« L’Arche vivante des symboles »

[Texte paru dans VLT N° 77 septembre octobre novembre 1999 et corrigé]

L’affirmation d’une vocation de l’Ordre maçonnique à être, pour l’Occident de cette fin de cycle, l’« Arche vivante des Symboles », ne fut exprimée, depuis déjà un demi-siècle, que par un seul auteur, aujourd’hui disparu : Denys Roman (1901-1986).

La remarquable synthèse de cette expression est l’aboutissement d’un approfondissement intérieur des Écritures, des doctrines traditionnelles, et des multiples considérations que René Guénon avait notamment portées sur la Franc-Maçonnerie, et que l’auteur sut conduire jusque dans leurs implications ultimes. Cette notion d’« Arche vivante des Symboles » sous-tend les deux ouvrages que Denys Roman écrivit en hommage à celui qui avait reçu « les plus amples lumières » dans le domaine initiatique, et qu’il désignait comme étant « le serviteur exclusif et l’interprète incomparable » de la Tradition « perpétuelle et unanime ».

D. Roman disait souvent, dans la conversation, que ce qui l’avait frappé, dans les écrits de R. Guénon (dont il prenait connaissance au fur et à mesure de leur publication), c’était sa préoccupation concernant la « fin du monde », ou plus exactement : « d’un monde ». Il remarquait que la référence à cet événement attendu depuis l’origine des temps devait se faire plus présente dans son œuvre à mesure que celle-ci s’élaborait ; c’est à partir de 1914, c’est-à-dire 600 ans après l’abolition de l’Ordre du Temple, qu’elle apparaîtra avec plus d’insistance, la prise en compte de cette échéance faisant partie intégrante du « message » de R. Guénon, et de la finalité de son propos. Dans cette perspective, l’intégration des données cycliques dans leur application conforme à la doctrine, est, bien entendu, une caractéristique – on pourrait dire une « marque » – qui authentifie, en quelque sorte, toute œuvre traditionnelle, même si, en toute rigueur, doivent s’y adjoindre d’autres notions non moins essentielles ; à plus forte raison en est-il ainsi de l’œuvre de R. Guénon, qui illustre au plus haut degré l’importance accordée au sort de l’Occident, au rassemblement et à l’intégration de ses composantes traditionnelles en vue de leur redressement ; elle constitue sans nul doute l’aspect le plus fondamental et l’objet essentiel d’une « fonction » que l’on peut qualifier de « providentielle » et qui ne pouvait se manifester qu’en cette fin de cycle.

C’est ainsi qu’on verra se développer, dans les écrits de D. Roman, dont nous examinerons les aspects les plus caractéristiques, cette même préoccupation. Véritable fil conducteur, elle allait orienter son œuvre maçonnique vers la mise en évidence des possibilités « sans nombre » que recèle l’Art Royal, aussi bien dans le domaine microcosmique que dans le domaine macrocosmique et sa perspective eschatologique. Pour cela, il mènera sa réflexion selon trois axes essentiels, en mettant l’accent sur les points relevés par R. Guénon :

– la démarche de l’initié (ce terme étant pris dans le sens strict indiqué par R. Guénon) qui, en Occident, dispose encore d’une organisation permettant à ses membres qualifiés de s’engager dans la voie du « retour à l’origine ».

– la « reconnaissance » et la mise en valeur des multiples héritages ou dépôts qui se sont agrégés à l’Ordre maçonnique, par suite d’un choix électif, et qui font de lui et pour l’Occident dans sa spécificité initiatique de caractère universel, l’Arche pour les temps futurs.

– et le souci, pour l’occidental, d’un rattachement exotérique « possible », c’est-à-dire qui ne soit pas en incompatibilité « de fait » avec la démarche maçonnique.  Précisons pour éviter toute méprise, qu’il ne saurait y avoir incompatibilité de principe entre l’appartenance maçonnique et tout exotérisme ;  mais, en Occident et à la période actuelle, il convient de tenir compte d’une incompatibilité de fait avec l’Église romaine qui en constitue, en principe, la base religieuse.

Chez D. Roman, cela est déterminé par la conscience de la proximité de « la fin des temps », qui impose une discrimination devant permettre d’adopter une attitude en conformité avec le plan du Grand Architecte.  Ce point laisse entrevoir, dans le domaine difficile de l’action – l’auteur le suggère –, un « ajustement » qui permet de tirer parti des possibilités que recèle cette fin de cycle.

Mais la voie maçonnique ne peut conduire ses membres au centre effectif de l’état humain qu’est l’« état primordial », que si la base formelle sur laquelle elle se fonde – c’est-à-dire le rituel –, présente une conformité doctrinale et symbolique en rapport étroit avec l’Art Royal1.

C’est là qu’intervient la nécessité d’un examen rigoureux des rituels (compte tenu de l’état actuel de ceux – notamment Écossais – qui sont utilisés sur le continent, et auxquels nous limiterons notre réflexion présentement) et de la restauration de ceux-ci, afin de permettre, à nouveau, au Maçon des derniers jours, une mise en œuvre cohérente et la plus intégrale possible. Le rituel, nous nous permettons de le rappeler car ce point est négligé, doit véhiculer, dans sa structure de base, les éléments symboliques de l’art du bâtisseur qui permettent d’« actualiser » une méthode appropriée au travail collectif spécifique au Métier, ce contenu symbolique donc doctrinal, étant, bien entendu, d’origine non-humaine.

Cependant, les différents rituels (cela est reconnu, excepté des instances officielles) ont été l’objet, dans leur contenu symbolique, mais aussi dans leur structure interne, de certains remaniements et parfois de mutilations dépassant de loin les simples adaptations légitimes ; de cela nous avons déjà parlé. R. Guénon et D. Roman savaient que la situation qui en est résultée, bien que préjudiciable pour une démarche maçonnique conforme à ce qu’elle devrait être, n’est pas irrémédiable 2 ; mais l’état dans lequel la Maçonnerie obédientielle se trouve actuellement, dépasse de loin la « dégénérescence dans le sens d’un amoindrissement » que Guénon évoquait en son temps, et inspire de vives inquiétudes. Il appartient désormais aux Maçons dont la conscience n’est pas annihilée par la mentalité profane et individualiste qui dévaste l’Occident et maintenant l’Orient,  de conserver et restaurer ce qu’il est possible en tirant parti des possibilités cycliques qui ne sont pas uniquement défavorables 3.

Cette exigence, au regard des graves lacunes résultant des initiatives d’Anderson et de ses émules, d’autres l’ont éprouvée jadis : il s’agit des Maçons « des anciens jours », et de ceux d’entre-eux qui, issus d’une filiation opérative ou particulière préservée pour l’essentiel, œuvrèrent pour restituer certains usages symboliques et rituels (dans le cadre de ce que l’historien E. Michelet appelait « l’histoire souterraine »), et pour réparer les brèches ouvertes lors de la fondation de la Grande Loge de Londres en 1717. Ainsi revinrent à la lumière des éléments symboliques fondamentaux (véritables dépôts dont certains furent qualifiés par D. Roman de « Terre Sainte ») d’une autre nature (chevaleresque et mêmes « sacerdotale ») que celle constituée par le Métier 4.

Dans cette perspective, la constitution des « hauts grades » écossais et side degres anglo-saxons représente une forme d’aménagement et de restitution. Il convient sans doute, à cet égard, de préciser que les bases symboliques du Métier participent de l’Art Royal et sont donc partie intégrante de la Construction universelle ; elles sont complétées (en fonction de l’existence au sein de l’Ordre de dépôts chevaleresques) par la voie symbolique du Kshatriya, pour utiliser la terminologie Hindoue. Il semble que, dans le milieu traditionnel et maçonnique en particulier, cette voie légitime soit méprisée ou subvertie dans une volonté de puissance, au profit – si l’on peut dire – d’une problématique démarche de Brahmane qui paraît exercer une véritable fascination sur certains esprits, ce qui ne peut conduire qu’aux plus graves désillusions. Peut-on oublier ce que R. Guénon a pu dire de l’éminente dignité et de la noblesse de la voie du Kshatriya accomplie dans son intégralité ?

Dans ce domaine particulier des héritages, dépôts symboliques d’anciennes organisations occidentales « venus se greffer sur la Maçonnerie ou se “cristalliser” en quelque sorte autour d’elle » 5, on a affirmé –dans le but d’en minimiser l’importance – que Guénon n’avait pas employé le terme d’« héritages », mais seulement ceux de « vestiges » ou de « souvenirs » ; cela est vrai ; mais l’interprétation qui en est donnée participe d’une lecture restrictive difficilement soutenable lorsqu’on appréhende la totalité du « corpus » maçonnique de son œuvre. C’est pourquoi D. Roman a pu dire que : « (..) pour quiconque, à l’école de R. Guénon, adhère aux règles rigoureuses de cette science exacte qu’est le symbolisme universel, il ne fait aucun doute que ces mots parfois altérés, ces formules énigmatiques et ces légendes le plus souvent invraisemblables sont les vestiges, affaiblis mais toujours vivants, d’une doctrine sublime et d’une méthode efficace inspirées par une Sagesse non-humaine. (..) leur oubli définitif serait un acte d’une exceptionnelle gravité. Il convient au contraire de leur redonner « force et vigueur », car ce « rassemblement » (cette réintégration) des éléments « épars » du langage, c’est-dire du « verbe » maçonnique, constitue une condition nécessaire à la redécouverte de la « Parole perdue ». » (René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, 1982, p. 189). Et, à ce propos, la citation suivante de R. Guénon qu’il devait prendre comme référence et développer dans son interprétation légitime, résume d’une certaine façon l’essentiel de l’œuvre de D. Roman : « Il y aurait certainement beaucoup à dire sur le rôle “conservateur” de la Maçonnerie et sur la possibilité qu’il lui donne de suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’initiations d’un autre ordre dans le monde occidental actuel. » (Études sur la Franc­-Maçonnerie et le Compagnonnage, Tome 2, page 40). Car, bien qu’exprimées avec quelque réserves, on peut concevoir ce que recèlent au juste, dans leurs incidences, des expressions comme celles de « rôle conservateur », et de « possibilité qu’il lui donne ». Remarquons incidemment que ce texte de R. Guénon duquel est tirée cette citation, contient dans son développement, entre autres considérations d’importance pour les Maçons, une indication sur un élément symbolique maçonnique de caractère universel qui n’est pas étrangère à une intervention de D. Roman.6.

Pour ajouter quelques mots à ces considérations, précisons que l’auteur de « René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie » nous paraît être le seul à traduire aussi parfaitement sa fidélité aux exposés de R. Guénon, en tant que ses écrits constituent, pour nous, un authentique prolongement des points essentiels intéressant l’Ordre maçonnique à l’époque actuelle.

Dans la conformité aux notions capitales abordées parfois allusivement par R. Guénon, D. Roman, lorsqu’il a traité des points d’histoire que nous allons examiner succinctement maintenant, ne se plaçait pas non plus du point de vue de l’historien dont la méthode critique, dans le domaine qui nous occupe qui est celui de l’initiation, est inadéquate. De fait, pour rendre compte des cas de transmission que représente la translation de certains héritages comme celui du Saint Empire, il serait vain, dans la mesure où on en reconnaît la réalité, d’espérer en découvrir des traces documentaires, car : « les moyens par lesquels [ces transmissions] se sont effectuées ne sont pas de ceux qui peuvent être accessibles [aux] méthodes de recherche » [de l’histoire ordinaire], (R. Guénon, Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, p. 73). Seule l’appréhension symbolique (rappelons que, selon Guénon, le symbolisme est une science exacte) est susceptible de permettre une réponse satisfaisante.

Lorsqu’il nous dit qu’en Occident « il n’est que deux [organisations] qui (…) peuvent revendiquer une origine traditionnelle authentique et une transmission initiatique réelle », et que « ces deux organisations, qui d’ailleurs, à vrai dire, n’en furent primitivement qu’une seule, bien qu’à branches multiples, sont le Compagnonnage et la Maçonnerie », (Aperçus sur l’initiation, Éd. Traditionnelles, 1953, p. 41, note 1), sur quoi se base-t-il pour affirmer cela ? Nous savons qu’il n’existe pas de documents concernant les deux aspects évoqués, et en a-t-il jamais existé ? Est-ce pour autant une vue de l’esprit ? Le manque de preuves formelles oblitère-t-il la certitude basée sur la cohérence et la logique induites par le langage symbolique inaccessibles à la mentalité profane ? Et puis, quelle portée peut bien avoir la « méthode critique » des historiens au regard d’une Révélation (dans le sens général du terme), à propos de laquelle les « preuves formelles » sont encore à produire, et ne sont manifestement pas près de l’être7 ?

Dans les chapitres qui composent la deuxième partie de l’ouvrage posthume de D. Roman (Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – L’Arche vivante des Symboles, Éd. Traditionnelles, 1995), nombre d’événements sont relevés en rapport avec la réalisation du « plan » de subversion du Prince de la dissimulation et de la séparation, vis-à-vis de la Maçonnerie. Est-il alors surprenant qu’en relation avec les événements en question, il discerne des indices qui permettent de conclure à des interventions compensatoires qui participent de la Miséricorde divine, interventions qui ne sauraient être menées au grand jour pour des raisons évidentes de prudence, pour ne considérer que cet aspect contingent. Et celles-ci concernent, pour ce qui nous importe présentement, le passage de dépôts dont la Maçonnerie a bénéficié au cours du temps, notamment aux XVII, XVIII et tout au début du XIXe siècle, à la faveur de situations et d’événements souvent troublés qui furent mis à profit. On notera que ces époques ne sont pas indifférentes, car elles se situent dans le cours de la longue mutation spéculative de la Maçonnerie. Ainsi s’expliquent deux choses : d’une part la restitution d’une partie de ce qui avait été perdu ou commençait à l’être, de façon à assurer une base suffisamment forte et stable capable de se perpétuer dans le temps, et d’autre part l’apport simultané de dépôts symboliques, chevaleresques ou d’autre nature, provenant d’organisations initiatiques sur le point de s’éteindre, et trouvant refuge en son sein. L’Ordre maçonnique, écrit D. Roman « a été constamment “élu” pour devenir L’Arche » où s’est produit l’« entassement » de tout ce qu’il y a eu de vraiment initiatique dans le monde occidental » (R. Guénon et les Destins de la Franc­Maçonnerie, avant-propos). Remarquons que « l’élection » de l’Ordre pour ce « Destin » exceptionnel, ne pouvait être fortuite, si l’on considère sa constitution de base spécifiquement artisanale – dont l’hermétisme n’est pas la moindre des composantes –, et qui doit assurer la protection et la transmission des dépôts considérés. L’auteur donne des raisons de cette position privilégiée de l’Ordre en Occident, position que René Guénon a révélée et confortée, et qui justifie cette élection. Rappelons, car ceci semble perdu de vue, sinon incompris et rejeté, que la Maçonnerie est une initiation proprement occidentale, que le Métier qui est son support  fondamental de caractère universel, est à même de servir de base à divers dépôts symboliques, et que cette initiation est par nature adaptée et destinée spécialement aux occidentaux, mais non exclusivement. Précisons, car c’est un sujet qui ne manque pas de soulever des interrogations sinon de vives contestations compte-tenu de son importance, que la composante hermétique dont la présence au sein de l’Ordre est difficilement contestable (et elle ne concerne pas uniquement que la « méthode »), ne doit pas être comprise comme faisant partie d’un dépôt tardif ; le « témoignage des pierres », à défaut de documents écrits, est là pour attester de sa présence dans la constitution fondamentale du Métier ; de plus, ce « témoignage » atteste que le symbolisme n’a pas été surajouté à une démarche plus ou moins exotérique, à l’époque de la mutation spéculative, même précoce, contrairement à ce qu’avancent certaines thèses ; mais c’est là un autre sujet.

Afin de relever l’intérêt que l’auteur portait à ce sujet, on peut également se reporter au chapitre V de son premier ouvrage, chapitre qui a pour titre : « Maçonnerie Templière, Maçonnerie Jacobite et Maçonnerie Écossaise ». Bien qu’il soit significatif de ce que nous venons de dire, nous ne saurions, bien évidemment résumer ce texte qui met en évidence la filiation spirituelle entre l’Ordre du Temple et la Maçonnerie qui aboutira à l’élaboration du Rite Écossais et à son Suprême Conseil du Saint-Empire. Les raisons de la place privilégiée accordée par R. Guénon à l’Ordre du Temple sont trop connues pour que nous y insistions ; or, un des points sur lesquels D. Roman fonde son œuvre maçonnique, est celui de la persistance, au sein de l’Ordre, de l’héritage templier – héritage spirituel –, que révèle la présence de symboles contenus dans certains « hauts grades » Écossais notamment, et dont le caractère « rosicrucien » est évident. Mais la raison essentielle de cette certitude résulte, comme pour d’autres dépôts, du contenu légendaire véhiculé par les textes et les rituels. Passons sur le fait que ce contenu est souvent négligé, pour ne pas dire méprisé, pour faire remarquer les limites des investigations de caractère profane le plus souvent proposées par des Maçons, et dont le résultat aboutit inévitablement à la facile théorie des emprunts, théorie résultant de la méthodologie universitaire.

D. Roman voyait dans la présence de l’héritage Impérial, le couronnement formel du Rite Écossais et de l’Ordre tout entier. Nous n’entrerons pas dans les implications « historiques » qui permettent d’entrevoir le cheminement d’une élection exceptionnellement féconde des possibilités qu’elle recèle, sinon pour faire état de l’attention de l’auteur sur ce sujet souvent suggéré par R. Guénon lui-même. C’est pour cela, sans préjudice d’autres raisons non moins importantes, que son intérêt bien que n’étant pas exclusif, l’amenait, comme R. Guénon, à privilégier ce Rite.

Le sujet que nous ne pouvons éluder est en rapport avec cette fin de cycle qui correspond à la fin d’un Manvantara (le 7ème et dernier de la première des deux séries septénaires du Kalpa) ; c’est celui des relations entre l’exotérisme et l’ésotérisme (ou l’initiation), et de la présence, au sein de l’Ordre, d’un ésotérisme chrétien. La précision nous parait nécessaire car le terme d’ésotérisme dans son acception traditionnelle qui seule nous importe, a été détourné dans un sens restrictif  le bornant à une perspective strictement exotérique, simple approfondissement mystique de la « lettre » (on se rassure comme on peut).

Abordons un autre sujet non moins capital. Pour nous, le rapprochement entre l’Église romaine et la Maçonnerie que certains souhaitent, ne pourrait se réaliser véritablement que si l’Église consentait à reconnaître dans l’Ordre autre chose qu’une pseudo-Église, ou qu’une reconstitution archéologique aux formes étrangères à l’expression de sa foi. Vouloir évacuer tout ce qui constitue la nature de la Maçonnerie en tant qu’organisation initiatique perdurant par transmission ininterrompue « from time inmemorial » (ce qui signifie « qu’elle n’a pas de point de départ historiquement assignable »), comme l’exotérisme le propose, relève de l’ignorance de la nature de l’initiation et des formes qu’elle revêt selon l’économie providentielle. C’est pourquoi, on ne peut que souhaiter une « Maçonnerie chrétienne “œuvrant” sur le niveau » auprès d’une Maçonnerie de caractère universel ; cette Maçonnerie chrétienne devrait assumer en toute rigueur sa finalité initiatique, c’est-à-dire qu’elle devrait être autre chose qu’une pratique dévotionnelle omniprésente qui voile une démarche devant être spécifiquement initiatique consacrée à l’Art de Bâtir.

Certains rituels maçonniques situent, dans leur déroulement « spatial », la Loge entre les trois montagnes sacrées que sont le Sinaï, le Moriah et le Thabor, celles-ci correspondant à trois « révélations » successives : celle de Moïse, celle de David et de Salomon, et celle du Christ (cf. Études sur la F.M. et le Compagnonnage, T.1I, chap. : « Heredom »). L’emplacement de la Loge peut être alors assimilé à une « vallée » située entre ces trois montagnes dont les places respectives sont occupées par les trois principaux officiers. Selon D. Roman, « La Tradition, dont Guénon fut le serviteur exclusif et l’interprète incomparable, a été qualifiée par lui de « perpétuelle et unanime ». On peut dire que la Maçonnerie participe de cette perpétuité, en tant que ses Loges se tiennent « sur les plus hautes des montagnes et dans les plus profondes des vallées ». ( … ) Cette expression, bien connue dans les rituels de langue anglaise, est explicitée dans certains anciens documents selon lesquels la Loge de saint Jean se tient « dans la vallée de Josaphat », ce qui veut dire que la Maçonnerie doit se maintenir jusqu’au Jugement dernier qui marquera la fin du cycle. ( … ). De même, quand le Christ exprime sa volonté de voir saint Jean « demeurer » jusqu’à son retour ( … ) il s’agit avant tout de l’ésotérisme chrétien, ésotérisme « personnifié » par saint Jean, et qui s’est résorbé dans la Maçonnerie. On peut dire que les paroles du Christ sur saint Jean confèrent à cet Ordre « les promesses de la vie éternelle », de même que celles adressées à saint Pierre sont le gage que la Papauté l’emportera finalement sur les prestiges des « portes de l’Enfer ». (R. Guénon et les Destins de la F.M., p. 199).

Ainsi, il apparaît que l’Ordre maçonnique aura sa place dans cette Vallée de Josaphat où sera rassemblé et intégré tout ce qui, participant de l’héritage du Ciel et de l’« harmonie des sphères », doit concourir au monde futur, en qualité de « témoignage », pensons-nous, de notre présente humanité, amené à établir « toutes choses nouvelles ».

André BACHELET

NOTES

  1. Différents aspects de ce « rapport étroit » demanderaient à être développés compte tenu de leur importance ; nous en avons donné quelques aperçus dans notre article : « Opérativité et Maçonnerie spéculative » paru dans Vers la Tradition, nos 66 et 68.
  2. La rédaction de rituels d’esprit traditionnel fut la première tâche qui fut confiée à Denys Roman ; il s’en acquittera sous l’autorité de R. Guénon alors au Caire. D. Roman a fait allusion au sort qui fut réservé à cette initiative par la Grande Loge de France. Ce fut probablement, là encore, une « occasion manquée », dont la Maçonnerie obédientielle est coutumière. Après la disparition de R. Guénon, il assurera au sein de la revue Études Traditionnelles la suite des comptes-rendus que ce dernier avait commencés et les mois suivants a la rédaction d’articles et de comptes-rendus concernant le domaine maçonnique, jusqu’au moment où ses textes lui furent refusés par suite de son désaccord avec l’orientation donnée à la revue par le Rédacteur en chef du moment : J. Reyor.
  3. Certains prétendent, à la lecture de l’œuvre de R. Guénon qui est une des expressions les plus véritables de l’orthodoxie traditionnelle, que cette fin de cycle est défavorable à toute démarche positive dans ce sens ; c’est, pensons nous une conclusion fautive. Rien, dans ce que contient cette œuvre – et cela sans prendre en compte sa raison d’être même, qui serait, dans ce cas, tout-à-fait déterminante –, ne permet de penser que la fin d’un cycle, parce qu’elle représente un épuisement des possibilités les plus inférieures, ne laisse pas de champ à des possibilités compensatrices d’ordre  providentiel.
  4. Le terme « limitée » n’est pas péjoratif dans ce cas, car, le Métier qui est la base indispensable à la démarche maçonnique du bâtisseur, s’exerçant dans le cadre des « petits mystères », est forcément limité dans son ordre. Mais il faut dire que la complétude du Métier – par en haut –, constitue une « transformation » de la Maçonnerie qui, de ce fait, n’est plus aujourd’hui, stricto sensu, une organisation uniquement artisanale. En effet, certains des héritages dont elle a bénéficié, par une faveur élective, permettent à certains de ses membres qualifiés d’accéder – indépendamment de celle que permet le Métier –, à une plénitude initiatique, sans qu’il y ait, pour autant, un quelconque « mélange des formes ». Quant à l’Ordre lui-même, est- il besoin d’insister sur les possibilités ultimes que lui confère de tels dépôts – véritables « Terres saintes » équivalentes de la « Terre des Vivants » – qui ouvrent une perspective sur les « grands mystères » et font de lui une Arche pour les temps futurs ?
  5. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, Tome 2, p. 39.
  6. Nous faisons allusion à l’une des interprétations que donne R. Guénon d’un mot de l’Arche Royale dans son article : « Parole perdue et Mots substitués ». On sait l’importance accordée dans ce texte (devenu un des chapitres de : EFMC, Tome 2, pages 41-42, et 179) au passage initiatique  from square to arch , qui est l’équivalent de ce qu’est, dans la Maçonnerie continentale, l’expression : « Du Triangle au Cercle » que l’on retrouve, dans son aspect opératif, dans la tradition hermétique. À propos de L’Arche Royale, complément de la Maîtrise maçonnique que R. Guénon qualifie de nec plus ultra de l’initiation maçonnique, il évoque une « perspective sur les “grands mystères” » qui représente le strict équivalent de cette formule.
  7. De même, comment espérer que l’exégèse pointilleuse des quelques Old Charges médiévaux (le plus ancien connu se trouve en Angleterre et est daté de 1290 par les spécialistes) puisse révéler l’existence d’une quelconque « opérativité » initiatique et même d’une initiation, puisque celle-ci, par nature, ne pouvait apparaître dans un écrit, semi-public de surcroît. Tirer prétexte, suite à une exégèse littéraliste des Old Charges médiévaux (dont le contenu légendaire est habituellement ridiculisé pour son apparence puérile et incohérente) comme le font les tenants de l’« école historique » pour affirmer que les constructeurs du Moyen-âge ne pratiquaient qu’un exotérisme pur et simple, borné à des composantes morales et dévotionnelles, représente une méthode manquant de sérieux. Un des exemples de cette tendance déviante se trouve illustré dans les « Cahiers de l’Herne – La Franc-­Maçonnerie : documents fondateurs », Édition 1992 que nous avons relevé par ailleurs à propos du « Clerc Euclide » objet d’une attribution plus qu’abusive ! L’analyse « critique » couramment utilisée par les exégètes, ne saurait rendre compte de la voie initiatique dont nous espérons avoir fait assentir la finalité.