[2011 : Équinoxe d’automne, La Lettera G / La lettre G, N° 15]
Avertissement
Denys ROMAN :
« Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours »
« Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours » constitue le chapitre VIII de l’ouvrage posthume de Denys Roman Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « L’Arche vivante des Symboles », et rassemble trois comptes rendus successivement publiés dans différents numéros des « Études Traditionnelles »[1] que l’auteur a remaniés en une seule étude : son intention, en réunissant ces différents textes consacrés à un même sujet assez méconnu des Maçons continentaux des années 6O, était de mettre l’accent sur certains « vestiges » rituels symboliques de la période opérative – encore très présents au début du XVIIIe siècle –, véhiculés par certains vénérables manuscrits anglais. Certes, l’importance de cet héritage pour les Maçons d’aujourd’hui ne serait plus à démontrer si ces derniers accordaient plus d’intérêt à une démarche fondée sur une plus grande conformité avec l’esprit traditionnel. Quant aux conséquences « sans nombre » d’une opérativité plus effective dans la pratique rituelle, l’auteur ne cesse de les suggérer ici à travers l’examen de trois textes principaux.
On relèvera d’abord son insistance sur le Dumfries manuscript n° 4 daté de 1710 environ : c’est le plus long de tous les documents connus ; il présente diverses particularités remarquables, notamment celle, pour un texte de la période pré-spéculative, de rapporter fidèlement les légendes contenues dans les Old Charges médiévales qui lui sont antérieures de trois siècles … Ainsi, par cette exceptionnelle transmission, sera préservée l’histoire légendaire de la Maçonnerie dont l’auteur a interprété avec le bonheur que l’on sait certains des aspects symboliques les plus significatifs à même d’éveiller l’attention du lecteur[2] : en l’occurrence, il s’agit de l’expression, en mode symbolique, de la filiation, au cours des âges, de sources et d’héritages constitutifs de l’Art de la Construction universelle relatifs aux origines « mythiques » de la Maçonnerie. Car, liées à cette histoire légendaire qui nous est devenue difficilement compréhensible à cause de notre mentalité trop rationnelle, bien des traces des opérations initiatiques des « Maçons des anciens jours » subsistent dans les documents étudiés par l’auteur : on remarquera particulièrement le contenu de certaines Lectures (ou Catéchismes) où sont évoqués, en des formules souvent énigmatiques, les vestiges d’une méthode initiatique participant de l’alchimie spirituelle ; c’est bien grâce à la méditation sur les symboles que la subtilité et la profondeur de l’intuition intellectuelle nous deviennent accessibles. Faut-il préciser qu’une telle restitution méthodique, par adaptation aux rituels contemporains, constituerait une incomparable richesse opérative liée intimement au Secret maçonnique ?
On notera également une singularité qui distingue le Dumfries n° 4 de nombre de manuscrits : celle d’être christianisé et même, si l’on peut s’exprimer ainsi, « catholicisé » puisqu’il impose l’ « obligation d’appartenir à la Sainte Église Catholique » ; ce caractère très marqué a d’ailleurs autorisé quelques « historiens » de la Maçonnerie à se conforter dans l’idée d’un Ordre totalement christianisé, du Moyen Âge au XVIIIe siècle compris, ce qui constitue une généralisation quelque peu forcée ne rendant pas compte d’une réalité beaucoup moins homogène et, en fait, plus complexe ; en effet, à l’examen, nombre de manuscrits, parmi ceux qui ont échappé à l’autodafé perpétré en 1720 dans la Loge de Saint-Paul par des frères « scrupuleux et très éclairés », conduisent à penser que le caractère chrétien fut sans aucun doute beaucoup moins présent à certaines époques et dans certaines « branches » de la Maçonnerie. Mais, comme ce n’est pas l’objet principal de l’étude que nous présentons, signalons pour l’instant aux lecteurs intéressés que D. Roman reviendra en d’autres occasions sur ce sujet sensible, comme le montrent plusieurs de ses articles déjà parus dans les pages de cette revue.
Les choses se présentent différemment pour l’ouvrage Masonry dissected daté de 1730 et attribué à Samuel Prichard. Ce « catéchisme » se réfère au rituel de la Grande Loge de Londres fondée en 1717, et lui est donc postérieur de treize ans. Son contenu déjà élaboré surprend d’autant plus qu’il est une des divulgations les plus fidèles ; son succès de librairie entraînera de très nombreuses rééditions. À cette époque, la transmission orale était, en principe, encore d’usage, bien que limitée parfois à certains points précis du rituel, ce qui est toujours le cas aujourd’hui dans l’ensemble des Rites : ceci explique que les rituels maçonniques ne seront imprimés qu’avec beaucoup de réticence, et seulement au tout début du XIXe siècle ; pour ce qui concerne la France, il s’agira de la publication (réservée) des fameux Régulateur du Maçon pour la filiation « Moderne », et du Guide du Maçon Écossais pour celle des « Anciens ». C’est ainsi qu’en raison des difficultés qu’ont certains Maçons à apprendre le rituel « par cœur », Masonry dissected sera utilisé comme un précieux aide-mémoire. Mis à part les particularités rituelles et symboliques signalées par D. Roman, qui démontrent que la filiation des Modernes n’avait pas tout abandonné de l’héritage opératif, il est fort probable que cette filiation ait bénéficié, très tôt et dans certaines circonstances, d’une communication des Anciens, comme ce sera aussi, mais de façon directe, le cas de l’Écossisme. D’ailleurs, à ce propos, R. Guénon évoque un apport opératif continental pour les rituels pratiqués à l’époque en France, parce que ceux-ci présentent des particularités qui ne se retrouvent dans aucun rituel anglais.
Mais la singularité du Masonry dissected réside dans l’anti-maçonnisme – pour ne pas dire plus – de son auteur. Comme Denys Roman le relève, Samuel Prichard ne manque pas de se trahir en introduisant à un point précis du texte rituel qu’il livre publiquement une marque grotesque qui est manifestement la « signature » de l’Adversaire. Hormis cette substitution malsonnante d’origine suspecte, rien n’autorise à mettre en cause la conformité du texte de Prichard et son usage régulier, et à rejeter purement et simplement un témoin des tout premiers débuts de la Maçonnerie spéculative officielle anglaise. Car nous retrouvons dans ce « catéchisme » nombre de formules et d’éléments rituels comme la signification de la lettre G, l’importance de la « clé », symbole axial en relation avec celui du cable tow – lui-même en rapport étroit avec la science des centres subtils de l’être –, etc., qui sont d’incomparables supports de méditation et démontrent la surprenante richesse symbolique de la Maçonnerie spéculative naissante ; celle-ci sera d’ailleurs l’objet de l’attention privilégiée d’une élite initiatique qui assurera la transmission « à couvert » de l’essence de l’Art Royal et de ses prolongements au-delà de ce terme, préservant ainsi des atteintes profanes extérieures la filiation régulière et la validité de dépôts véhiculés from time immemorial, c’est-à-dire n’ayant pas de point de départ historiquement assignable[3].
Parvenu sur le continent quelques années après son émergence de la Grande Loge de Londres en 1717, le Rite dit « Moderne », dont Masonry dissected est une des expressions, prendra le nom de Rite Français qu’il a conservé jusqu’à nos jours, celui de « Moderne » lui venant par dérision des Maçons qui créèrent la Grande Loge des Anciens en 1751 dans l’intention de sauver, dans la mesure du possible, ce qui pouvait l’être de l’authentique filiation traditionnelle opérative.
Toujours dans la même perspective, l’auteur examine succinctement l’ouvrage Initiation two hundred Years ago, compilation qui contient notamment trois divulgations datant de la seconde moitié du XVIIIe siècle, également utilisées comme aide-mémoire par les Maçons de cette époque. Ces manuscrits sont parmi les plus connus ; il s’agit de Three distinct Knoks à l’usage des Anciens, de Jachin and Boaz à l’usage plus précisément des Modernes (il comprend les caractéristiques spécifiques au Rite de ces derniers, Rite qui deviendra, comme indiqué, le Rite Français), et enfin de The Grand Master Key à l’usage des uns et des autres.
Ces publications offrent l’occasion d’une comparaison entre les rituels des deux Grandes Loges rivales qui devaient s’unir en 1813 pour former la Grande Loge Unie d’Angleterre, Union qui amènera une profonde révision des rituels. En ce qui concerne les Modernes, l’auteur met l’accent sur ce qui les distingue des Anciens par ce qu’il est convenu d’appeler les « signes inversés »[4] ; et cette inversion d’éléments rituels non négligeables aura pour résultat, entre autres conséquences, une transformation dans l’ordonnance cosmologique de la Loge …
En rassemblant ces trois comptes rendus, D. Roman souhaitait à cette occasion – il aura d’autres opportunités – mettre l’accent sur les richesses symboliques dont les traces subsistent le plus souvent dans nos rituels sous forme de « vestiges » toujours vivants. Sans doute pouvons-nous avancer sans présomption qu’il nous échoit de découvrir la véritable nature de ce qui subsiste de ce dépôt des plus précieux légué par les « Maçons des anciens jours ». Si nous ne voulons pas que cet héritage disparaisse dans les ténèbres extérieures, il ne tient qu’à nous de le faire fructifier.
André Bachelet
NOTES :
[1] « Études Traditionnelles » numéros 400 (mars-avril 1967), 406-407-408 (mars à août 1968), 415 (sept.-oct. 1969).
[2] Cf. D. Roman, « Euclide, élève d’Abraham », chapitre XII de René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, paru en italien dans « La Lettre G » n° 12, Équinoxe de Printemps 2010.
[3] R. Guénon, Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 1, compte rendu de mars 1939 (Grand Lodge Bulletin d’Iowa), pp. 304-305.
[4] On pourra consulter sur ce sujet : Henry Sadler, Le Mythe de la Grande Loge-Mère – Faits et Fables maçonniques, Éditions Jean Vitiano, Paris 1973.
Denys ROMAN : « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours »*
La tradition orale est très importante dans la Maçonnerie, au point que tous les documents écrits, et notamment les rituels, imprimés et même manuscrits, ne peuvent être considérés que comme des « aide-mémoire ». Cependant, l’évolution du monde où l’Ordre maçonnique est bien obligé de vivre est devenue telle que les facultés de mémorisation de la généralité des Maçons sont allées toujours en déclinant et qu’il a été nécessaire d’avoir recours aux « aide-mémoire » dont nous venons de parler.
Les plus anciens de ces documents qui soient en notre possession sont appelés Old Charges ; c’est en effet exclusivement en Angleterre qu’on les a découverts, en assez grand nombre bien que la plus grande partie d’entre eux ait péri dans l’incendie de la Loge « Saint-Paul » de Londres. On ne trouve en France aucun document semblable, et Guénon, interrogé à ce sujet, pensait que la Maçonnerie française était demeurée orale beaucoup plus longtemps que sa sœur anglaise. Une chose vraiment curieuse, c’est que ce privilège dont l’Ordre semble avoir bénéficié en France s’est finalement retourné contre lui. En effet, c’est outre-Manche que bien des vestiges des antiques traditions maçonniques furent consignés pour la première fois par écrit et qu’ils ont pu parvenir jusqu’à nous, malgré l’autodafé de 1720, nous apportant ainsi la preuve indiscutable du caractère hautement spirituel des « Francs-Maçons des anciens jours ».
Le plus ancien des Old Charges est le Regius Manuscript, remontant au XIVe siècle. La plupart de ces textes sont beaucoup plus récents, mais Guénon a fait remarquer que chacun d’entre eux est donné comme étant la copie d’un texte antérieur si bien que nous pouvons n’avoir aucun doute sur l’authenticité de la tradition dont il est le « véhicule ».
Nous nous proposons précisément d’examiner ici un des tout derniers Old Charges, et qui est en même temps le plus long de tous : le Dumfries Manuscript n° 4, écrit vraisemblablement en 1710, c’est-à-dire à la veille de la mutation « spéculative » de la Maçonnerie. Nous ajouterons à cet examen celui d’un texte célèbre dans la Maçonnerie de langue anglaise : il s’agit de Masonry dissected, de Samuel Prichard. Ce n’est pas un Old Charge ; mais, bien au contraire, il s’agit de l’œuvre d’un anti-Maçon publiée en 1730, mais qui, de l’avis général, contient un bon nombre de renseignements précieux pour la connaissance des années qui suivirent la « révolution » opérée par Anderson. Nous utiliserons pour l’étude de ces deux textes la traduction publiée par M. Jean-Pierre Berger dans « Le Symbolisme » de janvier-mars 1969.
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Le Dumfries Manuscript n° 4, découvert en 1891, semble avoir appartenu à la veille Loge de Dumfries en Écosse. Il comprend une version de la « Légende du Métier » (avec le « serment de Nemrod »), les questions et réponses rituelles, et enfin le blason de l’Ordre, qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. D’après M. Berger, c’est le plus long des documents de ce genre actuellement connus. C’est aussi l’un des plus récents, puisqu’il fut écrit à la veille des événements de 1717. C’est enfin celui « dont la perspective spécifiquement chrétienne est la plus accusée », et il est « le seul à mentionner l’obligation d’appartenir à la Sainte Église Catholique ».
M. Berger fait souvent des remarques très judicieuses. Parlant des trois fils de Lamech : Jabel, Jubal et Tubalcaïn, il nous apprend que, d’après le Cooke’s Manuscript (début du XVe siècle), Jabel fut l’architecte de Caïn (son ancêtre à la sixième génération) pour la construction de la ville d’Hénoch. L’auteur relève la présence de la racine JBL dans les noms Jabel et Jubal, et aussi dans le « mot de passe » Shibboleth. Il rappelle que cette racine, qui est celle du mot Jubilé, évoque une idée de « retour au Principe »[1]. Cela est intéressant ; mais, bien entendu, ce qu’il y a d’essentiel dans le mot Shibboleth, c’est sa connexion avec le « passage des eaux ».
Ailleurs, M. Berger croit voir une contradiction entre l’assertion de Guénon disant que « la première pierre doit être placée à l’angle Nord-Est de l’édifice » et l’emplacement assigné à cette pierre par le Dumfries n° 4 : l’angle Sud-Est. Et il ajoute : « René Guénon semble s’être inspiré pour ceci, comme en certaines autres occasions, de ce que Stretton avait laissé transpirer dans sa correspondance avec J. Yarker au sujet de la Maçonnerie opérative à laquelle il appartenait. » Nous pouvons assurer M. Berger que Guénon, tout en attachant beaucoup d’intérêt à la documentation de Cl. E. Stretton et de son école, en connaissait aussi les limites et les a parfois signalées. De toute façon, la « prise de possession de l’angle Nord-Est de la Loge » constitue bien aujourd’hui la dernière étape de l’initiation au grade d’Apprenti.
Autre chose. Nous avons fait allusion dans un précédent ouvrage[2] à la question Hiram-Amon. Dans la plupart des anciens documents, la construction du Temple n’est pas attribuée à Hiram, mais à un certain Amon. Or dans le Dumfries n° 4 il n’est pas question d’Amon, mais d’Hiram, fils de la Veuve, et cette attribution est même affirmée avec une certaine insistance.
La difficulté qui semble ainsi résulter de la contradiction entre la généralité des Old Charges et le Dumfries n° 4 est toutefois levée par la lecture d’une des toutes dernières questions de ce dernier document : « Comment fut construit le Temple ? – Par Salomon et Hiram… Ce fut Hiram qui fut amené d’Égypte. Il était fils d’une veuve, etc. » Or, selon la Bible, Hiram-Abif ne fut pas amené d’Égypte, mais envoyé de Tyr par le roi Hiram, en ces termes : « Je t’envoie un homme sage et habile, Hiram Abi, fils d’une femme de la tribu de Dan et d’un père Tyrien » (II Paralipomènes, II, 12). On conviendra qu’une telle divergence avec le texte sacré ne peut être sans signification.
Du reste, l’importance donnée à l’Égypte dans la « Légende du Métier » ne peut manquer de frapper ceux qui la lisent sans idée préconçue. La « terre noire » qui fut le berceau de l’hermétisme est partout présente dans ce texte, et notamment à l’occasion de deux anachronismes peu communs.
Le premier est celui qui fait d’Euclide le disciple d’Abraham, alors que le père des croyants séjournait en Égypte, en des circonstances que la Bible a rapportées (Genèse, XII, 10-20), et où l’on voit Sarah enlevée par Pharaon ; cette histoire, qui se renouvelle par la suite avec Abimélech, roi de Gérare, a évidemment un caractère symbolique[3]. Le deuxième anachronisme est encore plus surprenant. Il s’agit du mystérieux Naymus Grecus, « qui avait construit le Temple de Salomon », et qui aurait introduit la Maçonnerie en France sous la protection de Charles Martel.
Les commentateurs se sont évertués autour de cette légende singulière, et leur érudition a été mise à telle épreuve que nous hésitons à proposer une interprétation. Ce qui nous en fournit l’occasion, c’est une note de M. Berger nous apprenant que Naymus Grecus (Minus Greenatus dans le Dumfries) est désigné aussi sous les formes Mammongretus, Memon Gretus, Mamon Grecus, Memongrecus[4].
Considérons maintenant : – que l’hermétisme constitue l’essence de la Maçonnerie (cf. la similitude entre les noms Hermès et Hiram) ; – que Mammon, Memon, Mamon, Naymus peuvent être des déformations du mot Amon (ou Aymon), nom de l’architecte du Temple, qui n’est pas différent de « cet Hiram qui fut amené d’Égypte » ; – que Grecus est évidemment le mot « Grec » ; – et enfin que Charles Martel « personnifie » la « rencontre » de la monarchie franque, fille aînée du Christianisme occidental, avec le monde islamique, rencontre « violente » dès l’abord, mais qui, sous le petit-fils du maire du palais d’Austrasie allait faire place à une alliance du calife Haroun-al-Rachid (Aaron le Juste) avec le « grand et pacifique empereur des Romains », à qui le souverain abbasside devait bientôt envoyer par une ambassade spectaculaire, les « clés du Saint-Sépulcre ».
Dès lors, on peut se demander si cette invraisemblable histoire des rapports de Naymus Grecus, constructeur du Temple, avec Charles Martel, n’est pas un très haut symbole, destiné à voiler et à révéler à la fois une « transmission », capitale pour l’Ordre maçonnique, et dont René Guénon a parlé dans les Aperçus sur l’Initiation (ch. XLI) : l’hermétisme est une tradition d’origine égyptienne, revêtue d’une forme grecque, et qui fut transmise au monde chrétien par l’intermédiaire des Arabes.
Par ailleurs, il est inutile de souligner les rapports de tout ceci avec les mystères du « Saint-Empire ». – Mais passons maintenant à un autre sujet. À propos de la question : « Où se tient la Loge de saint Jean ? », l’auteur étudie les réponses données, où il est parlé d’un chien, d’un coq, du sommet d’une montagne et parfois de la vallée de Josaphat. M. Berger a bien vu « qu’il s’agit là d’une ancienne formule opérative », et, ajouterons-nous, en rapport avec un symbolisme d’ésotérisme chrétien très proche de celui de Dante. La vallée de Josaphat est le lieu traditionnel du Jugement dernier où la Loge de saint Jean doit trouver place conformément aux paroles du Christ disant à Pierre a propos de Jean : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? » Corrélativement, le « sommet d’une montagne » correspond au Paradis terrestre, qui touche à la sphère de la lune, et d’où procède toute initiation. Le chien fait allusion au secret (« Ne jetez pas aux chiens les choses saintes »), et le coq au silence, parce que cet oiseau avait reproché à saint Pierre de n’avoir pas su garder le silence devant les accusations de la servante de Caïphe. De plus, astrologiquement, le coq est solaire et le chien lunaire (cf. les chiens de Diane chasseresse, les chiens blanc et noir du Tarot qui « hurlent à la lune », etc.).
La formule correcte (dont le début a été conservé en Angleterre et en Amérique) paraît donc être la suivante : « Sur la plus haute des montagnes, et dans la plus profonde des vallées, qui est la vallée de Josaphat, et en tout lieu secret et silencieux où l’on ne peut entendre chien aboyer ni coq chanter. »
Nous signalerons enfin l’extraordinaire réponse relative à la longueur du cable-tow : « Il est aussi long qu’entre l’extrémité de mon nombril et le plus court de mes cheveux. » Et comme on demande : « Quelle en est la raison ? », il est répondu : « Parce que tous les secrets gisent là. » Rejetant comme « assez superficielles » les multiples spéculations échafaudées sur cette question du cable-tow, M. Berger souhaite une explication « plus technique ». Il s’agit bien en effet de technique constructive, mais d’une technique ayant trait à la construction spirituelle. L’ombilic, symbole du centre (et par où passe le « signe de reconnaissance de la maîtrise ») est le « lieu » du troisième des sept « centres subtils » de l’être humain (à travers lesquels s’élève le luz), les deux premiers de ces centres (région sacrée et région sub-ombilicale) étant « couverts » par le tablier maçonnique ; et la « ligature » de ce tablier s’effectuait à l’origine par un « nœud » placé précisément sur l’ombilic, nœud dont les deux extrémités sont figurées encore de nos jours sur les tabliers de modèle britannique. Quant au cheveu le plus court, il est en rapport avec la fontanelle supérieure et le vortex capillaire, dont la nature « spirale » est visible chez les jeunes enfants aux cheveux fraîchement coupés. Et en effet « tous les secrets gisent là », c’est-à-dire qu’ils sont « en sommeil tant que l’initiation reste seulement virtuelle, en dépit des occasions “sans nombre” offertes par la Maçonnerie pour l’éveil des possibilités l’ordre supérieur ».
La formule si parfaitement conservée par le Dumfries – comme un joyau intact parmi tant d’autres formules altérées, mutilées ou devenues incompréhensibles – jette une lumière inattendue sur les « opérations » pratiquées par les Maçons des « anciens jours », et évoque irrésistiblement les techniques de cet autre « Art Royal » qu’est le Râja-Yoga. On comprend dès lors pourquoi Guénon fit écho jadis à cette assertion d’Armand Bédarride : « La philosophie maçonnique est plus orientale qu’occidentale. » Guénon ajoutait : « Cela est très vrai, mais combien sont ceux qui le comprennent aujourd’hui ? » (cf. Études sur la F-M., I, p. 190). Près de quarante ans ont passé, et la situation est-elle meilleure ? Les formules venues à nous du fond des âges, si ce n’est de la « plus haute des montagnes », restent oubliées ou ignorées, inaperçues ou incomprises. Et l’on sait comment les anciens représentaient les cheveux de la déesse « Occasion ». Mais nous n’avons pas le droit de perdre courage, puisque la Loge de saint Jean se tient « dans la plus profonde des vallées », c’est-à-dire qu’elle doit durer jusqu’à la fin du cycle. Il y a dans la Maçonnerie une « solidité » (ou, pour employer le symbolisme de la Loge de Table, une « santé ») qui, pour nous, est liée à ce « rôle conservateur » que lui reconnaissait René Guénon.
L’œuvre maçonnique guénonienne (qui n’est pas séparable de son œuvre complète) portera, n’en doutons pas, des fruits qui « passeront la promesse des fleurs ». Mais il est vraiment inattendu de trouver dans un des plus récents des Old Charges, de tels renseignements sur le cable-tow, renseignements qui constituent sans aucun doute ce que le Dumfries, à la question 15 de son catéchisme, appelle le « secret royal ».
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Nous allons examiner maintenant le célèbre Masonry dissected de Samuel Prichard. Publié en 1730, il connut un succès prodigieux : les trois premières éditions épuisées en 11 jours, une réimpression tous les 3 ans pendant un siècle, etc. L’auteur était pourtant un anti-Maçon, comme le montrent – outre certains Nota Bene incompréhensifs – la « signature » de la « récitation de la lettre G » (dont nous reparlerons) et aussi une mention élogieuse des Gormogons. Ce mot, qui dérive de « Gog et Magog », est écrit par Prichard Gorgomons, et fait peut-être allusion aux Gorgones, sœurs de Méduse, qui comme elle, pétrifiaient ceux qui les regardaient, et ne furent vaincues que grâce au miroir donné par Minerve à Persée, lequel put ainsi les combattre en regardant derrière lui sans danger ; – après quoi il s’empara de l’œil unique des trois Grées, accédant ainsi à l’« éternel présent ».
Prichard donne les Gorgomons comme plus anciens que les Maçons, c’est-à-dire comme descendants des « Préadamites ». Quoi qu’il en soit des origines de Masonry dissected, les textes reproduits par cet ouvrage sont généralement regardés comme authentiques, et il ne fait guère de doute que les Maçons eux-mêmes s’en servaient comme « aide-mémoire » afin d’apprendre les « instructions » longues et fort compliquées d’alors.
L’ouvrage débute par un résumé de l’« histoire traditionnelle » de l’Ordre, mentionnant les principales étapes de l’Art Royal, avec les anachronismes dont nous avons déjà parlé, et qui sont évidemment destinés à « dérouter » les Maçons à mentalité profane et à « éveiller » l’attention de ceux qui ne croient ni à l’ignorance ni à la sottise de leurs « Frères des anciens jours ». Rappelons ces étapes : la Tour de Babel, l’Égypte et Euclide, le Temple de Salomon, Mamon Grecus (Naymus Grecus) et Carolus Marcil (Charles Martel), le roi Athelstone (Athelstan). Dans le domaine rituélique, nous nous arrêterons sur quelques points. M. Berger, à propos des symboles de la maîtrise, n’a pas voulu traduire diamond par « diamant » ; nous pensons qu’il a fait montre de trop de prudence, car quelques-unes des formules qui suivent cette mention du diamond (« Mac-Bénah vous rendra libre », « ce que vous désirez vous sera montré », « les clés de toutes Loges sont en ma possession ») montrent qu’il s’agit bien du diamant avec ses multiples sens, parmi lesquels ceux d’accès au centre, d’achèvement de l’œuvre, d’accomplissement du plan du Grand Architecte, d’arrivée du luz au troisième œil, etc., tout cela étant en rapport avec le « pouvoir des clés », la « possession du monde » et la « libération ».
Citons encore un autre point où l’interprétation du traducteur nous a paru ne pas aller assez loin. Hiram-Abif fut enterré dans le Saint des Saints ; et M. Berger remarque : « Ceci ne peut s’entendre littéralement, étant donné que le cadavre d’Hiram aurait rendu impur le Saint des Saints. » Si cette façon de voir était adéquate, il faudrait dire aussi pourquoi les « transcripteurs de la légende d’Hiram », qui connaissaient parfaitement les interdits de la loi mosaïque, ne se sont pas laissé arrêter par eux. Remarquons d’abord que le corps d’Hiram-Abif ne peut être considéré comme un cadavre ordinaire. Le fils de la Veuve est le « maître des mystères », le « maître de la Parole », par la mort de qui la Parole a été perdue et a dû être remplacée par des « mots substitués ». Il est de plus le « martyr » du secret maçonnique, et s’identifie ainsi avec l’essence même de la Maçonnerie. Son corps est tout « chargé » d’influences spirituelles (il fut découvert parce que, « dans l’obscurité, une lumière émanait de lui »). Il n’a pas de meilleur lieu de repos que le Saint des Saints, car en réalité il n’est pas cadavre mais « relique ». On sait qu’en principe une construction sacrée requiert un sacrifice humain (cf. le meurtre de Rémus par Romulus). Encore aujourd’hui où le culte des reliques (avec leur « invention » et leurs « translations ») est tombé à presque rien, une église ne pourrait être consacrée sans que des reliques (et de préférence des reliques de martyrs) soient déposées sous l’autel. On peut donc dire que la Maçonnerie ordinaire, celle des grades « bleus » (dont le Temple de Salomon est le symbole) est « fondée » sur le corps (ou sur le martyre) d’Hiram-Abif, comme la Maçonnerie « templière » est fondée sur le supplice de Jacques de Molay. Enfin il y a encore autre chose. Quiconque est parvenu au centre, comme Hiram, n’est plus soumis aux limitations et aux interdits (sauf en mode « exemplaire ») d’une tradition particulière. Ceci est en rapport avec un des aspects du symbolisme de l’acacia, que nous ne pouvons songer à aborder ici.
Une des particularités les plus curieuses des « instructions » publiées par Prichard est l’emploi occasionnel du langage versifié, surtout sous la forme de quatrains. Ceci nous a rappelé le quatrain opératif allemand conservé par Franz Rziha[5] et surtout les sixains qui commentent les gravures de l’Atalante fugitive, un des textes hermétiques les plus importants.
Nous prendrons quelques exemples de l’usage maçonnique des quatrains dans la dernière partie de l’instruction du second degré, appelé « récitation de la lettre G ».
Questionné sur la signification de la lettre G, l’examiné répond qu’elle représente « le Grand Architecte de l’Univers, Celui qui fut hissé sur le pinacle du Temple » ; mais – cela montre bien qu’on ne doit pas s’en tenir là – l’examinateur ayant repris : « Pouvez-vous réciter la lettre G ? », l’examiné répond : « Je vais m’y efforcer. » Il récite alors le quatrain suivant : « Au milieu du Temple de Salomon il y a un G, – Lettre belle à voir et à lire pour tous ; – Mais il est donné à un petit nombre de comprendre – Ce que signifie cette lettre G. » Vient ensuite un dialogue extrêmement compliqué, par quatrains ou par vers isolés, parfois difficile à comprendre, où il est question de science, de « vue parfaite », de « salut », de changement de nom, de « strophe de noble structure », etc. Vers la fin de cette conversation énigmatique vient le quatrain : « Par lettres quatre et par science cinq – Ce G demeure – Parfait en art et juste en proportions – Ami, vous avez votre réponse », que Guénon a commenté dans son chapitre « La lettre G et le Swastika », chapitre XVII des Symboles fondamentaux de la Science sacrée.
La conclusion de cette « récitation » est une strophe de cinq vers, les vers 1, 3 et 5 étant dits par l’examinateur ; les vers 2 et 4 par l’examiné. Voici cette strophe : « Que le salut de Dieu soit dans cette assemblée qui est la nôtre : – Et tous les Frères et les Compagnons très vénérables – De la Sainte et Respectable Loge de saint Jean, – D’où je viens –, Vous saluent, vous saluent, vous saluent 3 fois très chaleureusement, et désirent connaître votre nom. » À cette demande, Prichard a fait donner une réponse grotesque : « Timothée Ridicule. » Il faut voir là, bien entendu, la « marque du diable », lequel, après avoir « porté pierre », se venge comme il peut.
Le traducteur a très bien vu les rapports existant, dans le texte qu’il étudie, entre le mot « salut » et le secret. À propos de la formule : « Je vous salue. – Je le cache » (les Maçons français diraient : « Je le couvre »), le traducteur renvoie à un de ses écrits antérieurs où il signale en particulier l’emploi indifférent, dans plusieurs textes anciens, des verbes to hele (cacher), to heal (guérir) et to hail (saluer). Et il conclut : « Il serait extrêmement intéressant de pouvoir restituer à cette expression sa forme et son sens primitifs, car il doit très vraisemblablement s’agir là d’une formule très ancienne de la Maçonnerie opérative. » Sans avoir aucunement la prétention d’élucider un problème qui touche au « secret » maçonnique, incommunicable par essence, nous voudrions toutefois apporter quelques indications susceptibles d’éclairer dans une certaine mesure les observations déjà faites par M. Berger. Dans sa jeunesse, René Guénon avait remarqué que les murailles « fissurées » d’un temple maçonnique parisien avaient été consolidées par trois armatures métalliques en forme d’S. Il pensait que cela n’était pas l’effet du hasard, mais devait se rapporter à l’ancienne formule S.S.S. qui figurait autrefois en tête de toutes les « planches » maçonniques. On la traduisait par « Sagesse, Science, Santé », ou encore par « Salut, Silence, Santé » (équivalent de to hail, to hele, to heal), mais plus ordinairement par « Trois fois salut ». Cette dernière formule terminait aussi les discours en Loge avant que les Maçons français eussent trouvé bon de la remplacer par l’expression « J’ai dit ! », empruntée sans aucun doute aux romans « peaux-rouges » qui enchantèrent leur enfance… Or, dans le 21e degré écossais (« Chevalier du Soleil, ou Prince Adepte »), le symbole fondamental est un Delta avec un S dans chacun des angles, – et Vuillaume (Manuel maçonnique, p. 190, note 1) rappelle que ces trois S sont trois iod déformés. L’iod figurant un « germe », on voit le lien du « salut » avec le « secret » maçonnique. Mais nous devons nous borner, et nous rappellerons seulement : les « santés » ou « honneurs » rituéliques (en anglais healths) de la Maçonnerie de table, santés dont les « inférieures » doivent être « couvertes » ; – le mot grec Ygieia (santé) dont les Pythagoriciens écrivaient une des 5 lettres (ei étant compté pour une seule lettre) sur chacune des branches du Pentalpha (leur signe de reconnaissance) ; – et surtout le « signe » des Fidèles d’Amour, appelé indifféremment le saluto (salut) ou la salute (santé), et dont M. Gilberto della Croce a rappelé que « la signification n’est pas claire ». Il va sans dire que ces derniers saluts doivent être rapprochés des saluts que Béatrice avait adressés à Dante, et qui décidèrent de son destin.
D’autres formules intéressantes sont rapportées, relatives aux secrets de la Maçonnerie, qui – doit répondre l’examiné – sont conservés « sous mon sein gauche », c’est-à-dire « dans mon cœur ». On parvient à ces secrets grâce à une clé qui, dans les rituels ultérieurs, devient tantôt « une langue bien pendue », tantôt « une langue de bonne renommée, qui ne consent jamais à mal parler d’un Frère, qu’il soit présent ou qu’il soit absent ». Dans Masonry dissected, la clé est représentée comme suspendue à une corde (tow-line) que M. Berger a rapprochée du cable-tow, et dont la longueur est, dit-on, de « 9 pouces ou un empan ». 9 pouces (inches) font 22,86 cm. L’empan (en anglais span) est une mesure représentant la distance entre l’extrémité du pouce et l’extrémité de l’auriculaire quand les doigts sont écartés au maximum (et c’est avec les doigts ainsi écartés que se font quelques-uns des signes les plus importants de la Maçonnerie, par exemple, le « signe d’horreur » et le « Grand Signe Royal »). L’empan représente 22 à 24 cm, ce qui fait bien 9 pouces. En tout cas, on peut le vérifier sur n’importe qui, la longueur de l’empan est exactement égale à la distance entre la « racine » de la langue et le sommet de la tête. En d’autres termes, la corde (tow-line), à quoi est suspendue la « clé du cœur » est la partie de l’« artère coronale » (cable-tow) qui va de Vishuddha à Brahma-randhra.
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Nous arrivons maintenant à l’examen de l’ouvrage : Initiation two hundred Years ago, publié dans les Ars Quatuor Coronatorum Transactions et traduit par M. Berger.
Ce travail se présente sous la forme d’une compilation des renseignements puisés dans plusieurs ouvrages anglais de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et dont les plus souvent cités en Angleterre sont trois « divulgations » peut-être anti-maçonniques, mais en tout cas utilisées pratiquement à l’époque comme « aide-mémoire » : Three distinct Knocks, relatant les usages des « Anciens » ; Jachin and Boaz, relatant les usages des « Modernes » ; et The Grand Master Key, relatif aux rituels des uns et des autres.
Ce qu’il y a de plus important dans l’article de M. Harvey, disons-le, c’est la comparaison qu’il permet d’établir entre les rituels des deux Grandes Loges rivales qui devaient s’unir en 1813 pour former la Grande Loge Unie d’Angleterre. Les Modernes avaient adopté (vers les années 1730-1739, paraît-il) des signes inverses. Ils ignoraient les Officiers appelés Diacres (qui, chez les Anciens, venaient immédiatement après les Surveillants et portaient comme insigne une longue baguette noire de « sept-pieds »). Chez les Modernes, les deux Surveillants se tenaient à l’Occident. Dans les initiations, « les Modernes » inversaient la gauche et la droite et se montraient moins consciencieux que leurs rivaux pour les rites, notamment en ce qui concerne le « dépouillement des métaux ». La Bible, toujours surmontée du compas et de l’équerre, était ouverte « chez les Modernes au premier chapitre de saint Jean, et chez les Anciens à la seconde Épître de saint Pierre ». Nous pensons qu’il y a lieu de nous arrêter quelques instants sur cette dernière indication.
Que les Anciens, dont on connaît la fidélité ombrageuse envers les usages des Opératifs, aient ouvert la Bible dans leurs Loges à un texte de saint Pierre plutôt qu’à un texte johannique, voilà qui peut surprendre les Maçons français, mais pas seulement les Maçons français. Mackey, dans les six grandes pages de références bibliques à usage maçonnique placées à la fin de son Encyclopédie, ne cite pas la seconde Épître de Pierre, où l’on ne trouve effectivement aucune allusion susceptible d’être interprétée maçonniquement. Pourquoi donc les Anciens ont-ils décerné de tels honneurs à cette courte lettre, au point, nous apprend M. Harvey, d’en utiliser le début pour l’oration prononcée sur le récipiendaire au cours des rites d’initiation ? Nous sommes en présence d’une énigme. Essayons d’en trouver la clef dans le texte scripturaire lui-même.
Après quelques recommandations d’ordre moral et disciplinaire, habituelles dans les écrits apostoliques, l’Épître prend tout à coup un caractère eschatologique, et traite essentiellement du second avènement du Christ dont elle énumère quelques-uns des traits majeurs : l’alternance des destructions du monde par l’eau et par le feu ; l’importance du « millenium » (« Mille ans sont comme un jour aux yeux du Seigneur ») ; le « jour de Dieu » où, dit l’Apôtre par deux fois, « les cieux passeront avec fracas et les éléments embrasés se dissoudront ». Cette dernière formule rappelle (surtout si l’on considère qu’en Loge la Bible, parole de Dieu, est toujours recouverte du compas, symbole du ciel, et de l’équerre, symbole de la terre) la conclusion de la prophétie du Christ sur la fin du monde : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. »
À la fin de son Épître, le Prince des Apôtres fait appel à l’enseignement de l’autre « colonne de l’Église » : « Notre frère bien-aimé, Paul, vous a écrit sur ces questions avec la sagesse qui lui a été donnée. » L’Épître eschatologique de saint Paul est la seconde aux Thessaloniciens. Le « vase d’élection » y trace un portrait saisissant de « l’homme d’iniquité, le fils de perdition, l’adversaire qui s’élève contre tout ce qui porte le nom de Dieu et qu’on adore ». (Cette précision est importante ; elle prouve que l’Antéchrist ne s’élèvera pas contre une religion particulière, mais contre toutes les traditions authentiques sans exception.) Il séduira les nations égarées par une « faculté d’illusion » qui leur a été envoyée par Dieu lui-même. (Cette remarque peut répondre en partie à la « question » mentionnée par Guénon à la fin du Règne de la Quantité.) Et saint Paul, évoquant un enseignement oral sans doute secret qui doit remonter au Christ lui-même, ajoute : « Et maintenant, vous savez bien ce qui lui fait obstacle [à l’Antéchrist], afin qu’il ne se manifeste qu’en son temps. » Ce passage est considéré par les théologiens d’aujourd’hui comme un des plus difficiles de la Bible. Mais les anciens Pères de l’Église pensaient communément que l’obstacle à la venue de l’Antéchrist était l’Empire romain, la dernière des grandes monarchies dont il est question dans la prophétie de Daniel relative à la « translation des Empires ». L’Empire romain, avec le triomphe du Christianisme, est devenu le Saint-Empire. On voit que nous ne nous sommes éloigné de la Maçonnerie qu’en apparence. Il est vrai que les Maçons actuels ne se préoccupent guère des « destins » traditionnels de leur Ordre, auxquels cependant bien des formules rituelles qu’ils répètent sans y prendre garde font allusion. Et pourtant, c’est sans doute à des considérations de cet ordre que pensait René Guénon lorsque, rectifiant une assertion d’Albert Lantoine, il envisageait la possibilité pour la Maçonnerie de venir au secours des religions « dans une période d’obscuration spirituelle presque complète », et cela « d’une façon assez différente de celle » préconisée par l’auteur de la Lettre au Souverain Pontife, « mais qui du reste, pour être moins apparente extérieurement, n’en serait cependant que d’autant plus efficace ».
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Nous terminerons par un vœu à propos des études de M. Jean-Pierre Berger. Il serait déplorable que des travaux de cette valeur ne dépassent pas le cadre étroit des « spécialistes ». Nous pensons que les Loges – celles du moins qui prennent la Maçonnerie au sérieux – pourraient dès maintenant utiliser ces travaux pour donner enfin à leurs membres des « instructions » dignes de l’Ordre, et riches en symboles qui constituent d’incomparables « supports de méditation ».
Denys Roman
* Ce texte a été publié dans le livre Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « L’Arche vivante des Symboles », chapitre VIII.
[1] Remarquons en passant que Fabre d’Olivet, dans sa Langue hébraïque restituée, a noté que les consonnes BL, dans une langue nullement sacrée comme le français, peuvent évoquer une idée de rondeur et, par extension, de mouvement circulaire. Citons les mots balle, bille, bol, bulle, boule, et aussi bal et même belle.
[2] Cf. René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie.
[3] Cette question est traitée au chapitre XII [« Euclide, élève d’Abraham »] de notre précédent ouvrage.
[4] Les noms propres non bibliques sont souvent altérés dans les Old Charges. On connaît les exemples fameux de Pythagore transformé en « Peter Gower » et des Phéniciens assimilés aux Vénitiens.
[5] Franz Rziha était un architecte autrichien qui publia en 1883 un ouvrage sur la Bauhütte, c’est-à-dire les tailleurs de pierre allemands du Moyen Âge. Cet ouvrage a pour sources une vingtaine de « règlements corporatifs », dont le plus ancien, celui de Trèves, remonterait à 1397, c’est-à-dire 7 ans après la date attribuée au Regius Manuscript anglais. Il semble que cette période de la fin du XIVe siècle constitue (pour ce qui concerne la Maçonnerie) une de ces « barrières » dont a parlé René Guénon, et au-delà desquelles l’histoire « officielle », basée sur les documents écrits, ne saurait remonter. Rziha, notons-le en passant, rappelle fréquemment que les artisans du Moyen Âge, pour chrétiens qu’ils aient été, et même, en général, d’une extrême ferveur dans leur « foi », n’en étaient pas moins les légitimes successeurs des Collegia Fabrorum de la Rome antique, auxquels les rattachait une filiation continue. Les Bauhütten (Loges de constructeurs) auraient dépendu d’une Grande Loge (Haupthütte) siégeant à Strasbourg, ville où fut promulgué en 1459 un règlement ou « charte » parfois mis en parallèle avec la charte de Cologne. Les rituels de la Bauhütte auraient présenté de nombreuses analogies avec ceux de la Maçonnerie actuelle. Citons par exemple : les deux colonnes, les trois piliers, la houppe dentelée, la station du Vénérable à l’Orient, la distinction des trois grades, l’ouverture des Travaux par trois coups de maillet, les trois voyages du premier degré, les marches rituelles, la « génuflexion à l’équerre » (attitude qui a un rapport évident avec le swastika), la manière de boire, de saluer, de remercier rituellement, etc. L’auteur parle aussi des « marques opératives » dont il reproduit de très nombreux exemples, allant des lignes sobres de l’art grec jusqu’aux complications du style rococo ; une marque était donnée au Compagnon nouvellement reçu ; et il convient de rappeler que l’actuelle Maçonnerie de la Marque (Mark Masonry) est considérée comme un prolongement (appendage) du grade de Compagnon. Les opératifs allemands semblent avoir attaché une grande importance à trois figures : le triangle, le carré et le cercle ; et ils honoraient particulièrement les Quatre Saints Couronnés. Rziha cite aussi un quatrain qu’il dit lui avoir été communiqué par « l’architecte de la cathédrale » (sans doute la cathédrale Saint-Étienne de Vienne) et que voici : « Un point qui suggère le cercle, – Qui est dans le carré ou le triangle ; – Si tu le connais, tant mieux ! – Sinon, tout est vain. » On retrouve ici les trois figures chères aux opératifs ; et l’on doit rappeler que dans certains textes hermétiques, tels que l’Atalante fugitive de Michel Maier, le triangle est donné comme l’intermédiaire obligé pour la « circulature du quadrant », opération inverse et complémentaire de la quadrature du cercle. De plus, le « point au centre du cercle » est un symbole important dans la Maçonnerie de langue anglaise ; ce cercle y est complété par deux tangentes parallèles, qui sont dites représenter les deux saints Jean. Enfin, le point du quatrain cité par Rziha, sans la connaissance duquel « tout est vain », n’est autre chose que le « point sensible » qui existe dans toute cathédrale construite « selon les règles de l’Art ». C’est aussi la même chose que le « nœud vital » qui unit les parties diverses du « composé humain ». Guénon, dans le chapitre intitulé « Cologne ou Strasbourg ? » par quoi débutent les Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, a rappelé les rapports de ce nœud avec le « pouvoir des clefs », la « solution » hermétique et le symbolisme de Janus. Il a signalé également ses rapports avec le « nœud gordien » tranché par l’épée d’Alexandre, acte qui vaut à ce dernier « l’empire de l’Asie ». Cette domination sur l’Orient sera complétée trois siècles plus tard par César qui, ayant soumis la Gaule et conduit ses légions en Germanie, en Grande-Bretagne, en Espagne et en Afrique du Nord, « couvrira » ainsi tous les pays qui, après la mort « sacrificielle » du conquérant, formeront la partie occidentale de l’Empire romain. Il y a dans la vie de César un événement dont le symbolisme « violent » correspond au geste d’Alexandre usant de son épée pour trancher le nœud gordien ; il s’agit d’un « passage des eaux », le passage du Rubicon (la rivière rouge), où certains ont vu l’équivalent pour Rome de ce que fut le passage de la mer Rouge pour le peuple juif et la passion « sanglante » du Christ pour le peuple chrétien.