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E.T. N° 423 JANVIER-FEVRIER 1971

LES REVUES

Une nouvelle publication a commencé de paraître en 1970- : « Renaissance traditionnelle, revue d’études tradi­tionnelles ». La couverture est illustrée de l’emblème du Rite Rectifié : le Phénix. Nous avons remarqué que dans les deux premiers numéros aucune référence n’est faite à l’œuvre de Guénon ; mais nous verrons plus loin que ce silence a été rompu au n° 3. La Tradition, pour les rédac­teurs de cet organe, n’est pas un « refus de l’évolution ré­trograde ou réactionnaire » et ne doit pas demeurer « fi­gée dans un passéisme douloureusement crispé ». Il fau­drait, pensons-nous, aller plus loin encore : car la Tradi­tion véritable transcende l’ « évolution » aussi bien que le « passéisme », toutes choses lui apparaissant « présentes » et « actuelles » dans la permanence de l’éternité.

— Dans le n° de janvier, le premier article, signé « René Désaguliers », est intitulé : « Notes sur le serment maçonnique du premier, grade ». Ce qui nous a le plus intéressé dans cette étude, soigneusement rédigée et enrichie d’une abon­dante documentation anglaise et française, opérative et spé­culative, — ce sont les précisions apportées sur l’évolu­tion du serment dans le Régime Rectifié. L’auteur sou­ligne très bien que ce serment apportait deux innovations considérables. D’abord, le récipiendaire jurait « d’être fidèle à la Sainte religion chrétienne », ce qui n’avait ja­mais été exigé auparavant, ni en France ni en Angleterre. Ce point est bien mis en lumière par l’auteur pour ce qui concerne la Maçonnerie opérative, dont il reproduit les formules de serment qui nous sont parvenues et qui — la chose est à noter — sont toutes originaires de l’Ecosse. La seconde modification de Willermoz, c’est, dans la der­nière partie du serment, « la suppression complète de toute allusion aux châtiments physiques ou moraux ». On sait que ces châtiments (on disait autrefois « patiments ») ont un rapport intime avec les « signes » de chaque grade et avec les « centres subtils » de l’être humain. Willermoz semble avoir eu quelque « remords » de cette suppression car, dans l’« instruction morale » des rituels rectifiés, on a inséré un « rappel » curieux où sont évoquées les an­ciennes « pénalités » relatives à la gorge, au cœur et aux entrailles, et qui commence ainsi : « Cependant, comme l’ancienne formule du serment pourrait avoir quelque rap­port aux mystères de l’Ordre, le Convent général, en l’abo­lissant pour la pratique, arrêta néanmoins qu’elle serait conservée dans l’instruction que vous recevez mainte­nant ».

 

Dans le même n°, notons encore une « Incitation à l’étu­de du Compagnonnage », et quelques remarques sur un épisode de l’Evangile selon saint Marc : après l’arrestation du Christ, « un jeune homme le suivait, couvert seulement d’un drap. On se saisit de lui. Mais lui, lâchant le drap, se sauva tout nu ».

— Le n° d’avril de la même revue débute par un article de M. René Désaguliers sur les serments des 2e et 3e de­grés, article où se retrouvent les mêmes qualités que nous avions remarquées dans l’étude analysée plus haut. Dans les premiers temps de la Maçonnerie spéculative, il n’y avait pas de textes de serments particuliers pour les 2° et 3° degrés. Pour les réceptions de ces deux grades, ou bien on ne prêtait pas de nouveau serment, ou bien on ré­pétait celui du 1er degré. De plus, ce serment du 1er degré faisait mention des trois « pénalités » corporelles (lan­gue, cœur et entrailles) qui sont propres respectivement à chacun des trois degrés. Cela était vrai pour l’Angleterre et aussi pour la France. L’auteur souligne que « ce système n’était pas satisfaisant pour la logique », ni même, ajou­terons-nous, pour la pleine efficacité des rites, liée aux « signes de reconnaissance » correspondant à ces diverses pénalités. Mais en 1760 est publié Three distinct Knocks, et nous trouvons dans cet ouvrage anglais un texte de serment propre à chaque grade, chacun ayant sa pénalité particulière. Et M. René Désaguliers met cette « rectifica­tion » en rapport avec la fondation, en 1751, de la Grande Loge des « Anciens », dont on sait qu’elle opéra un re­dressement traditionnel. Les modifications introduites en Angleterre passèrent en France et semblent s’être imposée surtout après la fin des guerres napoléoniennes. Le Rite Ecossais les adopta tout d’abord. Le Rite français (prati­qué par le Grand Orient) le suivit avec beaucoup de re­tard ; et ce n’est qu’en 1858 qu’il adopta un « signe de reconnaissance » (ombilical) pour le 3e degré. Peut-être ne faut-il pas trop s’en étonner, et cette réserve du Grand Orient s’explique-t-elle par une certaine conscience que « les signes originels de la maîtrise sont perdus » et ne seront « restitués » que lorsque « le temps et les cir­constances » le permettront. — Nous ferons encore deux remarques sur les articles de M. R. Désaguliers. D’abord, il est possible que dans les derniers temps de la Maçon­nerie opérative les trois grades symboliques aient été par­fois conférés au récipiendaire le même jour, ce qui pour­rait justifier l’existence d’un seul serment. Enfin, il est bien entendu que tout ce qui se rapporte à ces questions, touchant à la technique opérative et au secret de l’Ordre, ne pouvait être exposé ouvertement dans les rituels im­primés.

Dans ce même n°, suite de l’ « Incitation à l’étude du Compagnonnage ». — Nous y trouvons aussi les éléments d’une discussion au sujet du terme maçonnique anglais cowan. M. Désaguliers le traduit par « manœuvre », c’est- à-dire ouvrier de second ordre. M. J. Corneloup, évoquant des renseignements sur le Compagnonnage qu’il tient de son père, précise que cowan se prononce en anglais exac­tement comme le terme « couenne » (prononcé couane), qui désigne un mauvais ouvrier (tout au moins dans le langa­ge des Compagnons tanneurs-corroveurs). En somme, les interprétations des deux contestataires ne nous semblent pas différer tellement. Rappelons que Guénon a fait entre le due guard des Maçons anglais et le « devoir » des Compagnons un rapprochement absolument parallèle à ce­lui que propose M. Corneloup entre cowan et « couenne » (cf. Etudes sur la F.-M., t. T, p. 247).

— Dans le n° de juillet, M. René Désaguliers continue son étude sur le serment maçonnique, dont il rappelle le caractère sacré (« serment » venant du latin sacramentum). Il mentionne aussi qu’à l’origine un dieu ou plu­sieurs dieux étaient toujours invoqués au début d’un ser­ment. Mais, très sagement, il s’abstient de critiques trop sévères à l’égard du comportement des Maçonneries non-déistes. « On se doute, dit-il, que le débat sur ce point n’est pas nouveau et qu’il n’est pas près de se clore ». L’auteur donne aussi des détails souvent ignorés en Fran­ce sur les conditions dans lesquelles s’opéra, en Angleterre, l’« union » de 1813 : « On sait que les Modernes (c’est- à-dire la première Grande Loge, fondée en 1717, et qui fut sous l’influence d’Anderson et de Jean-Théophile Dé­saguliers) avaient apporté des modifications dans les mo­des de reconnaissance des deux premiers grades ». La Grande Loge des Anciens, fondée en 1751, prit à tâche de rétablir les usages antérieurs, et en conséquence fut en violente hostilité avec les Modernes. La résistance de ces derniers ne cessa de s’affaiblir durant la seconde moitié du siècle. Des pourparlers tendant à la réunion s’engagè­rent. Le pas décisif allait enfin être franchi. « Le jour de la Saint-Jean d’hiver, 27 décembre 1813, les Frères des différentes Loges… ouvrirent dans une salle une Grande Loge des Modernes et dans une autre salle une Grande Loge des Anciens. Puis ils entrèrent dans le Hall et les deux Grands Maîtres s’assirent de chaque côté du trône dans deux chaires semblables… L’acte d’Union fut alors lu et ratifié… Le duc de Sussex, Grand Maître des Moder­nes, fut alors élu Grand Maître de la Grande Loge Unie des Anciens Francs-Maçons d’Angleterre ». Les Anciens, qui avaient triomphé sur toute la ligne en faisant adopter leurs usages rituels, pouvaient bien laisser aux Modernes, cette consolation honorifique. Une conséquence assez inattendue, c’est que ce triomphe des Anciens, c’est-à-dire de  la tradition, allait provoquer en quelque sorte la résurgen­ce effective de l’universalisme maçonnique. Jusqu’alors, en effet, seuls les chrétiens et les juifs semblent avoir été admis dans l’Ordre. Mais la propagation de la Maçonnerie hors d’Europe, et notamment aux Indes, va bientôt faire admettre la réception de non-chrétiens, à condition que chacun prête serment sur le livre de sa tradition propre. M. René Désaguliers admet parfaitement cette « innovation ». « Mais, ajoute-t-il, la Maçonnerie anglaise d’après 1813 a franchi un pas beaucoup plus grave, et qui n’était nullement nécessaire, en déchristianisant les rituels et les instructions, acte par lequel elle s’est peut-être coupée de ses origines ». Nos lecteurs se doutent bien qu’ici nous ne pouvons plus suivre l’auteur. Pour nous, l’action des novateurs de 1717 fut une « hyper-christianisation » par­faitement illégitime de la Maçonnerie, et les Anciens, en restituant à l’Ordre un caractère extra-confessionnel qui, après tout, est naturel à une organisation artisanale, ont rendu à l’Ordre un service incomparable. Grâce à eux, la Maçonnerie est actuellement la seule organisation initia­tique du monde qui ne soit pas liée à une tradition par­ticulière à forme religieuse ou autre.

Dans le même n°, suite de l’« Incitation à la connais­sance du Compagnonnage », signée « Gérard Lindien ». L’article d’aujourd’hui est surtout consacré à l’examen de la « légende » de Maître Jacques, rapportée selon la ver­sion la plus courante parmi les Compagnons du Devoir. Né à Saint-Rémy-de-Provence, Maître Jacques aurait voya­gé en Grèce où Pythagore lui enseigna l’architecture. De là, il se rendit en Egypte, puis il gagna Jérusalem, prit part à la construction du Temple de Salomon et fut élevé à la maîtrise. Le Temple achevé, Maître Jacques et le Père Soubise, qui s’étaient liés d’amitié, regagnèrent les Gau­les, mais ne tardèrent pas à se brouiller. Au cours de ses voyages, Maître Jacques fut un jour assailli par quelques disciples de Soubise « et, voulant se sauver, il tomba dans un marais, dont les joncs l’ayant soutenu le mirent à l’abri de leurs coups ». Échappé ainsi au danger, il passa la fin de sa vie dans le désert de la Sainte Baume, oui de­meure aujourd’hui encore la principale station sur l’itiné­raire du Tour de France. On sait que, selon une « légende » dont il semble bien que l’origine doive être cherchée chez les troubadours, la Sainte Baume fut également le lieu de contemplation de Marie-Madeleine. Maître Jacques mourut assassiné par d’autres disciples de Soubise, à l’âge de 47 ans. Son chien, qui poussait un « hurlement » à intervalles réguliers, attira l’attention des disciples, qui recueillirent le dernier soupir de leur Maître et trouvèrent sous sa robe un petit jonc qu’il portait constamment en mémoire des joncs qui l’avaient sauvé lors de sa chute dans le marais. L’auteur donne d’intéressantes précisions sur le rite funèbre essentiel du Compagnonnage (le « hur­lement sur la tombe »), sur le culte des Compagnons pour sainte Marie-Madeleine, etc. ; mais il faut surtout le louer d’avoir recherché le symbolisme de la légende et notam­ment d’avoir fait un rapprochement fort ingénieux entre l’âge de la mort de Maître Jacques (47 ans) et la 47e pro­position d’Euclide (théorème de Pythagore). Nous vou­drions lui suggérer un autre rapprochement. Le marais de la légende, auquel échappe Maître Jacques, est évidemment la même chose que le « bourbier » de la Voie Sacrée qui menait les initiés d’Athènes à Eleusis (cf. Le Règne de la Quantité, pp. 226-227). Dans l’Enfer de Dante, ce bourbier devient un marais, résidence de Méduse dont l’apparition épouvante Dante et Virgile ; le danger de « pétrification » n’est surmonté que grâce à la baguette du mystérieux Altri. Il va sans dire que le jonc sur la poitrine de Maître Jacques, prototype de la canne compagnonnique si sem­blable au caducée d’Hermès, est à rapprocher du cable tow de la Maçonnerie « où gisent tous les secrets ».

Nous mentionnerons encore deux autres articles. Dans le premier, M. Roland Renais, étudiant les écrits maçon­niques français de la première moitié du XIXe siècle, re­lève qu’ils s’accordent tous à faire remonter l’Ordre « beaucoup plus aux mystères antiques qu’aux bâtisseurs de cathédrales ». L’auteur reproduit une « gravure allégo­rique » extraite d’un ouvrage publié en 1817 : Manuel du Franc-Maçon, par Bazot. Les symboles représentés sur cet­te gravure montrent à l’évidence l’intention de rattacher la Maçonnerie non seulement à la tradition judéo-chré­tienne, mais encore aux Mystères celtiques, grecs, égyp­tiens et chaldéens. On pourrait même ajouter quelque cho­se. La déesse Minerve, qui occupe tout le centre de la gravure, porte au-dessus de son diadème une couronne de 7 étoiles, qui rappellent les 7 étoiles figurant sur les Ta­bleaux de loge français et qu’on peignait aussi autrefois au plafond des ateliers. D’après Guénon, ces sept étoiles représentent celles de la Grande Ourse et évoquent les origines « hyperboréennes » de la Maçonnerie. A noter que Minerve, patronne des Collegia fabrorum, était la dées­se de la Sagesse, de la Force et de la Beauté ; fille du tonnerre (puisque née d’un coup de hache), elle était in­voquée par les architectes qui lui dédiaient les plus re­marquables de leurs œuvres : le navire « Argo », le che­val de bois qui permit de prendre Troie, etc.

L’autre article à signaler est celui de M. Henri Amblaine : « Que savons-nous du Morin de la Patente ? » Ce per­sonnage, qui joue un grand rôle dans l’histoire de l’Ecossisme, est, comme le dit l’auteur, entouré de mystère. Il est même frappant de voir combien l’histoire des protago­nistes du Rite Ecossais Ancien et Accepté nous est peu connue, alors que celle du Rite Ecossais Rectifié nous est connue dans ses moindres détails, grâce surtout à cet épistolier infatigable qu’était Willermoz. En particulier, la patente d’Etienne Morin, délivrée en 1762, est dite avoir été octroyée au Grand Orient de France, corps qui pourtant n’a été fondé qu’en 1773.

— Toujours dans le même n° de juillet, nous trouvons un article d’un tout autre genre, par M. Pierre Stables, in­titulé : « Etude ésotérique sur saint Jean Climaque ». Cet auteur avait déjà publié dans le Symbolisme trois articles dont nous avons rendu compte, et dont le dernier témoi­gnait d’une hostilité qui se voulait ironique envers les traditions de l’Orient (cf. E.T. de septembre 1968, pp. 281- 282). A vrai dire, dans le présent article, il est à peine question de « saint Jean l’Echelle » ; mais le but évident de l’auteur est d’attaquer René Guénon, surtout en ce qui concerne ses rapports avec les exotérismes religieux. L’argumentation utilisée est parfois obscure, même et surtout quand l’auteur annonce qu’il va être clair. Qu’on en juge :« Nous voulons dire ceci : si le pouvoir expérientiel est donné à toute religion de type non-sacrificiel comme il l’est en dehors de toute religion, le sacrifice du Christ est inutile. Si le pouvoir expérientiel est donné par toute religion de type sacrificiel, ce ne peut être que par l’aspect sacrificiel ».

M. Stables prétend exposer sur le christianisme ce qu’il appelle une « théologie valable ». Pour lui, « ce que le Christ est venu souligner, c’est l’importance de l’acte ». Il nous semble que les textes évangéliques proclament souventes fois le contraire. Mais laissons cela. Les Etudes Traditionnelles ne sont pas une revue de théologie, et au surplus un récent congrès de théologiens a montré qu’en cette matière on peut soutenir n’importe quoi dans le catholicisme d’aujourd’hui.

Venons-en aux critiques plus précises adressées à Guénon qui, rappelle M. Stables, a modifié sa position à l’égard du Bouddhisme. Il aurait pu ajouter qu’il l’a également modifiée, à la même époque et sous la même influence, à l’égard du Jaïnisme. M. Stables ajoute que, « selon cer­tains », Guénon aurait aussi modifié sa position « à l’égard du christianisme, dans des lettres non publiées ». Il se trouve précisément crue nous avons eu connaissance de lettres adressées à divers correspondants au cours des années 49 et 50. Il n’en résultait nullement que Guénon, au soir de sa vie, avait modifié sa position sur le sujet qui nous occupe. Mais il insistait sur le fait que, dans certains textes du christianisme primitif (et notamment pour ce qui touche aux sacrements), les points de vue exotérique et ésotérique sont si intimement liés qu’il est parfois difficile de les dissocier.

L’auteur voudrait aussi nous faire croire que la doctri­ne de Guénon a été regardée comme sans importance par les grandes religions d’Europe occidentale. Il écrit : « Le protestantisme l’a ignoré, pour ne pas se dévoiler. Le ca­tholicisme l’a vaguement combattu ». Nous ne savions pas que le protestantisme était « voilé ». En tout cas, on pour­rait faire observer à M. Stables qu’un exotérisme, comme tel, ne peut qu’ignorer l’ésotérisme. Si en effet il le con­naissait, toute connaissance étant identification à son ob­jet, l’exotérisme serait l’ésotérisme, ce qui est absurde. Cela dit, un bon nombre de protestants ont lu Guénon avec un intérêt soutenu. Et à sa mort, le périodique pro­testant le plus lu en France, l’hebdomadaire Réforme, eut l’élégance de lui consacrer un article entièrement élogieux sous le titre : « Un sage français vivait au pied des Pyramides ». Hommage chevaleresque rendu à un « ad­versaire » dont on estimait la haute spiritualité ? Sans doute. Mais peut-être aussi conscience de ce que nous ap­pellerions volontiers le « paradoxe protestant ». Nous vou­lons dire que cette forme religieuse, qui s’est toujours voulue strictement exotérique, a cependant fourni la quasi-totalité des initiés connus en Occident depuis la Réfor­me. Citons seulement — outre les premiers Rosicruciens « historiques » — le plus remarquable (parce que le plus « symboliste ») des théosophes : Jacob Boëhme ; le der­nier des artistes pour lesquels on puisse poser la question de l’ésotérisme : Albert Durer ; et le seul des philosophes « modernes » à qui Guénon ait témoigné quelque consi­dération : Gottfried Leibniz.

Passons maintenant au catholicisme, qui aurait « vague­ment combattu » Guénon. M. Stables nous surprend. Il ne peut ignorer cependant que bien des choses ont changé à Rome depuis vingt ans. Lorsque Guénon publiait son œuvre, sous deux pontificats de tendances très différentes, il existait une Congrégation (la première en dignité puis­que le pape en était le « Préfet ») dont l’unique objet était de veiller à la rigoureuse orthodoxie de la doctrine. Tout écrit susceptible de nuire à la foi de l’ « Eglise en­seignée » pouvait lui être déféré et donnait lieu à des en­quêtes minutieuses. Dans les cas défavorables, Rome ne combattait pas « vaguement » ; elle condamnait ; Berg­son s’en est aperçu, et aussi quelques autres. M. Stables peut faire confiance a posteriori à la haine recuite des anti-guénoniens, déclarés ou sournois. De l’académicien Henri Massis (qui vient de mourir un peu oublié) à l’in­quiétant Frank-Duquesne, en passant par Mgr Jouin et le R.P. Allo (nous en omettons, et non des moindres), ils ne sont pas rares, ceux qui ont abominé Guénon jusqu’à le regarder comme un suppôt de l’enfer. « J’appelle un chat un chat, hurlait Frank-Duquesne, et Guénon un ennemi du Christ et de son Eglise ». Et le forcené avait de puis­santes relations, dans les milieux religieux et « littérai­res ». Les dénonciations auprès du Saint-Office n’ont pas manqué. Mais Rome a gardé le silence. L’œuvre de Gué­non n’a pas été mise à l’index.

Les prétextes pourtant ne manquaient pas. Guénon, ca­tholique passé a l’Islam, et par surcroît Franc-Maçon, avait durant 40 ans accumulé les thèses les plus propres à exaspérer tous ceux « qui sont catholiques dans la me­sure où ce mot s’oppose à celui d’universel ». Par exem­ple, il soutenait que le Nouveau Testament comporte un sens caché, non opposé mais transcendant par rapport à celui qu’enseigne l’Eglise ; que l’initié est supérieur au clerc ; que le salut n’est pas le but suprême proposé à l’homme ; que le christianisme n’est aucunement une religion « privilégiée », etc. Et Rome n’a rien dit ! Guénon a parfois fait allusion à ce silence de Pierre et à son importance symbolique. Il ne faut pas oublier en effet que Pierre, bien que n’étant pas « fils du tonnerre », a entendu, comme les deux Boanergès, les paroles — intraduisibles dans le langage des hommes — qu’échangèrent avec le Christ Moïse et Elie. Dans les Evan­giles, Pierre est souvent durement repris pour avoir par­lé trop à la légère. Et de même que l’inexprimable, dans l’ordre de la connaissance, surpasse infiniment tout ce qui peut être exprimé, on peut dire que les silences de Pier­re sont souvent plus remplis de signification que ses pa­roles.

Et, puisque nous venons d’évoquer l’inexprimable et le silence, nous voulons citer encore ce passage de l’« Etude ésotérique » de M. Pierre Stables : « Quant à l’affirmation de Guénon que le secret n’est un secret que parce qu’il est inexprimable, c’est à notre avis le plus grossier des voiles qu’on puisse jeter sur lui pour ne pas en parler, alors que les initiés devraient, nous semble-t-il, se reconnaître de prime abord ».

On pourrait observer que Guénon, au chapitre XIII des Aperçus sur l’initiation, a distingué diverses sortes de secrets. Il en est qui sont exprimables par les mots, d’autres par les symboles, d’autres enfin rigoureusement inex­primables. Mais à quoi bon ? Admirons plutôt l’aisance de M. Pierre Stables qui se meut sans crainte ni tremble­ment là ou l’esprit grossier d’un René Guénon n’a perçu que ténèbres. Et terminons notre compte rendu sur cette « perle », une perle qui nous paraît vraiment resplendir du plus vif « orient ».

Denys Roman.

Darkness visible partie 2

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe d’Automne 2007. N°7

Darkness visible [Deuxième partie]

L’introduction de la formule darkness visible dans le rituel maçonnique anglais de style Emulation apparaît à la suite de l’Union des Anciens et des Modernes de 1813 ; nous n’avons pas de certitudes sur les modalités de son adoption. La traduction littérale « ténèbres visibles » (et non « obscurité visible » comme il est dit parfois) révèle une association de sens contradictoires propres à retenir l’attention, et divers auteurs devaient en effet s’y intéresser, la plupart dans un esprit antimaçonnique et en se plaçant d’un point de vue exotérique exclusif1. En fait, l’expression darkness visible ne peut être vraiment explicitée et comprise – dans les limites de la faculté discursive – qu’en tant qu’elle est étroitement liée à la signification de la séquence rituelle correspondant à ce que les Kabbalistes désignent par le déplacement des lumières, elle-même abandonnée en partie dans la pratique maçonnique d’aujourd’hui (voir infra). Cette séquence ne trouve sa raison d’être et ne révèle sa véritable signification qu’en fonction de la perspective particulière à la Maîtrise qui s’effectue rituellement par un changement formel d’orientation, ce changement correspondant à une interversion dans le sens d’un retournement. D’ailleurs, l’orientation particulière à ce degré, est toujours usitée des Maîtres Maçons dans certains de ses éléments significatifs2. Ainsi, le déplacement des lumières s’accompagne, dans sa mise en œuvre, de l’intégration visible des décors symboliques d’ordre cosmologique qui assurent l’ordonnancement régulier de la Loge. Mais intégrer n’est pas uniformiser systématiquement dans une même perspective d’ensemble ; c’est pourquoi, pour prendre quelques exemples précis, on notera que le Tableau de Loge est occulté ainsi que les deux luminaires que sont le soleil et la lune3 situés au Débir (à l’Orient), équivalent symbolique du Saint des Saints du Temple de Salomon ; les deux luminaires demeurent indissociables car complémentaires : symboles de la dualité, ils s’évanouissent, n’étant plus en conformité avec la nouvelle orientation régulière de la Chambre du Milieu qui exprime l’Unité Primordiale. Cependant, un symbole subsiste, lumineux, à sa station initiale : c’est « l’œil dans le triangle » ou « l’œil qui voit tout », dénommé ordinairement Delta ; mais sa position se trouve dès lors inversée, c’est-à-dire pointe en bas, figurant le schéma du cœur. Ainsi disposé, il est dorénavant la « Porte Solaire », analogue à l’œil du dôme de tout édifice sacré. On se souviendra que, maçonniquement, cette Porte, selon l’enseignement traditionnel dont R. Guénon a été, à notre époque, l’interprète pour l’Occident, n’est autre que l’équivalent de la « porte du Ciel » ou « porte des dieux » ; elle est l’ouverture sur le « Soleil intelligible » dont le « septième rayon » – l’Axis mundi – assure le passage qui conduit « au-delà du Soleil », domaine des états supra-individuels propre aux grands mystères, ce « passage [qui] assure la libération complète »4  ».] des limitations individuelles inhérentes à la manifestation.

Ainsi, pour le Connaissant, le Soleil, « une fois élevé au Zénith, ne se lèvera plus ni ne se couchera, il se tiendra au centre » (Chândogya Upanishad, III, 11, 1 et 3).

Comme possibilité opérative immédiate, c’est-à-dire affranchie de la temporalité, cette interversion permet – ne serait-ce que virtuellement – au Maître Maçon d’ « identifier le centre de sa propre individualité (représenté par le cœur dans le symbolisme traditionnel) [ce qui correspond à une libération du mental] avec le centre cosmique de l’état d’existence auquel appartient cette individualité et qu’il va prendre comme base pour s’élever aux états supérieurs » (L’Esotérisme de Dante, ch. VIII). C’est ainsi que le Travail collectif en Loge permet la restauration de l’état originel par la translation « du centre de la conscience du “cerveau” au “cœur” ». C’est en quelque sorte une autre « vision » (de la Lumière intelligible), que l’on peut rapporter à une « audition » et qui prend appui sur la disposition symbolique ainsi établie et s’y identifie en application de l’analogie inverse5. Reportons-nous à ce que R. Guénon précise à ce sujet : « Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance “par reflet”, comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure ; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’”extérieur” à l’”intérieur”, et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même ; l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles. On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être transféré du “cerveau” au “cœur” ; pour ce transfert, toute “spéculation” et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage ; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective […]. Le passage de l’”extérieur” à l’”intérieur”, c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l'”état primordial”, de s’élever aux états supérieurs […] »6. C’est seulement ainsi que la Maîtrise atteint sa plénitude.

L’ « audition » évoquée est en rapport étroit avec la « Lumière intelligible » ; selon la perspective cosmogonique, le Son précède en quelque sorte la Lumière, et nous verrons que ce point de doctrine n’est pas étranger à notre sujet. Par exemple, l’audition est partie intégrante des éléments symboliques fondamentaux du degré de l’Arche Royale considéré par les anciens – et encore aujourd’hui – comme « la racine, le cœur et la moelle de la Franc-Maçonnerie » en tant que complément de la Maîtrise ; il est le  nec plus ultra  en raison de son caractère universel, de sa perspective ouverte sur les grands mystères, mais également de ses liens avec la Maçonnerie opérative ; mais nous ne pouvons présentement qu’en mentionner l’importance et signaler seulement un point qui est loin d’être négligeable, en correspondance avec nos rituels : il s’agit du rapport entre l’ouïe et la vue qui sont respectivement mises en relation avec la nuit et le jour ; car on connaît « […] l’étroite connexion qui existe, au point de vue cosmogonique, entre le son et la lumière ». Pour les chrétiens et les Maçons, le texte le plus explicite à ce sujet se situe au début du Prologue de l’Evangile de saint Jean qui précise : « Au commencement [au principe] était le Verbe… » ; il s’agit là de « l’acte du Verbe produisant l’”illumination” qui est à l’origine de toute manifestation, et qui se retrouve analogiquement au point de départ du processus initiatique  »7. C’est pourquoi -en particulier dans le domaine initiatique- on accorde prééminence et antériorité à l’ouïe sur la vue et de ce fait à la nuit sur le jour. C’est donc par pure analogie que nous utilisons le terme de « vision » en rapport avec la séquence rituelle du déplacement des lumières, car là réside un des mystères de l’Ordre.

Pour illustrer, dans une certaine mesure, ce rapport étroit entre l’ouïe et la vue et les incidences résultant de leur mise en œuvre, relevons quelques applications souvent négligées parce qu’en apparence banales : elles proviennent de manuscrits de la Maçonnerie des XVIIe et XVIIIe siècles, et plus précisément de leur partie dénommée Lectures ou Instructions qui furent originellement des « tuilages » de caractère synthétique à partir d’éléments rituels ; elles se pratiquent par questions et réponses dans lesquelles se trouvent certaines formules qui sont comme l’écho d’une pratique opérative ; une de celles-ci se situe curieusement entre la question concernant la « naissance virginale » du Christ et celle qui a trait à la construction du Temple de Salomon :

« Question : A quoi la nuit est-elle bonne ?

Réponse : La nuit est meilleure pour entendre que pour voir »8. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter les formules et la gestuelle adoptées par les Maçons de cette époque pour prévenir l’indiscrétion d’un profane (donc l’intrusion d’un point de vue étranger à la démarche initiatique) : cela consistait par exemple à exécuter un « faux pas » (celui-ci étant une figuration irrégulière de la marche ordonnée du Maçon en direction de l’Orient de la Loge) en prononçant à voix basse : « le jour est fait pour voir [sous-entendu: les signes] et la nuit pour entendre [les mots] » ; ces formules sont aussi, comme nous le précisions plus haut, en rapport avec l’épreuve du « tuilage » pratiquée habituellement par le Tuileur à l’entrée extérieure du Temple qui abrite la Loge, comme l’est également la formule bien connue : « il pleut [sur le Temple] ».

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Ainsi l’expression darkness visible correspond-elle, dans la perspective spécifique aux petits mystères, aux « ténèbres perçues », réflexion de la Lumière procédant des « ténèbres supérieures » dont l’accès s’effectuera par le septième rayon du Soleil matérialisé au centre. R. Guénon nous dit que, en tant que symbole du non-manifesté, ces ténèbres « sont en réalité la Lumière qui surpasse toute lumière, [qui est] au-delà de toute manifestation et de toute contingence, l’aspect principiel de la lumière elle-même […] » ; ce reflet de la Lumière que, seul, de par son état, le Maître achevé a qualité pour appréhender dans la Chambre du Milieu. Suivant l’expression maçonnique – équivalente de la formule hermétique se rapportant à la phase nommée « séparation » –, le Maître Maçon doit œuvrer selon le processus ultime du discernement qu’est la discrimination, c’est-à-dire « déceler la lumière dans les ténèbres et les ténèbres dans la lumière ». Est-il nécessaire de préciser que nous sommes très éloignés de la perspective exclusive que retient Milton dans son poème Paradise lost, et qui se rapporte uniquement aux ténèbres entendues dans leur sens le plus inférieur, c’est-à-dire en tant qu’états psychiques qui se manifestent par une « chaleur obscure » (antithèse des ténèbres visibles) et sont relatives aux « lieux » infernaux que Dante évoque dans son Enfer.

En corrélation avec le passage rituel qui est l’objet de ces quelques réflexions, on retiendra également l’usage, en Maçonnerie, de la couleur noire dans son sens supérieur, c’est-à-dire métaphysique, qui correspond aux ténèbres visibles9. Cela concerne notamment la Chambre du Milieu qui est l’expression formelle de cette couleur ; c’est là, pour le Maître, qu’a lieu la deuxième mort qui correspond à une troisième naissance analogue à une « résurrection », véritable changement d’état qui ne peut s’accomplir que dans l’obscurité10.

Ajoutons que la station initiatique qu’est la Maîtrise maçonnique dans la démarche spécifique au Métier a également sa correspondance, en mode constructif, avec le symbole de la Pierre, la Keystone ; c’est la pierre angulaire ou clef de voûte (ou son équivalent) qui, dans tout édifice sacré, a une position inversée par rapport à l’ensemble de la construction ; c’est pourquoi cette pierre, qui en constitue le couronnement, ne peut être mise en place que par en-haut, comme provenant spontanément du Ciel11. En effet, en l’absence de la clef de voûte et malgré l’ajustement conforme des pierres et leur assemblage jusqu’à la limite du sommet, l’édifice qui en résulte ne sera jamais, malgré la convergence de tout l’ensemble vers ce point (c’est le « nœud vital »), qu’un ouvrage imparfait et dénué de stabilité, même si une certaine harmonie s’en dégage nécessairement : il est en quelque sorte le reflet du cosmos non encore résorbé dans son Principe. Mais, par la mise en place de la clef de voûte, se réalise, dans l’instantanéité, l’intégration de la multiplicité dans l’Unité, et ainsi l’ensemble de la construction se trouvera relié et identifié -hors de la modalité temporelle- à son archétype principiel ; c’est un « passage à la limite », un changement d’état. Seule la clef de voûte, « par sa forme aussi bien que sa position, est effectivement unique dans l’édifice tout entier, comme elle doit l’être pour symboliser le principe dont tout dépend »12 ; elle est la synthèse de l’édifice, image parfaite et véritable de l’Unité dont la manifestation procède.

C’est pourquoi le Maître Maçon, qui s’identifie lui-même virtuellement à la Keystone (en raison de l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme), doit intégrer, autant qu’il est possible -et pas uniquement en Chambre du Milieu-, cette « vision très excellente » qui s’origine dans son Principe, réalisant ainsi la synthèse parfaite des trois Piliers de la Loge. En outre, on constate que les éléments rituels de la Maîtrise que nous venons d’évoquer, et qui procèdent de ce symbolisme et en permettent la mise en œuvre conforme, révèlent nettement la finalité initiatique de l’Ordre maçonnique13. Ce « constat symbolique » infirme donc toutes les hypothèses qui reposent sur une conception historiciste exclusive visant à démontrer que le grade de Maître et sa légende – la légende d’Hiram – ou leur équivalent respectif, ne seraient qu’une élaboration humaine tardive. Il est inconcevable que la Maçonnerie ait pu être privée de cette « station » privilégiée (ou de son équivalent), car elle aurait été ainsi bornée à une voie initiatiquement incomplète, ce qui serait inexplicable. Une approche plus correcte sur ce sujet demanderait un examen attentif et sans parti pris, du degré de « Compagnon fini », antérieur à la Maçonnerie spéculative, et une comparaison de certaines de ses particularités avec le « couple » Compagnon/Maître tel qu’il a été codifié ensuite. Ce qui est sûr c’est que la Maîtrise proprement dite a fait défaut à certains fondateurs de la Maçonnerie spéculative. Mais cela est-il un débat ?].

Mais darkness visible évoque également l’origine « polaire » de l’Ordre, le retour à cette origine étant symbolisé, comme nous l’avons dit, par l’inversion d’orientation -et ses compléments-, matérialisée, dans la Chambre du Milieu, par le déplacement des lumières. D’autre part, cette situation primordiale est l’objet d’une « réminiscence » précise, symbolisée par la lettre G -symbole de la Polaire- placée au centre de l’Etoile flamboyante14. Et, à proximité de celle-ci, sont figurées les sept étoiles qui marquent la présence des 7 Rishis dont la demeure symbolique est la Grande Ourse. Selon la tradition hindoue, ceux-ci sont les sept Lumières par lesquelles fut transmise au cycle actuel la Sagesse des cycles antérieurs, ces Lumières qui portent l’héritage de Sagesse de ces cycles et en détiennent en quelque sorte la « mémoire ». Ceci explique pourquoi, par transposition, sont placées sept étoiles autour de la Lune sur le Tableau de Loge présent aux autres degrés « bleus ». En ce qui concerne, entre autres choses d’importance, la constitution de la Loge considérée comme étant « juste et parfaite » ainsi que la validité de la transmission initiatique, il apparaît que les 7 Rishis -en tant qu’Archétype primordial- président à l’Architecture céleste qui est Géométrie. Ils sont ainsi la norme qui se « réfléchit » sur la Terre, déployant son ordonnancement de Sagesse, Force et Beauté, qui rend possible et légitime l’établissement (et la restauration) de multiples applications initiatiques en conformité avec le plan du Grand Architecte de L’Univers15.

Darkness visible est une des nombreuses formules rituelles que véhiculent la Chambre du Milieu et ses mystères. « Lieu » central de la Maçonnerie, l’excellence de la Chambre du Milieu ne peut être appréhendée que par le « lien qui nous unit » (le Cable tow assimilable au Sûtratma), lien qui unit tous les Maçons –passés16et présents- à l’Ordre, et qui n’est autre que le Secret : c’est-à-dire « ce qu’il y a de plus central en tout être […] en raison de [son] caractère d’”incommunicabilité” ».

C’est pourquoi la possession de la Maîtrise est en réalité un état éminent et unique dans l’initiation occidentale d’aujourd’hui, état dont R. Guénon nous dit qu’il correspond à la véritable plénitude17.

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Ces quelques réflexions sur un sujet qui touche à une séquence négligée -parmi d’autres- de la démarche initiatique maçonnique ne prétendent pas en épuiser la richesse ou lever quelque voile impénétrable, d’autant plus qu’en son aspect le plus profond elle rejoint l’inexprimable lié par le Secret. Il reste à souhaiter que les quelques points abordés soient l’occasion et le point de départ de réflexions constructives sur les possibilités « sans nombre » qu’offre l’Ordre maçonnique ; mais il est vrai que seule la méditation sur les symboles peut favoriser l’ouverture sur la Connaissance.

La Maçonnerie est, comme l’évoque toute l’œuvre de l’auteur français Denys Roman, l’Arche vivante des symboles où s’est rassemblé l’essentiel -sous forme de synthèses symboliques- de ce qui subsiste d’organisations initiatiques éteintes, y compris un héritage de l’ésotérisme chrétien. Tous ceux qui s’efforcent, depuis les temps les plus éloignés, d’en obscurcir la Lumière le font en vain, car ils se heurtent à son origine non humaine ainsi qu’à l’assurance donnée, de par la Volonté du Ciel, à saint Jean l’Evangéliste, Ami, Recteur et Protecteur de l’Ordre, de la perpétuité de son domaine. C’est pourquoi, à Pierre qui l’interrogeait sur ce qu’allait devenir Jean, « fils du tonnerre », le Christ répondit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe… »

André Bachelet

  1. Pour plus de développements, et particulièrement en ce qui concerne le Révérend Wilton Hannah, ministre anglican passé ensuite au catholicisme et auteur des livres Darkness visible publié en 1952 et Chritian by degrees (1954), on consultera les études de Pierre Noël dans la revue « Renaissance Traditionnelle » n° 137 de janvier 2004, pp. 66 et suivantes, et Jérôme Rousse-Lacordaire, B.A-BA Antimaçonnisme, Editions Pardès, pp. 57 et suivantes. Un ecclésiastique anglais (anonyme) répliquera au livre d’Hannah dans un ouvrage intitulé Light invisible (Lumière invisible), mais sans grande suite. Les attaques reprendront en 1965 puis en 1985 ; les ennemis de l’Ordre firent preuve à la fois de leur ignorance dans le domaine ésotérique et rituel (qui s’en étonnerait ?), et de leur habituelle faculté de nuisance ; devant le peu de résistance des responsables de la Maçonnerie britannique, ils dénoncèrent l’Ordre comme étant un véhicule du satanisme. Les protestations de Maçons vigilants ne devaient pas empêcher les conséquences dans le domaine rituel, sans compter les incidences temporelles à l’encontre des membres de la Maçonnerie de Grande Bretagne. On décèle dans toutes ces manœuvres l’obstination démentielle caractéristique des milieux instrumentalisés par l’Adv… Lorsque R. Guénon affirmait que « moins l’exotérisme s’occupe de l’ésotérisme, mieux cela vaut », n’avait-il pas tracé par là une attitude de prudence qui n’a pas toujours été respectée par les Autorités initiatiques ? Dans le rituel, le commentaire qui accompagne cette expression ne fait pas état de la signification que nous retiendrons. Voici le passage tiré de la version anglaise imprimée du rituel du 3e degré : « Let me now beg you to observe that the Light of a MM is darkness visible, serving only to express that gloom which rests on the prospect of futurity » ; et en regard relevons la traduction quelque peu différente retenue dans le rituel pratiqué en France : « Permettez-moi de vous faire observer que la lumière que possède un MM (Maître Maçon) n’est qu’une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres et ne fait qu’ajouter à la pénombre qui cache les perspectives de la vie future ». Cette tirade n’est pas satisfaisante car le voile à soulever touche au plus profond de la démarche initiatique procédant de l’aboutissement des petits mystères. Dans ce cadre rituel, tout commentaire est dans l’incapacité d’en traduire la véritable portée, tout ajout verbal appuyé s’avère généralement vain ou susceptible de compromettre une assimilation conforme
  2. On remarquera que la progression singulière du Compagnon lors de son introduction en Chambre du Milieu s’explique par là même ; on peut trouver à cette progression plusieurs significations, dont une est en rapport avec le sacrifice intérieur exigé par l’imminente élévation du Compagnon à la Maîtrise : ce sacrifice consistera, entre autres, à transformer une des composantes de la modalité corporelle ou « existentielle » comprise dans l’objectif fixé par le degré de Compagnon ; en cas contraire, le nouveau Maître serait maintenu dans une démarche « horizontale », c’est-à-dire dépendante de la faculté mentale, ce qu’il doit désormais dépasser progressivement. Quant à l’héritage pythagoricien, compte tenu de sa position centrale dans le 2e degré, il constitue un acquis définitif.
  3. Il s’agit des « deux grands luminaires dont l’un préside au jour et l’autre à la nuit » (Genèse, I, 16).
  4. Pour l’application de l’analogie inverse en rapport avec notre sujet, consulter R. Guénon : Symboles fondamentaux de la Science sacrée (aujourd’hui Symboles de la Science sacrée), Éditions Gallimard 1962, chapitres « Les symboles de l’analogie » et « L’Arbre du Monde » ; également A. K. Coomaraswamy dans son étude « The Inverted Tree » (« L’Arbre inversé »).
  5. R. Guénon : Aperçus sur l’Initiation, Editions Traditionnelles, chapitre XXXII, « Les limites du mental ».
  6. Cf. ibidem, chapitre « Verbum, Lux et Vita ».
  7. L’Herne, Documents fondateurs, 1992, p. 219, note 243 (Manuscrit Dumfries n° 4).
  8. Symboles fondamentaux (Symboles de la Science sacrée), p. 308, note 1, et Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XXXI, « Les deux nuits ».
  9. Aperçus sur l’Initiation, chapitre « De la mort initiatique », et Initiation et Réalisation spirituelle, chapitre « La jonction des extrêmes ».
  10. Ce symbolisme est essentiel au degré complémentaire qu’est l’Arche Royale qui participe de l’Arch masonry (Maçonnerie du Compas), et, de ce fait, se place en rapport avec le domaine céleste, alors que la Square masonry (qui est la Maçonnerie de l’Équerre) se développe plus spécialement dans ce qui appartient au domaine « terrestre » (cf. note suivante).
  11. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XLIII : « La “Pierre angulaire” », p. 281, et l’étude de Franco Peregrino, « Sur la fraternité », parue in « La Lettre G » n° 1, Équinoxe d’Automne 2004.
  12. La Maçonnerie comprend également, comme l’affirme R. Guénon, une perspective sur les « grands mystères » constituée par l’essence de l’Arch masonry ; c’est la raison pour laquelle le degré de l’Arche Royale était lié à celui de la Maîtrise et se trouvait intégré intimement à une Loge ordinaire et plus précisément à la Chambre du Milieu de celle-ci (cf. Aperçus sur l’Initiation, 1953, p. 276, note 1). Ce lien étroit (qui n’est pas sans évoquer le Cable Tow), véritable charnière entre la Chambre du Milieu et l’Arche Royale, apparaît notamment de façon significative dans l’opération de substitution des deux luminaires par le « septième rayon du Soleil » dans sa position centrale et invariable au zénith. Le symbolisme particulier (et sa représentation) de ce septième rayon constitue l’élément fondamental de l’Arche Royale désignée expressément comme complément de la Maîtrise, et ceci en rapport avec la « parole retrouvée ».
  13. Ceci peut être rapporté à la tradition pythagoricienne, véritablement centrale au grade de Compagnon, et en tant qu’héritage de la Maçonnerie
  14. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XXIV : « Le Sanglier et l’Ourse », p.180 note 2.
  15. C’est-à-dire les « Maçons des anciens jours », assimilables dans une certaine mesure aux « Ancêtres » qu’évoquent la plupart des traditions et qui assurent le lien spirituel ininterrompu avec l’origine ; c’est un héritage direct, par la voie initiatique, notamment celle des Collegia fabrorum de la tradition gréco-romaine. Il s’agit également des « Supérieurs Inconnus », détenteurs et inspirateurs de la Sagesse primordiale.
  16. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. LXXV : « La Cité divine ». Rappelons simplement que le rassemblement ordonné -ne serait-il que virtuel- de tous les éléments de l’être, dans le cadre de l’initiation maçonnique, est une possibilité toujours actuelle.

E.T. N° 399. janvier-février 1967

les revues

Le Symbolisme a fait paraître un numéro double (juin-septembre) qui compte presque 200 pages. Nous ne pouvons songer à en donner un compte-rendu détaillé, et nous croyons préférable de nous arrêter un peu longuement sur les articles ayant trait à la Maçonnerie, qui sont d’ailleurs particulièrement intéressants.

Citons d’abord l’article intitulé : « Notes sur la Bauhütte » (c’est-à-dire sur la Maçonnerie opérative allemande). Cette étude est la traduction de fragments d’un ouvrage publié à Vienne en 1883 par l’architecte autrichien Frantz Rziha, et qui contient de nombreux renseignements sur les tailleurs de pierre germaniques. Les sources de ces renseignements sont une vingtaine de « règlements corporatifs », dont le plus ancien, celui de Trèves, remonterait à 1397. Remarquons à ce propos que le Regius Manuscript, le plus ancien des documents des documents anglais appelé Old Charges, est regardé comme datant de 1390. Il semble que cette période de la fin du XIVème siècle constitue (pour ce qui concerne la Maçonnerie) une de ces « barrières » dont a parlé René Guénon, et au-delà desquelles l’histoire « officielle », basée sur des documents écrits, ne saurait remonter. Rziha, d’ailleurs, n’a pas cédé à la tentation de faire de la Maçonnerie opérative une institution spécifiquement chrétienne. Bien au contraire, il rappelle fréquemment que les artisans du Moyen Age, pour chrétiens qu’ils aient été, et même, en général, d’une extrême ferveur dans leur « foi », n’en étaient pas moins les légitimes successeurs des collegia fabrorum de la Rome antique, auxquels les rattachaient une filiation continue. Continuer la lecture

Note introductive 2

avertissement

2008 : La Lettera G / La Lettre G, N° 9, Équinoxe d’automne *

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