E.T. N° 305, janvier février 1953

Les revues

La Revue de l’histoire des Religions a publié plusieurs articles sur les “Manuscrits de la mer Morte”. On sait qu’en 1947, deux bergers arabes, à la recherche de bêtes égarées, découvrirent au sud de Jéricho, dans la falaise qui domine la mer, une grotte remplie de jarres, contenant des parchemins hébraïques. Ces textes, acquis par diverses Institutions savantes, comprennent notamment le livre d’Isaïe, un commentaire du petit prophète Habacuc, et plusieurs ouvrages de la secte “sadoqite”. Les spécialistes ne sont pas d’accord sur la date des manuscrits : les uns les font remonter au IVe, les autres au Ier siècle avant l’ère chrétienne. Les sadoqites étaient une secte juive, peut-être apparentée aux Esséniens, et dont on avait retrouvé un écrit en Egypte en 1890. Ils vénéraient un certain “Maître de Justice”, mis à mort à l’instigation d’un “Prêtre impie ” ou “Prophète de mensonge”. M. Dupont –Sommer, après avoir dans la Revue de l’Histoire des Religions d’avril 1950, publié le commentaire d’Habacuc avec des notes abondantes, puis dans le N° de juillet de la même revue, des extraits annotés de la “Règle de la communauté de la Nouvelle Alliance”, a fait paraître en 1950 un ouvrage intitulé : Aperçus préliminaires sur les manuscrits de la mer Morte, où l’on trouve notamment ce passage : “Jésus nous apparaît, à bien des égards, comme une étonnante réincarnation du Maître de Justice. Comme lui il prêche la pénitence, la pauvreté, l’amour du prochain ; il prescrit d’observer la loi de Moïse… Il fut l’Elu et le Messie de Dieu, le Rédempteur du monde. Il fut en butte à l’hostilité des prêtres, du parti des Sadducéens. Il fut condamné et supplicié. Il monta au ciel. Il exerça le jugement sur Jérusalem. A la fin des temps il sera le souverain Juge. Il fonda une Eglise. Dans l’Eglise chrétienne, tout comme dans l’Eglise essénienne, le rite essentiel c’est la Cène”. Ces lignes eurent un grand retentissement dans le monde de la critique biblique, et même parmi le “grand public”. Une polémique des plus vives, et parfois même passionnée, s’éleva entre revues chrétiennes et revues rationalistes. (Une de ces dernières n’alla-t-elle pas jusqu’à attaquer violemment les chrétiens en général, et certains savants catholiques en particulier, qu’elle ne craignit pas d’accuser de mensonge ?) On fit observer à M. Dupont-Sommer que nulle part, dans les textes découverts, le Maître de Justice n’était assimilé au Messie rédempteur du monde, qu’il n’était pas dit être monté au ciel, qu’il n’avait nullement fondé une Eglise ; Un hébraïsant écrivit : “C’est une pitié de voir perdre tant de temps pour un commentaire (celui d’Habacuc) qui ne vaut rien, qui a été l’œuvre d’un juif ignare, et il est bien vain de s’essayer à interpréter son langage !”. Nous n’avons pas à intervenir dans cette discussion. Mais, du point de vue qui fut toujours celui de la revue où nous écrivons, point de vue qui n’est pas celui de l’érudition, mais de la tradition, nous dirons qu’il est parfaitement normal que le Christ ait été précédé d'”ébauches” plus ou moins informes, dans lesquelles ont peut retrouver l’un ou l’autre des traits du Rédempteur du monde. Gamaliel le disait déjà aux juifs : “Il n’y pas si longtemps que parut Théodas qui se donnait pour quelque chose de grand et auquel se rallièrent environ 400 hommes ; il fut tué, et tous ceux qui l’avaient suivi furent mis en déroute et dispersés ; Après lui parut Judas le Galiléen, à l’époque du recensement et il attira beaucoup de monde à son parti ; il périt lui aussi et tous ceux qui l’avaient suivi furent dispersés” (Actes des Apôtres, V, 36-37). Les chrétiens et les traditionnalistes en général, ne peuvent donc accorder qu’une attention très médiocre à la mise à jour de ces vestiges des “précurseurs” du nouvel Adam. Cela, au fond, n’a pas plus d’intérêt que la découverte des vestiges des nombreux précurseurs du premier Adam, vestiges dont la reconstitution fait la joie des spécialistes, et auxquels on a donné des noms savants : pithecanthropus erectus, tetraprothomo argentinus, etc. (Il se peut qu’on ait changé les noms, depuis le temps où nous lisions les revues anthropologiques). Et nous sommes avertis aussi qu’avant le second avènement “il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes ; ils feront de grands prodiges et des miracles, au point de séduire, s’il était possible les élus mêmes”.

Toujours dans le n° d’avril 1950 de la Revue de l’Histoire des Religions, M.J. Bayet a publié un article sur le culte de Cérès et de Tellus, où nous relevons un fait intéressant. D’après Fabius Pictor, le “cycle des travaux de la terre” était régi par 12 “dieux” qui présidaient chacun à l’une des 12 opérations suivantes : retournement de la jachère, remise en état de la jachère, labour à gros sillons, semailles, labour de surface, hersage, binage, moisson, charriage, emmagasinement, dégrangement. Il ne serait peut-être pas très facile de faire correspondre ces 12 travaux aux “12 grands points de la Maçonnerie” dont nous avons parlé récemment. Mais la division duodénaire de cette activité essentiellement traditionnelle qu’est le travail agricole est certainement digne de remarque.

– L’Atelier de la Rose, publication consacrée “aux arts et aux métiers traditionnels” est rédigée par des artistes groupés autour des centres de Moly-Sabata, à Sablon-d’Isère, et de l’atelier “Le Minotaure”, à Lyon. Le gérant est M. Robert Pouyaud, fondateur de Moly-Sabata, et dont plusieurs ouvrages ont été recensés ici même. On jugera des tendances de cette publication par ces lignes parues dans le n°2 (janvier 1951), et dont nous remercions notre confrère : “René Guénon est mort. Les lecteurs de l’Atelier de la Rose comprendront l’importance de cette disparition, qui s’inscrit comme un “signe” dans les “signes des temps”, en un moment tragique de notre histoire. A nous de continuer, dans notre métier, l’œuvre qu’il nous a léguée, expression directe de la Tradition”. – A coté d’articles traitant de la technique des arts plastiques, il s’en trouve d’autres d’un intérêt très général. C’est ainsi que Mme Marie Favre donne une excellente étude sur “Le Cadre” au point de vue traditionnel, étude dont tout serait à reproduire. Nous en citerons les lignes suivantes : “Des peuples dits primitifs ont conservé la valeur de l’encadrement. Cet encadrement est un rite. Le cadre est vivant. Il a pu être figuré par un ange avec bras, jambes et corps qui s’allonge en grandes courbes, pour contourner et garder la surface peinte. Il lui conserve les bonnes influences. Il éloigne les mauvaises. Il maintient dans son rang chaque élément. Le cadre est souvent figuré par des entrelacs. Il se déroule en un réseau de courbes cadencées, tracées, d’une ligne continue qui relie en spirale ascendantes , puis descendantes, le rythme de toute la surface, comme une respiration. Il faut suivre le cadre. Le vivre. C’est un fil d’Ariane continu. L’enchevêtrement de ses nœuds dirige l’homme, à travers son propre labyrinthe, en direction de son centre, du Centre… Epuisement de toutes ses possibilités extérieures, le long du cadre, pour revenir, vide, dans l’Alpha et l’Omega”. Aujourd’hui, malheureusement, on a perdu la signification de l’encadrement d’une peinture. “Le cadre, barrière esthétique de mort, usiné en série, n’est que le cercueil de la peinture qu’il cerne”.

– Dans le même n°, M. Marcel Michaud donne un excellent résumé du n° spécial des Etudes Traditionnelles consacré au folklore (août 1939). Ce résumé se réfère principalement à l’article d’Ananda Coomaraswamy sur la “mentalité primitive”. Il est illustré de plusieurs reproductions, notamment celle d’un “sceau du compagnonnage” relevé sur une armoire bressane du XVIIe siècle, avec la fleur à 6 pétales, le losange, le cœur aux “eaux jaillissantes” ; et celle d’un vase des Cyclades de l’époque de bronze, orné de quatre “doubles spirales” entourant le soleil.

– Sous le titre “Le message d’Albert Gleizes”, M. Robert Pouyaud retrace l’évolution artistique et spirituelle du théoricien du “cubisme”, auquel il a voué une admiration fervente. Il met en lumière l’influence que les œuvres de René Guénon, de Coomaraswamy, de M. Frithjof Schuon ont exercée sur l’auteur de La peinture et ses Lois, La Forme et l’Histoire, Vie et Mort de l’Occident chrétien. Et il expose les idées dont Albert Gleizes a pris conscience et que M. Pouyaud partage entièrement. “Les matériaux mis à la disposition du peintre : le plan, la forme et la couleur, sont des aspects différenciés d’une unité principielle, et le peintre qui connaît le processus de cette différentiation peut, en mode inverse, faire de ces trois éléments un symbole cohérent, qui sera le reflet de l’unité principielle, et, de ce fait, un support d’intellection. Le “geste” du peintre s’identifie au geste cosmique, qui lui confère un caractère rituel. Et comme toute action déclenche une réaction, celle-ci apparaîtra sur le plan individuel comme une influence bénéfique. En vertu de cette résonance, l’action de peindre, comme celle de tout art, est déterminée par un instant cosmique donné, propice à l’épanouissement du geste. C’est par la connaissance des aspects du cosmos, symbolisés par les positions stellaires, que l’instant propice peut être perçu. Le hasard étant synonyme de l’ignorance doit être exclu de l’œuvre peinte, et la sensibilité remise à sa varie place, c’est-à-dire en bas de l’échelle des valeurs humaines”. M. Pouyaud termine en condamnant l’attitude de l’artiste passif, “en instance d’inspiration”, et lui oppose celle de l’artisan actif et connaissant, qui “inspire” les intentions “actuelles”, reflet de la Toute-Possibilité divine. – Signalons aussi deux autres études, l’une de M. Jean Chevalier, l’autre de M. N.M. Boon, où sont justement critiqués les préjugés esthétiques. – Et nous résumerons en terminant l’article de M. Marc Hénard, intitulé “Dualité de l’Architecture et de la Sculpture dans l’Art contemporain”. L’auteur y déplore la “la déchéance de l’architecture dans la hiérarchie des arts plastiques”, et il voit dans cette déchéance la principale cause de l”indigence artistique actuelle”. Alors qu’aux époques traditionnelles, et même dans l’art grec, pour lequel, croyons-nous, M. Hénard se montre par trop sévère, l’architecture était “la clef qui ouvre à la compréhension des autres arts plastiques”, à notre époque “la peinture et tout particulièrement la sculpture ont fait oublier l’art de bâtir”. De fait, chez tous les peuples, c’est la sculpture en bas-relief qui domine à l’origine, “épousant” étroitement les lignes de l’édifice ; puis apparaît le haut relief (au XIIe siècle dans l’art chrétien) ; et c’est enfin le triomphe de la ronde bosse, qui “masque” l’ordonnance architecturale au lieu de la souligner, et qui, dit M. Hénard, “est à la sculpture ce qu’est à la peinture le tableau de chevalet”. Car la ronde-bosse, admissible dans certaines circonstances, par exemple comme support (c’est les cas des “Cariatides” grecques), n’est en somme que de l’architecture transposée, puisqu’elle se développe dans un espace à trois dimensions, au lieu de se limiter au plan, comme la peinture, ou de s’en évader dans une faible mesure, comme le bas-relief ou le haut-relief. Mais, dit l’auteur,” l’architecture, art utilitaire et abstrait à la fois, n’est pas émotionnel”. A mesure donc que le sentimentalisme s’affirmait dans tous les domaines, l’art de construire vit décroitre sa ferveur au bénéfice de ses deux “servantes” : peinture et sculpture, cette dernière ayant même l’avantage de combattre l’architecture sur son propre “terrain” : l’espace à trois dimensions. Et de fait, notre temps, si pauvre en édifices vraiment durables, est par contre riche en statues : il coule dans le bronze les effigies d’innombrables “grands hommes”, il perpétue les traits de maintes “célébrités”, oubliées six mois après leur mort ; Ainsi en était-il de la décadence d’Athènes et de Rome. C’est une sculpture entièrement affranchie de l’architecture. “A la Renaissance, nous dit l’auteur, chaque art fut pris comme fin. Cette désintégration nous régit toujours. Notre époque, c’est le chemin des solitudes”. D’autre part, l’auteur, qui est justement sévère pour certaines caricatures d’art sacré contemporain, écrit : “Il faudrait également que l’architecte n’oubliât pas la pierre ; la pierre est traditionnelle. A l’époque scientifique qui est la nôtre, où l’homme s’évertue, au prix d’efforts coûteux, à créer dans ses laboratoires de nouvelles matières, la pierre toute simple est devenue trop chère”. Il y a déjà longtemps que Villiers de l’Isle-Adam avait remarqué que “le résultat le plus certain du progrès est de mettre les choses simples et naturelles hors de la portée des pauvres gens”. (Virginie et Paul in Nouveaux Contes cruels). Et M. Marc Hénard conclut : “La pierre reste, de par sa nature, la condition première de réussite. L’ingénieur, et l’orgueil de ses conceptions analytiques, ne doivent pas remplacer le bâtisseur qui travaille de ses mains intelligentes. C’est dans l’humilité des choses simples qu’on réalise les grandes œuvres”. Et aussi, ajouterons-nous, le Grand-Œuvre.

Denys Roman