Sakutei-Ki, ou le Livre secret des jardins japonais

Etudes Traditionnelles : N° 443-444 Mai-juin-juillet-août 1974

Sakutei-Ki, ou le Livre secret des jardins japonais. Version intégrale d’un manuscrit inédit de la fin du XIIème siècle. Commentaires et digressions de Pierre et Suzanne Rambach, d’après une traduction orale de Tomoya Masuda. (Editions d’art d’Albert Skira, Genève).

 

Ce qui frappe avant tout dans ce volume de 260 pages grand format (35/27), c’est la beauté des 350 illustrations (photographies de jardins et de paysages, peintures, estampes, calligraphies, etc.), souvent en couleurs et dont certaines occupent deux pages entières. Mais l’intérêt ne se limite pas là. Ce traité du XIIème siècle, inspiré, croit-on, d’un ouvrage antérieur, avait un caractère secret, car « l’implantation des jardins étant en relation avec l’équilibre cosmique », les connaissances qui s’y rapportent « devraient s’entourer de précautions particulières… le viol de l’ordre naturel pouvant avoir des effets maléfiques ». Aussi, tout écrit sur un tel sujet supposait parallèlement un commentaire parlé, car au Japon « la transmission orale des connaissances dans un enseignement de maîtres à disciples resta une règle générale dans de nombreux domaines jusqu’au XIXème siècle ».

Les deux présentateurs du traité, « persuadés, disent-ils, que des liens étroits unissent tous les arts », ont été amenés à faire maintes digressions, d’autant plus intéressantes que les « Kami » [divinités shintoïstes] « vécurent en bonne intelligence avec les doctrines taoïste, confucéenne et bouddhiste ». Parmi les branches du bouddhisme, ce sont surtout celles de la « Terre pure » (Amidisme) et du Zen dont il est parlé ici. On nous dit même que « l’auteur du traité apparaît comme un précurseur de la pensée Zen ». Le but réel de la contemplation du jardin était non pas de gouter une émotion simplement esthétique, mais de parvenir à « l’impondérable, l’intransmissible fuzeï que les livres ne peuvent enseigner ».

Les éléments principaux de la constitution du jardin sont les pierres, les cascades qui « sortent d’un lieu secret », les arbres et aussi les oiseaux. « Les arbres captent les flux célestes bénéfiques » ; d’ailleurs, « les Kami, quand ils descendirent du ciel, s’étaient fixés sur les arbres » ; on considérait donc qu’un jardin planté d’arbres « attirait les divinités près de la résidence humaine ».

Les deux présentateurs signalent à plusieurs reprises qu’à l’époque où le traité fut écrit, une certaine décadence traditionnelle avait déjà commencé. Mais elle fut d’abord très lente. Encore à la fin du XVIIIème siècle, un voyageur suédois notait : « Chaque maison a sa petite cour avec une montagne ou une éminence couverte d’arbres, d’arbustes et de pots de fleurs ». C’étaient là d’humbles substituts du Paradis primordial, et de « la montagne mythique des chinois, le mont Horaï, et de sa merveilleuse fontaine d’où coulait l’élixir d’immortalité ». Il est à remarquer que dans les conceptions purement shintoïstes, c’est le Japon lui-même qui fut identifié à la montagne des Bienheureux. De tels cas de « nationalisation traditionnelle » (si l’on peut risquer une telle expression) sont fréquents, on le sait, mais légitimes. De même, chaque tradition est en droit de considérer sa langue sacrée comme étant la langue primordiale.

On regrette parfois que les deux commentateurs ne se soient pas étendus davantage sur certains points qui (il est vrai) ne concernaient pas directement leur sujet principal. Nous pensons en particulier à ce qu’ils écrivent sur le théâtre de marionnettes, dont ils ont bien vu l’importance pour symboliser le caractère illusoire de la manifestation. Mais un passage du traité a particulièrement retenu notre attention : « S’il n’y a pas de rivière à l’Est, on peut planter neuf saules ». Le saule, nous dit-on, « symbolise le printemps et la jeunesse, c’est ainsi qu’il se trouvait naturellement à sa place à l’Est, domaine de Seyriu, le Dragon bleu ». Comment ne pas penser ici à ce que Guénon a écrit sur la « Cité des Saules » et sur la devise « Salix, Noni, Tengu » du « camp des Princes », du 32ème degré écossais ? Sans aller aussi loin qu’un personnage aujourd’hui disparu et qui, voici une vingtaine d’années, traduisait hardiment « Salix, Noni, Tengu » par « les neuf saules de Tengu » (Tengu étant, paraît-il, un lieu situé quelque part en Mongolie), on peut du moins remarquer, à propos des neufs saules à l’Orient des jardins japonais, que le saule et le nombre 9 évoquent l’un et l’autre l’idée de plénitude. Cela les rapproche de symboles tels que le boisseau de riz, la corne d’abondance, le point au centre du cercle, l’arche, la Grande-Ourse, etc., qui tous sont des représentations de la Toute-Possibilité originelle (et plus précisément de l’ « embryon d’or »). Bien entendu, il y a dans le Traité des jardins japonais beaucoup d’autres détails susceptibles de considérations du même genre. Le seul regret qu’on puisse exprimer, c’est qu’il n’existe pas une version moins luxueuse de cet ouvrage, ce qui le rendrait accessible à un plus grand nombre de lecteurs.

Denys Roman