvent que le rituel est d’origine supra-individuelle (ou supra-humaine) pour ce qui est de son essence qui est symbolique : ce caractère sacré impose le respect le plus absolu de ce que le rituel véhicule d’essentiel, et demande une approche particulière eu égard à sa nature. Pour une saisie correcte du texte rituel, examinons les rôles respectifs du fond et de la forme afin d’en cerner la spécificité propre.

D’abord, il apparaît que la composante littérale est dépendante du fond pour une large part (sans comparaison avec un texte de caractère profane) et que, lorsqu’on pense être à même d’y apporter des modifications plus ou moins importantes, le risque est grand d’altérer les éléments doctrinaux véhiculés sous forme de symboles, ou, ce qui n’est pas moins fâcheux, d’en bousculer la cohérence et l’ ordonnancement hiérarchique ; cette modification de la lettre produirait alors un désordre dans l’appréhension et l’assimilation du contenu rituel, au préjudice notamment du but du Travail en Loge qui vise précisément à la mise en ordre des éléments constitutifs de l’être pour leur réintégration dans leur centre originel ; en effet, c’est consécutivement à la chute d’Adam (ou à l’éloignement du Principe), qui a engendré dualité et multiplicité, que la nécessité de « rassembler ce qui est épars » s’est imposée.

En conséquence de quoi, lorsque cette finalité est perdue de vue, la démarche la plus sincère du monde ne se fonde plus que sur une approche de caractère individuel- humaniste pourrait-on dire – participant de la mentalité et du point de vue profanes, tout à fait étrangers à l’esprit initiatique ; ainsi, à partir de la déviation plus ou moins accentuée, on aboutit, dans les cas extrêmes, à la subversion proprement dite qui, elle, est irrémédiable. C’est pourquoi il faut veiller à ce que la composante littérale, en tant que support et accompagnement du fond méthodique et doctrinal du rituel, assure en permanence son rôle ordonnateur, régulateur et protecteur.

Les rituels maçonniques8, qui occupent une position rectrice centrale dans la démarche du Maçon, furent l’objet, à diverses reprises et époques, d’adaptations nécessaires et donc légitimes, du fait qu’ils ne sont pas figés systématiquement dans leur littéralité.

Mais, s’il est admissible que la forme d’un rituel puisse être adaptée dans une certaine mesure au langage particulier d’une époque sous peine de compromettre éventuellement ses possibilités d’appréhension, par contre, le contenu symbolique dont cette littéralité est le support doit être impérativement préservé et transmis ne variatur ; ainsi, le corpus symbolique (et donc doctrinal) de l’Ordre verra sa mise en œuvre maintenue en conformité avec le but poursuivi par le Métier de constructeur qui, en fait, n’est autre qu’une « projection » particulière du plan du Grand Architecte de L’Univers dont l’application vise à la réalisation de la plénitude de chaque être.

Tous les éléments rituels fondamentaux entrent dans ce cadre et représentent la base doctrinale et méthodique qui constitue le Métier, à laquelle s’ajoutent divers dépôts symboliques -véritables héritages- que la Maçonnerie a recueillis au cours des âges. Ceci, indépendamment d’autres critères, autorise à en reconnaître l’élection comme Arche vivante des Symboles, et c’est pourquoi il appartient à ses membres – et notamment les Maîtres – de préserver les « germes » qu’elle renferme en son sein afin d’assurer leur fructification « lorsque les temps et les circonstances le permettront »9.

Dans cette perspective, nous allons aborder un usage encore perceptible dans les rituels des XVIII· et du début du XIX· siècles qui relèvent de certains Rites (notamment le Rite Français ou Moderne et le Rite Écossais Ancien et Accepté ) , et qui représente un vestige d’une séquence rituelle contribuant à l’intégration « opérative de la Maîtrise maçonnique. Cet usage, qui a subsisté partiellement jusqu’à aujourd’hui, est appliqué le plus souvent sans que sa signification véritable soit vraiment comprise10. Mais avant d’en examiner la teneur et la portée, il nous paraît souhaitable d’apporter quelques précisions sur divers aspects spécifiques à la Chambre du Milieu.

L’expression « Chambre du Milieu » se réfère au « lieu » initiatique central de la Maçonnerie du Métier, et évoque par là même la position du Maître Maçon se situant « entre l’Équerre et le Compas », c’est-à-dire en tant que médiateur entre la « Terre » et le « Ciel », prérogative de l’être réintégré dans son état primordial. Selon le point de vue macrocosmique, la Chambre du Milieu est assimilable au Paradis terrestre qui est la « Terre sainte » : c’est le jardin D’Éden sur lequel règne un Printemps perpétuel et où il ne pleut jamais. C’est pourquoi les germes « sans nombre » qu’il recèle sont en attente et ne peuvent éclore et s’épanouir qu’après la « descente » consécutive à la « chute d’Adam » ou, en d’autres termes, que suite à la manifestation engendrée par la bi-polarisation de I’Unité11. La Chambre du Milieu est ainsi le lieu de rassemblement rituel des Maîtres Maçons dans une « orientation » particulière à leur état (cette orientation nouvelle correspond en réalité à une position selon l’Axis Mundi, elle est donc polaire), et, de ce fait, sont générées toutes les « actions et réactions concordantes » que cet état implique ; c’est pourquoi la Chambre du Milieu12  est, en principe, le lieu de tous les possibles : il est celui de la justice et de la Paix13. Certes, la Chambre du Milieu est l’objet d’une attention particulière de la part de ceux qui nient sa réalité au sein de la Maçonnerie opérative, cette dernière n’ayant d’ailleurs, pour eux, aucun lien formel avec la Maçonnerie spéculative : et nombreuses sont les gloses à ce sujet, expressions péremptoires d’un refus de l’évidence. Partant de ce postulat, on ne peut qu’assimiler le degré de Maître et sa base rituelle à une élaboration artificielle fondée sur des emprunts introduits tardivement par des Maçons « lettrés », de « culture » exotérique et insatisfaits de leur grade d’Apprenti-Compagnon14 quoi que certains en pensent, quoi qu’ils veuillent nous faire croire, la Maîtrise n’est pas un aboutissement ou alors ce serait celui d’une impasse, au fond de laquelle se dresse un mur que l’on n’ose pas franchir » (in La Légende d’Hiram, « Introduction », p. 5) ; par ailleurs : « [ … ] le rituel [est] tellement rempli d’inconséquences ; [ … ] le compilateur [a] entrepris la tâche délicate de souder une histoire douteuse sur une légende de brume [ … ] » (in Les Plus belles pages de la Franc-Maçonnerie française, Éditions Dervy, p. 178). Quant aux propos d’une nullité affligeante de M. Porset, mieux vaut les ignorer. Ces auteurs auraient-ils oublié que, dans la Chambre du Milieu, « il s’agit de mort et de résurrection » ? Il est vrai que l’héritage du « siècle des lumières » est toujours présent dans les esprits avides de modernité.] ; nous  faisons allusion ici aux affirmations selon lesquelles la Maçonnerie n’aurait été composée que des degrés d’Apprenti et de Compagnon, situation qui ne concernait véritablement que des Maçons « Modernes » de la Grande Loge de Londres. Cette façon d’écrire l’histoire ne tient pas compte notamment de possibles filiations des Antiens, que ce soit en Angleterre, en Écosse ou en Irlande, et en particulier sur le continent”. Quant à la légende d’Hiram, il faut bien l’évoquer dans le cadre présent car, en tant que fondement rituel actuel de la Maîtrise, il ne saurait y avoir d’effectivité réelle de celle-ci sans son accomplissement. Elle est, comme tout accompagnement d’un processus initiatique – et sans commune mesure avec les degrés précédents -l’expression véritable et la mise en œuvre de la « théorie du geste » à laquelle R. Guénon a fait allusion à quelques reprises .15. C’est pourquoi il est surprenant que le degré de Maître et la légende qui en forme le « drame » soient aujourd’hui fortement contestés au sein même de la Maçonnerie française …

La légende d’Hiram n’a pas de fondement historique biblique, ce qui chagrine nombre de littéralistes ombrageux plus ou moins dévotionnels, qui scrutent avec soupçon le moindre détail des rituels – surtout lorsqu’il s’agit de la composante légendaire de l’Ordre -, « filtrant [ainsi] le moucheron et avalant le chameau » ! Évoquons à ce propos l‘Histoire de la Reine du Matin et de Soliman, Prince des génies, que l’on s’efforce, dans certains milieux français, de substituer à la légende qui a cours dans la Maçonnerie universelle. Cette légende, rapportée par Gérard de Nerval, présente un caractère déviant qu’il convient de dénoncer. Voici ce que disait R. Guénon de cette « version de la légende d’Hiram, dont la “source” se trouve chez Gérard de Nerval : qu’elle ne soit due qu’à la fantaisie de celui-ci, ou qu’elle soit basée, comme il le dit, sur quelque récit qu’il avait entendu réellement (et en ce cas, elle appartiendrait vraisemblablement à quelqu’une des sectes hétérodoxes du Proche-Orient), elle n’a en tout cas rien de commun avec l’authentique légende d’Hiram de la Maçonnerie, et elle a eu, par surcroît, le sort plutôt fâcheux de devenir un des “lieux communs” de l’anti­maçonnisme, qui s’en est emparé avec des intentions évidemment tout autres que celles qui la font utiliser ici, mais pour arriver en définitive au même résultat, c’est-à-dire [ … ] à attribuer à l’initiation un caractère “luciférien” »16. Il faut le dire nettement : cette position constitue une véritable négation de la finalité initiatique de l’Ordre dont le développement doit logiquement conduire l’initié à « l’état édénique », ne serait-il que virtuel, cet état dont Guénon nous dit qu’il correspond à I ‘état primordial » qui représente la plénitude de l’état humain et l’achèvement des petits mystères. Faute de la Maîtrise proprement dite, qui ne se réalise pour le moins que par la mise en œuvre rituelle intégrale des éléments qui composent la légende d’Hiram -ou son équivalent-, la démarche maçonnique serait inachevée comme l’édifice auquel manquerait « la pierre que les constructeurs avaient rejetée … » ; Envisager cette question fondamentale sous l’emprise d’une perception faussée de l’« édifice » des hauts grades17 constitue sans nul doute une curieuse erreur de jugement.

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Abordons maintenant plus précisément le sujet de cette étude qui est l’examen d’un point négligé aujourd’hui de la mise en œuvre rituelle : il est parmi les plus significatifs et des plus mystérieux de la pratique opérative des « Maçons des anciens jours » ; il est désigné encore aujourd’hui dans la Maçonnerie britannique (plus précisément de style Émulation également pratiqué en France et en Italie) et uniquement dans le cadre de la Maîtrise, par l’expression darkness visible qui signifie « ténèbres visibles » (parfois « perception des ténèbres » ). Cette expression est d’origine incertaine comme nombre de locutions maçonniques ; à notre connaissance, elle n’apparaît pas en tant que telle dans les Anciens devoirs (Old Charges) et textes rituels que sont les divulgations, comme par exemple Le Sceau rompu, La Maçonnerie disséquée ou Les trois coups distincts. La première mention publique connue de l’expression darkness visible se trouverait dans le poème de John Milton, Paradise Lost (Paradis perdu), édité en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIe siècle”18. L’auteur l’a probablement tirée d’un contexte précis qui nous est étranger mais qui paraît s’inspirer de la Divine Comédie de Dante qu’il aurait connue lors de son voyage en Italie. Il attribue à cette expression une signification purement négative en rapport avec l’Enfer. Pour Milton, « Dieu est Lumière. Par contraste les ténèbres sont les Enfers et les Enfers sont les ténèbres séparées de la Lumière » ( … ) ; « L’Enfer est un sombre et horrible donjon, une flamme comme une grande fournaise et ces flammes ne produisent pas de lumière mais seulement des “ténèbres visibles” qui révèlent le spectacle du malheur ». Le personnage central en est Satan et l’allusion au « sombre et horrible donjon » se rapporte manifestement à la « Cité de Dité » (que l’on peut considérer comme une sorte de reflet inversé de la Jérusalem céleste) que Dante évoque avec effroi notamment dans les Chants VIII et IX de l’ lnferno. Cette perspective amènera Milton à ne retenir que l’aspect infernal de cette expression, celui qui correspond à la chaleur obscure attribuée en mode traditionnel aux états subtils inférieurs, et en particulier aux anges déchus qui se sont rebellés contre l’Autorité divine19.

En relation avec l’assimilation des anges déchus à la chaleur obscure, l’état subtil inférieur et le « Satellite sombre », il faut noter l’analogie inverse utilisée par l’Alighieri lorsqu’il relate l’intervention, en Enfer, d’un « envoyé du Ciel » au geste étrange ; cet être de nature angélique va assurer l’ouverture des portes de la « Cité de Dité » qui demeurent obstinément infranchissables pour Dante et son guide seuls. Il semble qu’il y ait là une manifestation de la Volonté divine en sa Miséricorde au sein de l’Enfer.

(à suivre)

ANDRÉ BACHELET

  1. Cf. également note 9. Cela concerne les dépôts symboliques sous forme synthétique que l’Ordre a recueillis et qui proviennent, pour la plupart, du domaine ésotérique de traditions éteintes. On peut consulter à ce sujet notre texte « L’Arche vivante des Symboles » paru dans « Vers la Tradition » n° 77, sept.-nov. 1999.
  2.  R. Guénon, Études sur la Franc Maçonnerie et le Compagnonnage, Éditions Traditionnelles, 1965, tome 2, « Parole perdue et mots substitués », p. 41.
  3. Il s’agit, en l’occurrence, de la prise en compte de l’efficacité inhérente aux rites initiatiques et à leur pratique, sans qu’il faille y voir une quelconque connotation magique.
  4. L’humanisme est l’expression même de l’individualisme, qui est « antimétaphysique et anti-initiatique » (cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Editions Gallimard, 1970, p. 44). Du fait qu’il n’a aucune correspondance avec le but assigné à l’initiation, l’humanisme n’est pas applicable à cette démarche, et va même à l’encontre du développement normal et complet de celle-ci.
  5. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, Éditions Traditionnelles, 1953, p. 217.
  6. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, op. cit., ch. XXX.
  7. R. Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XVII, p.140.
  8. La Maçonnerie se pratique selon différents Rites, qui sont autant de modes d’appréhension de la démarche commune du Métier de constructeur ; d’autre part, des variantes rituelles existent dans le cadre de chaque Rite. Cette situation profite également aux innovateurs et réformateurs d’esprit profane qui, notamment en France, s’efforcent d’imposer de nouveaux rituels dans lesquels sont introduits des éléments souvent déviants. Il serait intéressant d’examiner de près certaines versions récentes des Rites Français Moderne et Écossais Ancien et Accepté qui se recommandent de la plus grande ancienneté possible, celle-ci tenant trop souvent lieu de garant d’authenticité et de véracité …
  9. Cette formule est tirée du rituel de style Émulation pratiqué en France et en Italie. Le thème des héritages échus à la Maçonnerie a été développé par Denys Roman à partir d’éléments significatifs contenus dans l’œuvre de R. Guénon qui a mis l’accent sur l’exceptionnelle faculté d’assimilation et de conservation de l’Ordre maçonnique (ce qui révèle une étroite affinité avec l ‘Hermétisme), C’est là le fil conducteur du thème majeur de l’œuvre de Denys Roman, et c’est ce qui le conduisit à qualifier la Maçonnerie d’ « Arche vivante des Symboles ». On consultera à ce sujet ses deux ouvrages : René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie et Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « Arche vivante des Symboles » (Éditions Traditionnelles, Paris, 1995) ; on notera, dans ce dernier livre et en rapport avec ce sujet, la citation suivante de Guénon, placée en exergue du chapitre IX, « Le Manuel maçonnique de Vuillaume » : « Il y aurait certainement  beaucoup à dire sur ce rôle “conservateur” de la Maçonnerie et sur la possibilité qu’il lui donne de suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’initiations d’un autre ordre dans le monde occidental actuel » (in « Parole perdue et mots substitués », op, cit.)
  10. Dans cette étude, nous nous limiterons exclusivement à la Maçonnerie dite « symbolique » (celle des trois premiers degrés de la loge « bleue ») et en particulier au 3ème degré représenté ici par la « Chambre du Milieu » ; le but est de souligner la possibilité et la nécessité, dans le cadre précis du Métier qui est trop souvent négligé, d’une opérativité plus effective. Nous ne mésestimons pas pour autant les développements mis en œuvre par les « hauts grades », que ce soit dans le cadre du Rite Écossais Ancien et Accepté ou dans celui d’autres Rites.
  11. C’est dans son rapport avec le domaine cyclique et en relation avec le processus cosmogonique que le symbolisme causal est utilisé ; si l’on considère l’état primordial, dans sa plénitude, il est évidemment « antérieur » à une distinction temporelle. La position médiane et centrale de l’Homme primordial a été abordée par R. Guénon notamment dans son ouvrage La Grande Triade au chapitre XIV, « Le Médiateur ».
  12. A la suite d’une appréhension littéraliste qui détermine l’ensemble de leur démarche, ceux qui se présentent actuellement en France comme les « restaurateurs » du Rite Français (ou Moderne) attribuent la « Chambre du Milieu » au grade de Compagnon. S’il fallait prendre cette vision au sérieux, cela mettrait en cause l’ordre hiérarchique des grades du Métier et, par voie de conséquence, la raison d’être de certains hauts grades !
  13. « Dans la justice” se résument toutes les vertus de la vie active, tandis que dans la “Paix” se réalise la perfection de la vie contemplative » (R. Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 118).
  14. La Maîtrise, aboutissement logique du Métier de constructeur, est, comme nous le disions au tout début de ce texte, considérée aujourd’hui par certains spécialistes français de la Maçonnerie comme un « degré d’erreur » ou d’« échec ». Ceci amène à s’interroger sur la façon dont la démarche initiatique est conçue dans sa globalité et dans sa « nécessité » providentielle (notamment en rapport avec la « perte de la Parole »). Ces modes d’appréhension, qu’ils soient d’ordre historiciste et scientiste, voire freudien ou jungien, démontrent par là leur étroitesse. La prise en considération et l’application de telles suggestions profanatrices dans la démarche initiatique et la pratique rituelle en particulier, ne peut conduire qu’à une finalité déviée de son objet. En prenant quelques exemples parmi les historiens français de la Maçonnerie, on découvre bien des incongruités ; ainsi de M. Négrier qui affirme que « [ …
  15. Pour cela, se reporter aux remarques de R. Guénon parues dans les Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2, p. 122, qui évoque « la “survivance” possible de la Maçonnerie opérative en France même, jusque vers la fin du XVIIe siècle ou le début du XVIIIe”, en raison de la « présence de certaines particularités par lesquelles les rituels français diffèrent des rituels spéculatifs anglais, et qui ne peuvent manifestement provenir que d’une “source” antérieure à1717 [ … l ».
  16. R. Guénon, Comptes-rendus, Éditions Traditionnelles, 1973, pp. 47-48.
  17. Cela concerne ceux des Maçons qui sont atteints de ce qu’on pourrait appeler le « syndrome » des hauts grades
  18. J. Milton, Paradise Lost, 1ère édition 1667 en 10 volumes.La citation qui suit dans le texte est traduite d’après « Ars Quatuor Coronatorurn », n° 103, 1990.
  19. Cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, op. cit., « Quelques remarques sur le nom d’Adam », p. 59.

Compte rendu E.T. N° 500

Texte publié dans “Vers la Tradition” N° 34 décembre, 1988 janvier-février 1989

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Les ÉTUDES TRADITIONNELLES publient leur 500eme numéro.

Nous soulignons cet événement. La revue des ÉTUDES TRADITIONNELLES qui eut pour principal collaborateur René Guénon durant 26 ans, porte ce titre depuis 1934.

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C’est tout d’abord par une longue note introductive que la rédaction des ÉTUDES TRADITIONNELLES marque cette parution. A cette occasion elle entend réaffirmer la vocation et la détermination de la revue, qui a pour “but principal l’étude des doctrines métaphysiques et ésotériques d’Orient et d’Occident”.

Ce préambule débute par un rapide aperçu historique de ce qu’était la revue sous le nom de “VOILE D’ISIS” et de ce qu’elle devint sous celui d”‘ÉTUDES TRADITIONNELLES”. Il se poursuit par le rappel de l’éminente collaboration de René Guénon, et par un bref témoignage de reconnaissance “envers ceux qui ont permis à cette revue de perdurer au travers de temps parfois difficiles, c’est-à-dire, avant tout, à ses lecteurs, et à ses collaborateurs”.

Après de longues considérations d’ordre général, les E.T. annoncent leur intention de s’appliquer « à dégager de l’œuvre de René Guénon des aspects “opératifs” directement ou implicitement contenus dans ses écrits” et de commencer “la publication d’une série importante de considérations sur la “théorie du geste”. ».

Nous savons que cette dernière expression est de R. Guénon lui-même qui écrivait dans ORIENT ET OCCIDENT (édition Vega 1964, page 185, note 1) : “nous faisons allusion à une théorie métaphysique extrêmement importante à laquelle nous donnons le nom de “théorie du geste” et que nous exposerons peut-être un jour dans une étude particulière”.

En tout cas, voilà une initiative des E.T. qui ne manquera pas de susciter un intérêt certain, mais aussi sans doute quelque appréhension parmi les lecteurs avertis des difficultés que peut présenter l’exposé public de ce sujet très particulier.

La théorie du geste revêt, croyons-nous,une importance des plus considérables et un aspect providentiel dans la situation actuelle du monde moderne : elle représente, pour la seule organisation initiatique occidentale à caractère vraiment universel (parce que non liée à un exotérisme particulier) la principale “réponse” à ceux qui soutiennent qu’il n’y a pas de possibilités opératives dans la Maçonnerie actuelle.

Parmi ceux-là, les uns n’hésitent pas à affirmer que les organisations initiatiques occidentales, dans leur état actuel et en raison d’une prétendue absence de méthode de réalisation, “ne peuvent plus guère” offrir autre chose qu’une initiation virtuelle. Les autres, sous le prétexte que R.Guénon a fait état d”‘imperfections” à propos des organisations initiatiques occidentales, en déduisent qu’il faudrait se détourner de celles-ci au profit d’organisations initiatiques orientales.

N’est-ce pas là faire une exégèse par trop littéraliste et restrictive de l’œuvre de R. Guénon, et négliger certaines données cycliques ?

On pourrait aussi s’interroger sur les raisons pour lesquelles le Maître n’a “peut-être” pas jugé opportun d’exposer cette théorie du geste (comme d’autres sujets d’ailleurs) dans “une étude particulière”.

Denys Roman, dans son livre RENÉ GUENON ET LES DESTINS DE LA FRANC-MAÇONNERIE écrivait : “de toutes les œuvres de lui [René Guénon] qui nous manquent, c’est peut-être avec l’ouvrage projeté sur la “science des lettres”, celle dont l’absence est le plus à regretter”. (Editions de l’Œuvre, page Il, note 4.).

Que nos amis des ÉTUDES TRADITIONNELLES nous permettent ici d’exprimer un souhait : puissent-ils, dans cette initiative, s’inspirer de ce que René Guénon écrivait en 1921, à l’aube de son œuvre magistrale qui devait renouveler bien des existences, “parce que ce dont il s’agit a une portée effective des plus considérables, même pratiquement, encore que, sur ce dernier point, il convienne de ne pas se départir d’une certaine réserve et qu’il vaille mieux se contenter de donner des indications très générales, (…), en laissant à chacun le soin d’en tirer des développements et des conclusions en conformité avec ses facultés propres et ses tendances personnelles”. (INTRODUCTION GÉNÉRALE A L’ÉTUDE DES DOCTRINES HINDOUES, troisième partie, chapitre XIII.).

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Vient ensuite le très remarquable article de René Guénon : LE CHRIST PRÊTRE ET ROI. Repris des E.T. de janvier-février 1962, il avait été primitivement publié dans la revue LE CHRIST-ROI, en 1927.

Mais pourquoi avoir coupé en deux ce texte dont la concision même aurait dû conduire à en conserver l’unité ?

Nous voudrions pour ceux des lecteurs qui n’en auraient pas connaissance en extraire quelques citations parmi les plus significatives : “dans la personne du Christ, les deux fonctions sacerdotale et royale, auxquelles sont attachés respectivement l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel, sont véritablement inséparables l’une de l’autre ; toutes deux lui appartiennent éminemment et par excellence, comme au principe commun dont elles procèdent l’une et l’autre dans toutes leurs manifestations”.

René Guénon met ensuite en évidence la hiérarchie des fonctions et leur dépendance par rapport à leur principe commun, et indique que, s’il semble que la fonction sacerdotale du Christ ait été privilégiée c’est que “le spirituel est supérieur au temporel” ; et “la royauté n’est vraiment “de droit divin” qu’autant qu’elle reconnaît sa subordination à l’égard de l’autorité spirituelle, qui seule peut lui conférer l’investiture et la consécration, lui donnant sa pleine et entière légitimité”.

C’est là, notons-le, la divergence fondamentale d’avec la thèse que J. Evola a toujours maintenue, et qui constitue ce que R. Guénon a dénoncé comme “la révolte des Kshatriyas”.

Le prêtre “joue véritablement le rôle du “médiateur” entre le Ciel et la Terre ; et ce n’est pas sans motif que la plénitude du sacerdoce a reçu le nom symbolique de “pontificat” car, ainsi que le dit Saint Bernard, “le Pontife, comme l’indique l’étymologie de son nom, est une sorte de pont entre Dieu et l’homme”.

René Guénon envisage ensuite la filiation du Christ, qui est royale par la tribu de Juda, et sacerdotale selon l’ordre de Melchissedec, et non d’Aaron, “Mais, d’ailleurs, le sacerdoce selon l’ordre de Melchissedec implique aussi en lui-même la royauté”. C’est la raison pour laquelle s’applique au Christ la parole des Psaumes : “Tu es sacerdos in aeternum secundum ordinem MeIchissedec”.

Rappelant le passage biblique qui relate la rencontre de Melchissedec avec Abraham, R. Guénon souligne les termes du commentaire de Saint Paul : “Ce Melchissedec, roi de Salem, prêtre du Dieu Très-Haut(…);qui est d’abord, selon la signification de son nom, roi de Justice, ensuite roi de Salem ; c’est-à-dire roi de la Paix ; qui est sans père, sans mère, sans généalogie, qui n’a ni commencement ni fin de sa vie, mais qui est fait ainsi semblable au Fils de Dieu ; ce Melchissedec demeure prêtre à perpétuité”.

André Bachelet

  1. Ce texte qui date de près de 20 années est repris comme indiqué de la revue VLT.

    Il s’agit d’un compte rendu d’articles publié dans les ET.

    Nous pensons qu’il pourrait présenter quelque intérêt  aujourd’hui et c’est la raison pour laquelle nous le proposons à nos lecteurs

  2. La maçonnerie d’expression française est actuellement dans un état particulièrement inquiétant à cause de sa sécularisation  très avancée.

    La crise récente qui a frappé la Maçonnerie en France, n’a fait qu’aggraver cette situation déjà en place depuis longtemps.

    Mais désespérer serait sans doute  ne pas tenir compte des potentialités qu’elle porte toujours en elle et faire peu de cas du rôle eschatologique,  dévolu à la Maçonnerie et notamment développés par Denys Roman.

note introductive 4

avertissement

2009 : La Lettera G / La Lettre G, N° 11 

Denys Roman : « René Guénon et la Lettre G »

    Le texte de Denys Roman dont nous présentons aujourd’hui l’essentiel a été publié pour la première fois en 1967 dans les numéros 401 et 402-403 des « Études Traditionnelles » ; remanié par l’auteur, il est devenu le chapitre VII de son ouvrage posthume Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie — l’Arche vivante des Symboles, paru en 1995 aux Éditions Traditionnelles.

    Ce sont les écrits de M. Jean-Pierre Berger publiés dans la revue « Le Symbolisme », et notamment son article de janvier-mars 1967 intitulé « Ce G, qui désigne-t-il ? », qui servirent de point de départ aux réflexions que propose ici D. Roman. M. Berger en effet, après avoir traduit et commenté certains manuscrits appelés Old Charges (Anciens Devoirs), avait entrepris de développer quelques aspects du symbolisme véhiculé par différents  rituels maçonniques, cela en rapport avec ce que René Guénon en avait dit, mais arrivait à s’en démarquer sur plusieurs points, rejetant par exemple l’équivalence symbolique entre le iod et la lettre G affirmée par R. Guénon, et reprochant en particulier à ce dernier d’avoir pris pour « source » la correspondance de Clément Stretton. Sur ce point, si Stretton s’est parfois laissé aller à « enjoliver » certaines choses bien repérables, cela n’invalide pas pour autant l’essentiel de ses communications, essentiel connu par ailleurs des Anciens ; ne s’agit-il pas là, comme en toute circonstance, de séparer « le bon grain de l’ivraie » ? D’ailleurs il va de soi que, dans la perspective initiatique traditionnelle qui était invariablement celle de R. Guénon, il est tout à fait dérisoire d’assimiler ses affirmations à des « opinions » ; mais, dans leur obsession du « document écrit », les tenants de ce point de vue purement profane veulent ignorer la transmission orale et refusent d’admettre la nature supra-individuelle de ses véritables « sources ».

    Ce furent donc ces « critiques » qui retinrent en particulier l’attention de D. Roman, d’autant que M. Berger partageait certaines des thèses de Jean Reyor, lequel prenait des distances de plus en plus marquées avec l’auteur des Aperçus sur l’Initiation, tout en laissant croire qu’il en était le représentant le plus autorisé, ce qui devait d’ailleurs générer de graves conséquences. Dès lors, D. Roman souhaitait rétablir une perspective en accord avec les considérations de Guénon et, dans ce but, réfuter également une des thèses les plus extravagantes de J. Reyor, admise par M. Berger, concernant les conditions « pratiques » d’un « aboutissement » de l’œuvre de Guénon en milieu chrétien et plus précisément catholique : en l’occurrence cette vision purement subjective qui prétend que l’hébreu est la « langue sacrée du christianisme » et… de la Maçonnerie…

    Il convient ici de noter que certains des écrits de J.-P. Berger de cette époque seront rassemblés en 2001 sous le nom de Jacques Thomas dans l’ouvrage qui porte le titre modifié de l’article qu’examine ici Denys Roman : Ce G, que désigne-t-il ? et l’on constate, à cette occasion, que l’auteur rectifie certaines de ses critiques originelles et se range au point de vue de Guénon, ce qui mérite d’être signalé ; néanmoins, il eût été souhaitable de voir mentionnés deux textes de D. Roman que connaît très bien M. Berger : celui que nous présentons ici même et un autre intitulé « Euclide, élève d’Abraham », publié primitivement dans le numéro 32 d’octobre 1977 de la revue « Renaissance Traditionnelle », et devenu le chapitre XII du premier ouvrage de Denys Roman, René Guénon et les Destins de la Franc- Maçonnerie. Ce texte traite de l’énigmatique récit légendaire présentant Euclide comme l’élève d’Abraham, ce qui accorde à ce dernier une antériorité et même une « paternité » dans l’Art de bâtir, et confère, par là même, à l’Ordre maçonnique une position privilégiée dans le cadre de la Construction universelle. 

    Notons également qu’en 1989 M. Jean-Pierre Berger signera de son nom la présentation de l’ouvrage de Jean Reyor : Sur la route des Maîtres Maçons, et que, dans l’une des autres présentations de livres de ce même auteur parus à la même période -entre 1988 et 1991- sous le titre commun Pour un aboutissement de l’œuvre de René Guénon, il est affirmé, sous le nom de J. Thomas que, « puisque la Franc-Maçonnerie est en réalité une initiation intégrée dans le Catholicisme Romain, elle ne peut avoir pour membres que des catholiques pratiquants » : admettre ce postulat des plus problématiques, impose par voie de conséquence le rejet de certains héritages et non des moindres — comme l’hermétisme et le templarisme — dont le dépôt symbolique est venu se greffer au cours des âges sur le tronc maçonnique ; R. Guénon a souligné l’importance de cette « élection » en rapport avec la nature universelle de l’Ordre, ce qui conduisit D. Roman, dans une perspective eschatologique, à qualifier la Maçonnerie d’ « Arche vivante des Symboles ».

    Dans le présent article, Denys Roman aborde et développe nombre de sujets susceptibles de démontrer l’importance que les « Maçons des anciens jours » attribuaient au symbolisme véhiculé par le Métier de bâtisseur dans la perspective de la restauration de l’être dans son état originel. A cet égard, il faut néanmoins retenir que la constitution et le contenu symbolique de certains rituels et leur pratique « opérative » nous autorisent à envisager un prolongement au-delà de cet état, c’est-à-dire une communication effective avec les états supérieurs de l’être, communication toujours possible — en principe — pour l’être en pérégrination qui se place en conformité avec l’ordre des principes.

    Ce sont donc certaines des significations et destinations multiples données à la lettre G qui sont abordées dans le présent texte : ainsi, dans deux des degrés symboliques, la présence de cette lettre au centre de l’Étoile flamboyante confirme son alliance avec le pentagramme, ce témoin « vivant » de la filiation pythagoricienne signalée par R. Guénon dans son Ésotérisme de Dante. On notera par ailleurs la prééminence que revêt le iod hébraïque en tant que représentant l’Unité et la Primordialité. Ensuite, ce sont le God de la Maçonnerie anglaise et le G — initiale de Géométrie — de la Maçonnerie latine qui devaient s’identifier au iod ; il faut donc voir dans ces dernières attributions une substitution qui en « couvre » le sens profond : celui de l’Unité et du Centre dans certains de ses aspects.

    Ensuite, on remarquera quelques réflexions de l’auteur sur la portée, somme toute assez limitée, de la christianisation de la Maçonnerie lorsqu’elle se trouvait dans une société elle-même chrétienne ; à l’évidence, les monuments religieux qu’édifièrent les Maçons de cette époque sont inspirés de l’esprit chrétien ; mais ne néglige-t-on pas trop souvent les marques bien présentes de l’héritage « païen » qui ne disparaîtront que dans les périodes où se manifestera la mentalité moderne ?

    D. Roman aborde avec sa sensibilité chrétienne un aspect du rituel qui touche à la primordialité à laquelle est associée la Maîtrise maçonnique ; il relève à cet effet la nature « polaire » de la lettre G, celle-ci parfois assimilée symboliquement au « Pinacle du Temple ». Et il nous propose une interprétation des tentations du Christ rapportées par les Évangiles, parmi lesquelles particulièrement la tentation pernicieuse du « pouvoir », occasion d’égarement et de « chute » pour l’initié ; ainsi, « Le tentateur le transporta [le Christ] sur une montagne très élevée, lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire, et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses si tu te prosternes et m’adores » (Matthieu, IV, 1-11). Dans la Chambre du Milieu, la Maçonnerie comporte une communication spéciale d’ordre rituel qui opère une transposition assurant la réhabilitation en mode initiatique de cette tentation : ainsi, la « Possessio orbi » se trouve affranchie de la marque d’une fatale transgression par sa restauration dans sa nature et sa signification originelles.

    En examinant, par exemple, le propos de M. Berger sur la position de Nemrod — le grand Hermorian de la légende maçonnique —, on perçoit l’exigence de cette restauration en mode initiatique ; insister particulièrement sur la « Force » qui émane du « héros » babylonien et le caractérise ne saurait, malgré l’assimilation de Nemrod à l’Art Royal, satisfaire à la démarche maçonnique dans son développement « Juste et Parfait ». Si l’Attribut de Force est un des « Trois Piliers qui soutiennent la Loge », il lui est trop souvent accordé un rôle exclusif et excessif qui entraîne à des égarements. Cette « Vertu » ne peut donc prévaloir malgré l’importance qu’elle revêt dans l’Art de bâtir, et elle sera remise à sa juste place par Denys Roman. En réalité, c’est la Sagesse — expression primordiale du Verbe — qui, à l’exemple du Roi Salomon et dans la « mémoire » du Patriarche Abraham, « Ami de Dieu » et « Père de la multitude », constitue l’essence même du Métier de bâtisseur et la Promesse de « l’achèvement du Temple ».

André Bachelet

RENÉ GUÉNON ET LA LETTRE G

    Au cours des années 60, la revue Le Symbolisme publia, entre autres articles intéressants,
plusieurs études de M. Jean-Pierre Berger. Cet auteur avait entrepris la traduction des anciens documents (Old Charges) de la Maçonnerie opérative anglaise, et il avait notamment publié le plus long de ces textes, le Dumfries Manuscript n° 4.  À une œuvre aussi ardue M. Berger avait joint des études originales consacrées à diverses questions maçonniques. Son article sur Nemrod et la tour de Babel était remarquable. On ne peut malheureusement en dire autant d’un de ses derniers articles : Ce G qui désigne-t- il ?, paru dans Le Symbolisme de janvier-mars 1967.

    L’auteur y étudie l’important symbole qu’est la lettre G, en utilisant les renseignements puisés dans la littérature maçonnique, anglaise et française, du XVIIIe siècle, et aussi les rituels, surtout britanniques, pratiqués jusqu’à nos jours. La première mention écrite de l’usage en Loge du G se trouve dans l’ouvrage de Samuel Prichard, Mansory dissected, publié en 1730.
Le G y est désigné comme représentant en premier lieu la Géométrie, et en second lieu « le Grand Architecte de l’Univers, celui qui fut hissé sur le pinacle du Temple saint », c’est-à- dire le Christ. En France cependant, le G fut bientôt interprété comme « l’initiale de God, Dieu en anglais ». Bien plus, un écrit de 1745, Le Sceau rompu, parle d’une Grande lumière dans laquelle on distingue « la lettre G, initiale de Dieu en hébreu ». Une telle affirmation est à retenir. De toute façon, aujourd’hui, dans la Maçonnerie de langue anglaise, le G est considéré comme l’initiale de God, et aussi comme le symbole du soleil, Toutefois, les rituels irlandais font exception, et déclarent formellement que « le G ne désigne ni Dieu, ni la Géométrie, mais qu’il a une signification ésotérique ». Nous reviendrons à la fin de notre article sur ce point, qui est d’une exceptionnelle importance.

    M. Berger ne parle pas des autres interprétations qu’on a données de cette lettre. Celle qui en fait l’initiale du mot « Gnose » mériterait pourtant au moins une mention. L’Américain Albert Pike, qui fut en son temps le plus haut dignitaire du Rite Écossais, a écrit que « la Gnose est l’essence et la moelle de la Franc-Maçonnerie »1 Formule digne de remarque, si on la rapproche de certains textes anciens donnés par M. Berger, et qui présentent la lettre G comme « l’essence de la Loge de Compagnon » et comme « le centre d’où vient la véritable Lumière ».
Pour rendre plus facile aux lecteurs non Maçons la compréhension de ce qui va suivre, nous
reproduirons le début de l’« instruction » du second degré, telle qu’elle est pratiquée dans de nombreuses Loges françaises, et qui ne diffère en rien des textes utilisés par M. Berger dans son exposé.

    « Êtes-vous Compagnon ? – J’ai vu l’étoile flamboyante.
    Pourquoi vous êtes-vous fait recevoir Compagnon ? – Pour connaître la lettre G.
    Que signifie la lettre G ? – La Géométrie, qui est la cinquième science.
    Que signifie encore la lettre G ? – Quelqu’un de plus grand que vous, Vénérable Maître.
    Et qui donc pourrait être plus grand que moi, qui suis un Maçon libre et accepté, et le Maître d’une Loge juste et parfaite ?
    – Le Grand Géomètre de l’Univers, Celui qui fut hissé sur le pinacle du Temple. »

    L’article de M. Berger semble surtout destiné à discuter deux des interprétations données par Guénon2 L’auteur voit dans la seconde de ces interprétations (G initiale de Géométrie) une « rectification » de la première (G initiale de God), oubliant simplement qu’« un symbole qui n’aurait qu’un sens ne serait pas un véritable symbole »3 A ce compte, il aurait pu aussi considérer comme une autre contradiction une citation d’Oswald Wirth, reprise par Guénon, et affirmant que la Gnose parfaite est figurée en Maçonnerie par « la lettre G de l’étoile flamboyante »4 Mais c’est surtout deux assertions de Guénon que combat M. Berger : celle qui fait du G un équivalent symbolique du iod hébraïque ; et celle selon laquelle « d’après certains5 rituels opératifs, la lettre G est figurée au centre de la voûte… et un fil à plomb,suspendu à cette lettre G, tombe au centre d’un swastika tracé sur le plancher6. L’auteur reproche notamment à Guénon de s’être inspiré en l’occurrence de la correspondance de Clément Stretton, diffusée par la revue The Speculative Mason. Et il trouve regrettable que Guénon ait « éprouvé le besoin de recourir à l’autorité d’une source aussi sujette à caution ». Quelles qu’aient pu être les informations de M. Berger concernant Clément Stretton, nous pensons que Guénon devait en savoir incomparablement davantage. Au début de sa carrière en effet Guénon fut en relation suivie avec plusieurs des derniers « survivants » de la H.B. of L., qui lui fournirent notamment les renseignements relatifs à l’origine du spiritisme. Nous pensons que c’est grâce aux documents de cette organisation, une des dernières manifestations de l’hermétisme occidental, que Guénon put avoir connaissance de la doctrine des derniers Maçons opératifs qui n’avaient toujours pas pardonné à la Grande Loge d’Angleterre le schisme « spéculatif » de 1717, et qui refusaient obstinément d’admettre dans leurs rangs quiconque portait le nom abhorré d’Anderson. Deux siècles avaient passé, la Maçonnerie s’était répandue par le monde. Eux, ils n’avaient pas bougé dans leur « fidélité » et dans leurs rancœurs. Ils avaient vu certaines de leurs Loges se transformer en Trade-Unions (c’est-à-dire en syndicats)7, et plusieurs de leurs membres adhérer à la Co-Masonry (Maçonnerie mixte) et même aux organisations « irrégulières » de John Yarker (Rite de Memphis-Misraïm). Mais tout ne valait-il pas mieux que de s’agréger aux Spéculatifs ? Ils ne sont pas rares, les théologiens devenus hérésiarques à force d’ultra-orthodoxie8.

    C’est un de ces irréductibles, Clément Stretton, qui, voyant l’irrémédiable décadence de l’Ordre opératif, communiqua par lettres, notamment à John Yarker, certaines informations dont l’utilisation ultérieure par la revue The Co-Mason, devenue – ô ironie des mots ! – The Speculative Mason, n’avait rien à apprendre à René Guénon, qui en connaissait bien auparavant, et par un autre canal, tout l’essentiel. Seulement, par une discrétion bien compréhensible, il attendait, pour en parler, qu’il en fût fait état publiquement. Et il est probable en effet que Stretton a parfois « enjolivé » les choses (nous pensons en particulier à un certain escalier à marches multiples, dont chacune correspondait à une clé différente) ; mais la plupart de ses renseignements sont exacts. Et il faut ajouter que The Speculative Mason fut un périodique maçonnique d’une exceptionnelle qualité. Il suffit pour s’en convaincre, de remarquer que Guénon, qui mentionnait très régulièrement ses articles, le faisait toujours élogieusement, et qu’à notre connaissance il n’a jamais formulé la moindre critique contre le contenu des dits articles.

    Après avoir critiqué ce qu’il croit être les « sources » de René Guénon, M. Berger en arrive à la question du G tracé au plafond, et d’où descend un fil à plomb tombant au centre d’un swastika. Il écrit les lignes suivantes :

    « La disposition matérielle de ce symbolisme “polaire”… ne peut se concevoir que dans un local spécialement et exclusivement affecté à la Loge opérative, et une telle pratique ne peut pas correspondre à un usage ancien. Il faut en effet rappeler ici les textes maçonniques dont l’authenticité ne saurait être mise en doute, où il est affirmé au contraire qu’antérieurement à la Maçonnerie dite spéculative, les tenues avaient lieu en plein champ. Ainsi, dans les statuts de la Loge d’Aberdeen, en date du 27 décembre 1670, on peut lire : « Nous décrétons qu’aucune Loge ne sera tenue à l’intérieur d’une maison d’habitation où vivent des personnes, mais en plein champ, excepté s’il fait mauvais temps, et qu’alors la maison soit choisie sans que personne ne voie ni entende… Nous décrétons de même que tout Apprenti soit admis dans notre antique Loge en plein champ” ».
    « De cette pratique, on retrouve d’ailleurs des échos, en particulier dans le manuscrit de l’Edinburgh Register House (1696) : “à un jour de voyage de la ville, sans l’aboiement d’un chien ni le chant d’un coq”, et aussi dans A Mason’s Examination (1723) : “Où avez- vous été fait Maçon ? – Dans la vallée de Josaphat, derrière un buisson de jonc, où l’on n’entend jamais chien aboyer ni coq chanter” ; et encore : “sur la plus haute montagne ou dans la plus profonde vallée du monde” (Grand Mystery of Freemasonry discovered) ; et enfin dans Masonry dissected : “Où se tient la Loge ? Sur un emplacement sacré, sur la plus haute colline, ou dans la plus profonde vallée, ou dans la vallée de Josaphat, ou quelque autre lieu secret.” »

    Ici, on se frotte les yeux, puis on recommence la lecture, et l’on est bien obligé de se rendre à l’évidence : M. Berger a pris ces expressions si évidemment symboliques dans leur sens littéral ; il a cru – est-ce possible ? – que les Opératifs se réunissaient réellement en plein champ, derrière un buisson de jonc, sur la plus haute montagne du monde, et même – pourquoi pas ? – dans la vallée de Josaphat ! Cela nous paraît invraisemblable, d’autant plus que l’auteur, qui a traduit si magistralement le Dumfries n° 4, ne peut ignorer que de telles expressions s’appliquent par excellence à la Loge de saint Jean.

    Peu importent les circonstances qui ont pu amener la Loge d’Aberdeen à édicter son règlement de 16709 condamné, au concile général d’Avignon, toutes les sociétés secrètes…) Une autre Loge fut construite par la suite, mais fut encore brûlée (et avec elle de nombreux documents anciens), (probablement par le marquis de Huntly quand il mit à sac la ville d’Aberdeen avec 2000 soldats. En 1700, les Maçons construisirent encore une autre Loge, bien isolée (well apart) sur le rivage de la mer. » Ces textes, pensons-nous, se suffisent à eux- mêmes.].

    Ce qui est sûr, c’est que les Opératifs se réunissaient « à couvert » dans des auberges, comme l’ont toujours fait aussi les Compagnons du Tour de France. Le nom de la Loge étant gardé secret, on ne la désignait que d’après l’enseigne de l’auberge. À l’Oie et Au Gril ; À la Couronne ; Au Pommier ; À la Coupe et À la Grappe de raisin ; c’étaient là des Loges opératives10. Et comment M. Berger n’a-t- il pas vu l’évidente incompatibilité des conditions qu’il énumère ? Jusqu’à une époque toute récente, le silence des champs n’était troublé, précisément, que par l’aboiement fidèle des chiens ramenant les troupeaux, et par le chant des coqs s’appelant et se répondant de ferme en ferme.

    Est-il sérieux également d’écrire que le tracé d’un G sur le plafond et d’un swastika sur le sol,reliés par un fil à plomb, « ne peut se concevoir que dans un local spécialement et exclusivement affecté à la Loge opérative » ? Résoudre un tel problème n’était qu’un jeu. Il comportait même une solution dont Guénon n’a pas parlé. Avant 1914, dans les auberges de villages, la « maîtresse poutre », dont on connaît le symbolisme, était munie de crochets auxquels on suspendait des bouteilles enrubannées, et où l’on eût pu, à l’occasion, suspendre une lettre G en métal d’où serait descendu un fil. Un hampe terminée par un crochet en forme d’Y servait à élever et à descendre les bouteilles, que l’on « crochetait » ainsi par trois fois : en les accrochant, en les décrochant et enfin en les débouchant. « Crochetâtes-vous onques bouteilles ? » demande Rabelais dans la préface de Gargantua, avant de conseiller à ses lecteurs « curieuse leçon et méditation fréquente » afin, dit-il, de « rompre l’os et sucer la substantifique moelle, c’est-à- dire ce que j’entends par ces symboles pythagoriques ».

    Les objets les plus humbles, dans une civilisation qui n’a pas encore rompu toute attache avec l’ordre traditionnel, sont pleins d’une signification profonde, dès lors qu’on les considère à la lumière de l’enseignement des Maîtres.

    M. Berger avait consacré plusieurs pages de son article à « réfuter » l’assertion de Guénon selon laquelle la lettre G « devrait être, en réalité, un iod hébraïque, auquel elle fut substituée,en Angleterre, par suite d’une assimilation phonétique de iod avec God »11 M. Jean Reyor ayant cru jadis pouvoir ajouter quelques précisions d’ordre linguistique à l’affirmation de Guénon, M. Berger déclare son argumentation « irrecevable », en s’appuyant sur le dictionnaire d’Oxford et sur les travaux de M. H. Brunot. Nous nous garderons prudemment d’intervenir. Il s’agit, nous dit-on, de « sémantique ». « Que nous importent les lois de la sémantique » ? demandait naguère René Guénon à Paul Le Cour. Mais nous ne sommes pas René Guénon ; nous professons même pour la sémantique – et d’ailleurs pour toutes les sciences modernes en général – une révérence mêlée de crainte.Nous avons trop peur de confondre le « C chalcidique » avec les « voyelles d’avant » ou les « voyelles d’arrière » (tous ces termes savants sont utilisés dans l’argumentation de M. Berger),et c’est pourquoi nous passerons outre.

    Et nous passerons outre d’autant plus allègrement que M. Berger, dans une note malheureusement reléguée en fin d’article, a pris soin de ruiner lui-même toute son argumentation. Il le fait en ces termes :

    « Peut-être ne faut-il cependant pas écarter totalement la possibilité d’une sorte d’assimilation du G et du iod… Il s’agit là d’une simple hypothèse s’appuyant sur certaines remarques d’ordre linguistique et phonétique.
    D’après H. Brunot… dans le manuscrit de Grégoire de Tours, on lit iniens rendu par ingens… preuve que ge était confondu avec Y.
    Or il est intéressant de noter que Villard de Honnecourt, dans les quelques lignes qui accompagnent certains dessins de ses fameux cahiers, écrit iométrie pour géométrie. Y aurait-il là plus qu’une simple question d’orthographe ?
    Il faut noter également qu’en anglais on rencontre, d’après les dictionnaires d’Oxford, la forme jematrye vers 1450. Il faudrait pouvoir regarder les textes originaux des Old Charges les plus anciennes pour voir si une pareille orthographe se rencontre également dans les documents maçonniques. »

    Oui. Le G peut aussi tenir la place de l’Y ,la « lettre pythagorique » de Rabelais, d’autant plus que ce G figure au centre de l’étoile à cinq branches, le « symbole pythagorique » par excellence. D’ailleurs, M. Berger aurait pu se dispenser de déployer tant d’efforts pour convaincre d’erreur René Guénon si – se rappelant que la Maçonnerie utilise un langage écrit convenu où la mise en évidence des initiales joue le rôle principal –, il s’était également souvenu que toutes les organisations artisanales avaient aussi un langage parlé secret, où l’altération et la mutation des consonnes initiales jouaient souvent un rôle important.

    Dans le Compagnonnage, un tel langage était appelé « hurlement », Voici ce qu’en dit notre collaborateur Luc Benoist : « Hurlement, n’est plus pratiqué couramment. Langage spécialqui, par déformation de la prononciation, permettait aux Compagnons de se parler en public sans être compris des profanes, en particulier au cours des cérémonies de conduite et de funérailles12.]. »

    Du reste, même en dehors de toute initiation, certaines corporations utilisent encore aujourd’hui un parler spécial aux règles très simples. On peut citer par exemple l’argot des bouchers (le louchébem) qui comporte le déplacement de la consonne initiale13.

    Il est permis de penser que l’usage de tels « shibboleths » dut être beaucoup plus fréquent chez les Opératifs que dans la Maçonnerie actuelle. Cette dernière n’a conservé, en effet, que le mot Shibboleth lui-même, qui appartient au grade de Compagnon et qui est lié au « passage des eaux ». D’après la Bible14, la prononciation correcte de la consonne initiale (Shibboleth) permettait le passage du Jourdain ; la prononciation incorrecte de cette initiale (Sibboleth), non seulement interdisait le passage, mais encore entraînait la mort.

    L’initiale est le symbole du Principe. « Au commencement était le Verbe », qui est la Voie, la Vérité et la Vie. En matière d’initiation, toute « méconnaissance » du Principe – fût-ce par simple « appauvrissement » de son sens, sublime par définition – ferme la voie, voue à l’erreur, conduit à la mort.

    Après avoir ainsi critiqué les principales interprétations de Guénon sur la lettre G, M. Berger se propose de donner « des indications permettant de se faire une idée de la façon dont ce symbole a pu être absorbé par le Christianisme afin que les organisations artisanales chrétiennes puissent valablement l’utiliser du point de vue rituel ».

    C’est là une idée des plus heureuses, puisqu’elle touche à l’importante question de la christianisation de la Maçonnerie occidentale. Malheureusement, l’auteur est parti de prémisses contestables, qui lui font écrire que « l’hébreu, langue sacrée du Christianisme, constitue nécessairement l’”instrument technique” de tout ésotérisme chrétien ». Mais comment admettre un tel point de départ, alors que Dante n’a fait aucun usage de l’hébreu dans son œuvre, sans contester un des plus hauts monuments de l’ésotérisme chrétien ? Où sont donc les productions initiatiques chrétiennes, antérieures à la Renaissance, qui se soient inspirées de la langue de l’Ancien Testament ? Nous craignons fort qu’il n’en soit aucune ; en tout cas, dans la plus « populaire » de toutes, le cycle du Saint-Graal, on chercherait vainement la moindre trace de l’utilisation (et même de la connaissance) de la langue hébraïque15.

    Comment s’en étonner ? Le Christianisme n’a pas de langue sacrée ; ce n’est d’ailleurs ni une infériorité, ni une supériorité, c’est une particularité. Ses livres sacrés sont écrits en grec. Sa « tradition », exprimée par les Pères de l’Église, l’a été en grec, en latin, en syriaque, en arabe, en arménien, en copte, en ghéez16, jamais en hébreu ; il n’y a pas de « Pères hébraïques »[17On sait que dans la Patrologie grecque, les oeuvres les plus « métaphysiques » sont celles des grands « Cappadociens » : Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et surtout Grégoire de Nysse. Le traité le plus remarquable de ce dernier; sa Contemplation sur la vie de Moïse, ne fait aucune référence à l’hébreu. Il en est de même des homélies sur l’Hexaméron, commentaire sur l’oeuvre des six jours, de Basile le Grand. Ce traité eût pourtant gagné à s’inspirer des nombreux ouvrages juifs sur le même sujet, et une telle omission en dit long.]. La plus haute des sciences ressortissant à l’« art sacerdotal », la liturgie sainte, prend pour véhicules les langages les plus divers (jusqu’à employer dans les missions orthodoxes en Alaska, les dialectes indiens et esquimaux) ; elle n’a jamais, croyons-nous, été traduite enhébreu17.

    Mais, dira-t- on, si l’hébreu n’est pas la langue sacrée du Christianisme, il est du moins celle de la Maçonnerie, qui l’emploie exclusivement pour ses mots sacrés, ses mots de passe, ses « mots couverts », et aussi pour les noms génériques donnés aux récipiendaires à chaque grade18. Il convient de faire ici une distinction capitale. La Maçonnerie de tous les Rites utilise des mots (une quinzaine au total chez les Opératifs) empruntés à une langue sacrée qui est l’hébreu. Mais l’hébreu n’est pas pour autant « la » langue sacrée de la Maçonnerie. La langue sacrée de la Maçonnerie, c’est le symbolisme universel, « la seule langue, dit un rituel, qui soit commune à toutes les nations de la terre, et dont l’origine remonte aux sources même de l’humanité ». Elle seule permet de lire et d’interpréter le Liber mundi des Frères de la Rose-Croix, le grand Livre de la Création, qui, à sa lumière, apparaît comme le Cosmos, c’est-à- dire comme Ordre et Beauté. Cette langue est plus précieuse que l’hébreu, car c’est la langue du Très-Haut, qui l’a employée au commencement, et qui l’emploie aujourd’hui et toujours, alors que, « au sein de sa gloire, il prononce éternellement le Fiat lux originel »19.

    Remarquons incidemment qu’une langue sacrée (au sens ordinaire de ces mots) n’est pas indispensable à une organisation initiatique, surtout quand cette organisation prend pour support une activité « sédentaire ». Le Compagnonnage s’en passe fort bien, et, selon toute vraisemblance, il en était de même pour la Charbonnerie. Pour ces raisons, et pour d’autres encore, nous pensons que la langue hébraïque n’est pour la Maçonnerie qu’un symbole comme tant d’autres, ou encore un « outil », toujours utile et souvent précieux, mais non pas l’« instrument technique » privilégié qui pourrait servir de « clé » unique pour l’intelligence de son ésotérisme20.

    M. Berger a donc été amené à tenter une interprétation de la lettre G d’après les méthodes de la Kabbale. La lettre hébraïque correspondant au Gamma est le Ghimel, initiale de Gebhurah (Force), une des dix Sephiroth. Mais alors que le G, dans le symbolisme maçonnique, est toujours soit au centre dans le plan, soit au faîte (au « pinacle ») dans l’espace, Gebhurah ne se trouve ni au centre ni au sommet de l’arbre séphirotique, ni même sur la colonne du milieu, mais sur une colonne latérale (celle de la Rigueur). D’autre part, la valeur numérique du mot Gebhurah (que M. Berger ne donne pas) n’est d’aucun intérêt. Bien que l’auteur, avec son érudition et son ingéniosité coutumières, ait eu recours aux apocryphes de l’Ancien Testament et aux textes du « gnosticisme » (tous ouvrages écrits d’ailleurs non en hébreu, mais en grec), il faut bien reconnaître que de telles spéculations ne vont pas très loin, et le contraire nous eût étonné. Est-ce à dire que cet appel à la tradition hébraïque soit sans valeur ? Certes non. L’auteur fait remarquer que la racine de Gebhurah, GBR, est celle de Gibbor (Puissant, Héros), épithète de Nemrod21 ; et, très justement, il évoque le « héros » du psaume 44, et rappelle que l’« épouse » dont il est parlé dans ce psaume est Israël pour les commentateurs juifs, l’Église pour les chrétiens. Et il aurait pu ajouter que la liturgie affecte ce psaume au culte de la Vierge, et que son caractère d’« épithalame » l’a toujours fait associer au Cantique des Cantiques, œuvre chère à saint Bernard et à son école, et dont M. Berger doit bien connaître les rapports intimes avec les prodromes immédiats de la construction du Temple22.

    Voici un autre point des plus intéressants. D’après un texte zoharique, le schéma du Ghimel est constitué par un trait horizontal supérieur, représentant le ciel, un trait horizontal inférieur représentant la terre, et entre eux un axe vertical, représentant l’Homme Universel. Mais comment M. Berger n’a-t- il pas reconnu dans ce schéma l’exact équivalent du symbole maçonnique signalé par Guénon, et qu’il a tant critiqué : le plafond, le plancher et entre les deux le fil à plomb ? Ainsi donc, le schéma du Ghimel est aussi celui de La Grande Triade.

Lorsque Satan dit à Jésus, « hissé » sur le pinacle du Temple : « Jette-toi en bas », il exhorte le Christ à se comporter comme le plomb du fil à plomb. Il exhorte, en somme, le Christ libérateur à jouer le rôle de Satan lui-même, en tant qu’« attrait inverse de la nature » et « principe d’individuation ». C’est là le sens cosmologique de cet épisode évangélique.

    Nous pensons, en effet, que pour interpréter du point de vue maçonnique chrétien, le symbole de la lettre G, c’est moins aux conceptions de la Kabbale hébraïque qu’il faut s’adresser qu’aux textes évangéliques eux-mêmes, et d’abord, évidemment, au récit de la tentation du Christ, auquel fait allusion la formule rituelle « Celui qui fut hissé sur le pinacle du Temple ».

    Il peut n’être pas inutile de reproduire le texte sacré en soulignant les termes d’un intérêt particulier au point de vue maçonnique23.

    « Alors24 Jésus fut conduit par l’Esprit dans le désert, pour y être tenté par le diable. Et après avoir jeûné pendant quarante jours et quarante nuits, il eut faim. Et le tentateur, s’approchant, lui dit : “Si tu es le fils de Dieu, commande que ces pierres deviennent du pain.” Jésus lui répondit : “Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu”. Alors le démon le transporta dans la ville sainte, et, l’ayant hissé sur le pinacle du Temple, il lui dit : “Si tu es le fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il a commandé à ses anges de te garder dans toutes tes voies, et ils te porteront dans leurs mains, de peur que ton pied ne heurte contre la pierre.”
    Jésus lui répondit : “Il est écrit également : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu.”Enfin le démon le transporta sur une montagne très élevée, et lui montrant de là tous les royaumes du monde et leur gloire, il lui dit : “Je te donnerai tout cela si, te prosternant à mes pieds, tu m’adores”. Jésus lui répondit : “Retire-toi, Satan, car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul.” Alors le diable le quitta, et voici que les anges s’approchèrent de Jésus, et ils le servaient. »

    Bien plus que les correspondances qu’on pourrait relever entre les trois tentations et les trois grades de la Maçonnerie bleue, ce qu’il y a d’essentiel dans ce texte, c’est que le Christ s’y révèle non pas tant comme Tout-Puissant que comme « Maître spirituel par excellence », par son triple « rejet des pouvoirs » et surtout par son attention à « rectifier » les interprétations « terrestres » des Écritures et à leur restituer leur sens véritable, qui est leur sens le plus « élevé ». Satan est bon théologien, et l’on voit ici qu’il est également « versé dans les saintes lettres ». Mais il incite toujours à regarder vers le bas, et quand il s’avise de citer le psaume Qui habitat, il montre bien qu’il n’en possède pas la clé, et a travers son interprétation, la parole de Dieu apparaît comme « pétrifiée ». C’est là, pensons-nous, la « leçon technique » à tirer des tentations du second Adam. Et les allusions à la « pierre » dans les deux première tentations, à la « possession du monde » dans la troisième, doivent rendre les Maçons particulièrement attentifs, en leur rappelant que les plus hauts symboles peuvent être « profanés », c’est-à- dire rabaissés à une signification profane, – voire même à une « utilisation » profane, comme fit Méduse pour le Temple de la Sagesse.

     Si M, Berger avait admis l’équivalence symbolique entre le G et l’iod, il aurait pu faire d’intéressants rapprochements. L’iod, en effet, représente un « germe »25. Bien entendu le G ou l’iod au milieu de l’étoile flamboyante symbolise avant tout le « germe d’immortalité », c’est-à- dire le luz. Mais, dans le cas de la Maçonnerie, il y a encore autre chose. On sait que la « pluie de larmes » qui enveloppe le coq du Tableau hermétique de la « chambre de réflexion » est en même temps une « pluie de germes ». Ce double symbole fait allusion au double sens du « veuvage », notion maçonnique extrêmement importante, et dont la véritable portée est malheureusement méconnue. Les Maîtres Maçons sont désignés rituellement comme les « enfants de la Veuve ». Le fait qu’Hiram-Abif était fils d’une veuve n’est évidemment que l’« occasion » d’une telle appellation. En réalité, la Maçonnerie est la « Veuve » de tous les Ordres initiatiques éteints dont elle a recueilli l’héritage ; et l’on sait que ces Ordres sont extrêmement nombreux. Et de même qu’une tradition, avant de « mourir » aux yeux des profanes, « s’enveloppe dans une conque » – tout comme César, avant de tomber percé de 33 coups de poignard, s’enveloppa dans les plis de son manteau écarlate26 – ainsi un Ordre initiatique, ayant « achevé sa course », se résorbe en germe afin de traverser ce qui pour lui va être une période d’obscurité, symbolisée par les voiles noirs de la Veuve. Et le schéma du germe, ou de la larme, est celui d’un « enroulement » que rappelle dans une certaine mesure la forme latine de la lettre G27

    L’« obole au tronc de la Veuve pour l’achèvement du Temple », qui, dans les Loges continentales, est évoquée lors de la clôture des travaux, développe un symbolisme analogue. Cette infime pièce de monnaie, qui a plus de valeur que toutes les offrandes des riches, et dont le Christ souligne les rapports avec « la seule chose nécessaire » et avec la « vie », est en somme un autre aspect du « grain de sénevé », « la plus petite de toutes les semences », mais qui, lorsqu’il a crû, « devient un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches ». Remarquons aussi que l’épisode de la veuve à l’obole précède immédiatement la prophétie sur la ruine de Jérusalem et sur la fin du monde, dont les rapports étroits avec l’achèvement de la construction du Temple sont bien connus28.

    Au XVIIIe siècle, la veuve d’un Maître Maçon était désignée sous le nom de « Gabaonne ». Ce féminin français d’un nom de ville hébraïque nous rappelle que la lettre G a parfois été considérée comme l’initiale de Gabaon. Ce mot, dont la racine doit intéresser M. Berger, est le « nom d’un Maître » au Rite Français, et les meilleurs des rituels britanniques en font aussi usage, en rappelant la phrase : « Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, Lune, sur la vallée d’Ahialon », par laquelle Josué « arrêta » les deux luminaires, afin d’achever sa victoire sur le roi Adonisédech.

    Il nous faut maintenant revenir sur l’interprétation des rituels irlandais, selon lesquels la lettre G ne signifie ni God, ni la Géométrie, mais a un sens ésotérique.Cette question semble avoir intrigué M. Bergen et à vrai dire ce n’est pas à tort. Car cet auteur, il faut le reconnaître, a le « sens du mystère », et quand il signale un point énigmatique, il y a toujours intérêt à l’approfondir. Reproduisons d’abord le texte de la note 2 qu’il consacre à ce problème :

    « Dans la cérémonie irlandaise de l’Installation du Maître, il est en particulier indiqué que le G ne signifie ni Dieu, ni la Géométrie, mais qu’il a une signification ésotérique ; il se rapporterait au mot, dont il est l’initiale, des “Maîtres Installés”, pour lequel la référence scripturaire évoquée n’est pas donnée dans l’article de la revue Ars Quatuor Coronatorum (vol. 76) d’où la plupart des indications ci-après relatives à la lettre G dans la littérature maçonnique du XVIIIe siècle sont empruntées29. »

    Si Ars Quatuor Coronatorum n’a pas donné la référence biblique du mot dont il s’agit, c’est que tout ce qui touche au « quatrième degré » est considéré comme « ésotérique », et à plus forte raison le mot sacré30. Bien entendu, nous ne saurions non plus donner ce mot, dont nous voyons cependant qu’il commence par un G, et que, comme tout mot sacré, c’est un mot hébraïque. Seulement, tous les Maîtres Installés connaissent ce mot, et un bon nombre de Maçons français, bien que n’étant pas Maîtres Installés, le connaissent aussi à un autre titre. Il est vrai que ni les uns ni les autres ne se doutent généralement de ses sens multiples et très élevés, bien que ces sens ne soient pas difficiles à découvrir. Disons pourtant que ce mot évoque à la fois la construction en pierre et en bois, la vie agitée de Dante Alighieri, le symbolisme du triangle, le don des langues, la tradition phénicienne, la tradition égyptienne, une certaine chasse au sanglier, le symbolisme du deuil et du veuvage, la navigation de l’arche, le rassemblement de ce qui est épars, – et bien d’autres choses encore. Mais peut-être en avons-nous déjà trop dit, et soulevé plus qu’il ne convient le voile qui normalement doit recouvrir en Loge la lettre G.

    On aura noté toutefois que le mot dont il s’agit appartient à trois traditions différentes. Comment d’ailleurs s’en étonner ? M. Berger écrit en parlant du G et de l’étoile flamboyante : « Le caractère central de l’un et l’autre symboles est nettement souligné dans les textes ou dans les Tableaux de Loge, où le G figure le plus souvent au milieu du rectangle qui en délimite le tracé. » Et l’auteur ajoute : « Ainsi, dans Prichard, l’étoile est expressément dite signifier le Centre. »

    Symbolisme du centre ; symbolisme du germe et de l’initiale ; symbolisme de la victoire et de l’achèvement… G latin en forme de crochet, Gamma grec en forme d’équerre, Ghimel hébraïque évoquant « La Grande Triade »… Ici encore citons René Guénon : « La vérité est que la lettre G peut avoir plus d’une origine, de même qu’elle a incontestablement plus d’un sens ; et la Maçonnerie elle-même a-t- elle une origine unique, ou n’a-t- elle pas plutôt recueilli, dès le Moyen Age, l’héritage de multiples organisations antérieures31 ? ». Nous sommes certain que M. Jean-Pierre Berger aurait été d’accord avec nous pour laisser le dernier mot à cette grande voix.

Denys Roman

  1. C’est par cette citation que débute le premier article écrit par René Guénon sur la Maçonnerie dans la revue La Gnose. Il avait alors 24 ans, (Cf. Études sur la F.-M., II, 257.)
  2. Voir La Grande Triade, ch. XXV, et Symboles fondamentaux de la Science sacrée, ch. XVI.
  3. Cette expression, aux termes près, est empruntée à M. J. Corneloup, auteur dont les conceptions sont cependant en général fort éloignées de celles de Guénon. (Cf. Études sur la F.-M., II, 140.)
  4. Cf. Études sur la F.-M., II, 259.
  5. C’est nous qui soulignons le mot certains. En effet, à lire M. Berger, on pourrait croire que Guénon attribuait à toutes les Loges opératives la pratique dont il s’agit. Or, personne n’a été plus conscient que cet auteur de la multiplicité des Rites maçonniques, multiplicité qui doit remonter à une antiquité fort reculée.
  6. La Grande Triade, p. 205. »
  7. Cf. Études sur la F.-M., II, 180. Guénon donne là quelques indications sur les conséquences rituelles de ce fait assez peu connu.
  8. Par ce mot assez peu adéquat d’« ultra-orthodoxie », nous avons voulu désigner cette mentalité surtout « formaliste » qui attache à l’accessoire autant de prix qu’à l’essentiel. En1717, l’heure était sans doute venue d’une « réadaptation » de la Maçonnerie opérative ; car les « opérations » véritables avaient cessé depuis longtemps. Malheureusement, cette tâche fut confiée à Anderson, et que fit-il ? Alors qu’il eût fallu à tout prix conserver les Old Charges,il les brûla. Quant aux Loges demeurées « opératives », il semble bien que leurs dirigeants aient fait piètre figure en face d’un Anderson et d’un Désaguliers. Les attitudes successives du duc de Wharton n’ont pas servi leur cause. Et que dire de ceux qui fondèrent des organisations anti-maçonniques, comme les Gregorians et surtout les Gormogons, dont le nom seul eût dû leur inspirer une salutaire terreur ? Il fallut attendre 1751 pour qu’une « réaction » saine fût instaurée ; ce fut la fondation, par des Maçons irlandais résidant à Londres, de la Grande Loge d’Athol qui, en un demi-siècle, allait « retourner » la situation, et, sauvant tout ce qui pouvait encore être sauvé, devait assurer, à l’« Union » de 1813, le triomphe des conceptions des « Anciens » sur celles des « Modernes ».
  9. Nous avons eu la curiosité de consulter l’article sur la Loge d’Aberdeen dans l’encyclopédie de Mackey (t. III, p. 1151). Nous y avons trouvé effectivement les deux statuts dont parle M. Berger. Mais nous y avons aussi trouvé les lignes suivantes : « Les procès-verbaux du “bourg” d’Aberdeen, ininterrompus depuis 1398, font de nombreuses allusions aux Maçons… Un de ces procès-verbaux parle de la “Loge” des Maçons, un bâtiment (a building) en 1483… Un procès-verbal de 1544 parle du bâtiment de la Loge qui était le lieu de réunion permanent des Maçons… Une première Loge maçonnique… avait été construite en bois, et fut brûlée par les ennemis du Métier (Craft), lesquels, dit-on, étaient nombreux et comptaient dans leurs rangs les membres du clergé. (Car depuis la mort de Wyclef, le clergé fournissait les anti-Maçons les plus acharnés – bien que plusieurs de ses membres aient compté parmi les meilleurs des Maçons –, l’Église romaine ayant officiellement [souligné dans le texte
  10. On ne connaît guère que sous ces noms les quatre Loges opératives qui formèrent la Grande Loge de Londres, le 24 juin 1717.
  11. La Grande Triade, p, 205.
  12. Le Compagnonnage et les Métiers, p, 124 [P.U.F., 1966
  13. Le retour ; à la fin de chaque mot, de la terminaison em, donne à ce parler l’allure d’un bourdonnement inintelligible. (Les Hébreux donnaient le nom de Zomzommim à un peuple de géants anté-chananéens dont ils ne pouvaient comprendre la langue. Cf. Deutéronome, II, 18-21.)
  14. Juges, XII, 4-6.
  15. On pourrait nous objecter que l’orthodoxie chrétienne de Dante, et même son christianisme tout court, ont été mis en doute de son vivant, et qu’un auteur qui dit à Virgile : « Tu duce, tu signor et tu maestro » pourrait bien relever de quelque initiation hermético-pythagoricienne. Remarquons cependant que plus on avance dans la Divine Comédie, plus les éléments chrétiens prennent le pas sur les éléments « païens ». Par ailleurs, la « violence » même des critiques adressées par Dante à l’Église de son temps nous semble inexplicable de la part d’un étranger à cette Église, et nous pensons même que l’Alighieri devait occuper un rang très élevé dans la « hiérarchie cachée » du Christianisme (c’est dans le cas de Dante surtout qu’il convient de rappeler que « l’initié est supérieur au clerc »). De toute façon, le « Poème sacré » est adressé au monde chrétien, et si Dante avait pensé qu’un certain usage de l’hébreu eût ajouté à sa portée initiatique, on peut croire qu’il n’eût pas dédaigné un tel « instrument technique ». – Dans les romans du Graal, les éléments celtiques ne sont pas présentés tels quels, mais après une christianisation d’ailleurs plus ou moins « habile ». – Nous savons bien également qu’il y eut un certain nombre de « kabbalistes chrétiens » ; mais il faut noter qu’on n’en compte aucun avant la Renaissance, qui « consacra » la rupture du monde occidental avec la tradition chrétienne.
  16. La langue religieuse de l’Église d’Éthiopie.
  17. L’usage de la langue hébraïque dans la liturgie est limité à l’emploi quotidien des quatre mots Amen, Alleluia, Hosannah et Sabaoth, à celui du mot araméen Ephphéta dans les rites du baptême, et d’une dizaine d’autres mots, de loin en loin, au cours de l’année liturgique.
  18. Rappelons les exceptions :Jah – Bel – On dans le « Métier », et quelques mots en langues vulgaires (par exemple : « Frédéric II. – De Prusse ») dans les hauts grades écossais.
  19. Nous nous sommes inspiré ici de termes employés dans divers rituels, et notamment dans l’Oration du troisième degré au Rite Anglais.
  20. Alors que les « mots sacrés » varient considérablement d’un Rite à l’autre (les « avatars » du mot Tubalcaïn sont révélateurs à cet égard), il est dans la Maçonnerie des « caractéristiques » qui ne varient pas, et qui sont même les seuls éléments rituels à ne jamais varier. Il ne s’agit pas de symboles sonores, ni de symboles figurés, mais de « gestes », très justement appelés « signes de reconnaissance », et dont la permanence à travers tous les Rites peut faire penser au caractère « inattaquable » du diamant.
  21. Il pourrait être intéressant de rapprocher GBR d’une autre racine sémitique KBR, qui a le même sens. Les Kabirim étaient les « Puissants ». Ce terme, passé en grec, a donné le mot « Cabires », nom des dieux honorés dans certains Mystères, notamment à Samothrace. Voici un texte guénonien peu connu : « À propos du Sinaï, il est intéressant de faire remarquer que cette région fut, à une époque très reculée, le siège de Mystères en rapport avec l’art des métallurgistes, c’est-à- dire de Mystères “cabiriques” ; ces métallurgistes étaient des “Kénites”, nom que certains lisent “Caïnites” et ceci, de toute façon, a une étroite relation avec le symbolisme de Tubalcaïn, bien connu dans la Maçonnerie. » Ces lignes terminent une note sur les trois « montagnes sacrées » des Opératifs (le Sinaï, le Moriah et le Thabor), note signée A.W.Y (initiales du nom arabe de René Guenon) dans le Speculative Mason de 1936 (page 36). On voit que Guénon, bien loin de dépendre de cette revue pour son information en matière opérative, donnait occasionnellement, à ses rédacteurs et rédactrices, des éclaircissements sur les points obscurs de leur symbolisme. Bien entendu, il était parfaitement au courant des tentatives faites, à diverses reprises, pour mettre en contact les derniers Opératifs avec la Grande Loge Unie d’Angleterre.
  22. Le songe de Salomon sur le haut-lieu de Gabaon, où l’Éternel lui conféra la sagesse, la gloire et les richesses, est précédé par le récit du mariage de Salomon avec la fille de Pharaon, roi d’Égypte, qui est 1’épouse du Cantique, assimilée à la « terre noire » par ces paroles qui ont tant intrigué les commentateurs : « Je suis noire, mais je suis belle, ô filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon. » Rappelons que Cédar était le second fils d’Ismaël (Genèse, XXV 13). Chose assez curieuse, c’est de Cédar et non pas de Nabaoth, « premier-né d’Ismaël », que la tradition islamique fait descendre Mohammed.
  23. Nous donnons le texte de saint Mathieu (IV 1-11). Saint Luc intervertit les deux dernières tentations ; on peut lire dans les Conférences de Cassien d’intéressantes considérations sur cette mutation.
  24. Après son baptême.
  25. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée, p, 432.
  26. Si nous rappelons ce fait, c’est que le Saint-Empire est le dernier héritage qu’ait reçu la Maçonnerie. De plus, le « héros éponyme » de l’Empire est qualifié de « germe » par la Bible hébraïque ; et le dernier titre « officiel » de l’Empire évoque aussi l’idée de germination.
  27. Cette remarquable faculté d’assimilation de la Maçonnerie est due, pensons-nous, à sa parenté particulière avec l’hermétisme. L’héritage représente d’ailleurs la forme la plus normale d’une telle assimilation. Mais il en est une autre, « violente » celle-là, qui est le rapt. Dans la légende grecque d’Hermès, on voit le fils de Maïa, à peine né, dérober et « cacher » la foudre de Jupiter, le glaive de Mars, la ceinture de Vénus, les troupeaux et la lyre d’Apollon. Pour reprendre ce qu’on lui avait ravi, le dieu du jour dut se défaire de sa houlette de berger qui servit à Mercure pour inventer le caducée. Mais les dignitaires du Rite Écossais qui, dans les pays latins, ont laissé leurs Loges bleues abolir l’office des Diacres, savaient-ils seulement que l’insigne de ces Officiers n’est autre chose que le caducée d’Hermès, – ou encore la baguette du mystérieux Altri, le missus silencieux envoyé du Ciel au secours de Dante et de Virgile, afin d’ouvrir la porte de Dité ?
  28. Marc, XII, 41-44 ; et Luc, XXI, 1-4.
  29. La revue Ars Quatuor Coronatorum est l’organe de la Loge anglaise Quatuor Coronati : c’est une « Loge de recherches », qui ne procède à aucune initiation, et se spécialise dans les travaux d’histoire et d’archéologie maçonniques.
  30. Les Anglais disent couramment qu’un Maçon installé Vénérable a reçu le « quatrième degré », Ce qui peut expliquer une telle expression, c’est que, dans les rites anglo-americains, les rites d « Installation », qui se font « à couvert » en « Comité de Maîtres Installés », comportent la communication de « secrets » particuliers, et notamment un mot de passe et un mot sacré.
  31. Études sur la F.M., t. I, p. 208.

Jean Richer, Delphes, Délos et Cumes

Études Traditionnelles : Mai-juin-juillet-août 1973

Jean Richer, Delphes, Délos et Cumes (Juillard, éditeur, Paris).

    Dans son compte-rendu sur l’ouvrage de Xavier Guichard intitulé Eleusis-Alésia, Guénon (en 1938) relevait comme particulièrement digne d’intérêt le fait que les lieux repérés par l’auteur et appelés par lui lieux alésiens « étaient régulièrement disposés sur certaines lignes rayonnant autour d’un centre, et allant d’une extrémité à l’autre de l’Europe ». Nous ne pouvions nous empêcher de penser à l’ouvrage de Guichard en lisant le livre de M. Jean Richer, paru à la fin de 1970, et qui constitue la suite de sa monumentale Géographie sacrée du monde grec. Dans cette étude sur trois des principaux centres religieux du monde antique, il est en effet continuellement question de droites rayonnant autour de centres principaux ou subalternes. Certes, les découvertes de M. Richer ne soulèvent pas les quelques réserves que Guénon avait formulées à propos de celles de Guichard (notamment sur le rôle de « centre » attribué par ce dernier au mont Poupet). Mais Eleusis-Alésia reste tout de même la première tentative faite par un auteur contemporain pour restituer quelques éléments de cette « géographie sacrée » dont Guénon disait qu’elle est « parmi les antiques sciences traditionnelles, une de celles dont la reconstitution donnerait lieu actuellement aux plus grandes difficultés, et peut-être même, sur bien des points, à des difficultés tout-à-fait insurmontables » (Formes traditionnelles et cycles cosmiques, p.163).

    Dans Delphes, Délos et Cumes, l’auteur a raconté (pp. 14-15) les circonstances vraiment étranges qui furent à l’origine des découvertes qui l’amenèrent à écrire sa Géographie sacrée. Nous le citons : « Je m’étais posé une question précise : pourquoi le voyageur, arrivant d’Athènes à Delphes, trouve-t-il, à l’entrée du site sacré, un sanctuaire d’Athéna ? La réponse vint dans un songe d’un matin de printemps. Une statue d’Apollon… m’apparut, de dos, puis lentement elle pivota sur elle-même de 180 degrés, dans le sens des aiguilles d’une montre, jusqu’à me faire face. Dans les minutes qui suivirent, j’appliquais la méthode préconisée dans le Timée… Il suffisait d’une carte de Grèce, d’une règle et d’un compas pour interpréter ce songe. N’avais-je pas affaire à des dieux géomètres ? Encore à moitié endormi, je pris la première carte de Grèce qui me tomba sous la main. Je traçai la ligne Delphes-Athènes. Ô surprise ! … Prolongée, elle aboutissait à Délos [lieu de naissance d’Apollon], et naturellement je connaissais l’histoire des Vierges vénérées à Délos. La découverte était faite mais, pour en tirer les conséquences, il me fallut plusieurs années de réflexion et de recherches. C’est seulement deux ans plus tard, lorsque j’eus réuni des dizaines et des centaines de faits et d’observations concordants, que je commençai à le prendre au sérieux et à songer à l’exploiter… ».

    M. Richer a tiré bien des droites et tracé bien des cercles dans les années dont il parle. Mais le résultat est vraiment surprenant. Son livre n’est pas résumable, puisqu’il est basé sur des cartes et des reproductions de monuments figurés. Nous nous bornerons donc à signaler quelques points où l’auteur apporte une contribution très appréciable aux thèses traditionnelles. Mais on ne peut s’empêcher d’éprouver un regret. L’auteur donne parfois l’impression de s’adresser uniquement aux spécialistes des études helléniques. Quelques explications supplémentaires auraient pu rendre son ouvrage accessible à un bien plus grand nombre de lecteurs. Par exemple, il est probable que les Vierges vénérées à Délos étaient d’origine hyperboréenne ; et l’on eût aimé aussi avoir tous les renseignements possibles sur la « théorie », ce vaisseau sacré que les Athéniens, tous les quatre ans, envoyaient au mois de mai en grande pompe célébrer à Délos les jeux rituels.

    Parmi le grand nombre d’axes méridiens (Nord-Sud) et parallèles (Est-Ouest) qui sont étudiés dans l’ouvrage, plusieurs ont dû avoir une importance particulière. C’est ainsi que le méridien de Délos passe au Nord par le mont Haemus en Thrace (où Borée résidait dans une caverne) et au Sud par l’oasis d’Ammon, où se trouvait un oracle fameux qui proclama Alexandre fils de Zeus (c’est-à-dire « nouveau Dionysos » et fils du tonnerre) et qui marqua le limite occidentale des conquêtes macédoniennes. M. Richer regarde d’ailleurs cet axe mont Haemus-Délos-Ammon comme ayant un caractère solsticial, en relation avec l’ « arbre du monde ». Il reproduit un relief conservé au musée de Délos et représentant le serpent enroulé autour de l’omphalos et flanqué de deux arbres.

    Indépendamment de ce qui constitue le domaine propre de ses recherches, M. Richer apporte sur de nombreux points des « jugements » où se manifeste l’indépendance de son esprit et qui font parfois un heureux contraste avec certaines opinions un peu trop « conformistes ». Nous allons citer quelques passages remarquables.

« Nous vivons à une époque bien étrange, où il existe de graves commentateurs de Platon qui se moquent d’un auteur assez naïf pour avoir cru à la divination par les songes et qui le soupçonnent de cautèle ou de calcul politique parce que, dans le Timée et dans Phèdre, il a accordé sa caution morale aux oracles delphiques (p.13)… La mentalité moderne ne permet pas de comprendre [certains] phénomènes… Nous sommes toujours à chercher des trucs, des ficelles, et à supposer que les anciens étaient plus naïfs que nous. Ce qui se passait exactement dans le mantéion de Delphes, en quoi consistaient exactement les initiations de Samothrace et d’Eleusis, ce sont des questions dont nous n’aurons probablement jamais la réponse complète ».

    Ailleurs, M. Richer écrit : « La symbolique dont s’est servi Homère était à base d’astrologie, parce que les initiés de Delphes, d’Eleusis, de Samothrace, connaissaient ce langage et qu’en l’adoptant, l’aède était certain de n’être compris que d’une élite. En ces temps lointains, on savait que rien ne s’obtient sans peine et qu’il faut rompre l’os médullaire avant de pouvoir sucer la substantifique moelle ».

    L’auteur fait de nombreuses remarques sur les rites observés par les Grecs lors de la fondation de leurs « colonies » ; cela nous a rappelé ce qu’écrivait Guénon au sujet de la construction des villes anciennes. Les Grecs, avant de fonder une colonie, consultaient l’oracle de Delphes, et la réponse donnée (qui spécifiait le lieu où devait se faire la nouvelle fondation) était conservée avec le plus grand soin. M. Richer écrit : « A propos du rôle joué par l’oracle de Delphes dans la fondation des villes, M. P. Amandry a fait remarquer que le texte des anciens oracles soit apocryphe ne prouve rien contre l’authenticité d’une intervention de l’oracle. Pour notre part, nous dirions même qu’un oracle fabriqué a posteriori est presque plus probant qu’un oracle authentique, en ce qui concerne le rattachement symbolique à « Delphes ». Une telle remarque nous paraît très juste, et serait d’ailleurs susceptible de s’appliquer à bien d’autres domaines de la science sacrée, et tout d’abord à l’interprétation des textes scripturaires, dussent les tenants de la fameuse « méthode historique » se voiler la face d’horreur. C’est en somme la question des rapports de la « véracité » avec l’ « authenticité ».

    Citons encore d’autres remarques intéressantes : « Comme si l’idée de blancheur rayonnante, évoquant ce que devait être la pureté du candidat à l’initiation, était indissociable du début du cycle zodiacal, tous les lieux liés symboliquement au point vernal portent un nom où paraît le radical Leuké ». L’auteur illustre sa remarque par un nombre considérable de références, allant des Leukai (jeunes filles initiées d’Aptère en Crête, qui pratiquaient le plongeon rituel dans la mer) au rocher de Leucade (célèbre par la mort de Sapho) et à l’île Leuké à l’embouchure du Danube (où Achille fut transporté après sa mort pour y vivre d’une façon mystérieuse). Il mentionne même qu’ « au point de la côte d’Irlande situé à la latitude de l’île de Man (omphalos des Iles Britanniques) on trouve l’Ile d’Achille ». De telles concordances sont vraiment curieuses. L’enquête de M. Richer, on le voit, déborde très largement le cadre purement hellénique. « Tout se passe, dit-il, comme si l’astrologie avait constitué le commun dénominateur des religions antiques (ce qui s’explique si on songe qu’elle en représente l’élément extrahumain ou surhumain) et comme s’il y avait eu entre les clergés des diverses religions un accord tacite ou explicite quant à des tracés directeurs et à la constitution de la zone d’influence et de rayonnement de chaque grand centre religieux » (pp. 210-211).

    Nous pensons même que ces différents « clergés » avaient comme base d’accord non seulement l’astrologie, mais surtout la métaphysique. Voici un autre point d’intérêt : « L’origine de tout le système des centres traditionnels, écrit l’auteur, semble avoir été Babylone ; de là on est passé à Toushpa, capitale du royaume d’Ourartou sur la rive sud du lac de Van [état qui fut vers le 1er millénaire avant notre ère en lutte constante avec l’Assyrie]. Toushpa est située sur le méridien d’Assur et de Ninive, et sur le parallèle de Milid (capitale du royaume des Hittites, les Héthéens de la Bible), de Sardes et de Delphes. Le nom de la capitale hittite, Milid ou Milidia, voulait dire milieu ; c’est l’actuelle Malatya » (p. 211).

    M. Richer, à propos de l’importance de l’omphalos de Sardes (capitale de la Lydie), n’oublie pas de rappeler que, selon Hérodote et Tite-Live, les Etrusques (qui transmirent leur religion aux Romains) étaient d’origine lydienne. D’autre part, les Lydiens enseignèrent aux Grecs d’Asie mineure l’art de la frappe des monnaies et, très vraisemblablement, « la symbolique du décor de ces monnaies et les règles qui présidaient au choix des signes qui les ornaient ». Parlant à ce propos des oracles de Delphes consultés par le roi de Lydie Crésus et dont Hérodote nous a conservé les réponses (« Tu vas détruire un grand empire » et « Quand un mulet sera roi des Mèdes… », M. Richer remarque : « Cette démarche était en quelque sorte normale si on considère que l’oracle de Delphes était le légitime successeur d’un ancien oracle ayant son siège à Sardes où, rappelons-le, avait régné Omphale à l’époque d’Héraclès » (p. 213). Ici nous avons été surpris que l’auteur ne pousse pas plus loin l’examen des correspondances symboliques. En effet, Héraclès, « délivré » de son esclavage par Omphale, l’épousa ; et l’on rapporte qu’ayant revêtu la robe de la reine, il filait la laine à ses pieds, tandis qu’Omphale, couverte de la peau du lion de Némée, brandissait la massue du héros. Nous avons là un exemple particulièrement parlant d’ « échange hiérogamique » : l’accès à l’omphalos (c’est-à-dire au centre) implique immédiatement la « résolution des oppositions » symbolisée ici par le mariage sacré, comme elle peut l’être ailleurs par le Rébis hermétique. Il faut noter aussi que la quenouille (tenue de la main gauche) et la massue (tenue de la main droite) sont l’une et l’autre des symboles axiaux qui jouent, vis-à-vis du couple Héraclès-Omphale, le même rôle que les deux arbres qui flanquent l’omphalos délien et que les croix des deux larrons de part et d’autre de la croix du Christ.

Mais on n’en finirait pas à relever tous les détails qui aiguisent l’intérêt de tout lecteur un peu familier avec la science du symbolisme. Nous lisons par exemple : « Les Grecs semblent avoir considéré (et en cela aussi les Romains les imitèrent) que l’occupation d’un pays impliquait d’abord la prise de possession des points remarquables où les lignes zodiacales coupaient les côtes ».  Il est d’ailleurs probable de beaucoup d’autres peuples (peut-être tous les peuples anciens) agissaient de même ; et cette façon d’agir s’est parfois poursuivie jusqu’en plein moyen âge. Guénon, après Coomaraswamy, a parlé d’un ancien texte islandais exposant les règles de la « prise de possession de la terre ». M. Richer expose très heureusement « le sens mystique profond » de telles façons d’agir, qui constituent une « immense œuvre collective, poursuivie durant deux millénaires par des peuples théocratiquement gouvernés : il s’agissait de diviniser la surface de la terre occupée par les hommes, de la rendre semblable au ciel, d’en faire en somme un immense mandala (p. 213).

    Çà et là dans son ouvrage, l’auteur fait allusion à « la persistance à travers les siècles de la religion préhistorique » [Il serait peut-être plus exact de dire : de la Tradition primordiale]. Il explique, par des arguments qui nous semblent convaincants, l’emplacement des alignements de Carnac et le nom du golfe du Lion ; il pense que Glastonbury et Stonehenge correspondent à l’enceinte et au temple des Hyperboréens dont Diodore de Sicile nous a laissé la description. Mais on pourrait se demander si les thèses de l’auteur s’appliquent aussi en dehors du monde « polythéiste », et si Jérusalem, ce centre commun aux trois « aspects » de la tradition monothéiste, est elle aussi en rapport linéaire avec les centres religieux de la « Gentilité ». En prolongeant l’axe qui joint Jérusalem à Delphes, on arrive à Mediolanum (Saint-Benoît-sur-Loire), qui était l’omphalos des Gaules. Ainsi donc, les centres spirituels des trois grandes traditions (celtique, hellénique et judéo-chrétienne) qui sont à l’origine de la civilisation occidentale traditionnelle se trouvent sur le même axe. Une telle constatation revêt évidemment une grande importance.

    M. Richer, parmi les nombreuses conclusions que ses découvertes l’ont amené à tirer, remarque : « On est obligé de conclure que, même si les anciens ne possédaient pas de bonnes cartes, ils avaient une idée précise et exacte de la configuration des côtes et des positions respectives des caps et des îles ». Guénon (op. cit., p.160) allait beaucoup plus loin et il pensait que les Anciens « devaient connaître avec précision les véritables dimensions de la sphère terrestre ». Il mentionnait que, pour Xavier Guichard, « les connaissances possédées par les géographes de l’antiquité classique, tels que Strabon et Ptolémée, loin d’être le résultat de leurs propres découvertes, ne représentaient que les restes d’une science beaucoup plus ancienne, voire même préhistorique dont la plus grande partie était alors perdue ».

    Guichard avait aussi insisté sur les « jalons de distance » qu’on peut repérer sur les « itinéraires alésiens », où ils sont disposés à des intervalles fixes dont la mesure est en rapport avec le stade grec, le mille romain et la lieue gauloise (cf. Guénon, op. cit., p. 160). C’est là une question des plus importantes. En effet, cette régularité dans les distances, qui exprime une sorte de rythme spatial, devrait jouer dans la géographie sacrée absolument le même rôle que les rythmes temporels, exprimés par la doctrine des cycles, jouent dans l’histoire traditionnelle. La géographie sacrée, basée (comme l’astrologie et l’alchimie) sur le symbolisme, doit être comme celui-ci une « science exacte ». Il serait bien utile que des recherches suivies soient effectuées sur un tel sujet. Les recherches que Guichard avait poursuivies durant toute son existence « dans la joie, dit-il, de découvertes inattendues » ne pourraient-elles pas être confrontées avec le grand nombre de faits établis par M. Richer ? Ce dernier écrit en conclusion de son ouvrage : « Du jour où les spécialistes prendront la peine de nous lire, on verra les exemples se multiplier, et bien des textes obscurs, bien des récits légendaires deviendront relativement clairs ».

    Certains des « jalons de distance » repérés par Guichard portent encore aujourd’hui des noms tels que Millières, Myon, etc., qui évoquent l’idée de « milieu ». Il en est de même pour la Milid des Hittites et la Mediolanum des Gaulois. D’autre part, Tolède, que M. Richer rencontre sur l’un des axes principaux, fait penser à Thulé ; et ne pourrait-on pas aussi rapprocher de ce dernier mot ceux de Délos et de Delphes ? Thulé et Délos sont l’une et l’autre des « centres » et des « terres de stabilité », avec cette différence que Délos, centre d’une tradition « dérivée », fut d’abord une île errante avant d’être « stabilisée » au centre des Cyclades. Pour le dire en passant, le symbolisme de Latone qui, sur le point d’accoucher, est poursuivie par le serpent Python et doit se réfugier sur Délos où elle met au monde Diane (la lune) et Apollon (le soleil) est bien proche de celui de la Femme de l’Apocalypse « vêtue du soleil » et dressée sur la lune, qui « crie dans les douleurs de l’enfantement », met au monde un enfant mâle et, poursuivie par le « Dragon roux », doit se réfugier au désert. Dans les deux cas, il s’agit de la manifestation « dans la douleur » d’une nouvelle tradition, particulière dans le mythe grec, universelle dans le symbolisme apocalyptique. Et si l’on objectait que saint-Bernard assimile formellement la Mulier amicta sole à la Vierge Marie, il serait facile de répondre que cela ne fait que confirmer l’interprétation donnée plus haut : il est bien connu en effet que, dans la liturgie catholique, Marie est constamment identifiée avec la Sagesse éternelle.

    M. Richer annonce quatre livres en préparation, traitant de la décoration des vases grecs, de la symbolique des monuments funéraires, de l’histoire du calendrier et de la géographie sacrée du monde romain. Il se félicite que ses découvertes aient déjà attiré l’attention de nombreux chercheurs et peut-être éveillé certaines vocations. Voilà une excellente nouvelle. Car si M. Richer fait école, non seulement il nous aura révélé une Grèce plus profonde et surtout beaucoup plus « authentique » que celle qui fit l’enchantement des humanistes de la Renaissance, mais encore il aura jeté les fondements nécessaires à la « résurgence » de cette science traditionnelle « perdue » : la géographie sacrée, dont Xavier Guichard avait entrevu l’existence, mais sans oser l’appeler par son nom. Une telle résurgence ne serait-elle pas un « signe des temps », heureux et « faste » celui-là, à côté de tant de signes néfastes ? Il est dit qu’à la fin du cycle, tout ce qui avait été perdu sera retrouvé. Nous souhaitons que les « dieux géomètres » continuent à guider les recherches de M. Richer.

Denys ROMAN

 

E.T. N° 404. Novembre-décembre 1967

    Dans le Symbolisme de juillet-septembre, M. Marius Lepage évoque les souvenirs et sentiments qu’a ravivés en lui la disparition de son ami et collaborateur François Ménard. Un article de ce dernier, intitulé Mises au point, expose, à l’usage, semble-t-il, de ceux qui se préparent à entrer dans la voie maçonnique, quelques-uns des caractères essentiels de la Doctrine « perpétuelle et unanime ». Continuer la lecture

E.T. N°402-403 07-08 et 09-10 1967

Le Symbolisme, qui a maintenant pour Rédacteur en chef M. Pierre Morlière, continue à publier des articles intéressants. Dans le numéro d’avril-juin1967, plusieurs se rapportent, de près ou de loin, à la tradition maçonnique. C’est ainsi que M. Pierre Stables commence des Etudes sur le Symbolisme chevaleresque dont nous reparlerons quand elles seront terminées, d’autant plus que l’auteur, sortant des sentiers battus, annonce son intention d’étudier « les légendes » de la chevalerie. Continuer la lecture

Note introductive 3

avertissement

2009 : La Lettera G / La Lettre G, N° 10

 Denys Roman : « Du Temple à la Maçonnerie par l’Hermétisme chrétien »*

  Il est reconnu que Denys Roman retenait l’œuvre de René Guénon comme référence authentiquement traditionnelle, et nos lecteurs n’ignorent pas non plus l’intérêt privilégié que ce dernier accordait à l’Ordre maçonnique et en particulier à l’Hermétisme, parce qu’il considérait que la science d’Hermès présente avec l’Art Royal une affinité de nature. Continuer la lecture

E.T. N° 400. mars-avril 1967

Le Symbolisme, octobre-décembre 1966.

M. J.P. Berger, dont nous avons récemment signalé l’article sur Nemrod et la Tour de Babel, publie dans ce numéro la traduction, accompagnée de notes très abondantes, de la « source » principale du dit article : le Dumfries Manuscript n°4. L’auteur est d’une grande érudition, non seulement dans la langue anglaise (ce qui lui permet de surmonter parfois avec bonheur les difficultés causées par la présence de nombreux termes archaïques), mais aussi, semble-t-il, dans les langues sémitiques, ce qui lui donne l’occasion de proposer quelques rapprochements judicieux. Le Dumfries Manuscript n°4, qu’on pense remonter à 1710 environ, fut découvert en 1891 et semble avoir appartenu à la vieille Loge (opérative) de Dumfries en Ecosse. Il comprend une version des Old Charges (avec le « serment de Nemrod »), les questions et réponses rituelles, et enfin le blason de l’Ordre, qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. D’après M. Berger, c’est le plus long des documents de ce genre actuellement connus. C’est aussi l’un des plus récents, puisqu’il fut écrit à la veille des événements de 1717. C’est enfin celui « dont la perspective spécifiquement chrétienne est la plus accusée », et il est « le seul à mentionner l’obligation d’appartenir à la Sainte Eglise Catholique ». Nous nous proposons de revenir ultérieurement sur la « Légende du Métier », partie essentielle des Old Charges et nous nous bornerons aujourd’hui à mentionner certains points abordés par M. Berger dans ses notes. Parlant des trois fils de Lamech : Jabel, Jubal et Tubalcaïn, il nous apprend que, d’après le Cooke’s Manuscript (début du XVème siècle), Jabel fut l’architecte de Caïn (son ancêtre à la sixième génération) pour la construction de la ville d’Hénoch. L’auteur relève la présence de la racine JBL dans les noms Jabel et Jubal, et aussi dans le « mot de passe » Shibboleth. Il rappelle que cette racine, qui est celle du mot Jubilé, évoque une idée de « retour au Principe ». Cela est intéressant ; mais, bien entendu, ce qu’il y a d’essentiel dans le mot Shibboleth, c’est sa connexion avec le « passage des eaux ». Continuer la lecture