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Opérativité et Maçonnerie spéculative ( I )

 

Publié dans : VERS LA TRADITION N°66 – Janvier-Février 1997

 

Préliminaires

Afin d’éviter tout malentendu qui pourrait naître des réflexions qui vont suivre, nous tenons à préciser plusieurs points :

  – en ce qui concerne la Franc-Maçonnerie, celle qui est concernée par nos propos de caractère spécifique est continentale, et nous prenons grand soin d’établir la nécessaire distinction entre Maçonnerie et Maçons, entre la Maçonnerie telle qu’elle devrait être, et telle qu’elle est généralement conçue.

  – pour traiter d’un sujet aussi grave, nos propos et leurs raisons ne sauraient donc se placer dans une perspective individuelle et polémique, tout a fait déplacée ici.

  – mais ce faisant, nous avons bien conscience de donner d’une certaine Maçonnerie continentale, une image consternante. Sommes-nous les seuls à déplorer la situation actuelle, et notamment à l’intérieur de l’Ordre ?

Nous ne le pensons pas. Au regard de réactions qui se font de plus en plus vives, compte tenu des difficultés que rencontrent ceux qui ont le désir de pratiquer la voie maçonnique conformément à ce qu’elle devrait être, rien ne doit être négligé pour un rétablissement toujours possible -ne serait-ce que dans les consciences-, des véritables valeurs initiatiques, et notre seule ambition est de tenter d’y contribuer pour notre modeste part.

 

Première partie

Lorsque René Guénon, du Caire où il résidait alors, entreprit sa longue série d’articles concernant l’initiation et sa “technique”1 (ils paraîtront à partir de 1930 et jusqu’à quelques mois de sa mort survenue en 1951), il déclencha une vive surprise et même quelque émotion parmi les Maçons continentaux auxquels il s’adressait plus particulièrement. En effet, la plupart des notions traitées étaient inconnues des Occidentaux, sinon oubliées depuis bien longtemps, notamment des milieux maçonniques2. Il faut dire qu’à cette époque, la pratique rituelle dans les Loges des pays latins était parfois réduite à un strict minimum3. Un des traits de cette négligence s’illustrait par le fait que, si les rituels des hauts grades avaient subi des modifications et adjonctions de caractère rationaliste plus ou moins accentuées (ce qui n’excluait pas quelques divagations occultistes ou pseudo-traditionnelles), les “grades” bleus avaient également souffert, et des innovations sous forme d’ajouts ou de suppressions masquaient et éliminaient pratiquement leur finalité initiatique, ne laissant finalement subsister du contenu qu’un aspect psycho-sociologique4. Fort heureusement, de nombreux éléments symboliques furent conservés, et d’autres, non moins importants, ont été restitués par la suite. Quant aux “usages”, dont on ne comprenait guère plus le sens, ils étaient jugés le plus souvent superfétatoires malgré leur étroit rapport avec la pratique rituelle5, et on avait cru bon de rejeter nombre d’entre eux ; ainsi des “décors”, comme le port du tablier et des gants pour ne citer qu’un exemple “banal”, qui n’étaient plus utilisés à la Maîtrise : “Il y a aujourd’hui des négligences vraiment impardonnables ; nous pouvons citer comme exemple celle que commettent les Maîtres qui renoncent au port du tablier (. . .)

Une chose plus grave encore, c’est la suppression ou la simplification exagérée des épreuves initiatiques, et leur remplacement par l’énonciation de formules à peu près insignifiantes […]”. (R. Guénon, Études sur la F.M. et le Comp., tome 2, p. 264) ; et nous n’insisterons pas sur l’appauvrissement des symboles décorant habituellement la Loge. Peu à peu, sous l’influence du positivisme s’était estompée la véritable raison d’être de la pratique maçonnique. Subsistaient, malgré tout, quantité d’éléments symboliques pratiquement incompris de la plupart de ceux qui les avaient conservés, et surtout la transmission de l’influence spirituelle qui permet leur mise en œuvre “opérative” ; en effet, sans cette transmission, toute pratique rituelle initiatique, même la plus rigoureusement formelle, est dénuée de la moindre efficacité.

Dans le cours de son œuvre, René Guénon évoque nécessairement l’aspect historique de la Maçonnerie, bien qu’il se défende d’aborder les choses en historien, mais il insiste surtout sur le sens que recouvrent les termes de “spéculatif’ et d’ “opératif’ dégagés de cette discipline. Les notions de Maçonnerie “opérative” et de Maçonnerie “spéculative” sont facilement discernables historiquement, même si, pour ce qui concerne la période opérative, nous manquons de documents, surtout et principalement (et inexplicablement) sur le continent. La transition qui s’effectua de l’une à l’autre donne encore lieu à d’interminables discussions où, parmi les historiens de la Maçonnerie –profanes ou Maçons–, la logique la plus élémentaire ne trouve pas toujours son compte. Ce passage constitue en quelque sorte la période dite de “transition”, où cohabitaient dans les Loges, Maçons constructeurs de bâtiments civils et religieux, et Maçons dits “acceptés”, étrangers au Métier par leur pratique d’une autre activité. On s’étonne qu’il ait fallu des décennies pour arriver laborieusement à la constatation de cet état de fait, somme toute évident ; mais constater n’est pas admettre. Si la pratique de l”acceptation” a amorcé la dégénérescence du Métier par le fait que les Maçons acceptés ont fini par être majoritaires dans certaines Loges, les causes de ce changement radical en sont multiples, notamment l’abandon progressif des grands chantiers à destination religieuse, et la dégradation des rapports avec l’Autorité romaine. Mais il ne paraît pas que ces motifs aient été déterminants pour justifier cette “mutation” qui allait provoquer inexorablement –les “Antiens” ne pouvaient pas l’ignorer– l’amoindrissement de l’Art Royal par la cessation de la pratique du Métier ; s’il y eut d’autres raisons pour sauver l’Ordre, la prescience de leur nécessité ne pouvait provenir que d’initiés effectifs, et cela, aucun document ne pourra en rendre compte, comme d’ailleurs de toutes les décisions capitales qui furent prises à chaque fois que les “Destins” de la Maçonnerie risquaient de se trouver compromis par les vicissitudes cycliques6. C’est pourquoi il paraît certain que cette mutation permit à la Maçonnerie de perdurer. Si les modalités dans lesquelles elle s’est effectuée ne sont pas toutes connues dans le détail (certaines, redisons-le, échapperont toujours à l’investigation documentaire), l’essentiel réside dans le fait qu’entre la Maçonnerie “opérative” et la Maçonnerie “spéculative” il n’y eut pas de solution de continuité7. Quelques-unes des conséquences qui ont découlé de cette situation, seront l’objet de notre propos, d’une part parce que cela permet de constater et de confirmer la validité actuelle de l’initiation maçonnique, mais également de démontrer que son caractère virtuel n’est pas irrémédiablement figé, et que ce germe peut toujours être actualisé. D’ailleurs, historiquement, bien des “zones d’ombre” (et pas des moindres) subsistent en ce qui concerne l’appréhension des “faits” de la Maçonnerie dite “spéculative” elle-même ; mais comme sa structure obédientielle est connue de tous, nous ne mettrons l’accent que sur ce qui illustre et “justifie” nos motifs d’inquiétude, en grande partie liés au maintien exclusif de la spéculation “intellectuelle” dans les Loges, pratique qui génère une sclérose qui s’identifie peu à peu à la “pétrification”. Quant à la pratique actuelle des hauts grades, spécialement du Rite écossais, bien que certains de ceux-ci, selon Guénon, ne fassent pas “partie intégrante” de la Maçonnerie en tant que telle8, nous pensons qu’elle n’en mérite pas moins l’examen, au même titre que celle qui prévaut au sein des Loges symboliques9  ; là aussi, la situation est préoccupante.

En définitive – et c’est sur quoi il conviendra d’insister–, c’est la notion d'”opérativité” qui prête à grave méprise, et celle-ci constitue un véritable obstacle à la mise en œuvre effective des moyens, notamment symboliques détenus par la Loge maçonnique, aboutissant à stériliser la démarche initiatique dans ce qui est son objet essentiel ; rendre effectif ce qui n’est que virtuellement transmis. Or cela n’est réalisable qu’en fonction de conditions que la perspective spéculative ne peut assurer, bien évidemment. Si l’on prend un exemple concret de la notion d’opérativité telle quelle est aujourd’hui conçue, et qui montre à quel point d’incompréhension on en est arrivé, on constate qu’elle évoque une pratique plus ou moins corporative, quand elle ne s’applique pas à la plus banale activité matérielle ; cela permet d’y opposer sans façon la soi-disant “supériorité” de la spéculation “intellectuelle”, censée s’appliquer à tout. Voilà comment se trouve méprisée et écartée la véritable notion d’opérativité que la pratique rituelle, à son niveau le plus élémentaire, permet pourtant d’appréhender ; au profit d’une spéculation mentale axée par définition et dans le “meilleur” des cas, sur une pédagogie qui réduit le symbolisme au seul aspect psychologique, pédagogie sur laquelle nous serons amené à revenir car elle est souvent assimilée, à tort, à la véritable “méthode”. Comme cet état de fait est devenu la norme qui doit être maintenue à tout prix10, toute initiative de caractère traditionnel tendant à modifier cette situation particulièrement préoccupante sur le Continent, est immédiatement contrée et rejetée, et le simple fait d’évoquer la possibilité d’une “opérativité” (authentiquement traditionnelle s’entend) dans le milieu maçonnique actuel, soulève le sourire, ou l’inquiétude et la réprobation agissante.

Ce refus d’accorder aux Maçons qualifiés la possibilité d’actualiser l’initiation qu’ils ont reçue, justifie, sans aucun doute les réserves, voire l’hostilité, de certains adversaires de la Maçonnerie, parmi ceux qui prennent à la lettre les critiques sévères de R. Guénon à l’adresse de l’Ordre11. Beaucoup de Maçons s’interrogent actuellement sur l’évolution rapide de l’appareil maçonnique dans sa forme obédientielle12, dans lequel une dégradation accélérée, ne laisse plus subsister qu’un formalisme figé et un légalisme insupportable, véritable pharisaïsme totalitaire, ces comportements masquant une ignorance de plus en plus affirmée, qu’accompagne le plus souvent – corollaire obligé –, une volonté de puissance s’exerçant librement du fait du vaste champ mis à sa disposition.

Mais cette situation n’atteint pas les dépôts que véhicule l’Ordre maçonnique et qui sont, pour l’essentiel, hors de “portée” des “réformateurs”, toutes catégories confondues13 ; les voiles de plus en plus épais qui recouvrent ces dépôts, tout en en obscurcissant l’éclat, les protègent des ravages de la mentalité profane. S’il n’en était pas ainsi, nous n’aurions aucune raison – après R.Guénon, Denys Roman et bien d’autres –, de prendre la plume avec l’espoir, en ce qui nous concerne, que quelques-uns sauront aller au delà des “mots substitués”.

R. Guénon, dans ses considérations sur l’ “opérativité” de la démarche initiatique (jugées souvent à tort comme trop techniques ou comme exclusivement théoriques), aborde fréquemment la nécessité d’une attitude “active”14 en toute circonstance et notamment dans l’exécution des rites procédant de ce domaine propre ; c’est ainsi qu’il fait état, à quelques reprises, de ce qu’il nomme “la théorie du geste”, attitude active par excellence, sur laquelle nous serons amenés à revenir quelque peu, car elle conditionne en grande partie l’ “opérativité” de la démarche maçonnique. Mais, pour l’Occidental éduqué et conditionné dans la mentalité de notre époque, toute activité, même rituelle, est synonyme d’ “action” pure et simple, entendue dans son acception profane ; d’autre part, la “spéculation” mentale, corollaire inévitable de celle-ci – et qui ne fait donc appel qu’à la seule modalité discursive –, provient d’une transposition abusive dans le milieu initiatique, des critères et habitudes de la mentalité profane, faute de la connaissance de certaines bases doctrinales universelles que R. Guénon s’est appliqué à faire connaître. Ces “modèles” doivent êtres abandonnés purement et simplement si l’on veut recréer les conditions favorables à une réactualisation des virtualités présentes au sein de l’Ordre. A cet effet, une maxime nous paraît s’appliquer parfaitement à cette nécessité : elle est en usage rituel dans une “société” initiatique extrême-orientale qui a pour nom la “Tien ti houei”, et se présente ainsi : “Renverser Ts’ing, Restaurer Ming.”, ce qui peut se traduire (mais les sens en sont évidemment multiples) par : “Renverser (ou Combattre) les ténèbres et Restaurer la Lumière”. Cette formule a, dans l’ordre temporel, une application facile à interpréter, sachant que Ts’ing est considéré comme l’usurpateur15.

D’un point de vue plus strictement maçonnique, l’état de fait dont nous faisons le constat, est une illustration parfaite du non respect d’une autre formule, celle-ci bien connue et souvent utilisée verbalement à tout propos : “Nous avons laissé nos métaux à la porte du Temple”. Est-il nécessaire de la commenter ? Toute la démarche est vaine si l'”abstraction “mentale n’est pas abandonnée, car l’ “intellectualité” conçue en mode spéculatif est tout à fait étrangère à l’être profond, et ne saurait donc l’atteindre ; elle doit être rejetée préalablement à toute chose, pour assurer toute conformité et effectivité à la démarche initiatique. C’est donc bien avant de franchir la “Porte du Temple” que les “métaux” doivent être abandonnés ; néanmoins, ce sont les “Travaux” en loge qui devraient permettre de prendre conscience de la nécessité de cet abandon, si toutefois la pratique d’un exotérisme n’a pas, de son côté, encore permis d’en amorcer la mise en œuvre. On sait que le rituel maçonnique fait un “rappel” de cette formule relative aux “métaux” lors de l’ “Ouverture des Travaux”, et ceux-ci évoquent “formellement” la “rupture” d’avec le milieu profane et en permettent également l’effectivité ; pour l’alchimiste, ce milieu est considéré comme l'”ambiance” de laquelle il faut impérativement s’isoler sous peine de faire obstacle à l’influence “Céleste”. En Maçonnerie, il s’agit plus spécifiquement de l’influence du Grand Architecte de L’Univers par le canal de ses Attributs “visibles” en Loge que sont les trois “piliers” : Sagesse, Force et Beauté.

Dans la suite de cet article, nous nous proposerons de préciser dans un premier temps ce que recouvrent les termes : “spéculatif’ et “opératif” afin d’en dégager le véritable sens ; pour ce faire, nous nous inspirerons de l’œuvre de R. Guénon et de l’enseignement traditionnel qu’elle véhicule. C’est à partir de cette œuvre, prise comme base universelle, et dans certaines de ses implications souvent négligées, que nous pourrons tenter d’entreprendre cette démarche de rectification, indispensable à qui veut comprendre la véritable finalité de l’Ordre maçonnique, celle-ci étant ignorée aujourd’hui de la plupart des Maçons. A cet effet, nous évoquerons les modalités restrictives du “travail” en Loge tel qu’il est pratiqué actuellement, et pour cela nous utiliserons des exemples précis. Nous mettrons également l’accent sur certaines déviances de cette pratique rituelle, qui vont de l’accentuation du formalisme le plus étroit, aux innovations inquiétantes, celles-ci frappant non seulement certains rituels, mais également, et comme déjà évoqué, des “usages” qui en permettent l’exécution et l’appréhension correctes.

En ce sens, il sera utile de souligner ce qui relève du domaine des “attitudes”, et ce qui, actuellement, pervertit la démarche maçonnique dans sa conformité, notamment les pseudo-usages qui se sont imposés à la faveur d’une méconnaissance du symbolisme, et pour d’autres raisons moins avouables ; un des plus pernicieux sans doute, est la confusion qui touche à la notion de “secret” dans l’utilisation qui en est faite par les Maçons, que ce soit dans la pratique maçonnique ou dans le monde profane (nous sous-entendons ici le milieu familial qui, par suite de ce comportement, subit un notable déséquilibre). Cette situation est considérablement aggravée par une “pédagogie” sous l’emprise d’un conformisme obstiné qui se traduit par un cloisonnement arbitraire des notions symboliques dont la nature profonde ne saurait s’accommoder ; un “mutisme” qui, dès lors, prend une allure obsessionnelle, accompagne ce comportement déviant. Est-il besoin d’insister sur l’effet stérilisant qui en est la conséquence immédiate ? C’est ainsi que l’attitude fraternelle véritable, qui procède du respect des “usages” et de la compréhension du Rituel, ne pouvant plus s’exercer, laisse la place à une pseudo-fraternité, sur le caractère dévoyé de laquelle il est préférable de ne pas insister. La confusion habituelle concernant les secrets et le “Secret” que Casanova avait déjà relevée en son temps 16, mérite d’être examinée, car elle amène à soupçonner de divulgations certains auteurs dont l’œuvre est consacrée au symbolisme maçonnique.

En conséquence de quoi, nous souhaitons examiner les possibilités rituelles et symboliques, d’une mise en œuvre effective et conforme qui, à défaut de pouvoir être entreprise dans une structure obédientielle telle qu’elle se manifeste (ce qui, dans la situation actuelle, serait tout à fait irréaliste), permettrait d’harmoniser les facultés de l’être selon les modalités propres au travail collectif des bâtisseurs, mise en œuvre active de rassemblement et d’édification. Car borner la démarche maçonnique à une “activité” mentale faite de discours et de “planches” élaborés selon des critères psycho-philosophiques ou vaguement spiritualistes -pour ne pas dire mystiques, dans le sens que R. Guénon donne à ce terme-, à laquelle restent associés en permanence les habitudes et les acquits de la vie ordinaire et profane, ne peut que déboucher sur une impasse et en aucune façon permettre une réalisation effective à partir des dépôts symboliques détenus et préservés par l’Ordre ; c’est une perte de temps et une duperie, voire une véritable imposture. C’est pourquoi, plus concrètement et “maçonniquement” parlant, nous verrons que la notion d'”opérativité”, telle que R. Guénon l’a définie, peut -et doit- légitimement s’appliquer au “travail” maçonnique -dès le départ et jusqu’à un stade bien plus avancé qu’on ne semble le croire-, selon la “Règle à 24 divisions”, et par l’emploi des outils du constructeur, dont le “Niveau” et la “Perpendiculaire”, qui assurent la conformité au Plan du Grand Architecte de L’Univers.

Bien que ce sujet soit de ceux que l’on ne peut aborder qu’avec précaution, nous ne pouvons ignorer, en relation avec notre propos, les points essentiels qui touchent à ce que Guénon définissait par la “restauration traditionnelle” de l’Occident chrétien et ce qui en est devenu, en quelque sorte, le lieu commun : la “constitution” de son “élite”. Depuis la rédaction d'”Orient et Occident” bien des choses se sont dégradées en Occident et dans le monde entier, c’est une évidence ; mais qu’en est-il de l”‘élite” occidentale ? A-t-elle accompagné ce courant descendant ou bien s’est-elle constituée de quelque façon et renforcée face à l’adversité ? Qui peut répondre aujourd’hui à cette question ? De fait, l’accélération croissante que l’on constate dans tous les domaines permet d’envisager une rupture. Quand se fera-t-elle et de quelle nature sera-t-elle ? La réponse ne nous appartient pas. Cependant, certaines convergences se “dévoilent” maintenant devant “les échéances qui s’annoncent […]” ; des initiatives sont engagées et certaines d’entre elles pourraient ne pas être indifférentes au caractère initiatique de l’Ordre maçonnique dans son aspect d’Arche17. La manifestation publique de ces projets nous amène à constater -bien que ce ne soit pas tout à fait nouveau- que si une fraction de l’Islam guénonien semble avoir toujours eu de l’intérêt pour l’Ordre, le Catholicisme persiste à le rejeter ; nombre de musulmans sont Maçons, mais une désaffection constante se manifeste parmi les catholiques envers la Maçonnerie ; que, pour beaucoup de ces derniers la double appartenance ne puisse être envisagée est une anomalie très lourde de sens et de conséquences dont il convient de tirer la leçon. Que de surcroît, la majorité d’entre les catholiques appartenant à l’Ordre soit hostile à l’œuvre de Guénon ou l’appréhende par une “exégèse” restrictive, n’est pas de nature à fonder quelque espoir de rapprochement. A considérer la situation, il est à craindre que l’entêtement de certains catholiques à vouloir une “réconciliation” à tout prix, au mépris de l’évidence des faits, “réconciliation” qui ne se ferait qu’au détriment du caractère initiatique de l’ordre, soit un exemple de ce que l’on dénomme habituellement par la “persévérance dans l’erreur”.

Dans l’état actuel des choses, l’Ordre maçonnique a-t-il encore en lui-même les moyens d’une opérativité ? Nous le pensons, et c’est pourquoi, après Guénon, il convient d’insister sur les possibilités considérables qu’il détient dans l’ordre des dépôts qu’il a reçus, dépôts que l’on peut appréhender comme des germes prêts à retrouver la plénitude de leur efficience symbolique, pour peu que l’on ait conscience que leur nature profonde est indestructible. Certes, quelques-uns rétorqueront que R. Guénon avait bien précisé, pour ce qui concerne plus particulièrement certains des hauts grades, que ce ne sont que des vestiges18 véhiculés par une Organisation initiatique dégénérée, même s’il ajoute : “dans le sens d’un amoindrissement” ; que cet amoindrissement provient de l’abandon de la pratique du Métier et que du fait de cet abandon, la Maçonnerie, devenue uniquement “spéculative”, ne transmet plus, dans la plupart des cas, qu’une initiation virtuelle. Faut-il préciser que nous ne partageons pas l’interprétation littéraliste de ceux qui, à partir de ce constat de Guénon, en déduisent rapidement que celui-ci s’était fait de la Maçonnerie une idée aussi médiocre et désespérée. A bien le lire, on découvre que son point de vue ne se limite pas à cette vision restrictive, et que l’intérêt soutenu qu’il manifesta envers l’Ordre procède d’une autre intention que celle de “jongler brillamment avec les symboles … et jouer au “mécano” avec les débris de traditions défuntes éparses dans les différents grades”, selon un récent discours anti-maçonnique19. Dans son œuvre et dans son activité traditionnelle qui fut intense (on sait qu’il a apporté notamment son concours à une entreprise de restauration de rituels maçonniques), R. Guénon devait attacher à ces vestiges “vivants”, qui constituent certains des dépôts symboliques que la Maçonnerie recèle, une importance qui est loin d’être négligeable. Poursuivant dans la ligne ainsi tracée, Denys Roman sut en développer les implications quant aux “Destins de la Franc-Maçonnerie”, mais aussi, et de façon susceptible de retenir l’attention de nombre de catholiques également Maçons, au regard de la question que nous abordons.

André BACHELET

(à suivre)

  1. Ils furent réunis en particulier dans : “Aperçus sur l’initiation”, et :”Initiation et réalisation spirituelle”. Bien sûr, la plupart de ses ouvrages contiennent des notions se rapportant à ce sujet particulier, et l’on peut dire que, en dernière analyse, toute l’œuvre de Guénon trouve sa raison d’être dans la réalisation de l’ “intégralité ” de la démarche dans la voie traditionnelle. De fait, si cette œuvre n’est pas un “manuel de réalisation “, l’appréhender uniquement en mode intellectuel (c’est-à-dire par le mental), équivaut à la dénaturer totalement. Guénon s’étonnait que l’on puisse en dire, et notamment des “Aperçus”, qu’elle était uniquement “théorique”.
  2. Des éléments de “sciences” traditionnelles subsistaient néanmoins dans certains milieux ésotériques ; les milieux occultistes ou irréguliers en possédaient des fragments issus d’autres canaux, mais mêlés à des incompréhensions et des déviances psychiques de toutes sortes, ce qui les rendaient le plus souvent suspectes et inapplicables telles quelles.
  3. Guénon affirmait que cette pratique rituelle qui se limitait parfois à quelques uns des éléments du rituel d’initiation, assurait néanmoins la validité de la transmission de l’influence spirituelle ; c’est pourquoi il considérait les membres d’obédiences “irrégulières” comme étant validement initiés. L’ “influence spirituelle” a pu ainsi se transmettre, même au sein de ces obédiences, sans quoi d’ailleurs, la Maçonnerie latine et notamment celle qui se considère comme “régulière”, et qui en est issue, serait aujourd’hui, et dans son ensemble, dépourvue de qualité initiatique. Dans cette dernière éventualité Guénon n’aurait eu aucune raison, sinon purement documentaire, d’accorder à l’Ordre autant d’intérêt qu’il le fit dans tout le cours de son œuvre.
  4. En ce qui concerne l’interprétation des rituels des grades bleus, la situation a-t-elle vraiment changé dans son ensemble, malgré leur restauration partielle ? Quant aux rituels des hauts grades écossais qui ont subi des dégâts considérables, une restauration véritable se fait toujours attendre, mais certains, dans ce milieu, sont aujourd’hui conscients que les discours philosophiques ou ceux teintés de psychanalyse et d’une “mystique” frelatée, ne mènent à rien, sinon à de graves déviances. Là où les éléments traditionnels authentiques ne prévalent pas, il y a forcément antagonisme et conflits.
  5. Les “usages” maçonniques sont souvent considérés comme des pratiques conventionnelles et contraignantes dont on ne perçoit pas toujours l’objet ; cette opinion est bien évidemment erronée. Leur raison d’être est de permettre et de faciliter une application “méthodique” (c’est-à-dire relative à la “Méthode”), et donc harmonieuse, de la démarche maçonnique s’appuyant sur la pratique rituelle ; elle est en quelque sorte comparable aux règlements monastiques qui ont pour but d'”accompagner” la Règle et d’en rendre l’application plus aisée et conforme. En un mot, sans les usages appropriés, la démarche maçonnique est livrée à elle-même et tombe sous l’emprise des fantaisies individuelles, entravant l’appréhension correcte du rituel ; dans ce cas, on peut la comparer au comportement induit dans la “salle des pas perdus”, communément dénommée “Parvis” où “Salle humide” où règne, dans une certaine mesure, une ambiance soustraite pour un temps, à la rigueur sacrée du rituel. Les “Travaux” maçonniques ne seront compréhensibles et par là même ne pourrons devenir vraiment effectifs, que lorsque les “anciens usages” seront rétablis dans leur intégrité.
  6. Cf. à ce propos : D. Roman : “René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie”, Edit. Traditionnelles, 1995, chap., Ill, qui aborde certains aspects de l’histoire souterraine” de la Franc-Maçonnerie.
  7. Notre propos n’est compréhensible bien entendu, que si l’on admet, à la suite de Guénon, une filiation ininterrompue entre la Maçonnerie opérative des constructeurs (et, pour cela il faut prendre en compte des périodes bien antérieures à celle du Moyen-âge, c’est-à-dire, préchrétiennes) et la Maçonnerie dite “spéculative” née officiellement sous sa forme obédientielle en 1717, même si le matériau documentaire dont dispose l’historien ne peut en révéler l’évidence. II y a tout de même d’autres critères pour apprécier la continuité spirituelle qui lie dans le temps l’art de construire dans ses différentes modalités.
  8. Cf. : “Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage”, tome 2, chapitre “Parole perdue et Mots substitués”, p. 39, note 2. Ce texte contient des remarques qui n’ont rien perdu de leur “actualité”, et ceux des auteurs qui n’hésitent pas à produire des citations (souvent tronquées ou tirées de leur contexte) de Guénon à l’appui de leur thèse anti-maçonnique, pourraient s’y référer… utilement à condition de l’appréhender sans parti pris. S’il est admis que certains des Hauts grades “ne font pas partie intégrante” de la Maçonnerie, ils devraient, de ce fait, être pratiqués de façon exclusivement “spéculative”. Mais alors, s’ils sont “étrangers” à la filiation maçonnique, quelle est la raison d’être d’une communication rituelle, comme c’est la cas, pour accéder à chacun d’entre eux ? La question mérite d’être examinée.
  9. Au sein du Rite écossais, cette sorte de symbiose aux effets réducteurs n’est pas le fait du “hasard” ; elle provient d’une volonté délibérée de la part d’instances “supérieures”, de “gérer” le Rite dans sa totalité. Il va sans dire que, dans les faits, ce procédé que l’on peut qualifier à juste titre d’annexionnisme est préjudiciable à la pratique conforme au Métier ; c’est ainsi que dans le cadre de la Loge symbolique (qui travaille aux 3 premiers grades, où degrés), ce comportement sournois impose une subordination vis à vis de “représentants” des Hauts grades -pour ne pas dire, une servilité- qui génère de graves confusions affectant les prérogatives des Vénérables (Cf. note 14).
  10. Que la maçonnerie soit réduite, comme l’a dit Guénon, à ne plus délivrer qu’une initiation virtuelle, est dû essentiellement à ce qu’elle borne ses membres à une démarche qui est de caractère exclusivement spéculatif. Mais cette limitation participe dans l’ensemble, d’une ignorance de la nature initiatique de l’Ordre. Certains prétendent que cette situation est maintenue par prudence ; il Y a probablement une part de vrai dans cette remarque, car la Maçonnerie, qui devrait, en principe, assurer une protection contre les déviances psychiques éventuelles, ne peut totalement la garantir actuellement compte tenu de l'”ambiance” “intra-muros” qui prévaut. Quant à insinuer, comme nous l’avons lu récemment dans un article intitulé “La Franc-Maçonnerie est-elle Traditionnelle ?” (Connaissance des Religions., no 44.45), qu’il se pourrait que celle-ci ne délivre plus qu’une “influence psychique”, il y a un pas que seuls des adversaires de la Maçonnerie sont capables de franchir. Les prétentions formulées sur ce sujet, par des individualités incapables de s’affranchir des bornes de l’exotérisme le plus étroit, et qui côtoient en purs intellectuels la véritable initiation, avec désinvolture et mépris, sont assez stupéfiantes.
  11. Compte tenu du fait que les critiques très sévères de Guénon à l’adresse de la Maçonnerie sont exploitées régulièrement et unilatéralement par les adversaires de l’Ordre, nous serons amenés, après D. Roman, à en faire l’examen.
  12. Nous ne pouvons pas développer présentement dans le détail cet aspect des choses, bien qu’il soit nécessaire et urgent de le faire. Nous ne méconnaissons nullement ce que cette tâche présente d’inconvénients pour l’image” publique de la Franc-Maçonnerie, mais est-ce une raison suffisante pour taire ce qui est considéré par de plus en plus de Maçons (pas seulement guénoniens d’ailleurs), comme une situation extrêmement préoccupante ? Les lecteurs trouveront dans les 2 ouvrages de Denys Roman : “René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie”, et “Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie -L’Arche vivante des symboles” (Ed. Traditionnelles, 1995) dont M. Roland Goffin a rendu compte dans cette même revue, bien des remarques à ce sujet. C’est bien le cas de dire, – en paraphrasant un auteur oriental énumérant les dangers qui menaçaient l’Islam –, que la Maçonnerie est en péril pour les mêmes raisons : “la 1re est que les (Maçons) ne mettent pas en pratique ce qu’ils savent ; la 2e est qu’ils agissent sans savoir ; la 3e est qu’ils ne cherchent pas à apprendre ce qu’ils ne savent pas, et la 4e est qu’ils empêchent les autres de s’instruire.” (in Sulamî – Epître des Hommes du Blâme, p. 117). En disant cela, nous pensons aux ‘jeunes” maçons d’intention droite qui sont trompés dans leurs espérances et dont les aspirations spirituelles et initiatiques sont détournées.
  13. Malgré les mises en garde répétées, on persiste à “remanier” les rituels dans le sens d’une altération et d’une falsification, ou à maintenir des versions véhiculant des innovations allant de la pure fantaisie (ce qui ne signifient pas qu’elles sont sans conséquences sur le mental de celui qui les met en pratique) au contenu luciférien le plus suspect. Les rituels des “grades” bleus pratiqués dans les Loges dites “symboliques”, ou ceux des hauts grades sont régulièrement visés par cette agression de caractère individualiste ; en ce qui concerne les rituels des hauts grades écossais, nous pensons particulièrement à certains d’entre-eux (et pas des moindres) auxquels Guénon a consacré des pages symboliques qui montrent l’intérêt qu’il leur accordait. Dans l’état actuel, ces rituels sont à ce point dénaturés que pratiquement plus rien de leur contenu symbolique d’origine ne subsiste. Un exemple significatif est celui du 13e degré (Royale Arche), qui a vu son symbolisme hermétique purement et simplement évacué et remplacé par un succédané de Kabbale – prolongé dans le 14e degré –, par la ridicule “légende” d’origine probablement occultiste, des Trois Mages qui ont découvert “le centre de l’idée” ! (Cf. : Paul Naudon, “Histoire, Rituels et Tuileur des Hauts Grades maçonniques”, p. 310, note 11, qui affirme qu’il s’agit d'”une glose d’interprétation à la fois forcée et restrictive du rituel original”. Il précise page 277 :”Les manipulations faites au cours du temps et au gré des circonstances ont conduit ( … ) à des rituels et à des commentaires des grades, qui les ont si totalement défigurés que leur sens primitif et leur objet d’ensemble ne peuvent plus être perçus.” Peut-on être plus précis ? Depuis la date de rédaction de ce texte, les “manipulations” continuent de s’appliquer dans ce domaine de prédilection qu’est le Rituel, et particulièrement celui de Rite écossais.
  14. Nous utilisons les guillemets par précaution car l’activité (prise dans le sens d’action) a bien souvent comme moteur une volonté de domination qui s’exerce à la suite d’une assimilation fautive de la “vertu” maçonnique de “Force” véhiculée par les rituels conformément à la nature cosmologique des “petits mystères”, auxquels est lié le Métier. Cette action, dépourvue de sa subordination à la “Sagesse”, procède, dans ce cas, d’une influence luciférienne : c’est un emploi illégitime de la “Force” qui ne peut générer que conflits et éloigner dangereusement de la raison d’être de l’initiation. En ce sens, ce comportement rejoint celui qui est sous l’emprise de la passivité -qui en est apparemment l’extrême- par le fait qu’ils sont tout deux soustraits (ou qu’ils se soustraient, dans le cas où la volonté individuelle intervient) à la Volonté du ciel. Celle-ci considérée dans les attributs de manifestation de Majesté et de Beauté, s’exerce en Maçonnerie, par la conformité au Plan du Grand Architecte de L’Univers dont procède la démarche rituelle collective en Loge. Pour l’hermétiste, “l’Anima Mundi” (qui est essentielle dans cette voie de caractère également cosmologique) ne peut qu’être subordonnée à l’ “Ordonnateur” suprême.
  15. Cf. : Frédérick Tristan, “La Société du Ciel et de la Terre” in Etudes Traditionnelles, no 487, 488, 489/490. Cette maxime est accompagnée d’une autre, non moins explicite placée sur l’Autel de la Loge : “Obéir avec rigueur et agir avec droiture” ; cette injonction permet le maintien de l’harmonie dans la démarche, parfaite illustration de la “résolution des oppositions” que la méthode établit à ce niveau. A partir du moment où la droiture n’est pas appliquée où ne peut plus l’être, l’obéissance devient “servilité”, et la “voie” est pervertie. Il ne faut voir présentement dans les remarques ayant amené cette note, que le souhait d’attirer l’attention sur certains aspects de la méthode maçonnique qui, si elle est aujourd’hui lacunaire, peut être restituée pour l’essentiel, à condition de rejeter la contrefaçon qui en tient souvent lieu.
  16. Cf. : R. Guénon : “Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage”, Tome 2, p. 207, note, 1. Guénon renvoie pour la citation de J.J. Casanova au “Rituel de Maître” de Ragon (Cf. Edition Les Rouyat, 1976. p, 35, note : 1). Cet auteur a curieusement inclus le texte (abrégé) de Casanova dans son “Instruction” au grade de Maitre, qualifiant ses paroles d'”ingénieuses” ! Son appréhension du rituel était limitée dans l’ensemble à un aspect psychologique. Consulter pour la citation plus complète : A. Mellor, “Dictionnaire de la Franc-Maçonnerie et les Francs-Maçons”, Editions Belfond 1971, p. 245.
  17. Ceci soulève un aspect des choses qui a trait à la question à nouveau débattue de divers côtés et avec quelque insistance, de l’aide de l’Orient ; celle-ci devant s’appliquer ou non à la Maçonnerie, selon les “écoles”. Cette application ne devrait pas laisser la Maçonnerie indifférente comme il semble que ce soit le cas. Si l’on en croit le “message” de diverses nouvelles revues qui reprennent plus ou moins explicitement les hypothèses formulées par Guénon à ce sujet, plusieurs Traditions seraient représentées, chacune d’elles revendiquant, à partir de certains critères, la priorité. Bien que ce ne soit pas directement le sujet que nous abordons, nous ne pouvons négliger cet aspect de L’évolution des choses lorsque nous traitons de l’ “opérativité” des travaux maçonniques et d’une éventuelle et toujours possible “restauration” de leur plénitude. L’appel à l’Occident d’une part et à l’Orient de l’autre n’est pas nouveau ; nous souhaitons (bien qu’il y ait lieu, dans l’état actuel des choses, d’avoir quelque inquiétude) que les initiatives que nous évoquons aboutissent à cet “accord sur les principes” auquel R. Guénon a appelé sa vie durant.
  18. Étude sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2, chap. “Parole perdue et Mots substitués”, p. 39.
  19. Cf. la référence incluse dans la note 10. Cette aimable critique s’adresse en l’occurrence à Denys Roman, mais il apparaît qu’aux yeux de l’auteur de ce texte, on puisse l’étendre sans abus à René Guénon, en rapport avec son intérêt pour les Hauts grades et le symbolisme maçonniques.

Darkness visible partie 1

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe de printemps 2007. N°6

Darkness visible [Première partie]

Le présent texte se propose d’aborder quelques points particulièrement en rapport avec la Maîtrise maçonnique. Il s’agit de séquences rituelles qui ne sont plus pratiquées que partiellement dans le cadre de certains Rites. Notre intention n’est pas de mettre en cause, évidemment, la raison d’être de ce que l’on désigne par le terme général de « hauts grades » ou d’en négliger l’intérêt, notamment pour certains d’entre eux que l’on peut considérer comme de véritables héritages symboliques 1.

Nous développerons donc quelques réflexions sur le contenu et la finalité de la Maîtrise, réflexions qui paraissent nécessaires au regard d’une tendance que quelques-uns, au sein de la Maçonnerie notamment française, s’efforcent de propager depuis quelques temps et pour lesquels ce degré ultime de la Maçonnerie symbolique ne serait qu’une étape « inachevée », « déviée » ou une « impasse » dans le parcours maçonnique. A l’évidence, il conviendrait de l’amender ! Mais ces idées ne peuvent faire leur chemin, et parfois s’imposer dans quelques esprits, qu’à la faveur d’une mentalité dénuée de rigueur intellectuelle et, serait-on tenté de dire, du plus élémentaire « bon sens » : en fait, l’éclectisme qui se voile fréquemment sous le masque de la tolérance conduit inévitablement à accepter toute chose et son contraire, excepté, il est vrai, les idées traditionnelles. A ce piège pour le mental, René Guénon répondait en disant qu’il « faut savoir mettre chaque chose à sa place » ; il posait ainsi les principes d’une discrimination indispensable à toute démarche orientée selon des critères de caractère traditionnel. Aussi, devant le refus, aujourd’hui trop répandu, d’examiner et de traiter les sujets en cause de manière autre que par un « esprit critique » désacralisant et profanateur, il devient aujourd’hui indispensable d’aborder quelques-unes des possibilités rituelles que recèle le grade de Maître dont R. Guénon regrettait que la pratique soit négligée : « [ … ] si le grade de Maître était plus explicite, et aussi si tous ceux qui y sont admis étaient plus véritablement qualifiés, c’est à son intérieur même que ces développements devraient trouver place, sans qu’il soit besoin d’en faire l’objet d’autres grades nominalement distincts de celui-là »2.

Le sujet que nous allons examiner dans cette étude est donc intimement lié à la Maîtrise maçonnique et plus précisément à sa mise en œuvre rituelle dans la Chambre du Milieu, dans la perspective d’une opérativité plus « juste et parfaite » 3.

Pour une meilleure approche des données qui y sont relatives, il ne nous paraît pas inutile de faire état au préalable de quelques considérations générales sur la nature du rituel maçonnique, ainsi que sur des points particuliers touchant à la Maîtrise.

***

La Maçonnerie n’est pas, comme on le croit, bien souvent en toute bonne foi, une « société de pensée », foncièrement humaniste,4 siège de « débats d’idées », non plus qu’un « système » figé et clos, à l’image de divers organismes ou associations constitués selon les conventions et modes de pensée habituels à notre époque : rien, dans ses caractéristiques et dans sa nature même, ne permet de l’assimiler à ces manifestations profanes. Ceci se conçoit par le fait qu’une organisation initiatique digne de ce nom n’a pas à dépendre des « critères » ou des « valeurs » diverses qui procèdent du point de vue profane prévalant dans la société occidentale moderne, ce point de vue générant une activité étrangère à toute démarche traditionnelle véritable, a fortiori initiatique. D’ailleurs, dans l’hypothèse où la généralité des Maçons en viendrait à adopter une tendance typiquement profane, le seul fait, pour une organisation telle que la Maçonnerie, de conserver dans son intégrité son dépôt de base, celui du Métier (de constructeur) et les éléments rituels essentiels à sa mise en œuvre, lui permettrait de transmettre l’influence spirituelle indispensable à la validité de l’initiation ; de surcroît, la possibilité de vivifier les dépôts qu’elle recèle en son sein serait toujours donnée à ses membres possédant les qualifications requises. Ceci la distingue donc à jamais de toute société à but « culturel » quelconque, qui s’évanouit dès qu’elle n’a plus sa raison d’être liée à la contingence. De plus, dans cette approche, il convient de prendre en compte le mode d’appréhension de la connaissance initiatique spécifique à la Maçonnerie, basé sur la pratique d’un rituel véhiculant une doctrine (de laquelle procède une méthode) sous forme symbolique : ceci n’a aucun rapport, si minime soit-il, avec les procédés d’acquisition d’un savoir quel qu’il soit, fût-il le plus étendu possible et le plus respectable dans son ordre.

D’ailleurs, les méthodes utilisées pour l’obtention d’un tel savoir sont, comme le précise R. Guénon, « la négation même de celles qui ouvrent l’accès à la connaissance initiatique »5.

De même, on ne peut pas assimiler la Maçonnerie à un « système » pour les raisons générales précédemment indiquées, qui font que tout en elle s’oppose à la moindre systématisation, ne serait-ce que la présence – et l’usage selon l’Art – de son symbolisme qui est d’origine supra-individuelle. Cette origine exclut forcément toute élaboration de caractère artificiel et conventionnel basée sur des critères progressistes et évolutionnistes ; ceci sous-tendrait – point de vue typiquement profane – que le corpus symbolique de la Maçonnerie (qui en est le véhicule doctrinal et donc « central ») se serait progressivement enrichi au cours des siècles d’emprunts à des « disciplines » diverses, ce qui constituerait un syncrétisme tout juste bon, au fond, à intéresser les curieux d’archéologie traditionnelle. D’ailleurs, R. Guénon n’a­-t-il pas affirmé, en rapport avec la « spéculation » possible – et même généralement indispensable – qui se rapporte au symbolisme, que « [ … ] toute systématisation [ … ] est incompatible avec l’essence même du symbolisme »6 et que « d’ailleurs, l’unité apparente d’un système, qui ne résulte que de ses limites plus ou moins étroites, n’est proprement qu’une parodie de la véritable unité doctrinale » 7

En considération de cela, examinons maintenant les deux composantes du rituel maçonnique qui représentent l’essentiel du Travail en Loge, à savoir la forme et le fond.

On remarque tout d’abord qu’une certaine confusion semble s’être imposée dans la façon d’appréhender ces deux composantes, séparément ou dans l’ensemble qu’elles forment ; ceci génère des conséquences préjudiciables d’importance non négligeable pour la démarche initiatique. En effet, on néglige trop souvent que le rituel est d’origine supra-individuelle (ou supra-humaine) pour ce qui est de son essence qui est symbolique : ce caractère sacré impose le respect le plus absolu de ce que le rituel véhicule d’essentiel, et demande une approche particulière eu égard à sa nature. Pour une saisie correcte du texte rituel, examinons les rôles respectifs du fond et de la forme afin d’en cerner la spécificité propre.

D’abord, il apparaît que la composante littérale est dépendante du fond pour une large part (sans comparaison avec un texte de caractère profane) et que, lorsqu’on pense être à même d’y apporter des modifications plus ou moins importantes, le risque est grand d’altérer les éléments doctrinaux véhiculés sous forme de symboles, ou, ce qui n’est pas moins fâcheux, d’en bousculer la cohérence et l’ ordonnancement hiérarchique ; cette modification de la lettre produirait alors un désordre dans l’appréhension et l’assimilation du contenu rituel, au préjudice notamment du but du Travail en Loge qui vise précisément à la mise en ordre des éléments constitutifs de l’être pour leur réintégration dans leur centre originel ; en effet, c’est consécutivement à la chute d’Adam (ou à l’éloignement du Principe), qui a engendré dualité et multiplicité, que la nécessité de « rassembler ce qui est épars » s’est imposée.

En conséquence de quoi, lorsque cette finalité est perdue de vue, la démarche la plus sincère du monde ne se fonde plus que sur une approche de caractère individuel- humaniste pourrait-on dire – participant de la mentalité et du point de vue profanes, tout à fait étrangers à l’esprit initiatique ; ainsi, à partir de la déviation plus ou moins accentuée, on aboutit, dans les cas extrêmes, à la subversion proprement dite qui, elle, est irrémédiable. C’est pourquoi il faut veiller à ce que la composante littérale, en tant que support et accompagnement du fond méthodique et doctrinal du rituel, assure en permanence son rôle ordonnateur, régulateur et protecteur.

Les rituels maçonniques8, qui occupent une position rectrice centrale dans la démarche du Maçon, furent l’objet, à diverses reprises et époques, d’adaptations nécessaires et donc légitimes, du fait qu’ils ne sont pas figés systématiquement dans leur littéralité.

Mais, s’il est admissible que la forme d’un rituel puisse être adaptée dans une certaine mesure au langage particulier d’une époque sous peine de compromettre éventuellement ses possibilités d’appréhension, par contre, le contenu symbolique dont cette littéralité est le support doit être impérativement préservé et transmis ne variatur ; ainsi, le corpus symbolique (et donc doctrinal) de l’Ordre verra sa mise en œuvre maintenue en conformité avec le but poursuivi par le Métier de constructeur qui, en fait, n’est autre qu’une « projection » particulière du plan du Grand Architecte de L’Univers dont l’application vise à la réalisation de la plénitude de chaque être.

Tous les éléments rituels fondamentaux entrent dans ce cadre et représentent la base doctrinale et méthodique qui constitue le Métier, à laquelle s’ajoutent divers dépôts symboliques -véritables héritages- que la Maçonnerie a recueillis au cours des âges. Ceci, indépendamment d’autres critères, autorise à en reconnaître l’élection comme Arche vivante des Symboles, et c’est pourquoi il appartient à ses membres – et notamment les Maîtres – de préserver les « germes » qu’elle renferme en son sein afin d’assurer leur fructification « lorsque les temps et les circonstances le permettront »9.

Dans cette perspective, nous allons aborder un usage encore perceptible dans les rituels des XVIII· et du début du XIX· siècles qui relèvent de certains Rites (notamment le Rite Français ou Moderne et le Rite Écossais Ancien et Accepté ) , et qui représente un vestige d’une séquence rituelle contribuant à l’intégration « opérative de la Maîtrise maçonnique. Cet usage, qui a subsisté partiellement jusqu’à aujourd’hui, est appliqué le plus souvent sans que sa signification véritable soit vraiment comprise10. Mais avant d’en examiner la teneur et la portée, il nous paraît souhaitable d’apporter quelques précisions sur divers aspects spécifiques à la Chambre du Milieu.

L’expression « Chambre du Milieu » se réfère au « lieu » initiatique central de la Maçonnerie du Métier, et évoque par là même la position du Maître Maçon se situant « entre l’Équerre et le Compas », c’est-à-dire en tant que médiateur entre la « Terre » et le « Ciel », prérogative de l’être réintégré dans son état primordial. Selon le point de vue macrocosmique, la Chambre du Milieu est assimilable au Paradis terrestre qui est la « Terre sainte » : c’est le jardin D’Éden sur lequel règne un Printemps perpétuel et où il ne pleut jamais. C’est pourquoi les germes « sans nombre » qu’il recèle sont en attente et ne peuvent éclore et s’épanouir qu’après la « descente » consécutive à la « chute d’Adam » ou, en d’autres termes, que suite à la manifestation engendrée par la bi-polarisation de I’Unité11. La Chambre du Milieu est ainsi le lieu de rassemblement rituel des Maîtres Maçons dans une « orientation » particulière à leur état (cette orientation nouvelle correspond en réalité à une position selon l’Axis Mundi, elle est donc polaire), et, de ce fait, sont générées toutes les « actions et réactions concordantes » que cet état implique ; c’est pourquoi la Chambre du Milieu12  est, en principe, le lieu de tous les possibles : il est celui de la justice et de la Paix13. Certes, la Chambre du Milieu est l’objet d’une attention particulière de la part de ceux qui nient sa réalité au sein de la Maçonnerie opérative, cette dernière n’ayant d’ailleurs, pour eux, aucun lien formel avec la Maçonnerie spéculative : et nombreuses sont les gloses à ce sujet, expressions péremptoires d’un refus de l’évidence. Partant de ce postulat, on ne peut qu’assimiler le degré de Maître et sa base rituelle à une élaboration artificielle fondée sur des emprunts introduits tardivement par des Maçons « lettrés », de « culture » exotérique et insatisfaits de leur grade d’Apprenti-Compagnon14 quoi que certains en pensent, quoi qu’ils veuillent nous faire croire, la Maîtrise n’est pas un aboutissement ou alors ce serait celui d’une impasse, au fond de laquelle se dresse un mur que l’on n’ose pas franchir » (in La Légende d’Hiram, « Introduction », p. 5) ; par ailleurs : « [ … ] le rituel [est] tellement rempli d’inconséquences ; [ … ] le compilateur [a] entrepris la tâche délicate de souder une histoire douteuse sur une légende de brume [ … ] » (in Les Plus belles pages de la Franc-Maçonnerie française, Éditions Dervy, p. 178). Quant aux propos d’une nullité affligeante de M. Porset, mieux vaut les ignorer. Ces auteurs auraient-ils oublié que, dans la Chambre du Milieu, « il s’agit de mort et de résurrection » ? Il est vrai que l’héritage du « siècle des lumières » est toujours présent dans les esprits avides de modernité.] ; nous  faisons allusion ici aux affirmations selon lesquelles la Maçonnerie n’aurait été composée que des degrés d’Apprenti et de Compagnon, situation qui ne concernait véritablement que des Maçons « Modernes » de la Grande Loge de Londres. Cette façon d’écrire l’histoire ne tient pas compte notamment de possibles filiations des Antiens, que ce soit en Angleterre, en Écosse ou en Irlande, et en particulier sur le continent”. Quant à la légende d’Hiram, il faut bien l’évoquer dans le cadre présent car, en tant que fondement rituel actuel de la Maîtrise, il ne saurait y avoir d’effectivité réelle de celle-ci sans son accomplissement. Elle est, comme tout accompagnement d’un processus initiatique – et sans commune mesure avec les degrés précédents -l’expression véritable et la mise en œuvre de la « théorie du geste » à laquelle R. Guénon a fait allusion à quelques reprises .15. C’est pourquoi il est surprenant que le degré de Maître et la légende qui en forme le « drame » soient aujourd’hui fortement contestés au sein même de la Maçonnerie française …

La légende d’Hiram n’a pas de fondement historique biblique, ce qui chagrine nombre de littéralistes ombrageux plus ou moins dévotionnels, qui scrutent avec soupçon le moindre détail des rituels – surtout lorsqu’il s’agit de la composante légendaire de l’Ordre -, « filtrant [ainsi] le moucheron et avalant le chameau » ! Évoquons à ce propos l‘Histoire de la Reine du Matin et de Soliman, Prince des génies, que l’on s’efforce, dans certains milieux français, de substituer à la légende qui a cours dans la Maçonnerie universelle. Cette légende, rapportée par Gérard de Nerval, présente un caractère déviant qu’il convient de dénoncer. Voici ce que disait R. Guénon de cette « version de la légende d’Hiram, dont la “source” se trouve chez Gérard de Nerval : qu’elle ne soit due qu’à la fantaisie de celui-ci, ou qu’elle soit basée, comme il le dit, sur quelque récit qu’il avait entendu réellement (et en ce cas, elle appartiendrait vraisemblablement à quelqu’une des sectes hétérodoxes du Proche-Orient), elle n’a en tout cas rien de commun avec l’authentique légende d’Hiram de la Maçonnerie, et elle a eu, par surcroît, le sort plutôt fâcheux de devenir un des “lieux communs” de l’anti­maçonnisme, qui s’en est emparé avec des intentions évidemment tout autres que celles qui la font utiliser ici, mais pour arriver en définitive au même résultat, c’est-à-dire [ … ] à attribuer à l’initiation un caractère “luciférien” »16. Il faut le dire nettement : cette position constitue une véritable négation de la finalité initiatique de l’Ordre dont le développement doit logiquement conduire l’initié à « l’état édénique », ne serait-il que virtuel, cet état dont Guénon nous dit qu’il correspond à I ‘état primordial » qui représente la plénitude de l’état humain et l’achèvement des petits mystères. Faute de la Maîtrise proprement dite, qui ne se réalise pour le moins que par la mise en œuvre rituelle intégrale des éléments qui composent la légende d’Hiram -ou son équivalent-, la démarche maçonnique serait inachevée comme l’édifice auquel manquerait « la pierre que les constructeurs avaient rejetée … » ; Envisager cette question fondamentale sous l’emprise d’une perception faussée de l’« édifice » des hauts grades17 constitue sans nul doute une curieuse erreur de jugement.

***

Abordons maintenant plus précisément le sujet de cette étude qui est l’examen d’un point négligé aujourd’hui de la mise en œuvre rituelle : il est parmi les plus significatifs et des plus mystérieux de la pratique opérative des « Maçons des anciens jours » ; il est désigné encore aujourd’hui dans la Maçonnerie britannique (plus précisément de style Émulation également pratiqué en France et en Italie) et uniquement dans le cadre de la Maîtrise, par l’expression darkness visible qui signifie « ténèbres visibles » (parfois « perception des ténèbres » ). Cette expression est d’origine incertaine comme nombre de locutions maçonniques ; à notre connaissance, elle n’apparaît pas en tant que telle dans les Anciens devoirs (Old Charges) et textes rituels que sont les divulgations, comme par exemple Le Sceau rompu, La Maçonnerie disséquée ou Les trois coups distincts. La première mention publique connue de l’expression darkness visible se trouverait dans le poème de John Milton, Paradise Lost (Paradis perdu), édité en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIe siècle”18. L’auteur l’a probablement tirée d’un contexte précis qui nous est étranger mais qui paraît s’inspirer de la Divine Comédie de Dante qu’il aurait connue lors de son voyage en Italie. Il attribue à cette expression une signification purement négative en rapport avec l’Enfer. Pour Milton, « Dieu est Lumière. Par contraste les ténèbres sont les Enfers et les Enfers sont les ténèbres séparées de la Lumière » ( … ) ; « L’Enfer est un sombre et horrible donjon, une flamme comme une grande fournaise et ces flammes ne produisent pas de lumière mais seulement des “ténèbres visibles” qui révèlent le spectacle du malheur ». Le personnage central en est Satan et l’allusion au « sombre et horrible donjon » se rapporte manifestement à la « Cité de Dité » (que l’on peut considérer comme une sorte de reflet inversé de la Jérusalem céleste) que Dante évoque avec effroi notamment dans les Chants VIII et IX de l’ lnferno. Cette perspective amènera Milton à ne retenir que l’aspect infernal de cette expression, celui qui correspond à la chaleur obscure attribuée en mode traditionnel aux états subtils inférieurs, et en particulier aux anges déchus qui se sont rebellés contre l’Autorité divine19.

En relation avec l’assimilation des anges déchus à la chaleur obscure, l’état subtil inférieur et le « Satellite sombre », il faut noter l’analogie inverse utilisée par l’Alighieri lorsqu’il relate l’intervention, en Enfer, d’un « envoyé du Ciel » au geste étrange ; cet être de nature angélique va assurer l’ouverture des portes de la « Cité de Dité » qui demeurent obstinément infranchissables pour Dante et son guide seuls. Il semble qu’il y ait là une manifestation de la Volonté divine en sa Miséricorde au sein de l’Enfer.

(à suivre)

ANDRÉ BACHELET

  1. Cf. également note 9. Cela concerne les dépôts symboliques sous forme synthétique que l’Ordre a recueillis et qui proviennent, pour la plupart, du domaine ésotérique de traditions éteintes. On peut consulter à ce sujet notre texte « L’Arche vivante des Symboles » paru dans « Vers la Tradition » n° 77, sept.-nov. 1999.
  2.  R. Guénon, Études sur la Franc Maçonnerie et le Compagnonnage, Éditions Traditionnelles, 1965, tome 2, « Parole perdue et mots substitués », p. 41.
  3. Il s’agit, en l’occurrence, de la prise en compte de l’efficacité inhérente aux rites initiatiques et à leur pratique, sans qu’il faille y voir une quelconque connotation magique.
  4. L’humanisme est l’expression même de l’individualisme, qui est « antimétaphysique et anti-initiatique » (cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Editions Gallimard, 1970, p. 44). Du fait qu’il n’a aucune correspondance avec le but assigné à l’initiation, l’humanisme n’est pas applicable à cette démarche, et va même à l’encontre du développement normal et complet de celle-ci.
  5. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, Éditions Traditionnelles, 1953, p. 217.
  6. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, op. cit., ch. XXX.
  7. R. Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XVII, p.140.
  8. La Maçonnerie se pratique selon différents Rites, qui sont autant de modes d’appréhension de la démarche commune du Métier de constructeur ; d’autre part, des variantes rituelles existent dans le cadre de chaque Rite. Cette situation profite également aux innovateurs et réformateurs d’esprit profane qui, notamment en France, s’efforcent d’imposer de nouveaux rituels dans lesquels sont introduits des éléments souvent déviants. Il serait intéressant d’examiner de près certaines versions récentes des Rites Français Moderne et Écossais Ancien et Accepté qui se recommandent de la plus grande ancienneté possible, celle-ci tenant trop souvent lieu de garant d’authenticité et de véracité …
  9. Cette formule est tirée du rituel de style Émulation pratiqué en France et en Italie. Le thème des héritages échus à la Maçonnerie a été développé par Denys Roman à partir d’éléments significatifs contenus dans l’œuvre de R. Guénon qui a mis l’accent sur l’exceptionnelle faculté d’assimilation et de conservation de l’Ordre maçonnique (ce qui révèle une étroite affinité avec l ‘Hermétisme), C’est là le fil conducteur du thème majeur de l’œuvre de Denys Roman, et c’est ce qui le conduisit à qualifier la Maçonnerie d’ « Arche vivante des Symboles ». On consultera à ce sujet ses deux ouvrages : René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie et Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « Arche vivante des Symboles » (Éditions Traditionnelles, Paris, 1995) ; on notera, dans ce dernier livre et en rapport avec ce sujet, la citation suivante de Guénon, placée en exergue du chapitre IX, « Le Manuel maçonnique de Vuillaume » : « Il y aurait certainement  beaucoup à dire sur ce rôle “conservateur” de la Maçonnerie et sur la possibilité qu’il lui donne de suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’initiations d’un autre ordre dans le monde occidental actuel » (in « Parole perdue et mots substitués », op, cit.)
  10. Dans cette étude, nous nous limiterons exclusivement à la Maçonnerie dite « symbolique » (celle des trois premiers degrés de la loge « bleue ») et en particulier au 3ème degré représenté ici par la « Chambre du Milieu » ; le but est de souligner la possibilité et la nécessité, dans le cadre précis du Métier qui est trop souvent négligé, d’une opérativité plus effective. Nous ne mésestimons pas pour autant les développements mis en œuvre par les « hauts grades », que ce soit dans le cadre du Rite Écossais Ancien et Accepté ou dans celui d’autres Rites.
  11. C’est dans son rapport avec le domaine cyclique et en relation avec le processus cosmogonique que le symbolisme causal est utilisé ; si l’on considère l’état primordial, dans sa plénitude, il est évidemment « antérieur » à une distinction temporelle. La position médiane et centrale de l’Homme primordial a été abordée par R. Guénon notamment dans son ouvrage La Grande Triade au chapitre XIV, « Le Médiateur ».
  12. A la suite d’une appréhension littéraliste qui détermine l’ensemble de leur démarche, ceux qui se présentent actuellement en France comme les « restaurateurs » du Rite Français (ou Moderne) attribuent la « Chambre du Milieu » au grade de Compagnon. S’il fallait prendre cette vision au sérieux, cela mettrait en cause l’ordre hiérarchique des grades du Métier et, par voie de conséquence, la raison d’être de certains hauts grades !
  13. « Dans la justice” se résument toutes les vertus de la vie active, tandis que dans la “Paix” se réalise la perfection de la vie contemplative » (R. Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 118).
  14. La Maîtrise, aboutissement logique du Métier de constructeur, est, comme nous le disions au tout début de ce texte, considérée aujourd’hui par certains spécialistes français de la Maçonnerie comme un « degré d’erreur » ou d’« échec ». Ceci amène à s’interroger sur la façon dont la démarche initiatique est conçue dans sa globalité et dans sa « nécessité » providentielle (notamment en rapport avec la « perte de la Parole »). Ces modes d’appréhension, qu’ils soient d’ordre historiciste et scientiste, voire freudien ou jungien, démontrent par là leur étroitesse. La prise en considération et l’application de telles suggestions profanatrices dans la démarche initiatique et la pratique rituelle en particulier, ne peut conduire qu’à une finalité déviée de son objet. En prenant quelques exemples parmi les historiens français de la Maçonnerie, on découvre bien des incongruités ; ainsi de M. Négrier qui affirme que « [ …
  15. Pour cela, se reporter aux remarques de R. Guénon parues dans les Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2, p. 122, qui évoque « la “survivance” possible de la Maçonnerie opérative en France même, jusque vers la fin du XVIIe siècle ou le début du XVIIIe”, en raison de la « présence de certaines particularités par lesquelles les rituels français diffèrent des rituels spéculatifs anglais, et qui ne peuvent manifestement provenir que d’une “source” antérieure à1717 [ … l ».
  16. R. Guénon, Comptes-rendus, Éditions Traditionnelles, 1973, pp. 47-48.
  17. Cela concerne ceux des Maçons qui sont atteints de ce qu’on pourrait appeler le « syndrome » des hauts grades
  18. J. Milton, Paradise Lost, 1ère édition 1667 en 10 volumes.La citation qui suit dans le texte est traduite d’après « Ars Quatuor Coronatorurn », n° 103, 1990.
  19. Cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, op. cit., « Quelques remarques sur le nom d’Adam », p. 59.

Note introductive 2

avertissement

2008 : La Lettera G / La Lettre G, N° 9, Équinoxe d’automne *

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LE RITUEL EN MAÇONNERIE

Aperçus sur quelques aspects de la pratique rituelle maçonnique

Juin 2015

 [Le présent texte est la reprise remaniée et mise à jour de celui qui a paru en 2003 dans le numéro 91 (mars-avril-mai) de la revue « Vers la Tradition » sous le titre de « Questions de rituel».]

Les réflexions suivantes feront quelquefois appel à des locutions appartenant en propre au langage maçonnique et dont certaines remontent sans doute fort loin dans le temps ; nous les maintenons par souci d’authenticité et nous en donnerons le sens lorsqu’il y aura un risque de confusion avec la signification qui leur a été attribuée dans le monde profane. Les usages rapportés ici sont familiers à tout Maçon qui « connaît bien l’Art » ; leur aspect technique n’a pu être éludé, mais il devrait être de nature à faciliter la compréhension du lecteur qui a quelque affinité avec l’Art de la Construction universelle. Enfin, pour ceux qui pourraient être surpris ou choqués par les informations d’ordre rituélique dont nous faisons état publiquement, nous rappellerons que : « les véritables mystères se défendent d’eux-mêmes contre toute curiosité profane, leur nature même les garantit contre toute atteinte de la sottise humaine non moins que des puissances d’illusion […] » (R. Guénon, Orient et Occident, 2e partie, ch. III : « Constitution et rôle de l’élite », p. 173). Nous n’ignorons pas que tout ce qui a été « révélé » jusqu’à ce jour et surtout ces dernières décennies, volontairement ou involontairement, sur la nature initiatique de la Maçonnerie ne lui a jamais sérieusement porté préjudice. Ce n’est pas tant « ce qui sort » de la Maçonnerie qui doit être redouté, mais plutôt ce que l’esprit profane s’efforce d’y faire entrer par les fissures de ce qui devrait en être la « couverture », et qui, depuis bientôt trois siècles, présente de sérieuses brèches. Continuer la lecture

E. T. nº 296, décembre 1951, pp. 388-398

Le Symbolisme de janvier 1950

– Le nº de janvier 1950 du Symbolisme débute par un article de « La Lettre G » sur l’ouvrage posthume d’Albert Lantoine : Finis Latomorum. « La Lettre G » approuve les critiques qu’Albert Lantoine a portées contre ce qu’il considérait comme les tares de la Maçonnerie latine de son temps : c’est-à-dire le prosélytisme en matière de recrutement et les préoccupations politiques de trop d’ateliers ; « La Lettre G », par contre, regrette justement l’incompréhension de Lantoine pour tout ce qui touche au symbolisme et au ritualisme de l’Ordre. Continuer la lecture