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Darkness visible partie 2

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe d’Automne 2007. N°7

Darkness visible [Deuxième partie]

L’introduction de la formule darkness visible dans le rituel maçonnique anglais de style Emulation apparaît à la suite de l’Union des Anciens et des Modernes de 1813 ; nous n’avons pas de certitudes sur les modalités de son adoption. La traduction littérale « ténèbres visibles » (et non « obscurité visible » comme il est dit parfois) révèle une association de sens contradictoires propres à retenir l’attention, et divers auteurs devaient en effet s’y intéresser, la plupart dans un esprit antimaçonnique et en se plaçant d’un point de vue exotérique exclusif1. En fait, l’expression darkness visible ne peut être vraiment explicitée et comprise – dans les limites de la faculté discursive – qu’en tant qu’elle est étroitement liée à la signification de la séquence rituelle correspondant à ce que les Kabbalistes désignent par le déplacement des lumières, elle-même abandonnée en partie dans la pratique maçonnique d’aujourd’hui (voir infra). Cette séquence ne trouve sa raison d’être et ne révèle sa véritable signification qu’en fonction de la perspective particulière à la Maîtrise qui s’effectue rituellement par un changement formel d’orientation, ce changement correspondant à une interversion dans le sens d’un retournement. D’ailleurs, l’orientation particulière à ce degré, est toujours usitée des Maîtres Maçons dans certains de ses éléments significatifs2. Ainsi, le déplacement des lumières s’accompagne, dans sa mise en œuvre, de l’intégration visible des décors symboliques d’ordre cosmologique qui assurent l’ordonnancement régulier de la Loge. Mais intégrer n’est pas uniformiser systématiquement dans une même perspective d’ensemble ; c’est pourquoi, pour prendre quelques exemples précis, on notera que le Tableau de Loge est occulté ainsi que les deux luminaires que sont le soleil et la lune3 situés au Débir (à l’Orient), équivalent symbolique du Saint des Saints du Temple de Salomon ; les deux luminaires demeurent indissociables car complémentaires : symboles de la dualité, ils s’évanouissent, n’étant plus en conformité avec la nouvelle orientation régulière de la Chambre du Milieu qui exprime l’Unité Primordiale. Cependant, un symbole subsiste, lumineux, à sa station initiale : c’est « l’œil dans le triangle » ou « l’œil qui voit tout », dénommé ordinairement Delta ; mais sa position se trouve dès lors inversée, c’est-à-dire pointe en bas, figurant le schéma du cœur. Ainsi disposé, il est dorénavant la « Porte Solaire », analogue à l’œil du dôme de tout édifice sacré. On se souviendra que, maçonniquement, cette Porte, selon l’enseignement traditionnel dont R. Guénon a été, à notre époque, l’interprète pour l’Occident, n’est autre que l’équivalent de la « porte du Ciel » ou « porte des dieux » ; elle est l’ouverture sur le « Soleil intelligible » dont le « septième rayon » – l’Axis mundi – assure le passage qui conduit « au-delà du Soleil », domaine des états supra-individuels propre aux grands mystères, ce « passage [qui] assure la libération complète »4  ».] des limitations individuelles inhérentes à la manifestation.

Ainsi, pour le Connaissant, le Soleil, « une fois élevé au Zénith, ne se lèvera plus ni ne se couchera, il se tiendra au centre » (Chândogya Upanishad, III, 11, 1 et 3).

Comme possibilité opérative immédiate, c’est-à-dire affranchie de la temporalité, cette interversion permet – ne serait-ce que virtuellement – au Maître Maçon d’ « identifier le centre de sa propre individualité (représenté par le cœur dans le symbolisme traditionnel) [ce qui correspond à une libération du mental] avec le centre cosmique de l’état d’existence auquel appartient cette individualité et qu’il va prendre comme base pour s’élever aux états supérieurs » (L’Esotérisme de Dante, ch. VIII). C’est ainsi que le Travail collectif en Loge permet la restauration de l’état originel par la translation « du centre de la conscience du “cerveau” au “cœur” ». C’est en quelque sorte une autre « vision » (de la Lumière intelligible), que l’on peut rapporter à une « audition » et qui prend appui sur la disposition symbolique ainsi établie et s’y identifie en application de l’analogie inverse5. Reportons-nous à ce que R. Guénon précise à ce sujet : « Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance “par reflet”, comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure ; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’”extérieur” à l’”intérieur”, et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même ; l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles. On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être transféré du “cerveau” au “cœur” ; pour ce transfert, toute “spéculation” et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage ; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective […]. Le passage de l’”extérieur” à l’”intérieur”, c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l'”état primordial”, de s’élever aux états supérieurs […] »6. C’est seulement ainsi que la Maîtrise atteint sa plénitude.

L’ « audition » évoquée est en rapport étroit avec la « Lumière intelligible » ; selon la perspective cosmogonique, le Son précède en quelque sorte la Lumière, et nous verrons que ce point de doctrine n’est pas étranger à notre sujet. Par exemple, l’audition est partie intégrante des éléments symboliques fondamentaux du degré de l’Arche Royale considéré par les anciens – et encore aujourd’hui – comme « la racine, le cœur et la moelle de la Franc-Maçonnerie » en tant que complément de la Maîtrise ; il est le  nec plus ultra  en raison de son caractère universel, de sa perspective ouverte sur les grands mystères, mais également de ses liens avec la Maçonnerie opérative ; mais nous ne pouvons présentement qu’en mentionner l’importance et signaler seulement un point qui est loin d’être négligeable, en correspondance avec nos rituels : il s’agit du rapport entre l’ouïe et la vue qui sont respectivement mises en relation avec la nuit et le jour ; car on connaît « […] l’étroite connexion qui existe, au point de vue cosmogonique, entre le son et la lumière ». Pour les chrétiens et les Maçons, le texte le plus explicite à ce sujet se situe au début du Prologue de l’Evangile de saint Jean qui précise : « Au commencement [au principe] était le Verbe… » ; il s’agit là de « l’acte du Verbe produisant l’”illumination” qui est à l’origine de toute manifestation, et qui se retrouve analogiquement au point de départ du processus initiatique  »7. C’est pourquoi -en particulier dans le domaine initiatique- on accorde prééminence et antériorité à l’ouïe sur la vue et de ce fait à la nuit sur le jour. C’est donc par pure analogie que nous utilisons le terme de « vision » en rapport avec la séquence rituelle du déplacement des lumières, car là réside un des mystères de l’Ordre.

Pour illustrer, dans une certaine mesure, ce rapport étroit entre l’ouïe et la vue et les incidences résultant de leur mise en œuvre, relevons quelques applications souvent négligées parce qu’en apparence banales : elles proviennent de manuscrits de la Maçonnerie des XVIIe et XVIIIe siècles, et plus précisément de leur partie dénommée Lectures ou Instructions qui furent originellement des « tuilages » de caractère synthétique à partir d’éléments rituels ; elles se pratiquent par questions et réponses dans lesquelles se trouvent certaines formules qui sont comme l’écho d’une pratique opérative ; une de celles-ci se situe curieusement entre la question concernant la « naissance virginale » du Christ et celle qui a trait à la construction du Temple de Salomon :

« Question : A quoi la nuit est-elle bonne ?

Réponse : La nuit est meilleure pour entendre que pour voir »8. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter les formules et la gestuelle adoptées par les Maçons de cette époque pour prévenir l’indiscrétion d’un profane (donc l’intrusion d’un point de vue étranger à la démarche initiatique) : cela consistait par exemple à exécuter un « faux pas » (celui-ci étant une figuration irrégulière de la marche ordonnée du Maçon en direction de l’Orient de la Loge) en prononçant à voix basse : « le jour est fait pour voir [sous-entendu: les signes] et la nuit pour entendre [les mots] » ; ces formules sont aussi, comme nous le précisions plus haut, en rapport avec l’épreuve du « tuilage » pratiquée habituellement par le Tuileur à l’entrée extérieure du Temple qui abrite la Loge, comme l’est également la formule bien connue : « il pleut [sur le Temple] ».

*   *   *

Ainsi l’expression darkness visible correspond-elle, dans la perspective spécifique aux petits mystères, aux « ténèbres perçues », réflexion de la Lumière procédant des « ténèbres supérieures » dont l’accès s’effectuera par le septième rayon du Soleil matérialisé au centre. R. Guénon nous dit que, en tant que symbole du non-manifesté, ces ténèbres « sont en réalité la Lumière qui surpasse toute lumière, [qui est] au-delà de toute manifestation et de toute contingence, l’aspect principiel de la lumière elle-même […] » ; ce reflet de la Lumière que, seul, de par son état, le Maître achevé a qualité pour appréhender dans la Chambre du Milieu. Suivant l’expression maçonnique – équivalente de la formule hermétique se rapportant à la phase nommée « séparation » –, le Maître Maçon doit œuvrer selon le processus ultime du discernement qu’est la discrimination, c’est-à-dire « déceler la lumière dans les ténèbres et les ténèbres dans la lumière ». Est-il nécessaire de préciser que nous sommes très éloignés de la perspective exclusive que retient Milton dans son poème Paradise lost, et qui se rapporte uniquement aux ténèbres entendues dans leur sens le plus inférieur, c’est-à-dire en tant qu’états psychiques qui se manifestent par une « chaleur obscure » (antithèse des ténèbres visibles) et sont relatives aux « lieux » infernaux que Dante évoque dans son Enfer.

En corrélation avec le passage rituel qui est l’objet de ces quelques réflexions, on retiendra également l’usage, en Maçonnerie, de la couleur noire dans son sens supérieur, c’est-à-dire métaphysique, qui correspond aux ténèbres visibles9. Cela concerne notamment la Chambre du Milieu qui est l’expression formelle de cette couleur ; c’est là, pour le Maître, qu’a lieu la deuxième mort qui correspond à une troisième naissance analogue à une « résurrection », véritable changement d’état qui ne peut s’accomplir que dans l’obscurité10.

Ajoutons que la station initiatique qu’est la Maîtrise maçonnique dans la démarche spécifique au Métier a également sa correspondance, en mode constructif, avec le symbole de la Pierre, la Keystone ; c’est la pierre angulaire ou clef de voûte (ou son équivalent) qui, dans tout édifice sacré, a une position inversée par rapport à l’ensemble de la construction ; c’est pourquoi cette pierre, qui en constitue le couronnement, ne peut être mise en place que par en-haut, comme provenant spontanément du Ciel11. En effet, en l’absence de la clef de voûte et malgré l’ajustement conforme des pierres et leur assemblage jusqu’à la limite du sommet, l’édifice qui en résulte ne sera jamais, malgré la convergence de tout l’ensemble vers ce point (c’est le « nœud vital »), qu’un ouvrage imparfait et dénué de stabilité, même si une certaine harmonie s’en dégage nécessairement : il est en quelque sorte le reflet du cosmos non encore résorbé dans son Principe. Mais, par la mise en place de la clef de voûte, se réalise, dans l’instantanéité, l’intégration de la multiplicité dans l’Unité, et ainsi l’ensemble de la construction se trouvera relié et identifié -hors de la modalité temporelle- à son archétype principiel ; c’est un « passage à la limite », un changement d’état. Seule la clef de voûte, « par sa forme aussi bien que sa position, est effectivement unique dans l’édifice tout entier, comme elle doit l’être pour symboliser le principe dont tout dépend »12 ; elle est la synthèse de l’édifice, image parfaite et véritable de l’Unité dont la manifestation procède.

C’est pourquoi le Maître Maçon, qui s’identifie lui-même virtuellement à la Keystone (en raison de l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme), doit intégrer, autant qu’il est possible -et pas uniquement en Chambre du Milieu-, cette « vision très excellente » qui s’origine dans son Principe, réalisant ainsi la synthèse parfaite des trois Piliers de la Loge. En outre, on constate que les éléments rituels de la Maîtrise que nous venons d’évoquer, et qui procèdent de ce symbolisme et en permettent la mise en œuvre conforme, révèlent nettement la finalité initiatique de l’Ordre maçonnique13. Ce « constat symbolique » infirme donc toutes les hypothèses qui reposent sur une conception historiciste exclusive visant à démontrer que le grade de Maître et sa légende – la légende d’Hiram – ou leur équivalent respectif, ne seraient qu’une élaboration humaine tardive. Il est inconcevable que la Maçonnerie ait pu être privée de cette « station » privilégiée (ou de son équivalent), car elle aurait été ainsi bornée à une voie initiatiquement incomplète, ce qui serait inexplicable. Une approche plus correcte sur ce sujet demanderait un examen attentif et sans parti pris, du degré de « Compagnon fini », antérieur à la Maçonnerie spéculative, et une comparaison de certaines de ses particularités avec le « couple » Compagnon/Maître tel qu’il a été codifié ensuite. Ce qui est sûr c’est que la Maîtrise proprement dite a fait défaut à certains fondateurs de la Maçonnerie spéculative. Mais cela est-il un débat ?].

Mais darkness visible évoque également l’origine « polaire » de l’Ordre, le retour à cette origine étant symbolisé, comme nous l’avons dit, par l’inversion d’orientation -et ses compléments-, matérialisée, dans la Chambre du Milieu, par le déplacement des lumières. D’autre part, cette situation primordiale est l’objet d’une « réminiscence » précise, symbolisée par la lettre G -symbole de la Polaire- placée au centre de l’Etoile flamboyante14. Et, à proximité de celle-ci, sont figurées les sept étoiles qui marquent la présence des 7 Rishis dont la demeure symbolique est la Grande Ourse. Selon la tradition hindoue, ceux-ci sont les sept Lumières par lesquelles fut transmise au cycle actuel la Sagesse des cycles antérieurs, ces Lumières qui portent l’héritage de Sagesse de ces cycles et en détiennent en quelque sorte la « mémoire ». Ceci explique pourquoi, par transposition, sont placées sept étoiles autour de la Lune sur le Tableau de Loge présent aux autres degrés « bleus ». En ce qui concerne, entre autres choses d’importance, la constitution de la Loge considérée comme étant « juste et parfaite » ainsi que la validité de la transmission initiatique, il apparaît que les 7 Rishis -en tant qu’Archétype primordial- président à l’Architecture céleste qui est Géométrie. Ils sont ainsi la norme qui se « réfléchit » sur la Terre, déployant son ordonnancement de Sagesse, Force et Beauté, qui rend possible et légitime l’établissement (et la restauration) de multiples applications initiatiques en conformité avec le plan du Grand Architecte de L’Univers15.

Darkness visible est une des nombreuses formules rituelles que véhiculent la Chambre du Milieu et ses mystères. « Lieu » central de la Maçonnerie, l’excellence de la Chambre du Milieu ne peut être appréhendée que par le « lien qui nous unit » (le Cable tow assimilable au Sûtratma), lien qui unit tous les Maçons –passés16et présents- à l’Ordre, et qui n’est autre que le Secret : c’est-à-dire « ce qu’il y a de plus central en tout être […] en raison de [son] caractère d’”incommunicabilité” ».

C’est pourquoi la possession de la Maîtrise est en réalité un état éminent et unique dans l’initiation occidentale d’aujourd’hui, état dont R. Guénon nous dit qu’il correspond à la véritable plénitude17.

*   *   *

Ces quelques réflexions sur un sujet qui touche à une séquence négligée -parmi d’autres- de la démarche initiatique maçonnique ne prétendent pas en épuiser la richesse ou lever quelque voile impénétrable, d’autant plus qu’en son aspect le plus profond elle rejoint l’inexprimable lié par le Secret. Il reste à souhaiter que les quelques points abordés soient l’occasion et le point de départ de réflexions constructives sur les possibilités « sans nombre » qu’offre l’Ordre maçonnique ; mais il est vrai que seule la méditation sur les symboles peut favoriser l’ouverture sur la Connaissance.

La Maçonnerie est, comme l’évoque toute l’œuvre de l’auteur français Denys Roman, l’Arche vivante des symboles où s’est rassemblé l’essentiel -sous forme de synthèses symboliques- de ce qui subsiste d’organisations initiatiques éteintes, y compris un héritage de l’ésotérisme chrétien. Tous ceux qui s’efforcent, depuis les temps les plus éloignés, d’en obscurcir la Lumière le font en vain, car ils se heurtent à son origine non humaine ainsi qu’à l’assurance donnée, de par la Volonté du Ciel, à saint Jean l’Evangéliste, Ami, Recteur et Protecteur de l’Ordre, de la perpétuité de son domaine. C’est pourquoi, à Pierre qui l’interrogeait sur ce qu’allait devenir Jean, « fils du tonnerre », le Christ répondit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe… »

André Bachelet

  1. Pour plus de développements, et particulièrement en ce qui concerne le Révérend Wilton Hannah, ministre anglican passé ensuite au catholicisme et auteur des livres Darkness visible publié en 1952 et Chritian by degrees (1954), on consultera les études de Pierre Noël dans la revue « Renaissance Traditionnelle » n° 137 de janvier 2004, pp. 66 et suivantes, et Jérôme Rousse-Lacordaire, B.A-BA Antimaçonnisme, Editions Pardès, pp. 57 et suivantes. Un ecclésiastique anglais (anonyme) répliquera au livre d’Hannah dans un ouvrage intitulé Light invisible (Lumière invisible), mais sans grande suite. Les attaques reprendront en 1965 puis en 1985 ; les ennemis de l’Ordre firent preuve à la fois de leur ignorance dans le domaine ésotérique et rituel (qui s’en étonnerait ?), et de leur habituelle faculté de nuisance ; devant le peu de résistance des responsables de la Maçonnerie britannique, ils dénoncèrent l’Ordre comme étant un véhicule du satanisme. Les protestations de Maçons vigilants ne devaient pas empêcher les conséquences dans le domaine rituel, sans compter les incidences temporelles à l’encontre des membres de la Maçonnerie de Grande Bretagne. On décèle dans toutes ces manœuvres l’obstination démentielle caractéristique des milieux instrumentalisés par l’Adv… Lorsque R. Guénon affirmait que « moins l’exotérisme s’occupe de l’ésotérisme, mieux cela vaut », n’avait-il pas tracé par là une attitude de prudence qui n’a pas toujours été respectée par les Autorités initiatiques ? Dans le rituel, le commentaire qui accompagne cette expression ne fait pas état de la signification que nous retiendrons. Voici le passage tiré de la version anglaise imprimée du rituel du 3e degré : « Let me now beg you to observe that the Light of a MM is darkness visible, serving only to express that gloom which rests on the prospect of futurity » ; et en regard relevons la traduction quelque peu différente retenue dans le rituel pratiqué en France : « Permettez-moi de vous faire observer que la lumière que possède un MM (Maître Maçon) n’est qu’une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres et ne fait qu’ajouter à la pénombre qui cache les perspectives de la vie future ». Cette tirade n’est pas satisfaisante car le voile à soulever touche au plus profond de la démarche initiatique procédant de l’aboutissement des petits mystères. Dans ce cadre rituel, tout commentaire est dans l’incapacité d’en traduire la véritable portée, tout ajout verbal appuyé s’avère généralement vain ou susceptible de compromettre une assimilation conforme
  2. On remarquera que la progression singulière du Compagnon lors de son introduction en Chambre du Milieu s’explique par là même ; on peut trouver à cette progression plusieurs significations, dont une est en rapport avec le sacrifice intérieur exigé par l’imminente élévation du Compagnon à la Maîtrise : ce sacrifice consistera, entre autres, à transformer une des composantes de la modalité corporelle ou « existentielle » comprise dans l’objectif fixé par le degré de Compagnon ; en cas contraire, le nouveau Maître serait maintenu dans une démarche « horizontale », c’est-à-dire dépendante de la faculté mentale, ce qu’il doit désormais dépasser progressivement. Quant à l’héritage pythagoricien, compte tenu de sa position centrale dans le 2e degré, il constitue un acquis définitif.
  3. Il s’agit des « deux grands luminaires dont l’un préside au jour et l’autre à la nuit » (Genèse, I, 16).
  4. Pour l’application de l’analogie inverse en rapport avec notre sujet, consulter R. Guénon : Symboles fondamentaux de la Science sacrée (aujourd’hui Symboles de la Science sacrée), Éditions Gallimard 1962, chapitres « Les symboles de l’analogie » et « L’Arbre du Monde » ; également A. K. Coomaraswamy dans son étude « The Inverted Tree » (« L’Arbre inversé »).
  5. R. Guénon : Aperçus sur l’Initiation, Editions Traditionnelles, chapitre XXXII, « Les limites du mental ».
  6. Cf. ibidem, chapitre « Verbum, Lux et Vita ».
  7. L’Herne, Documents fondateurs, 1992, p. 219, note 243 (Manuscrit Dumfries n° 4).
  8. Symboles fondamentaux (Symboles de la Science sacrée), p. 308, note 1, et Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XXXI, « Les deux nuits ».
  9. Aperçus sur l’Initiation, chapitre « De la mort initiatique », et Initiation et Réalisation spirituelle, chapitre « La jonction des extrêmes ».
  10. Ce symbolisme est essentiel au degré complémentaire qu’est l’Arche Royale qui participe de l’Arch masonry (Maçonnerie du Compas), et, de ce fait, se place en rapport avec le domaine céleste, alors que la Square masonry (qui est la Maçonnerie de l’Équerre) se développe plus spécialement dans ce qui appartient au domaine « terrestre » (cf. note suivante).
  11. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XLIII : « La “Pierre angulaire” », p. 281, et l’étude de Franco Peregrino, « Sur la fraternité », parue in « La Lettre G » n° 1, Équinoxe d’Automne 2004.
  12. La Maçonnerie comprend également, comme l’affirme R. Guénon, une perspective sur les « grands mystères » constituée par l’essence de l’Arch masonry ; c’est la raison pour laquelle le degré de l’Arche Royale était lié à celui de la Maîtrise et se trouvait intégré intimement à une Loge ordinaire et plus précisément à la Chambre du Milieu de celle-ci (cf. Aperçus sur l’Initiation, 1953, p. 276, note 1). Ce lien étroit (qui n’est pas sans évoquer le Cable Tow), véritable charnière entre la Chambre du Milieu et l’Arche Royale, apparaît notamment de façon significative dans l’opération de substitution des deux luminaires par le « septième rayon du Soleil » dans sa position centrale et invariable au zénith. Le symbolisme particulier (et sa représentation) de ce septième rayon constitue l’élément fondamental de l’Arche Royale désignée expressément comme complément de la Maîtrise, et ceci en rapport avec la « parole retrouvée ».
  13. Ceci peut être rapporté à la tradition pythagoricienne, véritablement centrale au grade de Compagnon, et en tant qu’héritage de la Maçonnerie
  14. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XXIV : « Le Sanglier et l’Ourse », p.180 note 2.
  15. C’est-à-dire les « Maçons des anciens jours », assimilables dans une certaine mesure aux « Ancêtres » qu’évoquent la plupart des traditions et qui assurent le lien spirituel ininterrompu avec l’origine ; c’est un héritage direct, par la voie initiatique, notamment celle des Collegia fabrorum de la tradition gréco-romaine. Il s’agit également des « Supérieurs Inconnus », détenteurs et inspirateurs de la Sagesse primordiale.
  16. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. LXXV : « La Cité divine ». Rappelons simplement que le rassemblement ordonné -ne serait-il que virtuel- de tous les éléments de l’être, dans le cadre de l’initiation maçonnique, est une possibilité toujours actuelle.

Jean Richer, Delphes, Délos et Cumes

Études Traditionnelles : Mai-juin-juillet-août 1973

Jean Richer, Delphes, Délos et Cumes (Juillard, éditeur, Paris).

    Dans son compte-rendu sur l’ouvrage de Xavier Guichard intitulé Eleusis-Alésia, Guénon (en 1938) relevait comme particulièrement digne d’intérêt le fait que les lieux repérés par l’auteur et appelés par lui lieux alésiens « étaient régulièrement disposés sur certaines lignes rayonnant autour d’un centre, et allant d’une extrémité à l’autre de l’Europe ». Nous ne pouvions nous empêcher de penser à l’ouvrage de Guichard en lisant le livre de M. Jean Richer, paru à la fin de 1970, et qui constitue la suite de sa monumentale Géographie sacrée du monde grec. Dans cette étude sur trois des principaux centres religieux du monde antique, il est en effet continuellement question de droites rayonnant autour de centres principaux ou subalternes. Certes, les découvertes de M. Richer ne soulèvent pas les quelques réserves que Guénon avait formulées à propos de celles de Guichard (notamment sur le rôle de « centre » attribué par ce dernier au mont Poupet). Mais Eleusis-Alésia reste tout de même la première tentative faite par un auteur contemporain pour restituer quelques éléments de cette « géographie sacrée » dont Guénon disait qu’elle est « parmi les antiques sciences traditionnelles, une de celles dont la reconstitution donnerait lieu actuellement aux plus grandes difficultés, et peut-être même, sur bien des points, à des difficultés tout-à-fait insurmontables » (Formes traditionnelles et cycles cosmiques, p.163).

    Dans Delphes, Délos et Cumes, l’auteur a raconté (pp. 14-15) les circonstances vraiment étranges qui furent à l’origine des découvertes qui l’amenèrent à écrire sa Géographie sacrée. Nous le citons : « Je m’étais posé une question précise : pourquoi le voyageur, arrivant d’Athènes à Delphes, trouve-t-il, à l’entrée du site sacré, un sanctuaire d’Athéna ? La réponse vint dans un songe d’un matin de printemps. Une statue d’Apollon… m’apparut, de dos, puis lentement elle pivota sur elle-même de 180 degrés, dans le sens des aiguilles d’une montre, jusqu’à me faire face. Dans les minutes qui suivirent, j’appliquais la méthode préconisée dans le Timée… Il suffisait d’une carte de Grèce, d’une règle et d’un compas pour interpréter ce songe. N’avais-je pas affaire à des dieux géomètres ? Encore à moitié endormi, je pris la première carte de Grèce qui me tomba sous la main. Je traçai la ligne Delphes-Athènes. Ô surprise ! … Prolongée, elle aboutissait à Délos [lieu de naissance d’Apollon], et naturellement je connaissais l’histoire des Vierges vénérées à Délos. La découverte était faite mais, pour en tirer les conséquences, il me fallut plusieurs années de réflexion et de recherches. C’est seulement deux ans plus tard, lorsque j’eus réuni des dizaines et des centaines de faits et d’observations concordants, que je commençai à le prendre au sérieux et à songer à l’exploiter… ».

    M. Richer a tiré bien des droites et tracé bien des cercles dans les années dont il parle. Mais le résultat est vraiment surprenant. Son livre n’est pas résumable, puisqu’il est basé sur des cartes et des reproductions de monuments figurés. Nous nous bornerons donc à signaler quelques points où l’auteur apporte une contribution très appréciable aux thèses traditionnelles. Mais on ne peut s’empêcher d’éprouver un regret. L’auteur donne parfois l’impression de s’adresser uniquement aux spécialistes des études helléniques. Quelques explications supplémentaires auraient pu rendre son ouvrage accessible à un bien plus grand nombre de lecteurs. Par exemple, il est probable que les Vierges vénérées à Délos étaient d’origine hyperboréenne ; et l’on eût aimé aussi avoir tous les renseignements possibles sur la « théorie », ce vaisseau sacré que les Athéniens, tous les quatre ans, envoyaient au mois de mai en grande pompe célébrer à Délos les jeux rituels.

    Parmi le grand nombre d’axes méridiens (Nord-Sud) et parallèles (Est-Ouest) qui sont étudiés dans l’ouvrage, plusieurs ont dû avoir une importance particulière. C’est ainsi que le méridien de Délos passe au Nord par le mont Haemus en Thrace (où Borée résidait dans une caverne) et au Sud par l’oasis d’Ammon, où se trouvait un oracle fameux qui proclama Alexandre fils de Zeus (c’est-à-dire « nouveau Dionysos » et fils du tonnerre) et qui marqua le limite occidentale des conquêtes macédoniennes. M. Richer regarde d’ailleurs cet axe mont Haemus-Délos-Ammon comme ayant un caractère solsticial, en relation avec l’ « arbre du monde ». Il reproduit un relief conservé au musée de Délos et représentant le serpent enroulé autour de l’omphalos et flanqué de deux arbres.

    Indépendamment de ce qui constitue le domaine propre de ses recherches, M. Richer apporte sur de nombreux points des « jugements » où se manifeste l’indépendance de son esprit et qui font parfois un heureux contraste avec certaines opinions un peu trop « conformistes ». Nous allons citer quelques passages remarquables.

« Nous vivons à une époque bien étrange, où il existe de graves commentateurs de Platon qui se moquent d’un auteur assez naïf pour avoir cru à la divination par les songes et qui le soupçonnent de cautèle ou de calcul politique parce que, dans le Timée et dans Phèdre, il a accordé sa caution morale aux oracles delphiques (p.13)… La mentalité moderne ne permet pas de comprendre [certains] phénomènes… Nous sommes toujours à chercher des trucs, des ficelles, et à supposer que les anciens étaient plus naïfs que nous. Ce qui se passait exactement dans le mantéion de Delphes, en quoi consistaient exactement les initiations de Samothrace et d’Eleusis, ce sont des questions dont nous n’aurons probablement jamais la réponse complète ».

    Ailleurs, M. Richer écrit : « La symbolique dont s’est servi Homère était à base d’astrologie, parce que les initiés de Delphes, d’Eleusis, de Samothrace, connaissaient ce langage et qu’en l’adoptant, l’aède était certain de n’être compris que d’une élite. En ces temps lointains, on savait que rien ne s’obtient sans peine et qu’il faut rompre l’os médullaire avant de pouvoir sucer la substantifique moelle ».

    L’auteur fait de nombreuses remarques sur les rites observés par les Grecs lors de la fondation de leurs « colonies » ; cela nous a rappelé ce qu’écrivait Guénon au sujet de la construction des villes anciennes. Les Grecs, avant de fonder une colonie, consultaient l’oracle de Delphes, et la réponse donnée (qui spécifiait le lieu où devait se faire la nouvelle fondation) était conservée avec le plus grand soin. M. Richer écrit : « A propos du rôle joué par l’oracle de Delphes dans la fondation des villes, M. P. Amandry a fait remarquer que le texte des anciens oracles soit apocryphe ne prouve rien contre l’authenticité d’une intervention de l’oracle. Pour notre part, nous dirions même qu’un oracle fabriqué a posteriori est presque plus probant qu’un oracle authentique, en ce qui concerne le rattachement symbolique à « Delphes ». Une telle remarque nous paraît très juste, et serait d’ailleurs susceptible de s’appliquer à bien d’autres domaines de la science sacrée, et tout d’abord à l’interprétation des textes scripturaires, dussent les tenants de la fameuse « méthode historique » se voiler la face d’horreur. C’est en somme la question des rapports de la « véracité » avec l’ « authenticité ».

    Citons encore d’autres remarques intéressantes : « Comme si l’idée de blancheur rayonnante, évoquant ce que devait être la pureté du candidat à l’initiation, était indissociable du début du cycle zodiacal, tous les lieux liés symboliquement au point vernal portent un nom où paraît le radical Leuké ». L’auteur illustre sa remarque par un nombre considérable de références, allant des Leukai (jeunes filles initiées d’Aptère en Crête, qui pratiquaient le plongeon rituel dans la mer) au rocher de Leucade (célèbre par la mort de Sapho) et à l’île Leuké à l’embouchure du Danube (où Achille fut transporté après sa mort pour y vivre d’une façon mystérieuse). Il mentionne même qu’ « au point de la côte d’Irlande situé à la latitude de l’île de Man (omphalos des Iles Britanniques) on trouve l’Ile d’Achille ». De telles concordances sont vraiment curieuses. L’enquête de M. Richer, on le voit, déborde très largement le cadre purement hellénique. « Tout se passe, dit-il, comme si l’astrologie avait constitué le commun dénominateur des religions antiques (ce qui s’explique si on songe qu’elle en représente l’élément extrahumain ou surhumain) et comme s’il y avait eu entre les clergés des diverses religions un accord tacite ou explicite quant à des tracés directeurs et à la constitution de la zone d’influence et de rayonnement de chaque grand centre religieux » (pp. 210-211).

    Nous pensons même que ces différents « clergés » avaient comme base d’accord non seulement l’astrologie, mais surtout la métaphysique. Voici un autre point d’intérêt : « L’origine de tout le système des centres traditionnels, écrit l’auteur, semble avoir été Babylone ; de là on est passé à Toushpa, capitale du royaume d’Ourartou sur la rive sud du lac de Van [état qui fut vers le 1er millénaire avant notre ère en lutte constante avec l’Assyrie]. Toushpa est située sur le méridien d’Assur et de Ninive, et sur le parallèle de Milid (capitale du royaume des Hittites, les Héthéens de la Bible), de Sardes et de Delphes. Le nom de la capitale hittite, Milid ou Milidia, voulait dire milieu ; c’est l’actuelle Malatya » (p. 211).

    M. Richer, à propos de l’importance de l’omphalos de Sardes (capitale de la Lydie), n’oublie pas de rappeler que, selon Hérodote et Tite-Live, les Etrusques (qui transmirent leur religion aux Romains) étaient d’origine lydienne. D’autre part, les Lydiens enseignèrent aux Grecs d’Asie mineure l’art de la frappe des monnaies et, très vraisemblablement, « la symbolique du décor de ces monnaies et les règles qui présidaient au choix des signes qui les ornaient ». Parlant à ce propos des oracles de Delphes consultés par le roi de Lydie Crésus et dont Hérodote nous a conservé les réponses (« Tu vas détruire un grand empire » et « Quand un mulet sera roi des Mèdes… », M. Richer remarque : « Cette démarche était en quelque sorte normale si on considère que l’oracle de Delphes était le légitime successeur d’un ancien oracle ayant son siège à Sardes où, rappelons-le, avait régné Omphale à l’époque d’Héraclès » (p. 213). Ici nous avons été surpris que l’auteur ne pousse pas plus loin l’examen des correspondances symboliques. En effet, Héraclès, « délivré » de son esclavage par Omphale, l’épousa ; et l’on rapporte qu’ayant revêtu la robe de la reine, il filait la laine à ses pieds, tandis qu’Omphale, couverte de la peau du lion de Némée, brandissait la massue du héros. Nous avons là un exemple particulièrement parlant d’ « échange hiérogamique » : l’accès à l’omphalos (c’est-à-dire au centre) implique immédiatement la « résolution des oppositions » symbolisée ici par le mariage sacré, comme elle peut l’être ailleurs par le Rébis hermétique. Il faut noter aussi que la quenouille (tenue de la main gauche) et la massue (tenue de la main droite) sont l’une et l’autre des symboles axiaux qui jouent, vis-à-vis du couple Héraclès-Omphale, le même rôle que les deux arbres qui flanquent l’omphalos délien et que les croix des deux larrons de part et d’autre de la croix du Christ.

Mais on n’en finirait pas à relever tous les détails qui aiguisent l’intérêt de tout lecteur un peu familier avec la science du symbolisme. Nous lisons par exemple : « Les Grecs semblent avoir considéré (et en cela aussi les Romains les imitèrent) que l’occupation d’un pays impliquait d’abord la prise de possession des points remarquables où les lignes zodiacales coupaient les côtes ».  Il est d’ailleurs probable de beaucoup d’autres peuples (peut-être tous les peuples anciens) agissaient de même ; et cette façon d’agir s’est parfois poursuivie jusqu’en plein moyen âge. Guénon, après Coomaraswamy, a parlé d’un ancien texte islandais exposant les règles de la « prise de possession de la terre ». M. Richer expose très heureusement « le sens mystique profond » de telles façons d’agir, qui constituent une « immense œuvre collective, poursuivie durant deux millénaires par des peuples théocratiquement gouvernés : il s’agissait de diviniser la surface de la terre occupée par les hommes, de la rendre semblable au ciel, d’en faire en somme un immense mandala (p. 213).

    Çà et là dans son ouvrage, l’auteur fait allusion à « la persistance à travers les siècles de la religion préhistorique » [Il serait peut-être plus exact de dire : de la Tradition primordiale]. Il explique, par des arguments qui nous semblent convaincants, l’emplacement des alignements de Carnac et le nom du golfe du Lion ; il pense que Glastonbury et Stonehenge correspondent à l’enceinte et au temple des Hyperboréens dont Diodore de Sicile nous a laissé la description. Mais on pourrait se demander si les thèses de l’auteur s’appliquent aussi en dehors du monde « polythéiste », et si Jérusalem, ce centre commun aux trois « aspects » de la tradition monothéiste, est elle aussi en rapport linéaire avec les centres religieux de la « Gentilité ». En prolongeant l’axe qui joint Jérusalem à Delphes, on arrive à Mediolanum (Saint-Benoît-sur-Loire), qui était l’omphalos des Gaules. Ainsi donc, les centres spirituels des trois grandes traditions (celtique, hellénique et judéo-chrétienne) qui sont à l’origine de la civilisation occidentale traditionnelle se trouvent sur le même axe. Une telle constatation revêt évidemment une grande importance.

    M. Richer, parmi les nombreuses conclusions que ses découvertes l’ont amené à tirer, remarque : « On est obligé de conclure que, même si les anciens ne possédaient pas de bonnes cartes, ils avaient une idée précise et exacte de la configuration des côtes et des positions respectives des caps et des îles ». Guénon (op. cit., p.160) allait beaucoup plus loin et il pensait que les Anciens « devaient connaître avec précision les véritables dimensions de la sphère terrestre ». Il mentionnait que, pour Xavier Guichard, « les connaissances possédées par les géographes de l’antiquité classique, tels que Strabon et Ptolémée, loin d’être le résultat de leurs propres découvertes, ne représentaient que les restes d’une science beaucoup plus ancienne, voire même préhistorique dont la plus grande partie était alors perdue ».

    Guichard avait aussi insisté sur les « jalons de distance » qu’on peut repérer sur les « itinéraires alésiens », où ils sont disposés à des intervalles fixes dont la mesure est en rapport avec le stade grec, le mille romain et la lieue gauloise (cf. Guénon, op. cit., p. 160). C’est là une question des plus importantes. En effet, cette régularité dans les distances, qui exprime une sorte de rythme spatial, devrait jouer dans la géographie sacrée absolument le même rôle que les rythmes temporels, exprimés par la doctrine des cycles, jouent dans l’histoire traditionnelle. La géographie sacrée, basée (comme l’astrologie et l’alchimie) sur le symbolisme, doit être comme celui-ci une « science exacte ». Il serait bien utile que des recherches suivies soient effectuées sur un tel sujet. Les recherches que Guichard avait poursuivies durant toute son existence « dans la joie, dit-il, de découvertes inattendues » ne pourraient-elles pas être confrontées avec le grand nombre de faits établis par M. Richer ? Ce dernier écrit en conclusion de son ouvrage : « Du jour où les spécialistes prendront la peine de nous lire, on verra les exemples se multiplier, et bien des textes obscurs, bien des récits légendaires deviendront relativement clairs ».

    Certains des « jalons de distance » repérés par Guichard portent encore aujourd’hui des noms tels que Millières, Myon, etc., qui évoquent l’idée de « milieu ». Il en est de même pour la Milid des Hittites et la Mediolanum des Gaulois. D’autre part, Tolède, que M. Richer rencontre sur l’un des axes principaux, fait penser à Thulé ; et ne pourrait-on pas aussi rapprocher de ce dernier mot ceux de Délos et de Delphes ? Thulé et Délos sont l’une et l’autre des « centres » et des « terres de stabilité », avec cette différence que Délos, centre d’une tradition « dérivée », fut d’abord une île errante avant d’être « stabilisée » au centre des Cyclades. Pour le dire en passant, le symbolisme de Latone qui, sur le point d’accoucher, est poursuivie par le serpent Python et doit se réfugier sur Délos où elle met au monde Diane (la lune) et Apollon (le soleil) est bien proche de celui de la Femme de l’Apocalypse « vêtue du soleil » et dressée sur la lune, qui « crie dans les douleurs de l’enfantement », met au monde un enfant mâle et, poursuivie par le « Dragon roux », doit se réfugier au désert. Dans les deux cas, il s’agit de la manifestation « dans la douleur » d’une nouvelle tradition, particulière dans le mythe grec, universelle dans le symbolisme apocalyptique. Et si l’on objectait que saint-Bernard assimile formellement la Mulier amicta sole à la Vierge Marie, il serait facile de répondre que cela ne fait que confirmer l’interprétation donnée plus haut : il est bien connu en effet que, dans la liturgie catholique, Marie est constamment identifiée avec la Sagesse éternelle.

    M. Richer annonce quatre livres en préparation, traitant de la décoration des vases grecs, de la symbolique des monuments funéraires, de l’histoire du calendrier et de la géographie sacrée du monde romain. Il se félicite que ses découvertes aient déjà attiré l’attention de nombreux chercheurs et peut-être éveillé certaines vocations. Voilà une excellente nouvelle. Car si M. Richer fait école, non seulement il nous aura révélé une Grèce plus profonde et surtout beaucoup plus « authentique » que celle qui fit l’enchantement des humanistes de la Renaissance, mais encore il aura jeté les fondements nécessaires à la « résurgence » de cette science traditionnelle « perdue » : la géographie sacrée, dont Xavier Guichard avait entrevu l’existence, mais sans oser l’appeler par son nom. Une telle résurgence ne serait-elle pas un « signe des temps », heureux et « faste » celui-là, à côté de tant de signes néfastes ? Il est dit qu’à la fin du cycle, tout ce qui avait été perdu sera retrouvé. Nous souhaitons que les « dieux géomètres » continuent à guider les recherches de M. Richer.

Denys ROMAN