Le Symbolisme, qui a maintenant pour Rédacteur en chef M. Pierre Morlière, continue à publier des articles intéressants. Dans le numéro d’avril-juin1967, plusieurs se rapportent, de près ou de loin, à la tradition maçonnique. C’est ainsi que M. Pierre Stables commence des Etudes sur le Symbolisme chevaleresque dont nous reparlerons quand elles seront terminées, d’autant plus que l’auteur, sortant des sentiers battus, annonce son intention d’étudier « les légendes » de la chevalerie.
Un Compagnon Charpentier du Devoir expose de Libres propos sur le récent ouvrage de Luc Benoist : Le Compagnonnage et les Métiers. Il regrette que ce livre, jugé par lui d’ailleurs « excellent », se réfère à des textes qui ne sont pas cités intégralement. Un tel « défaut » était inévitable dans un format et nombre de pages étroitement limités. L’ouvrage de notre collaborateur insiste sur le caractère initiatique du Compagnonnage, et il apprend davantage, sur l’histoire, les rites, les symboles et le « jargon » des Compagnons que bien des traités volumineux et d’ailleurs souvent introuvables. Une autre « critique » de l’auteur pourrait sembler mieux fondée : le Compagnon « passant » y défend la nécessité toujours actuelle du secret. Mais, bien entendu, Luc Benoist – qui, dans un ouvrage précédemment publié dans la même collection, L’Esotérisme, avait mis en exergue cette sentence du Zohar : « Le monde ne subsiste que par le secret » – serait d’autant plus d’accord avec son « contradicteur » que, dans ce même Esotérisme il a écrit : « Le Compagnonnage a ceci de remarquable qu’il a conservé son caractère secret » (page 108). Le véritable secret initiatique n’est donc pas en cause. Luc Benoist pense seulement que, dans les conditions actuelles, la divulgation de détails rituels ou symboliques est moins dangereuse qu’elle le fut parfois, et peut-être même présenter quelques avantages. Nous pensons d’ailleurs qu’il en est de même pour la Maçonnerie. Dans le cours de son exposé, l’auteur dit exactement son fait au monde moderne, et bouscule au passage quelques « idoles » économico-culturelles très « à la mode du jour ». Pourquoi faut-il que cet article, soit « dégradé » à la dernière page par une inadmissible vulgarité de langage ? Les Compagnons, pourtant, sont réputés veiller avec un soin jaloux sur chaque détail de leur « œuvre ». Et un tel « devoir » n’est-il pas plus impérieux encore quand on a l’honneur de pouvoir signer cette œuvre « L’Angevin la Tradition » ?
Dans un autre article, M. Serge Hutin décrit et commente quelques peintures et sculptures de l’église Saint-Merry à Paris. Cette étude aurait été plus « utile » si l’auteur s’était montré plus sévère dans le choix de ses références « doctrinales ». A propos du triangle inversé, après avoir mentionné les derniers degrés de l’Ecossisme, pourquoi avoir recours à « l’Ordre rosicrucien A.M.O.R.C. » ? Tout compte fait, on trouve dans cet article des remarques intéressantes. Par exemple, comme l’auteur souligne, très justement, la présence de l’escargot dans un assez grand nombre de figurations symboliques est due, non pas à son hermaphrodisme, mais au fait que sa coquille est enroulée en hélice (ce qui en fait d’ailleurs, dans le règne animal, l’équivalent de la feuille d’acanthe dans le règne végétal).
Nous avons beaucoup remarqué un article de M. Gilberto della Croce intitulé : La Charité dans l’iconographie de Dante Alighieri. L’auteur avait déjà publié dans la même revue (juin-septembre 1965) Quelques notes sur les Fidèles d’Amour, où il apportait des renseignements d’un haut intérêt sur les deux médailles du musée de Vienne aux effigies de Dante et de Pierre de Pise. Ce dernier était en réalité Victor de Pise, plus connu sous le nom de Pisanello, médailleur renommé du XVème siècle, et qui signait ses productions « Pisanus Pictor ». Dans son nouvel article, M. della Croce signale l’existence d’une autre médaille à l’effigie de Dante, ouvrage « du XVIème siècle, d’un artiste inconnu, et dont l’avers a été accouplé à trois revers différents ». On sait qu’il y a quelque-chose de semblable dans les médailles de Vienne (cf. Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, p.62). Mais il y a encore plus singulier : la médaille dont parle l’auteur porte à l’avers le buste de Dante, et les trois revers représentent respectivement Dante contemplant la montagne du Paradis Terrestre, le portrait du « Pisanus Pictor », et enfin la Charité sous les traits d’une femme avec une citation de Saint-Paul : Caritas omnia suffert.
On voit combien la découverte de M. della Croce « valorise » ce que Guénon a écrit sur les médailles de Vienne ; et certes nous n’avions pas besoin de cette confirmation, mais il est bon de la relever à l’occasion. L’auteur entreprend de montrer (avec un plein succès à notre avis) que la Charité (ou l’Amour) dont parle Dante avec tant de vénération et de constance, désigne en réalité l’organisation initiatique des Fidèles d’Amour. Pour cette démonstration, M. della Croce, jouant la difficulté, s’est volontairement limité aux sources judéo-chrétiennes : textes de la Kabbale, Patrologie latine (de Saint-Augustin à Raban Maur et Alain de l’Ile), théosophes comme Jacob Boëhme, arts figurés et surtout numismatiques.
Tous ces éléments, judicieusement utilisés, viennent éclairer les textes scripturaires et les œuvres (italiennes et latines) de l’Alighieri. L’auteur, nourri de l’œuvre guénonienne, n’y voit aucune contradiction avec la doctrine chrétienne et plus précisément catholique. Bien plus, il pense que cette doctrine peut et doit être transposée du théologique au métaphysique, sans quoi, dit-il, ses enseignements « se trouveraient dans une condition analogue à celle d’un tronc d’arbre séparé de ses racines ». Une telle étude ne se résume pas, d’autant plus qu’il s’y trouve de nombreuses digressions sur des points particuliers : le symbolisme du pain et du vin, celui du « cellier » (notamment dans le Cantique des Cantiques), les « dimensions » de la Charité du Christ et du Tabernacle, le miracle de la « lactation » dont fut favorisé Saint-Bernard (et aussi quelques autres Saints), le rapprochement des possibilités supérieures et inférieures dans l’arche de Noé (qui rappelle, mais dans une autre perspective, le mélange du bon grain et de l’ivraie dans le champ du Père de famille), etc. A propos de la formule paulinienne : Charitas omnia suffert, nous apprenons que la Vulgate a traduit par suffere le grec stego, qui a notamment les acceptions de couvrir, garder, défendre, cacher ; et, très ingénieusement, l’auteur applique tous ces sens, et aussi celui de « souffrir », à l’organisation initiatique des Templiers. En ce qui concerne le « salut » (salute) des Fidèles d’Amour, dont M. della Croce dit que « la signification n’est pas claire », nous pensons que ce terme désignait un « signe de reconnaissance ». Enfin l’auteur a très bien vu que le symbole apocalyptique de la « Femme vêtue du soleil, ayant la lune sous ses pieds et sur la tête une couronne de 12 étoiles » s’applique à une organisation initiatique. Mais, à notre avis, il ne s’agit pas de n’importe quelle organisation. L’emploi du symbolisme à la fois polaire et axial, le fait de la Femme « crie dans les douleurs de l’enfantement », les attaques dont elle est l’objet de la part d’un « Dragon roux » qui nous rappelle l’ « âne rouge » dont parlait Guénon, et surtout la place de cet épisode dans le contexte de l’Apocalypse (immédiatement avant la « montée de la Bête »), tout cela nous fait penser à la remanifestation de la Tradition Primordiale, « visiblement » et dans la contradiction, avant les cataclysmes qui marqueront la fin du cycle. Nous espérons que M. Gilberto della Croce, qui semble avoir repris les travaux de Luigi Valli et de son école, mais dans une optique rigoureusement traditionnelle et ainsi exempte de certaines limitations, va continuer à nous donner des études du même sérieux et du même intérêt.
L’article suivant, de M. André Serre, est intitulé : « Ce qui est épars… ». L’auteur y critique les aberrations de certaines Loges « avancées » en matière rituélique : le Delta remplacé par le symbole chimique du « carbone 14 », l’acclamation traditionnelle « enrichie » par le cri de « Vive la République ! », etc. Il est bien évident qu’à force de « modernisation », on devrait en arriver là ; mais les altérations les plus grossières ne sont peut-être pas les plus dangereuses… M. Serres s’élève également contre les Maçons « qui voient en Guénon un « philosophe » qui « revalorise » la Maçonnerie et donne des raisons « valables » de n’être pas ridicules en participant à des rites et en se servant de symboles… qui ne sont guère compris ». L’auteur n’a pas de peine à montrer l’illogisme d’une telle attitude. La moitié au moins de l’article est constitué par des extraits de René Guénon, d’ailleurs bien choisis. Mais un passage d’Ananda Coosmaraswamy, affirmant qu’ « une multiplicité de routes n’est pas seulement approprié à la diversité des voyageurs…, mais peut aussi fournir un secours inestimable à tout voyageur capable de lire correctement la carte » ne trouve pas grâce devant M. Serres, qui reproche à une telle position d’offrir « des dangers certains ». Nous pensons que cette façon de voir de l’auteur n’est pas sans rapports avec l’attitude qu’il prend vis-à-vis d’une thèse chère à René Guénon : les affinités entre l’Hermétisme et la Maçonnerie. Voici ce qu’écrit M. Serres à ce propos : « Certains veulent voir dans la Maçonnerie opérative un « agrégat » d’ésotérismes divers… Les « traces » visibles de l’hermétisme ou du courant templier qu’on trouve dans certains rituels maçonniques (dans les rituels des hauts-grades, il est vrai, ou, en ce qui concerne la Maçonnerie bleue, dans les rituels français récents, c’est-à-dire ne remontant pas au-delà du XVIIIème siècle) servent de base à leur démonstration… La Maçonnerie, appelée à se maintenir durant les temps modernes, peut sembler être ainsi l’héritière de symboles ou de « dépôts » ayant appartenus à d’autres organisations. Mais à y regarder de près, de qui la Maçonnerie aurait-elle pu recevoir un héritage dès le Moyen-Âge, c’est-à-dire à une époque où initiations chevaleresques et sacerdotales chrétiennes étaient pleinement vivantes ? Et si on pense à un dépôt hermétique dans la Maçonnerie bleue, c’est précisément ce dont on ne trouve aucune trace dans ce qu’on connaît de Maçonnerie antérieure à 1717, et aucune trace dans toute la Maçonnerie anglaise jusqu’à nos jours : le cabinet de réflexion et la purification par les éléments. S’il y a eu apport hermétique, avant ou par Elias Ashmole, où est-il passé ? Il serait tout de même paradoxal qu’il n’ait laissé aucune trace en Angleterre (ni dans les grades bleus, ni dans le Royal Arch, ni dans le Mark Master qui sont purement bibliques. S’il y a eu apport hermétique, cela paraît se limiter à la France et au XVIIIème siècle, quelles que soient l’origine de cet apport et la qualité des donateurs. Ce qu’on en trouve dans la Maçonnerie bleue, en fait au grade d’Apprenti, paraît très bien adapté. Pour les hauts-grades, c’est une autre histoire… C’est la persistance de la Maçonnerie à l’époque actuelle en tant qu’organisation initiatique traditionnelle connue du monde extérieur qui amène la facile hypothèse d’une Maçonnerie héritière des organisations antérieures ».
Si nous avons tenu à reproduire ce texte, malgré sa longueur, c’est que les idées exposées ici sont à l’opposé de celles de Guénon qui n’a cessé, durant 40 ans, d’insister sur les origines multiples de la Maçonnerie, origines parmi lesquelles l’hermétisme occupe une place de choix. En ce qui concerne les hauts-grades, Guénon (à une époque où déjà il pressentait que, selon la formule rituelle, « l’Ange de la Mort, Visiteur toujours attendu », allait bientôt « requérir l’entrée du Temple »), déclarait les considérer « comme représentant des vestiges ou des souvenirs venus se greffer sur la Maçonnerie ou se « cristalliser » en quelque-sorte autour d’elle, d’anciennes organisations initiatiques occidentales ». Et il poursuivait : « La raison d’être de ces derniers grades… est en somme la conversation de ce qui peut encore être maintenu des initiations dont il s’agit, de la seule façon qui soit restée possible après leur disparition en tant que formes indépendantes ; il y aurait certainement beaucoup à dire sur ce rôle « conservateur » de la Maçonnerie, et sur la possibilité qu’il lui donne de suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’initiations d’un autre ordre dans le monde occidental actuel » (Etudes sur la F.M., t.II, pp. 39-40). En somme, ce que Guénon suggère dans ce texte capital, c’est que la Maçonnerie, dans une certaine mesure, offre à ses membres, non pas une voie unique, mais une multiplicité de voies, cette « multiplicité » de voies, cette « multiplicité de routes appropriées à la diversité des voyageurs » dont parlait Coosmaraswamy. C’est pourquoi il est dit que « les signes de la Maçonnerie sont sans nombre ». (C’est le Grand Orient de France qui parle ainsi ; et quand il parle ainsi, il faut le croire). Nous donnons, bien entendu, au mot « signe » l’intégralité de ses sens, et en particulier ceux qu’il a dans l’expression « faire signe », c’est-à-dire les sens d’accord, d’invite ou d’appel. On sait l’importance des signes dans le symbolisme traditionnel de l’amour, et tout spécialement dans l’Ars amandi d’Ovide, où les très nombreux « signes d’intelligence » jouent un rôle analogue à celui des trois « saluts » que Béatrice, à des âges » différents, avait adressés à Dante. Si maintenant nous examinons un à un les arguments avancés par M. Serres, nous devons dire que nous ne pouvons en retenir aucun, et même que certains d’entre eux nous surprennent fort. Comment, par exemple, peut-on affirmer tranquillement qu’on ne trouve aucune trace de l’hermétisme dans la Maçonnerie d’avant 1717, alors que Le Symbolisme vient de publier le plus long des Old Charges, et que ce document, qui est, notons-le bien, le plus « christianisé » et le plus catholique de tous, rattache cependant la Maçonnerie à Nemrod, formellement identique au « grand Hermorian » ?
Le traducteur et le « révélateur » en France de ce texte, dont on ne saurait surestimer l’importance, M. Jean-Pierre Berger, a évidemment reconnu dans « le grand Hermorian » celui que les Grecs appelaient « Hermès trois fois grand », et il rappelle que « d’autres textes mentionnent clairement que ce fut Hermès qui découvrit les colonnes » sur lesquelles étaient gravées les secrets de la Sagesse antédiluvienne (cf. Le Symbolisme, juin 1966, p. 406). Il est également inexact d’écrire que la Maçonnerie anglaise actuelle ne comporte aucun élément hermétique. On a peut-être cette impression quand on lit ses rituels ; mais quand on les voit pratiquer, c’est autre-chose. M. Serres a tort de ne pas tenir compte de la pars esoterica… Donnons quelques exemples seulement. La Maçonnerie anglo-américaine, comme toutes les Maçonneries, procède au « dépouillement des métaux » avant d’initier un profane, et ensuite à leur « restitution ». Tous les commentateurs s’accordent pour donner à ces deux rites un caractère hermétique et plus précisément alchimique. En outre, à chaque grade, le récipiendaire est accompagné est accompagné par un « conducteur » dont le rôle de « psychopompe » est attesté par un attribut qu’il porte constamment (attribut qui, en Amérique, se termine par un caducée). Autre chose : les particularités du tablier maçonnique anglais ne sont intelligibles qu’à la lumière de l’hermétisme. Nous disons bien : toutes les particularités, c’est-à-dire les trois rosaces et les deux pendentifs. Certes, les éléments bibliques sont nombreux dans la Maçonnerie anglo-saxonne, mais ils sont loin d’être exclusifs.
En ce qui concerne la Sainte Arche Royale (puisque M. Serres en parle), regardons les choses de « plus près », selon le conseil qu’il nous donne, et dont malheureusement il ne tient lui-même pas toujours compte. Négligeant certains aspects secondaires pourtant significatifs, nous examinerons les « caractéristiques du grade, c’est-à-dire le « symbole fondamental », le « mot » et les « signes ». Le « Triple Tau » inscrit dans le Delta lui-même inscrit dans le cercle n’est tout de même pas un symbole « purement biblique » ? Est-ce que cela ne rappelle rien à M. Serres ? Passons au « mot ». Le caractère insolite de la « parole retrouvée » dans ce grade (c.f. Etudes sur la F.M., t.II, pp. 41-42), et la façon dont cette parole est communiquée sous l’ « arche vivante » (id., pp. 47-48) devraient suffire à montrer l’impossibilité de réduire le « symbolisme capitulaire » à ses seuls éléments hébraïques. Quant aux « signes de l’Arche », ils sont rapportés aux épisodes initiatiques de la vie de Moïse. Mais ces signes eux-mêmes sont ignorés par la Bible ; par contre, ils viennent compléter remarquablement les signes des grades bleus, en sorte que tout le processus de la « réalisation hermétique » se trouve résumé par l’ensemble des signes du « Métier ». Il y a même plus singulier. Dans la Maçonnerie continentale, qui ne comporte pas la Royale Arche, certains hauts grades viennent pour ainsi dire se substituer à elle, du moins quant aux « signes ». Tout cela témoigne de l’ordre qui règne dans le chaos apparent des grades maçonniques, et de l’admirable unité qui se manifeste dans leur diversité. En conclusion, nous dirons que les rapports entre la Maçonnerie et l’hermétisme ne sont pas, comme le pense M. André Serre, une « facile hypothèse », mais une hypothèse relativement facile à justifier.
Denys Roman