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Nécrologie : FRANÇOIS MÉNARD, alias “LA LETTRE G”

E.T. N° 404. Novembre-décembre 1967

Notre confrère Le Symbolisme vient de perdre un de ses plus anciens rédacteurs, François Ménard, décédé à Melun le 8 juillet 1967. Né en 1901 dans un petit village du département de l’Indre, il entra de bonne heure dans la Maçonnerie. Très studieux, et d’une curiosité intellec­tuelle insatiable, il connut très jeune l’œuvre de René Guénon, auquel il rendit plusieurs fois visite alors que le Maître demeurait à Paris, rue Saint-Louis-en-l’Ile. M. Marius Lepage nous dit que, Ménard disparu, il ne reste plus qu’un ami de ce dernier, M. Léo Mérigot, qui ait eu, en qualité de Maçon, des relations directes avec René Guénon 1.

On aimerait connaître quelque chose des conversations qu’eut à cette époque le jeune Maçon de l’Obédience mixte « Le Droit Humain » avec le Maître déjà « recon­nu » qui se disposait alors à quitter l’Europe sans toutefois que son intérêt pour les choses maçonniques fût en rien diminué, bien au contraire. A notre connaissance, Ménard, qui était la discrétion et la modestie mêmes, a gardé le silence sur de tels entretiens.

C’est Ménard qui fit connaître à M. Lepage l’œuvre guénonienne. A partir de 1931, tous deux travaillèrent côte à côte, notamment au sein d’une Loge « sauvage » 2 présidée par Oswald Wirth, et qui travaillait à la « resti­tution » d’un rituel « écossais » traditionnel. Mais c’est surtout en tant que rédacteur au Symbolisme que l’œuvre maçonnique de Ménard devait se révéler importante.

C’est en octobre 1931 que commença cette collabora­tion. Le premier article dont Guenon ait rendu compte parut en août 1931 et était signé « François Ménard et Marius Lepage » ; chose assez singulière, il avait pour titre  : Eglise et Franc-Maçonnerie 3.

Dès lors, la collaboration de Ménard au Symbolisme allait se poursuivre durant de longues années et ne cesser qu’avec sa mort. Du Caire, Guenon suivait ces travaux, prompt à la « critique » en cas de nécessité, heureux quand il pouvait approuver, sympathique et affectueux toujours. C’est un hommage éclatant qu’on peut rendre à François Ménard en rappelant que c’est l’auteur le plus souvent cité et « loué » dans les Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, sans même excepter Charles Clyde Hunt, Grand Secrétaire de la Grande Loge d’Iowa, et l’équipe rédactionnelle du Spéculative Mason 4.

En novembre 1948, Ménard, tout en continuant à écrire sous son patronyme, commença à signer « La lettre G » une série d’articles touchant à ce qu’on pourrait appeler l’ « attitude » de l’initié face aux contingences du monde moderne. Guénon eut le temps de parler avec estime des quatre premières de ces études : « Le Marxisme », « L’Opportunisme de l’initié », « La Tolérance », « Sa­gesse et Initiation ».

A notre avis, les articles et comptes rendus signés « La lettre G » sont parmi les meilleurs de François Ménard. Mais d’ailleurs tous les travaux de cet auteur contiennent des vues intéressantes 5, car il fut incontestablement le plus « guénonien » des rédacteurs du Symbolisme. Guénonien, Ménard l’était dans toute la mesure où il avait reconnu en Guénon un serviteur exclusif de la Vérité. Et lui, pour qui l’amitié avait tant de prix, savait à l’occasion dire à ses amis des vérités parfois désagréables, car il estimait que l’amitié même n’a pas de droits supérieurs à ceux de la Vérité.

Afin de montrer la « fermeté » guénonienne de Fran­çois Ménard, la vigueur de sa pensée, et aussi — pour­quoi ne pas le dire ? — la « jeunesse » de son style, nous citerons la conclusion du dernier texte signé « La lettre G », où il dénonce sans ménagements certaines tentatives d’« utilisation » de la Maçonnerie, et déplore l’insuffi­sance des réactions suscitées par ces tentatives.

« Or, c’est là justement qu’il aurait fallu répondre à M. Alec Mellor pour ruiner dans l’œuf son « grand dessein ». Il est pourtant élémentaire qu’entre « religion » et « initiation » il y a un hiatus que toute la dialectique « jésuite » (au meilleur sens du terme) de M. Mellor ne saurait combler. C’est là le point crucial que l’on ne semble pas vouloir traiter, car il faudrait entrer dans les idées de Guénon (Aperçus sur l’initiation, chap. XI, p. 72), ce Guénon dont on admet sans rire la « cécité » à propos de certains documents historiques, alors qu’on sait bien qu’il a qualifié l’Histoire de « science vaine » 6.

…« Comment ces auteurs ne voient-ils pas qu’il suffi­rait de dire à M. Alec Mellor : « Nous ne parlons pas la même langue ! » pour couper court à son « grand des­sein » ? Mais pour cela il faudrait parler la « langue des initiés » et faire ressortir nettement l’insuffisance et la médiocrité des arguments sentimentaux, politiques, théologiques, de l’auteur. Malheureusement, combien y a-t-il de Maçons capables de l’utilisation correcte de ce langage ? On a bien l’impression que les Vénérables Frères sont très loin d’entrer dans ces vues et en mesure d’utiliser ce moyen. Alors il est bien plus facile, mais beaucoup moins convaincant et efficace, de suivre l’au­teur dans ses détours subtils et de faire appel à Voltaire en reconnaissant « son admirable courage » … Dans ces conditions, la polémique stérile peut encore continuer des décennies, pour la plus grande joie des adversaires de l’Ordre. A quoi bon ? » 7…Telles sont les dernières lignes qu’ait écrites « La lettre G ». En les traçant, Ménard avait-il le pressenti­ment de sa fin prochaine ? En tout cas, nous considé­rons ces lignes, pour notre compte, non pas comme un « signe de détresse », mais plutôt comme un « testament philosophiques ».

Pas plus que nous n’avons connu René Guénon, nous n’avons eu de relations personnelles avec François Ménard, Ce n’est donc pas à nous qu’il appartient de dire ses qualités de cœur. Elles ont séduit et conquis ceux qui l’ont approché. On a pu écrire de lui : « Il comprenait tout, il excusait tout ». Caritas omnia suffert, ormnia crédit, omnia sustinet. Il nous plaît qu’ait été appliquée au non-chrétien François Ménard la célèbre sentence paulinienne que les « Fidèles d’Amour » transposaient dans l’ordre initiatique en l’appliquant à leurs « anciens en fidélité » : les soldats de la Milice du Temple.

Le Frère François Ménard, alias « La lettre G », en Maçonnerie « Gabaon » — qui est un nom de victoire — est passé à l’Orient Éternel. A sa veuve, Madame François Ménard, et à son fils, Monsieur Michel Ménard, nous adressons, au nom de beaucoup d’amis du côté des Études Traditionnelles, nos respectueuses et fraternelles condo­léances.

D.R.

  1. Mais, bien entendu, d’autres personnes, qui connurent Guénon et qui sont encore vivantes, ont pu entrer plus tard dans la Maçonnerie.
  2. On désigne ainsi des ateliers composés de Maçons de diverses appartenances qui se réunissent occasionnellement sans « patente de constitution ». En France les Obédiences ferment plus ou moins les yeux sur ces « tenues clandestines ». Toute­fois, la Loge dont il est ici question se réunissait au siège même de la Grande Loge de France.
  3. Cf. Etudes sur la F.M., t. I, p. 184.
  4. Comme exemple de l’intérêt des articles de Ménard, nous citerons sa Contribution à l’étude des outils, dont Guénon a pu dire qu’elle « pourrait servir en quelque sorte de base à une restauration des rituels du grade de Compagnon, dans lesquels se sont introduites de multiples divergences quant au nombre des outils qui y interviennent et à l’ordre dans lequel ils sont énumérés ». (Etudes sur la F.M., t. II, p. 172.)
  5. Cf. sa Chronique de la Contre-Initiation (Symbolisme de juillet 1964, pp. 468-469), où il signale le caractère « redouta­ble » de certaines publications actuelles.
  6. Ménard fait ici allusion notamment à certain « docu­ment suédois » autour duquel on a mené grand bruit ces der­nières années. De telles discussions sont d’ailleurs entièrement dépassées, maintenant qu’on commence à regarder de près les documents authentiques de la Maçonnerie opérative, et même, tout simplement… l’encyclopédie de Mackey. Les « positions » maçonniques de Guénon sortent, de telles lectures, singulière­ment renforcées. Et nous espérons bien que cela ne fait que commencer…
  7. Le Symbolisme, octobre 1966, pp. 94-96.

E.T. N° 421-422 SEPT-OCT-NOV-DEC 1970 2ème partie

LES REVUES

 — Dans le Symbolisme d’octobre-décembre 1969, nous noterons un article de M. Pierre Morlière sur les deux saints Jean. L’auteur remarque que ces deux saints n’appa­raissent dans les documents écrits que très tardivement (quelques années avant 1717). Les Old Charges les plus anciens n’en font aucune mention, et donnent à l’Ordre comme patrons les Quatre Saints Couronnés. — M. Morlière commente aussi un symbole propre aux Maçonneries de langue anglaise : deux droites parallèles tangentes à un cercle dont le centre est marqué par un point. Les deux parallèles sont assez souvent rapportées aux deux saints Jean ; mais il est loin d’en être toujours ainsi, et dans la Maçonnerie anglaise notamment elles sont dites symbo­liser Moïse et le roi Salomon. Cela semble avoir intrigué M. Pierre Morlière ; aussi, après avoir estimé normale l’attribution des deux parallèles aux deux saints Jean, il remarque : « On ne peut en dire autant de Moïse et du roi Salomon, leurs rôles traditionnels et historiques se prêtant malaisément à une telle mise en parallèle ! » — Il nous semble, au contraire, que ces deux personnages se prêtent fort bien à illustrer certains aspects du symbo­lisme de Janus, symbolisme dont les deux saints Jean et leur rôle dans le cycle annuel n’épuisent pas les multi­ples aspects. De même que le temple de Janus était ouvert pendant la guerre et fermé pendant la paix, Moïse a un rapport évident avec la guerre (en temps que libérateur d’Israël), et Salomon avec la paix. De plus (et ceci a une importance capitale pour l’art de bâtir), Moïse a fait construire le Tabernacle, lieu unique du culte pour les Hébreux alors qu’ils étaient nomades dans le désert, et Salomon a fait construire le Temple, lieu unique du culte pour les Hébreux devenus sédentaires ; nous retrouvons ici le complémentarisme d’Abel et de Caïn. Enfin, on peut dire aussi que Moïse, le « voyant » du Buisson ardent, a un rapport particulier avec le monothéisme et Salomon avec le « polythéisme » (nous faisons ici allusion à la construction, ordonnée par lui, de temples pour les idoles, acte condamnable du point de vue exotérique, mais qui, de la part d’un tel personnage, doit forcément trouver sa justification dans une « ordonnance » ésotérique. Notons en passant qu’un des indices du caractère supra-confes­sionnel de la Maçonnerie est le fait que le Vénérable d’une Loge est dit siéger non pas dans la chaire de saint Jean, mais bien « dans la chaire du roi Salomon ».

 — Dans le même n°, un long article de M. Jean-Pierre Berger : « Fidèles d’Amour, Templiers et Chevaliers du Graal », nous arrêtera quelque peu, car, comme toutes les études de cet auteur, il touche à des questions de la plus haute importance. M. Berger connaît très bien l’œuvre de Guénon ; mais il a voulu faire des recherches person­nelles « afin, dit-il, de confirmer et de préciser l’adhé­sion que l’on a pu donner à la parole d’un homme en qui il ne serait malgré tout pas raisonnable d’avoir une « foi » aveugle, si digne de confiance qu’il fût dans la quasi totalité des cas ». Il est certain qu’une attitude « passi­ve » n’est pas du tout indiquée pour aborder une telle œuvre ; et personne n’a jamais réclamé pour les vérités traditionnelles une « foi » aveugle. Guénon disait un jour à Oswald Wirth : « En matière de métaphysique, on com­prend ou on ne comprend pas ». L’adhésion aux princi­pes, qui se traduit pratiquement par une certaine compré­hension du symbolisme (qui est « la langue de la méta­physique »), voilà, en définitive, la principale condition requise pour retirer quelque fruit de la lecture et surtout de l’étude de l’œuvre guénonienne, et il est assez vain de se demander si son autour a cru « sur parole » telle ou telle des allégations d’Henri Martin, d’Aroux, de Rossetti et même de Luigi Valli. L’extraordinaire « érudition » de Guénon, les « matériaux » qu’il tirait de ses lectures dans les cinq principales langues de l’Europe occidentale, tout cela n’était pour lui que des occasions qu’il utilisait pour exposer des idées de provenance toute différente. Nous avons connu des guénoniens (ou qui se croyaient tels) qui se disaient « embarrassés » en constatant que Guénon, dans Autorité spirituelle, diffère de Dante qui, dans son traité De la Monarchie soutient l’indépendance des deux pouvoirs. De tels « embarras » nous font penser à ces chrétiens qui sont troublés par les contradictions entre certains livres de l’Ancien Testament et par celles, encore plus nombreuses, entre les quatre Evangiles. Quoiqu’il en soit, M. Berger, dans son étude, a voulu examiner de près la question des rapports entre les Fidèles d’Amour et les Templiers, « car , dit-il, il faut bien reconnaitre que R. Guénon ne fournit pas le moindre indice permettant de justifier ses affirmations si nettes et si lourdes de conséquences » en ces matières.

  M.Berger ne professe pas la moindre considération pour les travaux d’Aroux et de D.-G. Rossetti. Nous le trouvons bien exigeant. Peu importe ce qu’ont pu être ces deux personnages. Aroux (sincèrement ou non) se donne pour une sorte de catholique « ultra-intégriste », ennemi juré du « vieil Alighieri » hérétique, révolutionnaire et socialiste ! Rossetti, lui, joignait à la fougue d’un conspi­rateur quarante-huitard le lyrisme d’un poète romantique et d’un peintre préraphaélite. Ces deux auteurs si diffé­rents ont pourtant rassemblée une masse considérable de faits, de citations, d’allusions, dont ils ont donné des interprétations parfois discutables, mais que rien n’em­pêche de « restituer » dans une perspective tradition­nelle. A ce titre, ils méritaient d’être cités dans L’Esoté­risme de Dante, de préférence à tant d’éminents « dantologues » dont la portée des travaux ne dépasse pas les domaines de la linguistique et de la critique littéraire.

  M. Berger a lu les auteurs italiens cités par Guénon : Luigi Valli, Ricolfi et Scarlata. Il a été déçu par le premier qui, dit-il, « chausse trop aveuglément les bottes de Ros­setti et d’Aroux ». Mais comment M. Berger a-t-il donc lu Luigi Valli ? Il semble avoir cherché dans cet auteur la mention de faits établissant d’une manière indiscutable et pour ainsi dire « officielle » l’existence de rapports entre Templiers et Fidèles d’Amour. Tel n’était pas le but de Valli. Le titre de son ouvrage : Il Linguaggio segreto di Dante e dei Fedeli d’Amore, montre assez qu’il s’agit d’une étude sur le « jargon » initiatique des Fidèles d’Amour. Cette étude a été menée avec une habileté con­sommée. Le sens des principaux termes du langage secret a été indubitablement établi par la comparaison d’une multitude de pièces écrites par les auteurs, célèbres ou obscurs, du dolce stil novo. C’est au moyen de ce langage éminemment symbolique qu’on doit mener toute recherche relative aux Fidèles d’Amour. Or, dans ce langage, deux termes ont une importance particulière : ce sont les mots « dame » et « pleurer ». La dame symbolise entre autres choses une organisation initiatique (Valli dit une « sec­te »). La mort de la dame est la destruction de cette organisation. Et « pleurer », terme qui revient constam­ment chez les Fidèles, signifie prendre toutes dispositions nécessitées par cette destruction : une de ces dispositions consistait à « simuler » la non-appartenance à la « secte ». Les dangers, en effet, étaient considérables ; c’est pourquoi il est inutile de chercher dans l’œuvre de Dante une allusion explicite à son rattachement aux Templiers.

  Dans un article d’ Archeologia dont nous avons parlé récemment, M. le duc de Lévis-Mirepoix a écrit : « Un autre interrogatoire du plus haut intérêt est celui de Florence, étudié à la Bibliothèque du Vatican par Loiseleur. Il relate, d’après des dépositions obtenues sans  violences, les initiations mystérieuses que le Temple aurait cachées. Elles ont plus ou moins de rapport avec  le catharisme, du fait que nombre de cathares, après la  catastrophe de leur secte, avait été introduits de gré ou de force parmi les Templiers ». Il y avait donc à Florence une commanderie de Templiers, et ces Tem­pliers étaient réputés hérétiques, puisque Albigeois. On sait comment ces derniers furent traités. Le danger était mortel, pour Dante et pour ses amis, s’ils étaient recon­nus comme étant des leurs.

  La seconde partie de l’article parle surtout de l’œuvre d’André le Chapelain, étudiée par Ricolfi. M. Berger voit dans la Champagne une province privilégiée. Est-ce bien sûr ? En tout cas, quand il nous dit qu’il y a filiation de saint Bernard à Ruysbroeck et de Dante à Eckhart, la chose, en ce qui concerne les deux derniers noms, est hautement improbable : en effet, l’œuvre de Dante est tout imprégnée de symbolisme, et ce n’est assurément pas le cas pour celle d’Eckhart.

  A propos du symbolisme de la « pluie » en Maçonnerie, l’auteur évoque ce que dit saint Bernard sur un passage du Cantique des Cantiques : « Déjà l’hiver est passé, la pluie s’en est allée, les fleurs sont apparues sur notre terre, le temps de tailler la vigne est venu ». Ce rappro­chement est intéressant. Mais à vrai dire, nous pensons que l’expression : « Il pleut sur le Temple », employée lors de la collation des grades quand le candidat frappe « irrégulièrement » à la porte, est due surtout aux faits que le Tableau de la Loge (et surtout le pavé mosaïque) est dit représenter la « Terre sainte » (Holy ground), substitut du Paradis terrestre, et qu’il ne pleuvait pas dans le jardin de l’Eden.

  Nous en profiterons pour mentionner quelques points que nous croyons importants. Le Cantique des Canti­ques, épithalame des noces de Salomon avec la fille du roi d’Egypte, a été l’objet d’une multitude de commentai­res, tant juifs que chrétiens. Parmi ces derniers, le plus remarquable est certainement celui de saint Grégoire de Nysse. Ce « Père cappadocien » a intégré dans sa théolo­gie non seulement certaines perspectives des philosophes néo-platoniciens, mais encore les thèses « orthodoxes » de Clément d’Alexandrie et d’Origène, dont on sait qu’ils ont exprimé en partie l’ésotérisme chrétien primitif. On trouve chez Grégoire de Nysse des notions sur la position centrale de l’être humain, sur le véritable sens des « tuniques de peau  », sur la « transfiguration » du cosmos opérable par l’homme, sur la non-éternité du mal, sur le sens supérieur des ténèbres etc. La pensée de Grégoire n’a jamais été oubliée en Orient. Mais en occident ce Père n’a été traduit en latin que par le bienheureux Guillaume de Saint-Thierry, disciple de saint Bernard. Bernard et Guillaume ont d’ailleurs écrit des commentaires sur le Cantique, où l’on retrouve comme un écho de Grégoire de Nysse. Nous ne voudrions pas tirer de ces rapprochements plus qu’ils ne peuvent donner. Mais n’est- il pas au moins curieux que le plus métaphysicien des Père grecs (et peut-être de tous les Pères de l’Eglise) ait été mis à la portée de la chrétienté occidentale par un religieux de l’entourage immédiat de saint Bernard, rédacteur de la Règle de ces Templiers qui (selon des au­teurs aussi peu suspects de sympathie pour l’ésotérisme que René Grousset et le duc de Lévis-Mirepoix) furent en rapport, en Orient, non seulement avec les « sectes » de l’Islam, mais aussi avec celles de la chrétienté byzantine ?

  Dans les articles que M. Jean-Pierre Berger a publiés jusqu’ici, nous avons toujours remarqué qu’après avoir passé au crible d’une critique assez souvent mal fondée certaines des thèses de René Guénon, il terminait en apportant à ces mêmes thèses une éclatante « justifica­tion ». Il n’y a pas manqué aujourd’hui, et il a eu la bonne idée de traduire pour ses lecteurs une page capitale de Luigi Valli, où cet auteur expose le seul fait qui puisse être avancé en faveur d’une filiation entre Templiers et Fidèles d’Amour. Cette preuve est tirée de Boccace. Nous ne résistons pas au plaisir d’en reproduire l’essentiel. C’est Valli qui parle d’abord, et qui cite ensuite Boccace : « Enfin, un argument, selon moi d’une portée considé­rable, puisqu’il ne s’agit pas ici de retrouver seulement un Dante templier, mais de mettre en évidence les liens cachés de tout ce mouvement (des Fidèles d’Amour) avec les Templiers, est constitué par l’apologie chaude, pas­sionnée et d’une grande noblesse que fait des Templiers Jean Boccace au livre IX (les livres sont — par hasard — au nombre de neuf) de ses Vies des Hommes illustres. Après avoir exalté la pureté, la noblesse et la pauvreté originelles des Templiers […], après avoir narré en parti­culier les vicissitudes du Grand Maître Jacques de Molay qui se dit digne de mourir non pour avoir commis des cri­mes, mais pour s’être laissé arracher par la torture de faux aveux […], après avoir donné le témoignage de son père Boccace, présent lors des supplices, il fait certaines « con­sidérations sur la constance », où il trouve une manière très habile d’appeler à plusieurs reprises les Templiers « les nôtres » Il dit : « De nombreux anciens [….],  par les enseignements de la divine philosophie ou bien « pour acquérir la gloire […], furent conduits à d’horribles tourments. Les nôtres firent autrement  [….]. Que « diraient alors ceux qui s’émerveillent de la patience  des anciens sous les supplices s’ils avaient vu l’endurance considérable des nôtres ? Ils n’auraient vraiment plus lieu de s’étonner ».

  Après avoir reproduit ces textes de Valli et de Boccace, M. Jean-Pierre Berger ajoute : « On peut s’étonner que Boccace (né sans doute à Paris vers 1313 et mort en 1375) parle des Templiers en utilisant les mots « les nôtres », alors que de son vivant l’Ordre des Templiers n’existait en fait plus. Il faudrait donc supposer que ce qualificatif vise la fraternité des Fidèles d’Amour dont il fit certaine­ment partie ». M. Jean-Pierre Berger a bien fait de rap­peler que le père de Boccace. comme Dante probable­ment, étaient à Paris lors du drame de 1314. Quant à savoir si les Templiers n’existaient plus en 1375… disons, comme Boccace lui-même (à propos d’un autre sujet) dans le 3e conte du Décaméron, que « la question est pendante, et peut-être le demeura-t-elle longtemps encore ».

Denys Roman.

E.T. N° 418 mars-avril 1970

LES REVUES

Dans le Symbolisme de juillet-septembre 1969, M. Jean-Pierre Berger donne la traduction d’un très long article de M. Harry Carr, secrétaire de la Loge anglaise « Quatuor Coronati », sur « Kipling et la Franc-Maçonnerie ». Cet article très documenté est intéressant à plus d’un titre. Il en résulte notamment que Kipling a introduit dans son œuvre un très grand nombre d’éléments autobiographiques plus ou moins « arrangés ». Guénon, dans Le Théosophisme, avait déjà signalé la chose en ce qui concerne Kim ; mais il semble bien qu’il en soit de même pour les autres romans, y compris La Lumière qui s’éteint. — Kipling, né à Bombay en 1865, fut initié à la Loge « Espoir et Persévérance » de Lahore avant l’âge de 21 ans, sur dispense du Grand Maître de District. Outre des Anglais, l’atelier comptait des Musulmans, des Hindous, des Sikhs, un Juif yéménite, sans parler des membres de sectes plus ou moins hétérodoxes comme l’Arya-Samâj et le Brahma-SamâJ. Kipling rapporte qu’à l’ « agape » (repas semi-rituel) qui suivait habituellement les réunions, et afin que les Hindous orthodoxes pussent y participer sans enfreindre la discipline (si rigoureuse en matière d’alimentation) de leurs castes respectives, on mettait devant eux une assiette et un verre vides ; il semble en avoir été de même un peu partout aux Indes, car la chose est aussi mentionnée par J.-T. Lawrence, qui occupa de hautes charges maçonniques dans ce pays. Kipling a toujours gardé un souvenir ému de sa Loge-mère, et il lui a consacré un de ses plus beaux poèmes : The Mother- Lodge. — Dans toute l’œuvre de l’auteur du Livre de la Jungle, les allusions maçonniques fourmillent, parfois difficiles à déceler pour ceux qui ne sont pas très familiers avec le langage des Loges. M. Harry Carr analyse quelques-unes des productions spécifiquement maçonniques, en vers et en prose, du chantre de l’impérialisme britannique. Il étudie ainsi L’Homme qui voulut être roi, La Veuve à Windsor, Kim, Dans l’intérêt des Frères, etc. Cette étude sera continuée ultérieurement.

— Trop souvent, quand on écoute les émissions radiophoniques du Grand Orient, de la Grande Loge de France et du Droit Humain, on se demande ce que peuvent bien avoir de commun avec la Maçonnerie les sujets traités. II y est surtout question d’économie politique et de « culture », deux domaines qui jouent le rôle que l’on sait dans les préoccupations du monde profane. Bien rares sont les conférenciers qui s’évadent des sentiers battus et se risquent sur un terrain où l’initiation a son mot à dire. — A l’occasion de la fête solsticiale d’hiver de 1968, l’orateur de la Grande Loge, partant du prologue de l’Évangile selon saint Jean, a envisagé le sens supérieur des ténèbres. C’était un sujet intéressant mais difficile, et il est regrettable que le conférencier ne se soit pas inspiré de l’œuvre de René Guénon, et notamment des Etats multiples de l’Etre, livre réputé à tort comme très difficile, mais qui est en tout cas indispensable à quiconque veut aborder cette partie de la métaphysique relative à ce qui dépasse la notion de l’Etre Pur.

— Un autre conférencier de la même Obédience (février 1969) s’est souvenu, lui, que Guénon avait appartenu à son Ordre. Peut-être l’expression « notre Frère René Guénon », qu’il utilise, est-elle un peu trop familière quand on l’applique à un esprit d’une telle envergure. Mais, tout compte fait, il ne nous déplaît pas que ce soit un Maçon qui, « sur les ondes », soulève, ne serait-ce que faiblement, la lourde chape de silence sous laquelle le monde moderne, clairvoyant pour une fois et « sachant qu’il a peu de temps », a tenté d’ensevelir l’œuvre de son plus implacable ennemi. — Guénon est d’ailleurs cité à l’occasion d’une question mineure : la devise « Liberté, Egalité, Fraternité », souvent utilisée par les Maçons français comme « acclamation ». L’orateur cite également Albert Lantoine : « L’origine maçonnique de la devise est une légende devenue tellement vivace qu’elle est acceptée par d’excellentes gens qui ne font profession ni de maçonnisme ni d’antimaçonnisme ». Il est vrai que cette formule pourrait être interprétée initiatiquement. Mais, en fait, elle est la devise de la République Française, ce qui lui donne un caractère à la fois politique et « national ». La Maçonnerie, et plus particulièrement le Rite Ecossais, possède d’ailleurs une « acclamation » beaucoup plus ancienne, dérivée d’un mot hébraïque qui signifie « ma Force ».

— Une autre émission antérieure (février 1968) traitait de « la Musique et la Franc-Maçonnerie en France au XVIIIe siècle ». Nous allons en examiner quelques points. Le conférencier a souligné l’importance du rôle que jouait alors dans les Loges le sixième des sept arts libéraux. Plusieurs dizaines de milliers de chansons maçonniques (trop souvent insignifiantes, pour ne pas dire d’une extrême indigence) nous sont parvenues. « Ces chants, en même temps qu’ils contribuaient à dégager une émotion collective de ferveur et de joie, jouaient également un rôle mnémotechnique précis, en rappelant l’essentiel des éléments symboliques du grade impliqué ». Il en était de même en Angleterre, et sans doute les « quatrains » qui nous sont parvenus par Masonry Dissected furent à l’origine des strophes chantées. — L’orateur mentionne également les « messes maçonniques » composées pour diverses Loges, et enfin l’abondante production de musiciens maçons tels que Rameau, Méhul, etc. Mais ici il ne s’agit plus de musique maçonnique proprement dite, car tout ésotérisme et souvent même tout symbolisme en sont absents. Faut-il faire une exception en faveur de Mozart, dont le conférencier ne parle pas puisqu’il se limite aux musiciens français ? Dans un ouvrage paru il y a deux ans : La Flûte enchantée, opéra maçonnique, M. Jacques Chaillet a donné un grand nombre de renseignements qui prouvent que le librettiste de cette œuvre célèbre (un ami de Mozart) avait des préoccupations symboliques, parfois d’ailleurs difficiles à reconnaître. Il devait en être de même pour la partition, car Mozart était aussi fervent Maçon qu’excellent catholique (ce qui montre, pour le dire en passant, que si, comme le rappelle l’orateur, « l’excommunication papale énoncée à l’intention de la Franc- Maçonnerie n’a jamais été appliquée en France », il en était exactement de même en Autriche). Mais il faut dire que la valeur symbolique de la musique de La Flûte enchantée est très limitée. Ce n’est pas la faute de Mozart : le génie musical le plus éclatant ne pouvait rien contre le fait que la musique, en Occident, a été le premier des arts à rompre tout contact avec l’ésotérisme. La chose est regrettable pour l’Art Royal. La musique, en effet, jouait un grand rôle dans l’ « ascèse » du Pythagorisme ; musique et Maçonnerie sont toutes deux des arts « solaires » : Apollon, dieu de la musique et conducteur du chœur des Muses, avait construit les murailles de Troie ; et un autre musicien, Amphion, avait bâti les remparts de Thèbes en jouant de la lyre.

— Les émissions du Grand Orient de France, elles aussi, font trop rarement allusion à ce qui est pourtant la raison d’être de la Maçonnerie. Cependant, et plus souvent qu’autrefois, nous semble-t-il, il arrive qu’on entende des conférences d’où le point de vue initiatique n’est pas absent. C’était le cas notamment le 6 avril 1969, où la causerie était intitulée : « Réflexions sur l’Art et sur l’Art Royal des Francs-Maçons ». Presque tout serait à citer dans cette conférence, où l’on trouve par exemple des considérations sur l’essence traditionnelle de la Maçonnerie, sur le caractère spirituel, personnel et intérieur du travail rituel, sur la correspondance entre microcosme et macrocosme, sur la nature véritable du chef-d’œuvre, qui est la preuve que l’artiste a atteint un certain degré de réalisation. L’auteur veut remettre en honneur « les grandes vérités oubliées », et il mentionne l’importance des sept arts libéraux, dont il rappelle qu’ils sont ainsi nommés parce qu’ils ont pour but la libération de l’homme. Un jugement sévère est porté sur notre temps, qualifié d’« époque de sous-développement spirituel », et l’on souligne la folie des objectifs poursuivis par le monde occidental « pour accéder à ce qu’il croit être le bonheur ». a « désacralisation de l’art, commencée dès la fin du moyen âge », a joué son rôle, un rôle important, dans cet avilissement de l’intellectualité. Aujourd’hui, l’objet d’art n’est plus qu’un « objet de culture » : sa place est dans les musées et non plus dans la vie. Seules les sociétés dites primitives, « bafouées » par l’orgueil occidental, conservent (pour combien de temps encore ?) une notion juste de l’art. Nous ne pouvons que souhaiter que l’auteur de cette remarquable conférence donne aux mots qu’il emploie et aux idées qu’il expose leur portée traditionnelle dans toute leur plénitude. Rien d’ailleurs n’autorise à supposer qu’il n’en soit pas ainsi. Saluons donc cette émission ,et souhaitons d’entendre à l’avenir d’autres causeries de la même valeur et de la même portée initiatique

— La conférence du Grand Orient du 7 septembre 1969 est intitulée : « Notre Ordre, notre fierté ». L’orateur constate que la Maçonnerie demeure mystérieuse pour ceux qui n’en font pas partie, malgré tous les livres qui sont écrits et les articles de journaux qui se multiplient à son sujet depuis quelque temps. Dans cette causerie, certaines idées traditionnelles sont exposées : par exemple, on rappelle que l’origine de toutes les organisations initiatiques est entourée de mystère ; c’est là une de ces vérités sur lesquelles, aujourd’hui surtout, il est bon d’insister. Le caractère traditionnel, symbolique et « intemporel » de l’Ordre est souligné, ainsi que la « valeur » du silence, du travail personnel et de la méditation. L’auteur, à propos du recrutement maçonnique, met bien en valeur les dangers du nombre. On est un peu surpris, à la fin de cette conférence, d’esprit assez traditionnel dans son ensemble, de trouver une allusion au fameux « point Oméga » de Teilhard de Chardin. Cet éminent Jésuite aurait sans doute été bien surpris de son vivant si on avait pu lui prédire l’audience dont il jouirait après sa mort dans les milieux maçonniques.

Denys Roman.

E.T. N° 416 novembre – décembre 1969- 2ème partie

Nous avons reçu le premier numéro pour 1969 des Cahiers de Saint-Jean, bulletin officiel de l’Ordre Souverain de Saint-Jean de Jérusalem, Chevaliers Hospitaliers de Malte. Ce bulletin paraît deux fois par an, pour les fêtes de saint Jean-Baptiste et de saint Jean l’Evangéliste. Le numéro dont nous parlons, très bien rédigé, apporte un bon nombre de renseignements peu connus. Sait-on, par exemple, que le calife Haroun-al-Rachid établit le premier hospice « franc » de Jérusalem, et que son allié Charlemagne « avait été le premier souverain à régler le bon fonctionnement des hospices sur les étapes et les lieux de pèlerinage » ? Vers 1048, des italiens « obtinrent du calife d’Egypte la permission d’ouvrir pour les chrétiens latins un nouvel et vaste hospice tout près du Saint-Sépulcre, et ceci sur un terrain donné en présent par le prince musulman ». Quand les turques eurent substitué leur domination à celle des arabes, l’amitié latino-islamique fut compromise, et ce furent les croisades. L’hospice franc avait subsisté. De nombreux seigneurs y entrèrent pour se vouer au service des pèlerins et des malades. Gérard de Martigues, considéré comme le fondateur des hospitaliers, prit l’habit monastique ; la nouvelle institution fut approuvée en 1113 par le pape Pascal II, qui lui conféra de nombreux privilèges, et notamment celui d’élire son chef sans ingérence de l’autorité ecclésiastique. Gérard de Martigues mourut en odeur de sainteté, et son successeur Raymond du Puy, élu en 1118, « décida de transformer son couvent et ses ramifications en une troupe régulière de moines-soldats ». L’Ordre religieux et militaire de Saint-Jean de Jérusalem était fondé. Nous ne nous étendrons pas sur les rivalités et les jalousies qui s’élevèrent entre Hospitaliers et Templiers. Le bulletin en parle avec tristesse et sans parti-pris, et il préfère citer les extraits de la Règle du Temple, où saint Bernard fait le panégyrique du moine-soldat, et insister sur les nombreuses circonstances où les deux Ordres agirent de concert. Tous deux étaient riches et « c’est grâce à leurs ressources financières que la rançon qui permit de libérer le roi saint Louis, prisonnier à Damiette, fut réunie ». Le bulletin ne parle pas des gloires de l’Ordre après la perte définitive de la Terre Sainte en 1291. Le séjour à Chypre et enfin à Malte, les sièges où s’illustrèrent Villiers de l’Isle-Adam et La Valette ne sont pas rappelés. Venons-en maintenant aux évènements qui allaient si profondément transformer l’Ordre souverain. En 1797, le Grand Maître Emmanuel de Rohan conclut un traité avec le tzar Paul 1er : une branche russe de l’Ordre était fondée « pour des temps éternels », à l’intention surtout des sujets catholiques (c’est-à-dire polonais) du tzar. Ce dernier devenait « Protecteur de l’Ordre ». Quelques mois après, sous Ferdinand de Hompesch, Malte était prise par Bonaparte. Les chevaliers affluèrent en Russie, déposèrent le Grand Maître de Hompesch et élurent pour lui succéder le tzar Protecteur. Ceci se passait à la fin de 1798. Il semble bien qu’il s’agissait là, dans la pensée du tzar et aussi des chevaliers électeurs, de quelque chose de plus que d’une élection ordinaire. Paul 1er  ̶  que la revue s’applique à présenter (notamment par des citations du Mémorial de Sainte-Hélène) comme un souverain beaucoup moins fantasque et dégénéré que ne l’ont prétendu certains historiens  ̶  modifia les armes impériales de l’Etat russe, dont l’aigle bicéphale porta, pendant son règne, la croix de Malte à huit pointes. Le tzar fonda un nouveau Grand Prieuré pour ses sujets non catholiques. Toutes les puissances européennes (à l’exception de la France révolutionnaire) furent avisées de l’élection et en accusèrent réception. « Il est à noter que cette reconnaissance internationale ne se trouva inaugurée par personne d’autre que par le premier souverain (en rang) du concert européen, l’empereur du Saint-Empire romain-germanique et roi apostolique de Hongrie ». Cependant, le Souverain Pontife Pie VII ne voulu pas reconnaitre la validité de l’élection : en 1802, un nouvel Ordre de Malte, strictement catholique, fut fondé. C’est lui dont M. Roger Peyrefitte a parlé dans un ouvrage paru il y a une dizaine d’années, et qui évoque les démêlées de ses membres avec certains milieux de la Curie romaine. Il est à remarquer que les deux Ordres, le russe et le « romain », devenaient dès lors non-monastiques (nous ne disons pas « laïques »). Les tzars de Russie prirent de nombreux oukases pour affermir l’implantation des chevaliers dans leurs Etats : un corps de pages de Malte fut créé, ainsi qu’un régiment de chevaliers-gardes devant servir de gardes du corps au souverain en temps que Grand Maître. L’ordre de Malte était donc devenu une institution spécifiquement russe et orthodoxe. Les tzars en étaient les Grands Maîtres héréditaires. Ils le sont restés jusqu’à l’effondrement de leur empire en 1917. La Grande Maîtrise redevint alors élective. Il est à souhaiter que des détails soient donnés ultérieurement sur ces évènements, et on aimerait aussi savoir s’il y avait des chevaliers parmi la très nombreuse émigration russe à Paris. Cet Ordre, dirigé aujourd’hui par un prince orthodoxe, mais qui semble compter parmi ses membres des chrétiens de toutes les Eglises, se qualifie lui-même d’ « Ordre de Malte légitimiste », et il désigne l’Ordre fondé en 1802 par le nom d’ « Ordre pontifical ». Nous devons dire d’ailleurs que la revue parle de ce dernier Ordre sans aucune acrimonie : il est bien évident, au surplus, que les deux Ordres sont « réguliers », en ce sens que les très légères irrégularités qu’on peut déceler dans la fondation de l’un et de l’autre n’entachent pas la validité de la transmission chevaleresque. Il faut aussi louer cette revue de n’être ni anti-catholique, ni anti-templière, ni anti-maçonnique. Il y a même plus : ces héritiers des héros de Chypre, de Rhodes, de Malte et de Lépante parlent de l’Islam qu’ils ont si longtemps combattu en termes élogieux et parfois presque admiratifs. C’est là une attitude vraiment chevaleresque, bien rare aujourd’hui hélas ! Mais une question se pose : l’initiation chevaleresque ne consistait pas seulement à former des hommes d’honneur et  ̶  dans le cas des Ordres hospitaliers  ̶  des hommes de charité ; elle visait aussi et surtout à former des initiés. Qu’en est-il aujourd’hui dans le cas de l’Ordre des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem ? Le bulletin que nous venons de lire avec le plus grand intérêt ne nous fournit sur ce point aucune réponse.

Dans le Symbolisme d’avril-juin 1969, M. André Serres termine son long article : « Ce qui est épars… », où il reproduit de très nombreux passages empruntés pour la plupart à René Guénon. Il étudie notamment le symbolisme de la Veuve, des trois points, des signes d’ordre, du secret, de l’acacia, du maillet, de la Parole perdue, du Nom. L’auteur insiste à juste titre sur la multiplicité de sens des symboles. Il rappelle aussi qu’ « il serait vain de retrouver la Parole accidentellement, dans un manuscrit ancien par exemple ». Il est vain également d’espérer retrouver la Parole grâce à l’étude de l’Hébreu. Que pourrait-on en effet retirer d’une telle étude ? On a toujours su comment s’écrit le Nom ineffable, mais personne ne sait plus depuis longtemps comment il se prononce. C’est pourtant cela qui importerait, car le « Fiat lux originel » s’est exprimé dans le verbe et non pas dans l’écriture ; et la tradition, chez tous les peuples a toujours été orale avant d’être écrite. C’est pourquoi nous ne pouvons suivre M. André Serres quand il se rallie à l’opinion de M. Jean Reyor, lequel affirmait « la nécessité pour le Maçon d’étudier l’hébreu de l’Ancien Testament ». Nous avons connu pas mal de Maçons qui demandèrent à Guénon des conseils d’ordre très général, et nous pouvons dire que jamais il n’a conseillé à aucun d’entreprendre l’étude de la langue hébraïque, dont au surplus Le Symbolisme rappelait récemment les difficultés insoupçonnées qui « font le désespoir des exégètes ». Pour citer la Bible, Guénon utilisait la traduction du chanoine Crampon, introuvable aujourd’hui. D’ailleurs, si la connaissance de l’hébreu était indispensable à la « réalisation » maçonnique, alors la Maçonnerie spéculative serait supérieure à la Maçonnerie opérative, car M. André Serres conviendra certainement que dans les Loges opératives, personne  ̶  même si l’on tient compte du prêtre, du médecin et des nobles « protecteurs » qui en faisaient ordinairement partie  ̶  n’avait la moindre connaissance de l’hébreu.

Passons à un autre sujet. M. Serres écrit : « Tout avait été dit et écrit sur le symbolisme de l’équerre et du compas, tout sauf l’essentiel qui n’a été dégagé que par Guénon ». On souscrira entièrement à cette remarque. Nous pensons même qu’une appréciation aussi élogieuse pour le Maître devrait être généralisée. Ce n’est pas tel ou tel symbole dont Guénon a donné les diverses significations. C’est la science maçonnique tout entière qui a été renouvelée par lui, Guénon a restitué à la Maçonnerie la conscience de son caractère proprement initiatique. Ce faisant, il lui a rendu le plus grand de tous les services. Lui qui, intellectuellement, ne devait rien à la Maçonnerie, il lui a fait le don incomparable de la « révéler » à elle-même. C’est pour cela sans doute que Guénon a tant aimé l’Art royal. Que son œuvre ne soit encore qu’insuffisamment connue dans la Maçonnerie Universelle, et que les Guénoniens stricts, même en France et en Italie, n’aient la parole nulle part dans les Obédiences, ce sont là des détails sans importance. L’insignifiance – pour ne pas dire la puérilité – des tentatives non guénoniennes d’interprétation des symboles suffirait à montrer à qui, dans ce domaine, appartient l’avenir.

A la fin de ce long article, M. André Serre écrit que «  Guénon s’est plu à souligner les marques incontestables de l’origine catholique de la Maçonnerie ». Cela est vrai, mais il faut ajouter que Guénon pensait alors surtout à la Maçonnerie qui précédait immédiatement le coup de force de 1717. Quant à la Maçonnerie opérative proprement dite, Guénon l’a toujours considérée comme aussi ancienne que l’art de construire lui-même, c’est-à-dire comme bien antérieure au christianisme. En mars 1939, par exemple, à propos d’un article du Grand Lodge Bulletin d’lowa sur « l’âge de la Maçonnerie », il écrivait : « Cet âge est en réalité Impossible à déterminer. [Dans les plus anciens documents de l’Ordre] la Maçonnerie est toujours donnée comme remontant à une antiquité fort reculée. Que l’organisation maçonnique ait été introduite en Angleterre en 926 ou même en 627 comme ils l’affirment, ce fut déjà non comme une nouveauté, mais comme une continuation d’organisations préexistantes en Italie et sans doute ailleurs encore ; et ainsi… on peut dire que la Maçonnerie existe vraiment from time immemorial, ou, en d’autres termes, qu’elle n’a pas de point de départ historiquement assignable » (cf. Etudes sur la F.-M. t. I, p. 304). On n’en finirait pas de citer les textes de Guénon où il rattache la Maçonnerie aux Collegia fabrorum, rappelle les liens de l’Ordre avec la Tradition primordiale, affirme que «  la philosophie maçonnique est plus orientale qu’occidentale », etc. Tout cela est incompatible avec une origine uniquement catholique. La Maçonnerie a été christianisée dans le haut moyen âge et, quand l’Europe se confondait avec la « chrétienté », elle fut catholique comme l’était aussi le, « Saint-Empire romain », dont l’origine pourtant était elle aussi antérieure au christianisme. Il convient pourtant d’ajouter que la Maçonnerie ; dans ses rituels et ses textes officiels (Old Charges), n’a jamais été christianisée au point où le furent d’autres organisations similaires, parmi lesquelles on doit citer la Charbonnerie et le Compagnonnage.

Dans le même numéro, nous signalerons un article de M. Jean-Pierre Berger qui tente d’interpréter deux épisodes évangéliques (la guérison du serviteur du centurion et celle de l’homme à la main desséchée) ; – et aussi une longue étude de M. Ostabat sur les rituels de Chevaliers Profès du Rite Rectifié : dans ces rituels, Willermoz s’était efforcé d’introduire, avec un succès des plus contestables, ce qu’il avait pu comprendre des doctrines de Pasqually sur la Réintégration.

Denys ROMAN.

Note 6 : Denys Roman : « Euclide, élève d’Abraham »

[2010 : Équinoxe de printemps, La Lettera G / La Lettre G,  N° 12]

Denys ROMAN :
« Euclide, élève d’Abraham »*

Le texte de Denys Roman sur « Euclide, élève d’Abraham » expose un aspect fondamental de la « légende du Métier »[1], légende très chère à nos Anciens qui l’ont intégrée dans la plupart des manuscrits appelés Old Charges ou « Anciens Devoirs » ; les Maçons opératifs voyaient symboliquement dans cette légende, non seulement l’histoire traditionnelle qui permet d’entrevoir les « origines » de la Maçonnerie, mais aussi l’excellence de l’Art Royal dans cette expression particulière de la Construction universelle qu’est la Géométrie.

Ce texte de D. Roman fut publié primitivement dans le numéro 32 d’octobre 1977 de la revue maçonnique « Renaissance Traditionnelle » ; il était d’ailleurs accompagné, dans d’autres numéros de cette revue, d’une série d’articles que l’auteur présentait sous la rubrique « René Guénon et les “destins” de la Franc-Maçonnerie » qu’il retiendra comme titre pour son premier ouvrage paru en 1982 et réédité en 1995. Les lecteurs qui connaissent cette revue d’histoire de la Franc-Maçonnerie[2] dont la tendance, les « valeurs » et la méthode sont très éloignés du point de vue traditionnel dont R. Guénon fut l’interprète le plus autorisé pour notre temps, s’étonneront sans doute de la publication, dans ce cadre, d’un article aussi éloigné d’une vision historique profane sur l’Ordre maçonnique. On conçoit donc la surprise et le mécontentement que suscitera ce texte parmi les lecteurs de cette revue, au point de provoquer quelques réactions très hostiles à René Guénon, comme il s’en produit souvent.

Dans cet article, D. Roman reprend et commente l’histoire légendaire qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham, histoire véhiculée pratiquement par tous les Old Charges de la Maçonnerie opérative jusqu’à un manuscrit comme le Dumfries n° 4 qui, datant de 1710 environ, appartenait à la période « pré-spéculative ». En fait, ce manuscrit ne se compose pas uniquement de la « légende du Métier » car il comprend également le « serment de Nemrod », les questions et réponses rituelles et le blason de l’Ordre qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. Ainsi, dans le chapitre « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours » de son second ouvrage signalé dans notre note 1, l’auteur relève notamment que ce manuscrit pourtant tardif contient quelques formules rituelles qui proviennent d’une tradition orale et éclairent les « opérations » des « Maçons des anciens jours ». Il signale notamment, dans les Lectures que comprend le Dumfries, une réponse relative à ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « joyau intact » : le cable-tow (et sa longueur), qui « est aussi long qu’entre l’extrémité de mon nombril et le plus court de mes cheveux » ; à la question : « Quelle en est la raison ? », l’interrogé répond : « Parce que tous les secrets gisent là ». Signalons que cette séquence rituelle du cable-tow doit s’accompagner d’une gestuelle, expression du « lien » en question qui signifie que les « secrets » sont là en sommeil tant que l’initiation reste virtuelle. Mais, pour bien en percevoir la nature, il convient d’y associer le due guard (qui pourrait avoir une parenté, sinon une identité, avec le Devoir du Compagnonnage), et est un signe en rapport étroit avec les secrets de la Maîtrise dans leur plénitude ; ce signe, particulier à la Maçonnerie de Rite dit d’York, symbolise l’accomplissement dans l’ordre des petits mystères : on aura une idée plus précise des multiples sens qu’il recèle en le représentant comme l’exact schéma de la lettre arabe nûn, à laquelle est associée la partie supérieure du symbole qui en complète la signification essentielle. Quant au rapport « opératif » entre ces deux éléments rituels que sont le cable-tow et le due guard, il se construit selon la géométrie organique du corps humain basée sur les centres subtils.

On a beaucoup glosé, et encore aujourd’hui, à propos de l’anachronisme évident sur lequel est basée la légende que l’auteur examine, alors qu’on sait que deux millénaires environ séparent la période où vécut le « père de la multitude », de celle du « noble Euclide » qui enseignait en Égypte sous le règne de Ptolémée 1er (305-282 av. J.-C.)[3]. Les « esprits forts » du stupide XIXe siècle (et ceux d’aujourd’hui encore) n’ont pas manqué de relever avec condescendance le défaut de chronologie historique de cette légende, mettant l’accent sur la « naïveté » et l’ « inculture » des Maçons opératifs réputés analphabètes ; en cela, on oubliait un peu rapidement que cet « analphabétisme » ne les avait pas empêchés d’édifier les chefs-d’œuvre que nous connaissons et qui témoignent encore, malgré les restaurations mutilantes, de leur unité originelle. Si les faits historiques ont leur importance, on ne peut pas réduire l’histoire aux faits en tant qu’événements rapportés à l’individuel ; seul, leur sens symbolique –qui ne s’oppose pas aux faits mais éclaire leur raison d’être –  est essentiel : il est la traduction et l’expression, en mode manifesté, de la Volonté divine. C’est cela qu’exprimaient les « Maçons des anciens jours » pour lesquels le sens symbolique primait éminemment sur une quelconque chronologie historique. En réalité, ils exposaient « à couvert », dans le cours de cette histoire légendaire, ce qui caractérise fondamentalement les origines mythiques de l’Ordre qui a recueilli, au cours des ans et en raison de l’élection dont il fut investi par « décret » divin, de vénérables héritages.

André Bachelet

NOTES :

* René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, chapitre XII.

[1] On trouvera des développements complémentaires de l’auteur sur le sens et la portée de cette légende (qui comprend d’ailleurs deux anachronismes historiques) contenue dans le Dumfries n°4, dans le remarquable chapitre VIII, « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours », de son ouvrage Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – L’« Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, Paris.

[2] Mis à part une idéologie humaniste et une méthodologie historiciste qui ne sont pas en adéquation avec le but assigné à l’initiation, cette revue propose un contenu documentaire maçonnique généralement intéressant.

[3] L’expression « bon clerc » est parfois utilisée trop systématiquement par certains traducteurs ou commentateurs ; elle a l’inconvénient de comporter une connotation trop attachée au sens que ce terme recouvre uniquement aujourd’hui dans le christianisme ; il est peu vraisemblable que ce sens ait été retenu exclusivement par les Maçons opératifs que la mise en œuvre du Métier conduisait à une autre perspective. Lorsqu’ils utilisaient l’expression de « noble Euclide » dans sa signification de « prince » dans l’ordre de la construction universelle héritée d’Abraham, c’est parce qu’ils reconnaissaient à ce dernier une « paternité spirituelle ».


 

Denys ROMAN : « EUCLIDE, ÉLÈVE D’ABRAHAM »[1]

« Quant aux trois lois données par Dieu
aux trois peuples (juif, chrétien et musulman),
pour ce qui est de savoir quelle est la véritable,
la question est pendante et peut-être
le restera-t-elle longtemps encore. »
Boccace, cité par R. Guénon

La Tradition, dont Guénon fut le serviteur exclusif et l’interprète incomparable, a été qualifiée par lui de « perpétuelle et unanime ». On peut dire que la Maçonnerie participe de cette perpétuité, en tant que ses Loges se tiennent « sur les plus hautes des montagnes et dans les plus profondes des vallées »[2]. D’autre part, l’« universalité » dont se réclame la Maçonnerie fait écho, pour ainsi dire, au caractère « unanime » de la Tradition. Cette universalité est bien connue, mais on peut se demander si la généralité des Maçons en sentent bien toutes les implications.

La Maçonnerie est sans doute la seule organisation initiatique du monde qui ne soit pas liée à un exotérisme particulier. Et si, au dire de Guénon, cela ne devrait pas dispenser les Maçons de se rattacher à l’un des exotérismes existant actuellement (car l’homme traditionnel ne saurait être un homme sans religion), cela devrait les inciter à ne pas limiter leur intérêt à leur tradition propre, mais bien au contraire à étudier, grâce à la « clef » du symbolisme universel, toutes les traditions dont ils peuvent avoir connaissance[3]. Une chose très remarquable dans cet ordre d’idées, c’est qu’une Loge maçonnique constitue le lieu idéal où des hommes appartenant à des religions différentes peuvent se rencontrer, sur un pied de parfaite égalité, pour traiter de questions d’ordre traditionnel et doctrinal.

Si toutes les religions sont admises au sein de la Maçonnerie, on doit cependant reconnaître que les formes traditionnelles les plus orientales (Hindouisme, Bouddhisme, Confucianisme, Taoïsme, Shintoïsme, etc.), sont tellement étrangères à certains aspects importants du symbolisme de l’Ordre, aspects liés à la construction du Temple de Salomon, que les adhérents à ces traditions se trouvent en quelque sorte dépaysés dans l’atmosphère des ateliers[4]. À la vérité, ce sont les trois religions monothéistes (Judaïsme, Christianisme et Islam) qui ont fourni à la Maçonnerie le plus grand nombre de ses fils et les plus illustres de ses initiés.

Les trois traditions monothéistes sont dérivées d’Abraham, et il est très significatif que le nom divin El-Shaddaï, dont on sait l’importance dans la Maçonnerie opérative (et qui n’est pas inconnu dans la Maçonnerie spéculative), soit précisément le nom du Dieu d’Abraham[5]. Guénon, dans une page essentielle[6], a souligné que, lors de la rencontre du Père des croyants avec Melchissédec, le nom El Shaddaï fut associé à celui d’El-Elion[7] et que cette rencontre marque le point de contact de la tradition abrahamique avec la grande Tradition primordiale.

Il y a dans l’histoire traditionnelle de la Maçonnerie, telle qu’elle est rapportée dans les anciens documents appelés Old Charges, une assertion singulière, qui ne peut manquer de surprendre ceux qui en prennent connaissance : il s’agit de celle qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham[8]. Comme nous avions fait allusion à cette « légende », on nous demanda des explications, en soulignant le formidable anachronisme qu’elle implique, Euclide ayant vécu en Égypte au IIIe siècle avant notre ère, alors que le séjour d’Abraham dans ce pays se situe deux millénaires auparavant.

C’est justement le caractère démesuré de cet anachronisme qui montre bien que nous n’avons pas affaire ici à un « fait historique » au sens que les modernes donnent à ces mots[9]. Il s’agit en réalité d’« histoire sacrée » exprimant une relation d’un caractère tout à fait exceptionnel et qui, de par sa nature, ne peut être formulé que dans un langage « couvert » par le voile du symbolisme.

Si l’on se rappelle qu’au Moyen Âge Euclide personnifiait la géométrie[10] et que, d’autre part, dans les anciens documents, la Maçonnerie est fréquemment assimilée à la géométrie, on comprendra que faire d’Euclide l’élève d’Abraham, c’est dire qu’il y a entre le Patriarche et l’Ordre Maçonnique une relation de Maître à disciple, équivalent rigoureusement à une « paternité spirituelle ».

Il est évident que la Maçonnerie est antérieure à Abraham, puisque traditionnellement elle remonte à l’origine même de l’humanité. Mais on sait que toute tradition, à mesure qu’elle s’éloigne de son principe, court le risque de s’affaiblir, voire de se corrompre : et alors, s’il s’agit d’une tradition ayant pour elle « les promesses de la vie éternelle » une action divine intervient pour la redresser et contrecarrer la tendance à suivre « la mauvaise pente »[11]. Tel est le cas pour la Maçonnerie qui, bénéficiant du privilège de la perpétuité[12], a dû connaître au cours de sa longue histoire des périodes d’obscuration suivies de spectaculaires redressements.

De ces redressements, qui chaque fois lui ont conféré pour ainsi dire une nouvelle jeunesse, la Maçonnerie doit avoir conservé certaines traces, en particulier dans son « histoire traditionnelle » ou encore dans ses rituels. Il est très vraisemblable que les noms divins El-Shaddaï et « Dieu Très-Haut »[13] sont à rattacher à la transformation qui dut s’opérer à l’époque de la vocation d’Abraham. Une autre période cruciale pour le monde occidental, dans l’ordre initiatique aussi bien que dans l’ordre religieux, fut celle de la naissance du Christianisme, et c’est évidemment de cette époque que date la vénération de la Maçonnerie pour les deux saints Jean[14].

Au moment de l’irruption du Christianisme dans le monde gréco-romain et à plus forte raison à l’époque de la vocation d’Abraham, il y avait en Occident un grand nombre d’organisations initiatiques liées à la pratique des métiers, et dont les plus connues sont les Collegia fabrorum. Leurs mots sacrés, s’ils en avaient, n’étaient pas empruntés à l’hébreu, et le symbolisme solsticial de Janus jouait pour eux le rôle des deux saints Jean. Il serait téméraire de vouloir expliquer comment s’effectua la mutation ; car on ne saurait oublier que, selon le Maître que nous suivons et qui fut certainement l’initié ayant reçu les plus amples lumières dans le domaine dont il s’agit, « la transmission des doctrines ésotériques » s’effectue par une « obscure filiation », en sorte que « les attaches de la Maçonnerie moderne avec les organisations antérieures sont extrêmement complexes »[15]. C’est pourquoi, plutôt que de vouloir percer des mystères « couverts » du voile impénétrable de l’« anonymat traditionnel »[16], il est sans doute préférable de rechercher dans la Maçonnerie actuelle, les marques des influences respectives des trois traditions abrahamiques.

Les marques de l’influence juive sont trop évidentes et trop connues pour qu’il soit besoin d’y insister. L’usage de l’hébreu pour les mots sacrés, les continuelles références aux Temples de Salomon et de Zorobabel, le calendrier luni-solaire, le travail tête couverte au 3ème degré, la datation rituelle coïncidant à peu de chose près avec la datation hébraïque, tous ces indices et bien d’autres encore sont là pour attester l’importance du trésor symbolique hérité des fils de l’Ancienne Alliance.

L’influence chrétienne est d’un ordre tout différent. Certes, dans les hauts grades, il est fait mention de certains événements de l’histoire du Christianisme, par exemple de la destruction des Templiers. Mais il faut surtout remarquer que c’est dans le monde chrétien que la Fraternité maçonnique s’est le plus développée, au point qu’une carte géographique qui représenterait la « densité chrétienne » des diverses contrées de la terre coïnciderait presque exactement avec celle qui représenterait leur « densité maçonnique ». On pourrait presque dire que la Maçonnerie est une organisation qui travaille sur un matériau symbolique principalement judaïque, et dont le recrutement est principalement chrétien.

Si l’apport judaïque et l’apport chrétien à la Maçonnerie sont des faits essentiels et évidents, il ne semble pas à première vue qu’il y ait dans cet Ordre un apport islamique quelconque. L’assertion de Vuillaume selon laquelle l’acclamation écossaise serait un mot arabe est erronée.

Certes, un Sheikh arabe a pu dire que « si les Francs-Maçons comprenaient leurs symboles, ils se feraient tous musulmans » ; mais un rabbin pourrait dire la même chose au profit de sa religion propre, et un théologien chrétien au profit de la sienne. Faudrait-il donc croire que ce « tiers » de la postérité d’Abraham, que l’initié Boccace, par la voix du juif Melchissédec, déclare être aussi « cher » au Père céleste que le sont les deux autres tiers, n’aurait apporté aucune contribution à un Art placé sous le patronage d’« Euclide, disciple d’Abraham » ?

La réponse que nous allons tenter de donner à cette question surprendra sans doute bien des lecteurs. Mais nous ne saurions l’esquiver dans cet ouvrage relatif aux conceptions de Guénon sur le rôle « eschatologique » de la Maçonnerie. Nous pensons en effet que l’œuvre de cet auteur, écrite à proximité et en vue de la fin des temps, vient combler d’un seul coup, et magistralement, le vide laissé jusqu’alors par la tradition islamique, dont Guénon était un représentant éminent, dans l’héritage abrahamique transmis à la Maçonnerie.

On a parfois écrit qu’avant Guénon tout avait été dit sur la Maçonnerie, excepté l’essentiel. Cela est très exact, et nous voudrions ajouter que personne ne s’est fait de la Fraternité maçonnique une idée plus haute que ce Maître, pourtant méconnu, plagié et attaqué, particulièrement en France par tant de Maçons.

Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une particularité très importante, qui est commune à la fois aux traditions juive, chrétienne et islamique ainsi qu’à la Franc-Maçonnerie. Les musulmans sont en effet très conscients du caractère « totalisateur » de leur tradition[17], dû au fait que Muhammad est le « Sceau de la Prophétie ». Ce qu’on oublie parfois, c’est que Guénon attribuait un même caractère totalisateur au Christianisme, dont il disait qu’« il a apporté avec lui tout l’héritage des traditions antérieures, qui l’a conservé vivant autant que l’a permis l’état de l’Occident, et qui en porte toujours en lui-même les possibilités latentes »[18]. Il est bien des choses qui permettent de penser que l’insistance apportée par lui à faire reprendre aux Maçons conscience de la pluralité de leurs héritages et en conserver la « mémoire » dans leurs rituels s’explique par la certitude où il était que la Maçonnerie a elle aussi une destinée « totalisatrice ».

Totaliser, c’est « rassembler ce qui est épars ». Abraham, le père du monothéisme, est aussi, selon la signification hébraïque de son nom, le « Père de la multitude », comme l’Unité est le principe de la multiplicité. Et de même qu’à l’origine il n’y a que l’Unique qui crée toutes choses, de même à la fin toutes choses doivent se résorber dans l’Unité. Si maintenant nous passons du macrocosme au microcosme, nous trouvons quelque chose de rigoureusement équivalent dans la doctrine hindoue. « Lorsqu’un homme est près de mourir, la parole, suivie du reste des dix facultés externes […], est résorbée dans le sens interne (manas) […] qui se retire ensuite dans le souffle vital (prâna), accompagnée pareillement de toutes les fonctions vitales […]. Le souffle vital, accompagné semblablement de toutes les autres fonctions et facultés (déjà résorbées en lui […]), est retiré à son tour dans l’âme vivante (jîvâtmâ) […]) […]. Comme les serviteurs d’un roi s’assemblent autour de lui lorsqu’il est sur le point d’entreprendre un voyage, ainsi toutes les fonctions vitales et les facultés de l’individu se rassemblent autour de l’âme vivante (ou plutôt en elle-même, de qui elles procèdent toutes, et dans laquelle elles sont résorbées) au dernier moment (de la vie […]) […][19].

Avons-nous réussi à laisser pressentir que la « légende » qui rattache Euclide, c’est-à-dire la Géométrie, c’est-à-dire la Maçonnerie, au patriarche Abraham est autre chose qu’une bévue phénoménale qui témoignerait simplement de l’imagination et de l’ignorance de son « inventeur » ? Nous n’avons certainement fait qu’effleurer un tel sujet. Peut-être aussi nous fera-t-on remarquer que la Maçonnerie, dans son état actuel, semble peu digne du rôle éminent que nous semblons vouloir lui attribuer.

Mais on peut répondre que cet Ordre, placé sous le patronage des deux saints Jean, dont l’un est « l’ami de l’Époux » et l’autre « le disciple que Jésus aimait », peut en conséquence revendiquer tous les privilèges que confère l’amitié, et qu’il devrait donc être certain de son « salut » final. Nous employons ici ce mot de « salut » dans le sens que lui donne René Guénon : il s’agit, pour un homme, de son maintien après la mort dans les « prolongements de l’état humain » ; et l’on peut légitimement transposer cette doctrine à une organisation traditionnelle, initiatique ou exotérique.

À la fin d’un cycle, le « salut » des « espèces » destinées à être « conservées » pour le cycle futur est assuré par leur « entassement » dans l’Arche ou dans tout autre réceptacle équivalent, Il est probable que l’un de ces équivalents est le « sein d’Abraham » où, selon la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, se reposent après leur mort les âmes des justes sauvés. Que le patriarche ami de Dieu[20], béni par Melchissédec et vénéré par les trois religions « abrahamiques », soit en même temps le « précepteur » de la Maçonnerie, c’est là une tradition tellement « honorable », mais qui implique de telles « obligations », que cet Ordre n’a pas le droit de la méconnaître ou de l’oublier.

Selon le Melchissédec du conte Les trois anneaux de Boccace[21], le Père céleste a fait en sorte que chacun de ses trois fils également aimés soit persuadé d’avoir reçu le seul anneau authentique, l’anneau originel transmis « de temps immémorial ».

Deux millénaires d’histoire de l’Occident sont là pour nous prouver qu’en effet chacun des trois fils est bien certain d’être le préféré, et même le seul à être aimé, le seul qui ait reçu l’anneau véritable, l’anneau nuptial qui scelle les épousailles éternelles. Il faut respecter de telles convictions voulues par le Père. Elles ont conforté la « foi » de chacun, aux dépens sans doute de la « charité » fraternelle[22].

Qu’en est-il de l’« espérance » ? Il est écrit qu’à la fin des temps la foi disparaîtra et la charité sera languissante. Peut-être alors ce sera l’occasion pour la Maçonnerie « centre de l’union » et qui appartient elle aussi à la « postérité spirituelle » d’Abraham, de se souvenir de la devise qui fut, dit-on, celle de ses ancêtres opératifs : « En El-Shaddaï est tout notre espoir ».

 Denys Roman


[1] Ce texte a été publié dans la revue Renaissance Traditionnelle.

[2] Cette expression, bien connue dans les rituels de langue anglaise, est explicitée dans certains anciens documents selon lesquels la Loge de Saint-Jean se tient « dans la vallée de Josaphat », ce qui veut dire que la Maçonnerie doit se maintenir jusqu’au Jugement dernier qui marquera la fin du cycle. Selon le même symbolisme, « les plus hautes montagnes » doivent signifier le commencement du cycle ; et de fait, le Paradis terrestre, selon La Divine Comédie, est situé au sommet de la plus haute des montagnes terrestres, puisqu’il touche à la sphère de la Lune. De même, quand le Christ exprime sa volonté de voir saint Jean « demeurer » jusqu’à son retour, il est bien évident (et l’Évangile le précise) qu’il ne s’agit pas en premier lieu de l’individualité du disciple bien-aimé ; il s’agit avant tout de l’ésotérisme chrétien, ésotérisme « personnifié » par saint Jean, et qui s’est résorbé dans la Maçonnerie. On peut dire que les paroles du Christ sur saint Jean confèrent à cet Ordre les « promesses de la vie éternelle », de même que celles adressées à saint Pierre sont le gage que la Papauté l’emportera finalement sur les prestiges des « portes de l’Enfer ».

[3] C’est pourquoi Guénon, insistant sur la nécessité pour chaque Loge d’avoir la Bible ouverte sur l’autel du Vénérable, précisait bien que ce livre « symbolise l’ensemble des textes sacrés de toutes les religions ».

[4] Il ne faudrait d’ailleurs pas tomber dans l’esprit de système en prenant cette assertion rigoureusement à la lettre, car elle souffre de très notables exceptions. Tout le monde sait que la Maçonnerie, introduite dans l’Inde par les Anglais, y a connu un vif succès. Kipling, dans ses nouvelles maçonniques, a raconté comment les Hindous orthodoxes initiés à la Maçonnerie se comportaient, lors des agapes fraternelles, pour ne pas enfreindre les règles leur interdisant de prendre leurs repas avec des hommes de castes différentes.

[5] La valeur numérique de ce nom est 345 ; les chiffres 3, 4 et 5, qui servent à écrire ce nombre, expriment aussi la longueur des côtés du triangle rectangle de Pythagore figuré sur le bijou du Maître Passé.

[6] Le Roi du Monde, p. 50.

[7] Le Dieu qu’invoquait Abraham est El-Shaddaï (le Tout-Puissant) ; et Melchissédec était prêtre d’El-Elion (le Très-Haut). Il importe de rappeler que les Maçons de langue anglaise travaillent au 3degré « au nom du Très- Haut ».

[8] Mackey, dans son Encyclopédie, précise que « tous les vieux manuscrits des constitutions » contiennent la légende d’Euclide, généralement appelé « le digne clerc Euclide ». Voici en quels termes cette légende est rapportée dans le Dowland Manuscript, texte remontant à 1550 environ : « Lorsqu’Abraham et Sarah se rendirent en Égypte, Abraham enseigna aux Égyptiens les sept sciences. Parmi ses élèves se trouvait Euclide, qui était particulièrement doué. ». La légende rapporte que plus tard Euclide fut chargé de l’éducation des enfants du roi ; il leur apprit la géométrie et ses applications, la manière de construire les temples et les châteaux. Le texte conclut : « Ainsi grandit cette science dénommée géométrie, mais qui désormais dans nos contrées s’appelle Maçonnerie. »

[9] Il est d’ailleurs évident que les Maçons opératifs ont toujours compté dans leurs rangs un bon nombre de gens instruits et assez familiers avec les Écritures pour savoir qu’Abraham s’était comporté en Égypte bien plutôt comme un pasteur de troupeaux que comme un maître d’école.

[10] Il en était de même d’Aristote pour la dialectique, de Socrate pour la morale, de Cicéron pour l’éloquence, etc.

[11] Cf. Guénon, La Crise du Monde moderne, chap. I.

[12] C’est ce qui est exprimé par les paroles du Christ attestant sa volonté de voir saint Jean (c’est-à-dire l’ésotérisme chrétien) « demeurer » jusqu’à son retour.

[13] Il est curieux que le nom du Très-Haut, qui est le Dieu de Melchissédec, soit utilisé en Maçonnerie en langue vulgaire et non en hébreu ; cela pourrait être mis en relation avec le fait que Melchissédec appartient à la Tradition primordiale et non pas à la tradition juive. De même, la Maçonnerie de Royal Arch fait appel, dans le rite qui lui est essentiel, à la fois à la langue hébraïque, à deux langues sacrées disparues (le chaldéen et l’égyptien) et enfin à la langue vulgaire. D’après Guénon, commentant le traité De vulgari eloquio de Dante, la langue vulgaire, que tout homme reçoit par voie orale, symbolise, dans un sens supérieur, la langue primordiale qui ne fut jamais écrite.

[14] La légende faisant de Jean-Baptiste un Grand-Maître de la Maçonnerie opérative qui, de longues années après son martyre, aurait été remplacé par Jean l’Évangéliste n’a évidemment qu’un sens purement symbolique.

[15] Guenon, L’Ésotérisme de Dante, chap. IV [« Dante et le rosicrucianisme »], in fine.

[16] De même que toute œuvre traditionnelle est d’autant plus proche du véritable « chef-d’œuvre » que l’artisan a « sublimé » son « moi » individuel pour le transformer dans le « Soi » (cf. Le Règne de la Quantité, chap. IX [« Le double sens de l’anonymat »]), on peut dire que les transformations auxquelles nous faisons allusion sont des chefs-d’œuvre d’autant plus parfaits que leurs artisans nous sont restés totalement inconnus. Le cas le plus récent de telles mutations semble être celui du passage de la notion traditionnelle du « Saint-Empire » dans la Maçonnerie écossaise.

[17] Nous pensons qu’il est inutile de préciser que ce dont il s’agit n’a rien à voir avec les conceptions politiques qualifiées de « totalitaires ». On sait d’ailleurs comment les régimes qui se réclament de telles conceptions ont coutume de se comporter avec la Maçonnerie quand ils accèdent au pouvoir.

[18] La Crise du Monde moderne, chap. VII.

[19] Brahma-Sûtras, traduits et commentés par Guénon au chapitre XVIII de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta.

[20] Le changement du nom d’Abram (« père élevé ») en celui d’Abraham (« père de la multitude ») se place entre la victoire du patriarche sur les adversaires des rois de la Pentapole et la destruction par le feu de cette même Pentapole. Cette destruction est naturellement une « figure » de la destruction finale du monde, et le rôle d’intercesseur joué par Abraham pour obtenir de Dieu une « limitation » de la destruction mériterait de retenir l’attention.

[21] Décaméron, 1re journée, conte III. On voit que le « Fidèle d’Amour » Boccace, pour placer, parmi ses contes d’une galanterie parfois un peu poussée, ceux qui avaient un sens doctrinal et qui certainement étaient pour lui ceux qui importaient le plus, savait utiliser le symbolisme des nombres.

[22] La « fable » symbolique utilisée par Boccace est d’ailleurs, comme tout ce qui est symbolique, susceptible d’une pluralité d’interprétations. En voici une qui, se plaçant à un point de vue plus élevé et proprement initiatique, répond sans doute davantage aux intentions de l’initié que fut Boccace. Si l’on doit assurément respecter les convictions de chacune des traditions en tant qu’elles prétendent avoir un statut privilégié les unes par rapport aux autres, d’un point de vue supérieur on ne doit pas être illusionné par de telles prétentions. Effectivement, cette prétention à l’élection relève d’une nécessité inhérente à la perspective exotérique et Boccace veut dire en fait que la vraie foi est cachée sous les aspects extérieurs des diverses croyances, vraie foi qui est la Tradition unique dont Melchissédec est le représentant. Cette vraie foi, c’est la « sainte foi », la fede santa dont Boccace, comme Dante, était, en Occident, un des fidèles.

Darkness visible partie 1

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe de printemps 2007. N°6

Darkness visible [Première partie]

Le présent texte se propose d’aborder quelques points particulièrement en rapport avec la Maîtrise maçonnique. Il s’agit de séquences rituelles qui ne sont plus pratiquées que partiellement dans le cadre de certains Rites. Notre intention n’est pas de mettre en cause, évidemment, la raison d’être de ce que l’on désigne par le terme général de « hauts grades » ou d’en négliger l’intérêt, notamment pour certains d’entre eux que l’on peut considérer comme de véritables héritages symboliques 1.

Nous développerons donc quelques réflexions sur le contenu et la finalité de la Maîtrise, réflexions qui paraissent nécessaires au regard d’une tendance que quelques-uns, au sein de la Maçonnerie notamment française, s’efforcent de propager depuis quelques temps et pour lesquels ce degré ultime de la Maçonnerie symbolique ne serait qu’une étape « inachevée », « déviée » ou une « impasse » dans le parcours maçonnique. A l’évidence, il conviendrait de l’amender ! Mais ces idées ne peuvent faire leur chemin, et parfois s’imposer dans quelques esprits, qu’à la faveur d’une mentalité dénuée de rigueur intellectuelle et, serait-on tenté de dire, du plus élémentaire « bon sens » : en fait, l’éclectisme qui se voile fréquemment sous le masque de la tolérance conduit inévitablement à accepter toute chose et son contraire, excepté, il est vrai, les idées traditionnelles. A ce piège pour le mental, René Guénon répondait en disant qu’il « faut savoir mettre chaque chose à sa place » ; il posait ainsi les principes d’une discrimination indispensable à toute démarche orientée selon des critères de caractère traditionnel. Aussi, devant le refus, aujourd’hui trop répandu, d’examiner et de traiter les sujets en cause de manière autre que par un « esprit critique » désacralisant et profanateur, il devient aujourd’hui indispensable d’aborder quelques-unes des possibilités rituelles que recèle le grade de Maître dont R. Guénon regrettait que la pratique soit négligée : « [ … ] si le grade de Maître était plus explicite, et aussi si tous ceux qui y sont admis étaient plus véritablement qualifiés, c’est à son intérieur même que ces développements devraient trouver place, sans qu’il soit besoin d’en faire l’objet d’autres grades nominalement distincts de celui-là »2.

Le sujet que nous allons examiner dans cette étude est donc intimement lié à la Maîtrise maçonnique et plus précisément à sa mise en œuvre rituelle dans la Chambre du Milieu, dans la perspective d’une opérativité plus « juste et parfaite » 3.

Pour une meilleure approche des données qui y sont relatives, il ne nous paraît pas inutile de faire état au préalable de quelques considérations générales sur la nature du rituel maçonnique, ainsi que sur des points particuliers touchant à la Maîtrise.

***

La Maçonnerie n’est pas, comme on le croit, bien souvent en toute bonne foi, une « société de pensée », foncièrement humaniste,4 siège de « débats d’idées », non plus qu’un « système » figé et clos, à l’image de divers organismes ou associations constitués selon les conventions et modes de pensée habituels à notre époque : rien, dans ses caractéristiques et dans sa nature même, ne permet de l’assimiler à ces manifestations profanes. Ceci se conçoit par le fait qu’une organisation initiatique digne de ce nom n’a pas à dépendre des « critères » ou des « valeurs » diverses qui procèdent du point de vue profane prévalant dans la société occidentale moderne, ce point de vue générant une activité étrangère à toute démarche traditionnelle véritable, a fortiori initiatique. D’ailleurs, dans l’hypothèse où la généralité des Maçons en viendrait à adopter une tendance typiquement profane, le seul fait, pour une organisation telle que la Maçonnerie, de conserver dans son intégrité son dépôt de base, celui du Métier (de constructeur) et les éléments rituels essentiels à sa mise en œuvre, lui permettrait de transmettre l’influence spirituelle indispensable à la validité de l’initiation ; de surcroît, la possibilité de vivifier les dépôts qu’elle recèle en son sein serait toujours donnée à ses membres possédant les qualifications requises. Ceci la distingue donc à jamais de toute société à but « culturel » quelconque, qui s’évanouit dès qu’elle n’a plus sa raison d’être liée à la contingence. De plus, dans cette approche, il convient de prendre en compte le mode d’appréhension de la connaissance initiatique spécifique à la Maçonnerie, basé sur la pratique d’un rituel véhiculant une doctrine (de laquelle procède une méthode) sous forme symbolique : ceci n’a aucun rapport, si minime soit-il, avec les procédés d’acquisition d’un savoir quel qu’il soit, fût-il le plus étendu possible et le plus respectable dans son ordre.

D’ailleurs, les méthodes utilisées pour l’obtention d’un tel savoir sont, comme le précise R. Guénon, « la négation même de celles qui ouvrent l’accès à la connaissance initiatique »5.

De même, on ne peut pas assimiler la Maçonnerie à un « système » pour les raisons générales précédemment indiquées, qui font que tout en elle s’oppose à la moindre systématisation, ne serait-ce que la présence – et l’usage selon l’Art – de son symbolisme qui est d’origine supra-individuelle. Cette origine exclut forcément toute élaboration de caractère artificiel et conventionnel basée sur des critères progressistes et évolutionnistes ; ceci sous-tendrait – point de vue typiquement profane – que le corpus symbolique de la Maçonnerie (qui en est le véhicule doctrinal et donc « central ») se serait progressivement enrichi au cours des siècles d’emprunts à des « disciplines » diverses, ce qui constituerait un syncrétisme tout juste bon, au fond, à intéresser les curieux d’archéologie traditionnelle. D’ailleurs, R. Guénon n’a­-t-il pas affirmé, en rapport avec la « spéculation » possible – et même généralement indispensable – qui se rapporte au symbolisme, que « [ … ] toute systématisation [ … ] est incompatible avec l’essence même du symbolisme »6 et que « d’ailleurs, l’unité apparente d’un système, qui ne résulte que de ses limites plus ou moins étroites, n’est proprement qu’une parodie de la véritable unité doctrinale » 7

En considération de cela, examinons maintenant les deux composantes du rituel maçonnique qui représentent l’essentiel du Travail en Loge, à savoir la forme et le fond.

On remarque tout d’abord qu’une certaine confusion semble s’être imposée dans la façon d’appréhender ces deux composantes, séparément ou dans l’ensemble qu’elles forment ; ceci génère des conséquences préjudiciables d’importance non négligeable pour la démarche initiatique. En effet, on néglige trop souvent que le rituel est d’origine supra-individuelle (ou supra-humaine) pour ce qui est de son essence qui est symbolique : ce caractère sacré impose le respect le plus absolu de ce que le rituel véhicule d’essentiel, et demande une approche particulière eu égard à sa nature. Pour une saisie correcte du texte rituel, examinons les rôles respectifs du fond et de la forme afin d’en cerner la spécificité propre.

D’abord, il apparaît que la composante littérale est dépendante du fond pour une large part (sans comparaison avec un texte de caractère profane) et que, lorsqu’on pense être à même d’y apporter des modifications plus ou moins importantes, le risque est grand d’altérer les éléments doctrinaux véhiculés sous forme de symboles, ou, ce qui n’est pas moins fâcheux, d’en bousculer la cohérence et l’ ordonnancement hiérarchique ; cette modification de la lettre produirait alors un désordre dans l’appréhension et l’assimilation du contenu rituel, au préjudice notamment du but du Travail en Loge qui vise précisément à la mise en ordre des éléments constitutifs de l’être pour leur réintégration dans leur centre originel ; en effet, c’est consécutivement à la chute d’Adam (ou à l’éloignement du Principe), qui a engendré dualité et multiplicité, que la nécessité de « rassembler ce qui est épars » s’est imposée.

En conséquence de quoi, lorsque cette finalité est perdue de vue, la démarche la plus sincère du monde ne se fonde plus que sur une approche de caractère individuel- humaniste pourrait-on dire – participant de la mentalité et du point de vue profanes, tout à fait étrangers à l’esprit initiatique ; ainsi, à partir de la déviation plus ou moins accentuée, on aboutit, dans les cas extrêmes, à la subversion proprement dite qui, elle, est irrémédiable. C’est pourquoi il faut veiller à ce que la composante littérale, en tant que support et accompagnement du fond méthodique et doctrinal du rituel, assure en permanence son rôle ordonnateur, régulateur et protecteur.

Les rituels maçonniques8, qui occupent une position rectrice centrale dans la démarche du Maçon, furent l’objet, à diverses reprises et époques, d’adaptations nécessaires et donc légitimes, du fait qu’ils ne sont pas figés systématiquement dans leur littéralité.

Mais, s’il est admissible que la forme d’un rituel puisse être adaptée dans une certaine mesure au langage particulier d’une époque sous peine de compromettre éventuellement ses possibilités d’appréhension, par contre, le contenu symbolique dont cette littéralité est le support doit être impérativement préservé et transmis ne variatur ; ainsi, le corpus symbolique (et donc doctrinal) de l’Ordre verra sa mise en œuvre maintenue en conformité avec le but poursuivi par le Métier de constructeur qui, en fait, n’est autre qu’une « projection » particulière du plan du Grand Architecte de L’Univers dont l’application vise à la réalisation de la plénitude de chaque être.

Tous les éléments rituels fondamentaux entrent dans ce cadre et représentent la base doctrinale et méthodique qui constitue le Métier, à laquelle s’ajoutent divers dépôts symboliques -véritables héritages- que la Maçonnerie a recueillis au cours des âges. Ceci, indépendamment d’autres critères, autorise à en reconnaître l’élection comme Arche vivante des Symboles, et c’est pourquoi il appartient à ses membres – et notamment les Maîtres – de préserver les « germes » qu’elle renferme en son sein afin d’assurer leur fructification « lorsque les temps et les circonstances le permettront »9.

Dans cette perspective, nous allons aborder un usage encore perceptible dans les rituels des XVIII· et du début du XIX· siècles qui relèvent de certains Rites (notamment le Rite Français ou Moderne et le Rite Écossais Ancien et Accepté ) , et qui représente un vestige d’une séquence rituelle contribuant à l’intégration « opérative de la Maîtrise maçonnique. Cet usage, qui a subsisté partiellement jusqu’à aujourd’hui, est appliqué le plus souvent sans que sa signification véritable soit vraiment comprise10. Mais avant d’en examiner la teneur et la portée, il nous paraît souhaitable d’apporter quelques précisions sur divers aspects spécifiques à la Chambre du Milieu.

L’expression « Chambre du Milieu » se réfère au « lieu » initiatique central de la Maçonnerie du Métier, et évoque par là même la position du Maître Maçon se situant « entre l’Équerre et le Compas », c’est-à-dire en tant que médiateur entre la « Terre » et le « Ciel », prérogative de l’être réintégré dans son état primordial. Selon le point de vue macrocosmique, la Chambre du Milieu est assimilable au Paradis terrestre qui est la « Terre sainte » : c’est le jardin D’Éden sur lequel règne un Printemps perpétuel et où il ne pleut jamais. C’est pourquoi les germes « sans nombre » qu’il recèle sont en attente et ne peuvent éclore et s’épanouir qu’après la « descente » consécutive à la « chute d’Adam » ou, en d’autres termes, que suite à la manifestation engendrée par la bi-polarisation de I’Unité11. La Chambre du Milieu est ainsi le lieu de rassemblement rituel des Maîtres Maçons dans une « orientation » particulière à leur état (cette orientation nouvelle correspond en réalité à une position selon l’Axis Mundi, elle est donc polaire), et, de ce fait, sont générées toutes les « actions et réactions concordantes » que cet état implique ; c’est pourquoi la Chambre du Milieu12  est, en principe, le lieu de tous les possibles : il est celui de la justice et de la Paix13. Certes, la Chambre du Milieu est l’objet d’une attention particulière de la part de ceux qui nient sa réalité au sein de la Maçonnerie opérative, cette dernière n’ayant d’ailleurs, pour eux, aucun lien formel avec la Maçonnerie spéculative : et nombreuses sont les gloses à ce sujet, expressions péremptoires d’un refus de l’évidence. Partant de ce postulat, on ne peut qu’assimiler le degré de Maître et sa base rituelle à une élaboration artificielle fondée sur des emprunts introduits tardivement par des Maçons « lettrés », de « culture » exotérique et insatisfaits de leur grade d’Apprenti-Compagnon14 quoi que certains en pensent, quoi qu’ils veuillent nous faire croire, la Maîtrise n’est pas un aboutissement ou alors ce serait celui d’une impasse, au fond de laquelle se dresse un mur que l’on n’ose pas franchir » (in La Légende d’Hiram, « Introduction », p. 5) ; par ailleurs : « [ … ] le rituel [est] tellement rempli d’inconséquences ; [ … ] le compilateur [a] entrepris la tâche délicate de souder une histoire douteuse sur une légende de brume [ … ] » (in Les Plus belles pages de la Franc-Maçonnerie française, Éditions Dervy, p. 178). Quant aux propos d’une nullité affligeante de M. Porset, mieux vaut les ignorer. Ces auteurs auraient-ils oublié que, dans la Chambre du Milieu, « il s’agit de mort et de résurrection » ? Il est vrai que l’héritage du « siècle des lumières » est toujours présent dans les esprits avides de modernité.] ; nous  faisons allusion ici aux affirmations selon lesquelles la Maçonnerie n’aurait été composée que des degrés d’Apprenti et de Compagnon, situation qui ne concernait véritablement que des Maçons « Modernes » de la Grande Loge de Londres. Cette façon d’écrire l’histoire ne tient pas compte notamment de possibles filiations des Antiens, que ce soit en Angleterre, en Écosse ou en Irlande, et en particulier sur le continent”. Quant à la légende d’Hiram, il faut bien l’évoquer dans le cadre présent car, en tant que fondement rituel actuel de la Maîtrise, il ne saurait y avoir d’effectivité réelle de celle-ci sans son accomplissement. Elle est, comme tout accompagnement d’un processus initiatique – et sans commune mesure avec les degrés précédents -l’expression véritable et la mise en œuvre de la « théorie du geste » à laquelle R. Guénon a fait allusion à quelques reprises .15. C’est pourquoi il est surprenant que le degré de Maître et la légende qui en forme le « drame » soient aujourd’hui fortement contestés au sein même de la Maçonnerie française …

La légende d’Hiram n’a pas de fondement historique biblique, ce qui chagrine nombre de littéralistes ombrageux plus ou moins dévotionnels, qui scrutent avec soupçon le moindre détail des rituels – surtout lorsqu’il s’agit de la composante légendaire de l’Ordre -, « filtrant [ainsi] le moucheron et avalant le chameau » ! Évoquons à ce propos l‘Histoire de la Reine du Matin et de Soliman, Prince des génies, que l’on s’efforce, dans certains milieux français, de substituer à la légende qui a cours dans la Maçonnerie universelle. Cette légende, rapportée par Gérard de Nerval, présente un caractère déviant qu’il convient de dénoncer. Voici ce que disait R. Guénon de cette « version de la légende d’Hiram, dont la “source” se trouve chez Gérard de Nerval : qu’elle ne soit due qu’à la fantaisie de celui-ci, ou qu’elle soit basée, comme il le dit, sur quelque récit qu’il avait entendu réellement (et en ce cas, elle appartiendrait vraisemblablement à quelqu’une des sectes hétérodoxes du Proche-Orient), elle n’a en tout cas rien de commun avec l’authentique légende d’Hiram de la Maçonnerie, et elle a eu, par surcroît, le sort plutôt fâcheux de devenir un des “lieux communs” de l’anti­maçonnisme, qui s’en est emparé avec des intentions évidemment tout autres que celles qui la font utiliser ici, mais pour arriver en définitive au même résultat, c’est-à-dire [ … ] à attribuer à l’initiation un caractère “luciférien” »16. Il faut le dire nettement : cette position constitue une véritable négation de la finalité initiatique de l’Ordre dont le développement doit logiquement conduire l’initié à « l’état édénique », ne serait-il que virtuel, cet état dont Guénon nous dit qu’il correspond à I ‘état primordial » qui représente la plénitude de l’état humain et l’achèvement des petits mystères. Faute de la Maîtrise proprement dite, qui ne se réalise pour le moins que par la mise en œuvre rituelle intégrale des éléments qui composent la légende d’Hiram -ou son équivalent-, la démarche maçonnique serait inachevée comme l’édifice auquel manquerait « la pierre que les constructeurs avaient rejetée … » ; Envisager cette question fondamentale sous l’emprise d’une perception faussée de l’« édifice » des hauts grades17 constitue sans nul doute une curieuse erreur de jugement.

***

Abordons maintenant plus précisément le sujet de cette étude qui est l’examen d’un point négligé aujourd’hui de la mise en œuvre rituelle : il est parmi les plus significatifs et des plus mystérieux de la pratique opérative des « Maçons des anciens jours » ; il est désigné encore aujourd’hui dans la Maçonnerie britannique (plus précisément de style Émulation également pratiqué en France et en Italie) et uniquement dans le cadre de la Maîtrise, par l’expression darkness visible qui signifie « ténèbres visibles » (parfois « perception des ténèbres » ). Cette expression est d’origine incertaine comme nombre de locutions maçonniques ; à notre connaissance, elle n’apparaît pas en tant que telle dans les Anciens devoirs (Old Charges) et textes rituels que sont les divulgations, comme par exemple Le Sceau rompu, La Maçonnerie disséquée ou Les trois coups distincts. La première mention publique connue de l’expression darkness visible se trouverait dans le poème de John Milton, Paradise Lost (Paradis perdu), édité en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIe siècle”18. L’auteur l’a probablement tirée d’un contexte précis qui nous est étranger mais qui paraît s’inspirer de la Divine Comédie de Dante qu’il aurait connue lors de son voyage en Italie. Il attribue à cette expression une signification purement négative en rapport avec l’Enfer. Pour Milton, « Dieu est Lumière. Par contraste les ténèbres sont les Enfers et les Enfers sont les ténèbres séparées de la Lumière » ( … ) ; « L’Enfer est un sombre et horrible donjon, une flamme comme une grande fournaise et ces flammes ne produisent pas de lumière mais seulement des “ténèbres visibles” qui révèlent le spectacle du malheur ». Le personnage central en est Satan et l’allusion au « sombre et horrible donjon » se rapporte manifestement à la « Cité de Dité » (que l’on peut considérer comme une sorte de reflet inversé de la Jérusalem céleste) que Dante évoque avec effroi notamment dans les Chants VIII et IX de l’ lnferno. Cette perspective amènera Milton à ne retenir que l’aspect infernal de cette expression, celui qui correspond à la chaleur obscure attribuée en mode traditionnel aux états subtils inférieurs, et en particulier aux anges déchus qui se sont rebellés contre l’Autorité divine19.

En relation avec l’assimilation des anges déchus à la chaleur obscure, l’état subtil inférieur et le « Satellite sombre », il faut noter l’analogie inverse utilisée par l’Alighieri lorsqu’il relate l’intervention, en Enfer, d’un « envoyé du Ciel » au geste étrange ; cet être de nature angélique va assurer l’ouverture des portes de la « Cité de Dité » qui demeurent obstinément infranchissables pour Dante et son guide seuls. Il semble qu’il y ait là une manifestation de la Volonté divine en sa Miséricorde au sein de l’Enfer.

(à suivre)

ANDRÉ BACHELET

  1. Cf. également note 9. Cela concerne les dépôts symboliques sous forme synthétique que l’Ordre a recueillis et qui proviennent, pour la plupart, du domaine ésotérique de traditions éteintes. On peut consulter à ce sujet notre texte « L’Arche vivante des Symboles » paru dans « Vers la Tradition » n° 77, sept.-nov. 1999.
  2.  R. Guénon, Études sur la Franc Maçonnerie et le Compagnonnage, Éditions Traditionnelles, 1965, tome 2, « Parole perdue et mots substitués », p. 41.
  3. Il s’agit, en l’occurrence, de la prise en compte de l’efficacité inhérente aux rites initiatiques et à leur pratique, sans qu’il faille y voir une quelconque connotation magique.
  4. L’humanisme est l’expression même de l’individualisme, qui est « antimétaphysique et anti-initiatique » (cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Editions Gallimard, 1970, p. 44). Du fait qu’il n’a aucune correspondance avec le but assigné à l’initiation, l’humanisme n’est pas applicable à cette démarche, et va même à l’encontre du développement normal et complet de celle-ci.
  5. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, Éditions Traditionnelles, 1953, p. 217.
  6. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, op. cit., ch. XXX.
  7. R. Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XVII, p.140.
  8. La Maçonnerie se pratique selon différents Rites, qui sont autant de modes d’appréhension de la démarche commune du Métier de constructeur ; d’autre part, des variantes rituelles existent dans le cadre de chaque Rite. Cette situation profite également aux innovateurs et réformateurs d’esprit profane qui, notamment en France, s’efforcent d’imposer de nouveaux rituels dans lesquels sont introduits des éléments souvent déviants. Il serait intéressant d’examiner de près certaines versions récentes des Rites Français Moderne et Écossais Ancien et Accepté qui se recommandent de la plus grande ancienneté possible, celle-ci tenant trop souvent lieu de garant d’authenticité et de véracité …
  9. Cette formule est tirée du rituel de style Émulation pratiqué en France et en Italie. Le thème des héritages échus à la Maçonnerie a été développé par Denys Roman à partir d’éléments significatifs contenus dans l’œuvre de R. Guénon qui a mis l’accent sur l’exceptionnelle faculté d’assimilation et de conservation de l’Ordre maçonnique (ce qui révèle une étroite affinité avec l ‘Hermétisme), C’est là le fil conducteur du thème majeur de l’œuvre de Denys Roman, et c’est ce qui le conduisit à qualifier la Maçonnerie d’ « Arche vivante des Symboles ». On consultera à ce sujet ses deux ouvrages : René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie et Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « Arche vivante des Symboles » (Éditions Traditionnelles, Paris, 1995) ; on notera, dans ce dernier livre et en rapport avec ce sujet, la citation suivante de Guénon, placée en exergue du chapitre IX, « Le Manuel maçonnique de Vuillaume » : « Il y aurait certainement  beaucoup à dire sur ce rôle “conservateur” de la Maçonnerie et sur la possibilité qu’il lui donne de suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’initiations d’un autre ordre dans le monde occidental actuel » (in « Parole perdue et mots substitués », op, cit.)
  10. Dans cette étude, nous nous limiterons exclusivement à la Maçonnerie dite « symbolique » (celle des trois premiers degrés de la loge « bleue ») et en particulier au 3ème degré représenté ici par la « Chambre du Milieu » ; le but est de souligner la possibilité et la nécessité, dans le cadre précis du Métier qui est trop souvent négligé, d’une opérativité plus effective. Nous ne mésestimons pas pour autant les développements mis en œuvre par les « hauts grades », que ce soit dans le cadre du Rite Écossais Ancien et Accepté ou dans celui d’autres Rites.
  11. C’est dans son rapport avec le domaine cyclique et en relation avec le processus cosmogonique que le symbolisme causal est utilisé ; si l’on considère l’état primordial, dans sa plénitude, il est évidemment « antérieur » à une distinction temporelle. La position médiane et centrale de l’Homme primordial a été abordée par R. Guénon notamment dans son ouvrage La Grande Triade au chapitre XIV, « Le Médiateur ».
  12. A la suite d’une appréhension littéraliste qui détermine l’ensemble de leur démarche, ceux qui se présentent actuellement en France comme les « restaurateurs » du Rite Français (ou Moderne) attribuent la « Chambre du Milieu » au grade de Compagnon. S’il fallait prendre cette vision au sérieux, cela mettrait en cause l’ordre hiérarchique des grades du Métier et, par voie de conséquence, la raison d’être de certains hauts grades !
  13. « Dans la justice” se résument toutes les vertus de la vie active, tandis que dans la “Paix” se réalise la perfection de la vie contemplative » (R. Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 118).
  14. La Maîtrise, aboutissement logique du Métier de constructeur, est, comme nous le disions au tout début de ce texte, considérée aujourd’hui par certains spécialistes français de la Maçonnerie comme un « degré d’erreur » ou d’« échec ». Ceci amène à s’interroger sur la façon dont la démarche initiatique est conçue dans sa globalité et dans sa « nécessité » providentielle (notamment en rapport avec la « perte de la Parole »). Ces modes d’appréhension, qu’ils soient d’ordre historiciste et scientiste, voire freudien ou jungien, démontrent par là leur étroitesse. La prise en considération et l’application de telles suggestions profanatrices dans la démarche initiatique et la pratique rituelle en particulier, ne peut conduire qu’à une finalité déviée de son objet. En prenant quelques exemples parmi les historiens français de la Maçonnerie, on découvre bien des incongruités ; ainsi de M. Négrier qui affirme que « [ …
  15. Pour cela, se reporter aux remarques de R. Guénon parues dans les Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2, p. 122, qui évoque « la “survivance” possible de la Maçonnerie opérative en France même, jusque vers la fin du XVIIe siècle ou le début du XVIIIe”, en raison de la « présence de certaines particularités par lesquelles les rituels français diffèrent des rituels spéculatifs anglais, et qui ne peuvent manifestement provenir que d’une “source” antérieure à1717 [ … l ».
  16. R. Guénon, Comptes-rendus, Éditions Traditionnelles, 1973, pp. 47-48.
  17. Cela concerne ceux des Maçons qui sont atteints de ce qu’on pourrait appeler le « syndrome » des hauts grades
  18. J. Milton, Paradise Lost, 1ère édition 1667 en 10 volumes.La citation qui suit dans le texte est traduite d’après « Ars Quatuor Coronatorurn », n° 103, 1990.
  19. Cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, op. cit., « Quelques remarques sur le nom d’Adam », p. 59.

E.T. N°402-403 07-08 et 09-10 1967

Le Symbolisme, qui a maintenant pour Rédacteur en chef M. Pierre Morlière, continue à publier des articles intéressants. Dans le numéro d’avril-juin1967, plusieurs se rapportent, de près ou de loin, à la tradition maçonnique. C’est ainsi que M. Pierre Stables commence des Etudes sur le Symbolisme chevaleresque dont nous reparlerons quand elles seront terminées, d’autant plus que l’auteur, sortant des sentiers battus, annonce son intention d’étudier « les légendes » de la chevalerie. Continuer la lecture

Note introductive 3

avertissement

2009 : La Lettera G / La Lettre G, N° 10

 Denys Roman : « Du Temple à la Maçonnerie par l’Hermétisme chrétien »*

  Il est reconnu que Denys Roman retenait l’œuvre de René Guénon comme référence authentiquement traditionnelle, et nos lecteurs n’ignorent pas non plus l’intérêt privilégié que ce dernier accordait à l’Ordre maçonnique et en particulier à l’Hermétisme, parce qu’il considérait que la science d’Hermès présente avec l’Art Royal une affinité de nature. Continuer la lecture

LAMBSPRINCK, La Pierre philosophale

Etudes Traditionnelles, Numéro 436 – mars-avril 1973

Lambsprinck, La Pierre philosophale, texte latin et traduction française, (Casa éditrice Arché, Milan). Cet ouvrage fait partie d’une Bibliotheca Hermetica fondée en 1967, et qui diffère de la Bibliotheca Hermetica des éditions Denoël. Ont notamment paru par les soins de cette maison milanaise La Vertu et Propriété de la Quinte Essence de Joannes de Rupescissa, Le Règne de Saturne changé en siècle d’or de Huginus A Barma, les deux traités de Pernéty (Fables et Dictionnaire) et plusieurs autres œuvres d’alchimie. L’auteur du livre dont nous parlons aujourd’hui, Lambsprinck, fait partie de « cette catégorie d’hermétistes dont l’existence, à propos ou non, a été entourée de l’obscurité la plus complète ». Tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il s’agit d’un noble allemand qui appartint à une abbaye bénédictine située près de Hildesheim. Le traité La Pierre philosophale est le seul qui nous soit parvenu sous son nom. Rédigé en allemand, il a été traduit en vers latins par Nicolas Barnaud qui le publia en 1677 à Francfort, et il semble avoir joui d’une assez grande notoriété. Nicolas Flamel et Michel Maier l’ont cité, et le second en recommande vivement la lecture. Bien plus, ce dernier s’est inspiré très visiblement de certaines planches de l’Atalante fugitive, et certains ont même remarqué « l’affinité des figures de Lambsprinck avec celles de Flamel, allant jusqu’à prétendre de ce fait que l’hermétiste allemand aurait fait ses études à Paris ». Continuer la lecture