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Jean RICHER. Le Rituel et les Noms dans « Le Songe d’une nuit de la mi-été ».

E.T. N° 450 Octobre-novembre-décembre 1975

LES LIVRES
Jean Richer. Le Rituel et les Noms dans « Le Songe d’une nuit de la mi-été ». Extrait des Annales de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Nice, n° 22, 1974. Diffusion : « Les Belles Lettres », Paris.

L’auteur a modifié et précisé le titre de la comédie-féerie de Shakespeare, appelée plus généralement Le Songe d’une nuit d’été. C’est que de nombreux indices montrent que l’action se passe au moment du solstice d’été qui, rappelle M. Richer, est la « porte des hommes ». On trouve dans cette étude, comme dans les autres que nous avons signa­lées, de nombreuses remarques sur des sciences telles que l’alchimie et l’astrologie, et aussi sur les initiations de l’antiquité. Il est en effet vraisemblable que Shakespeare (lequel, rappelle M. Richer, « connaissait bien la doctrine occulte ») a inséré dans son œuvre des allusions aux scien­ces traditionnelles encore vivantes de son temps. Mais, à notre avis, on ne saurait trouver dans Le Songe d’une nuit d’été, non plus que dans La Tempête (drame écrit seize ans après Le Songe, et auquel M. Richer se réfère parfois pour son interprétation), quelque chose de comparable à la Divine Comédie ou même aux romans de la Table ronde. Les éléments traditionnels apparaissent ici comme isolés les uns des autres, et pour ainsi dire comme des vestiges qui font penser à ceux qu’on peut relever à peu près à la même époque dans La Vie est un songe de Calderon et dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé.

La porte des hommes étant aussi la Janua Inferni, le plus grand nombre des remarques de l’auteur ont trait à la « descente aux Enfers », et celles que nous avons trou­vées les plus intéressantes se rapportent à l’épisode de Bottom coiffé par Puck d’une tête d’âne. Le nom même de Bottom (oui doit être pris dans l’acception « rabelai­sienne » de ce mot anglais) montre bien que Shakespeare a voulu en faire une antithèse des principaux personnages qui portent ordinairement des noms « nobles » (Thésée, Egée, Hippolyte, Démétrius, Hélène), assez souvent en rap­port avec les légendes d’Athènes et d’Eleusis. Pour M. Ri­cher, Bottom est un candidat « non initiable », c’est-à-dire non qualifié. Les détails, généralement peu connus, donnés ici sont à rapprocher de ce que Guénon a écrit en plusieurs lieux sur le symbolisme infernal de l’âne.

D’après un commentateur de l’Odyssée, Eustathe, « Perséphone envoie une tête de Gorgone pour terrifier les hom­mes comme Hécate envoie Empousa, que certains nomment Onokolis et d’autres Onoskelis ». Et M. Richer ajoute : « Ces deux qualificatifs d’Empousa signifient, l’un comme l’autre, qui a des jambes d’âne. »

Ces jambes d’âne nous font penser à l’âne diabolique El-Mârid, qui grandit démesurément puis rapetisse brus­quement et tue l’imprudent monté sur son dos ; cette der­nière légende est assez proche du récit d’Ulysse au chant XXVI de l’Enfer. Mais surtout, l’assimilation faite par Eustathe entre la Gorgone et Empousa aux jambes d’âne est digne de remarque, car la Gorgone symbolise la « pétrifi­cation » qui est, avec la « chute dans le bourbier », un des plus grands périls encourus lors de la descente aux Enfers. Au chant IX de la Comédie, Virgile dit à Dante : « Tourne- toi par derrière et ferme les yeux. Car si la Gorgone te voyait et si tu la voyais, jamais lu ne remonterais d’ici. » Le poète ajoute : « Ainsi parla le Maître ; et pour plus de sûreté, il me fit lui-même me retourner, et de ses propres mains il me boucha les yeux. » Aussitôt après ces lignes viennent les vers célèbres : « O voi che avete gl’intelletti sani… », que Guénon a placés en tête de L’Esotérisme de Dante.

Mais qu’est donc cette pétrification dont la menace ter­rorisait ainsi le poète psychopompe ? La question est certai­nement importante, car ce n’est pas sans une raison ma­jeure que Dante (pour qui, comme pour Guénon, le symbo­lisme était une science exacte) a placé son avertissement relatif aux versi strani à la fin du 63e vers de son 9e chant, — 63 étant un multiple de 9, et 9 étant le nombre de Béatrice. 7 et 9, facteurs du produit 63, sont, avec 11, 515 et 666, les éléments numériques essentiels de l’architecture symbolique de la Divine Comédie (cf. L’Esotérisme de Dante, p. 51).

D’après d’assez nombreuses allusions de l’Alighieri, et notamment ses « Sonnets contre la Pierre », il semble bien qu’il y ait un rapport entre la « pétrification » et la perte du sens supérieur d’une doctrine traditionnelle, qui conduit naturellement à la méconnaissance de la portée symbolique de ses Ecritures. Si le terme ultime d’une telle dégénérescence finissait par être atteint, une tradition, même si elle avait conservé intacts ses rites et ses symbo­les, ne serait plus en réalité qu’un « âne chargé de reli­ques ».

Nous voilà bien loin du drame de Shakespeare, mais les considérations précédentes nous ont paru découler tout naturellement des rapprochements très suggestifs faits par M. Richer, (qui d’autre part nous donne plusieurs détails sur ce qu’on pourrait appeler le symbolisme bénéfique de l’âne. Il écrit par exemple : « Le braiment sonore de l’âne joue un rôle dans certains récits légendaires ; c’est ainsi que dans ses Catastérismoi, Eratosthène rapporte que, lors de la guerre des géants contre les dieux, Dionysos, Héphaïstos et les Satyres arrivèrent montés sur des ânes dont le braiment effraya les géants, qui prirent la fuite. Déjà dans le Rig-Veda l’âne guerrier était la monture des Asvins (assimilables aux Dioscures). » L’auteur rappelle aussi le sacrifice d’ânes qu’on faisait chaque année à Delphes.

Le père nourricier de Dionysos, Silène, (qui accompa­gnait le dieu dans tous ses déplacements, était monté sur un âne, et il n’est pas besoin de rappeler l’utilisation faite par Rabelais, tout au début de son œuvre, du symbolisme de Silène, symbolisme formellement rapporté par lui aux mystères de l’os et de la « substantifique moelle », c’est-à- dire de l’écorce et du noyau.

M. Richer parle aussi de certaines figurations chrétien­nes de l’âne tisserand. Il est très probable qu’il faut les rapprocher de celles, beaucoup plus nombreuses, de l’âne musicien dont parle abondamment Charbonneau-Lassay dans son Bestiaire du Christ (pp. 231-232). « Le moyen âge occidental, dit-il, n’a pas inventé, comme on l’a dit, ce motif grotesque dont il a orné bien des églises importan­tes : un âne jouant de la lyre, de la harpe ou de la viole. Déjà les anciens Egyptiens avaient figuré, sur leurs papy­rus, des ânes jouant de la grande harpe. Et Phèdre a décrit le piteux embarras d’un âne devant sa trouvaille d’une lyre abandonnée dans un pré. Plusieurs millénaires avant notre ère. les Chaldéens ont figuré ce sujet satyrique que représente une plaque ornée trouvée dans les fouilles d’Ur. »

D’après Charbonneau-Lassay, dans les très nombreuses représentations chrétiennes de l’âne musicien, cet animal doit être regardé comme symbolisant l’absurdité. Cela est probable en effet, mais n’exclut pas une autre interpréta­tion. Le caractère sacré de la lyre et de la harpe fait que ces instruments, quand ils sont utilisés par des êtres indi­gnes ou disqualifies, peuvent être comparés aux perles qu’il est interdit de jeter aux pourceaux. Et précisément, Charbonneau-Lassey remarque que dans certaines sculptures moyenâgeuses l’âne est remplacé par un porc.

Il existe aussi au musée de Limoges un claveau, prove­nant d’un monastère, qui représente un bouc à longues cornes jouant de la lyre. M. Richer, qui nous a signalé cette représentation, y voit une figuration de la « porte des dieux ». Le solstice d’hiver est en effet situé à la jonction des signes du Capricorne et du Sagittaire. Sur le claveau, le Capricorne est figuré par le bouc et le Sagittaire par la lyre qui remplace ici l’arc ordinairement placé dans les mains du centaure Chiron ; ce dernier en effet est donné comme aussi habile à jouer de la lyre qu’à tirer de l’arc ; d’ailleurs, l’arc et la lyre sont des symboles équivalents quant à leur forme, au rôle qu’y joue la corde et à leur attribution commune à Apollon, le dieu des Hyperboréens.

Le symbolisme de l’âne et des autres animaux ordinai­rement regardés comme maléfiques est donc parfois sus­ceptible d’une interprétation favorable, et ici comme ailleurs il faut tenir le plus grand compte du « contexte » figuratif où l’animal est placé. Quoi qu’il en soit, les ques­tions de cet ordre sont bien intéressantes à « scruter » de nos jours. Dans les traditions midrashiques, il est question de deux rabbins qui souhaitaient ardemment la venue du Messie. L’un disait : « Qu’il vienne, et que je sois assis à l’ombre de son âne ! » L’autre disait : « Qu’il vienne, mais que je ne le voie pas ! » Interrogé sur la raison de cette crainte, il répondit qu’elle n’était due ni aux guerres, ni aux cataclysmes, ni aux fléaux de toutes sortes qui accompagneront le grand avènement, mais à une fable populaire selon laquelle le bœuf, un jour qu’il était sorti de son étable, ne put y rentrer parce que l’âne avait pris sa place.

Le Songe d’une nuit d’été, écrit, paraît-il, pour être joué à l’occasion de mariages princiers, n’avait pas à se préoc­cuper de telles considérations. Mais qui peut dire que Shakespeare n’en ait pas eu la prescience ? M. Jean Richer qui, croyons-nous, projette une étude d’ensemble sur l’ésotérisme du dramaturge anglais pense que le Songe décrit un rituel de renouvellement de l’année, très proche des rites antiques. Peut-être aussi aurait-il pu examiner le rôle que Shakespeare fait jouer à Thésée, dont les rapports avec la pétrification sont évidents. Les Gorgones, à la vue de Dante qui ,« sans être mort s’en va par la demeure des morts », criaient : « Viens, Méduse, nous le changerons en pierre ! Nous avons mal vengé l’insulte de Thésée ! » Boccace a écrit une Téséide qu’il serait peut-être utile de consulter, même si le rôle qu’y joue le roi d’Athènes diffère de celui que lui attribue la tradition grecque, — comme c’est le cas pour l’Ulysse du chant XXVI de l’Enfer.

 

Denys Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Note 6 : Denys Roman : « Euclide, élève d’Abraham »

[2010 : Équinoxe de printemps, La Lettera G / La Lettre G,  N° 12]

Denys ROMAN :
« Euclide, élève d’Abraham »*

Le texte de Denys Roman sur « Euclide, élève d’Abraham » expose un aspect fondamental de la « légende du Métier »[1], légende très chère à nos Anciens qui l’ont intégrée dans la plupart des manuscrits appelés Old Charges ou « Anciens Devoirs » ; les Maçons opératifs voyaient symboliquement dans cette légende, non seulement l’histoire traditionnelle qui permet d’entrevoir les « origines » de la Maçonnerie, mais aussi l’excellence de l’Art Royal dans cette expression particulière de la Construction universelle qu’est la Géométrie.

Ce texte de D. Roman fut publié primitivement dans le numéro 32 d’octobre 1977 de la revue maçonnique « Renaissance Traditionnelle » ; il était d’ailleurs accompagné, dans d’autres numéros de cette revue, d’une série d’articles que l’auteur présentait sous la rubrique « René Guénon et les “destins” de la Franc-Maçonnerie » qu’il retiendra comme titre pour son premier ouvrage paru en 1982 et réédité en 1995. Les lecteurs qui connaissent cette revue d’histoire de la Franc-Maçonnerie[2] dont la tendance, les « valeurs » et la méthode sont très éloignés du point de vue traditionnel dont R. Guénon fut l’interprète le plus autorisé pour notre temps, s’étonneront sans doute de la publication, dans ce cadre, d’un article aussi éloigné d’une vision historique profane sur l’Ordre maçonnique. On conçoit donc la surprise et le mécontentement que suscitera ce texte parmi les lecteurs de cette revue, au point de provoquer quelques réactions très hostiles à René Guénon, comme il s’en produit souvent.

Dans cet article, D. Roman reprend et commente l’histoire légendaire qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham, histoire véhiculée pratiquement par tous les Old Charges de la Maçonnerie opérative jusqu’à un manuscrit comme le Dumfries n° 4 qui, datant de 1710 environ, appartenait à la période « pré-spéculative ». En fait, ce manuscrit ne se compose pas uniquement de la « légende du Métier » car il comprend également le « serment de Nemrod », les questions et réponses rituelles et le blason de l’Ordre qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. Ainsi, dans le chapitre « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours » de son second ouvrage signalé dans notre note 1, l’auteur relève notamment que ce manuscrit pourtant tardif contient quelques formules rituelles qui proviennent d’une tradition orale et éclairent les « opérations » des « Maçons des anciens jours ». Il signale notamment, dans les Lectures que comprend le Dumfries, une réponse relative à ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « joyau intact » : le cable-tow (et sa longueur), qui « est aussi long qu’entre l’extrémité de mon nombril et le plus court de mes cheveux » ; à la question : « Quelle en est la raison ? », l’interrogé répond : « Parce que tous les secrets gisent là ». Signalons que cette séquence rituelle du cable-tow doit s’accompagner d’une gestuelle, expression du « lien » en question qui signifie que les « secrets » sont là en sommeil tant que l’initiation reste virtuelle. Mais, pour bien en percevoir la nature, il convient d’y associer le due guard (qui pourrait avoir une parenté, sinon une identité, avec le Devoir du Compagnonnage), et est un signe en rapport étroit avec les secrets de la Maîtrise dans leur plénitude ; ce signe, particulier à la Maçonnerie de Rite dit d’York, symbolise l’accomplissement dans l’ordre des petits mystères : on aura une idée plus précise des multiples sens qu’il recèle en le représentant comme l’exact schéma de la lettre arabe nûn, à laquelle est associée la partie supérieure du symbole qui en complète la signification essentielle. Quant au rapport « opératif » entre ces deux éléments rituels que sont le cable-tow et le due guard, il se construit selon la géométrie organique du corps humain basée sur les centres subtils.

On a beaucoup glosé, et encore aujourd’hui, à propos de l’anachronisme évident sur lequel est basée la légende que l’auteur examine, alors qu’on sait que deux millénaires environ séparent la période où vécut le « père de la multitude », de celle du « noble Euclide » qui enseignait en Égypte sous le règne de Ptolémée 1er (305-282 av. J.-C.)[3]. Les « esprits forts » du stupide XIXe siècle (et ceux d’aujourd’hui encore) n’ont pas manqué de relever avec condescendance le défaut de chronologie historique de cette légende, mettant l’accent sur la « naïveté » et l’ « inculture » des Maçons opératifs réputés analphabètes ; en cela, on oubliait un peu rapidement que cet « analphabétisme » ne les avait pas empêchés d’édifier les chefs-d’œuvre que nous connaissons et qui témoignent encore, malgré les restaurations mutilantes, de leur unité originelle. Si les faits historiques ont leur importance, on ne peut pas réduire l’histoire aux faits en tant qu’événements rapportés à l’individuel ; seul, leur sens symbolique –qui ne s’oppose pas aux faits mais éclaire leur raison d’être –  est essentiel : il est la traduction et l’expression, en mode manifesté, de la Volonté divine. C’est cela qu’exprimaient les « Maçons des anciens jours » pour lesquels le sens symbolique primait éminemment sur une quelconque chronologie historique. En réalité, ils exposaient « à couvert », dans le cours de cette histoire légendaire, ce qui caractérise fondamentalement les origines mythiques de l’Ordre qui a recueilli, au cours des ans et en raison de l’élection dont il fut investi par « décret » divin, de vénérables héritages.

André Bachelet

NOTES :

* René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, chapitre XII.

[1] On trouvera des développements complémentaires de l’auteur sur le sens et la portée de cette légende (qui comprend d’ailleurs deux anachronismes historiques) contenue dans le Dumfries n°4, dans le remarquable chapitre VIII, « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours », de son ouvrage Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – L’« Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, Paris.

[2] Mis à part une idéologie humaniste et une méthodologie historiciste qui ne sont pas en adéquation avec le but assigné à l’initiation, cette revue propose un contenu documentaire maçonnique généralement intéressant.

[3] L’expression « bon clerc » est parfois utilisée trop systématiquement par certains traducteurs ou commentateurs ; elle a l’inconvénient de comporter une connotation trop attachée au sens que ce terme recouvre uniquement aujourd’hui dans le christianisme ; il est peu vraisemblable que ce sens ait été retenu exclusivement par les Maçons opératifs que la mise en œuvre du Métier conduisait à une autre perspective. Lorsqu’ils utilisaient l’expression de « noble Euclide » dans sa signification de « prince » dans l’ordre de la construction universelle héritée d’Abraham, c’est parce qu’ils reconnaissaient à ce dernier une « paternité spirituelle ».


 

Denys ROMAN : « EUCLIDE, ÉLÈVE D’ABRAHAM »[1]

« Quant aux trois lois données par Dieu
aux trois peuples (juif, chrétien et musulman),
pour ce qui est de savoir quelle est la véritable,
la question est pendante et peut-être
le restera-t-elle longtemps encore. »
Boccace, cité par R. Guénon

La Tradition, dont Guénon fut le serviteur exclusif et l’interprète incomparable, a été qualifiée par lui de « perpétuelle et unanime ». On peut dire que la Maçonnerie participe de cette perpétuité, en tant que ses Loges se tiennent « sur les plus hautes des montagnes et dans les plus profondes des vallées »[2]. D’autre part, l’« universalité » dont se réclame la Maçonnerie fait écho, pour ainsi dire, au caractère « unanime » de la Tradition. Cette universalité est bien connue, mais on peut se demander si la généralité des Maçons en sentent bien toutes les implications.

La Maçonnerie est sans doute la seule organisation initiatique du monde qui ne soit pas liée à un exotérisme particulier. Et si, au dire de Guénon, cela ne devrait pas dispenser les Maçons de se rattacher à l’un des exotérismes existant actuellement (car l’homme traditionnel ne saurait être un homme sans religion), cela devrait les inciter à ne pas limiter leur intérêt à leur tradition propre, mais bien au contraire à étudier, grâce à la « clef » du symbolisme universel, toutes les traditions dont ils peuvent avoir connaissance[3]. Une chose très remarquable dans cet ordre d’idées, c’est qu’une Loge maçonnique constitue le lieu idéal où des hommes appartenant à des religions différentes peuvent se rencontrer, sur un pied de parfaite égalité, pour traiter de questions d’ordre traditionnel et doctrinal.

Si toutes les religions sont admises au sein de la Maçonnerie, on doit cependant reconnaître que les formes traditionnelles les plus orientales (Hindouisme, Bouddhisme, Confucianisme, Taoïsme, Shintoïsme, etc.), sont tellement étrangères à certains aspects importants du symbolisme de l’Ordre, aspects liés à la construction du Temple de Salomon, que les adhérents à ces traditions se trouvent en quelque sorte dépaysés dans l’atmosphère des ateliers[4]. À la vérité, ce sont les trois religions monothéistes (Judaïsme, Christianisme et Islam) qui ont fourni à la Maçonnerie le plus grand nombre de ses fils et les plus illustres de ses initiés.

Les trois traditions monothéistes sont dérivées d’Abraham, et il est très significatif que le nom divin El-Shaddaï, dont on sait l’importance dans la Maçonnerie opérative (et qui n’est pas inconnu dans la Maçonnerie spéculative), soit précisément le nom du Dieu d’Abraham[5]. Guénon, dans une page essentielle[6], a souligné que, lors de la rencontre du Père des croyants avec Melchissédec, le nom El Shaddaï fut associé à celui d’El-Elion[7] et que cette rencontre marque le point de contact de la tradition abrahamique avec la grande Tradition primordiale.

Il y a dans l’histoire traditionnelle de la Maçonnerie, telle qu’elle est rapportée dans les anciens documents appelés Old Charges, une assertion singulière, qui ne peut manquer de surprendre ceux qui en prennent connaissance : il s’agit de celle qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham[8]. Comme nous avions fait allusion à cette « légende », on nous demanda des explications, en soulignant le formidable anachronisme qu’elle implique, Euclide ayant vécu en Égypte au IIIe siècle avant notre ère, alors que le séjour d’Abraham dans ce pays se situe deux millénaires auparavant.

C’est justement le caractère démesuré de cet anachronisme qui montre bien que nous n’avons pas affaire ici à un « fait historique » au sens que les modernes donnent à ces mots[9]. Il s’agit en réalité d’« histoire sacrée » exprimant une relation d’un caractère tout à fait exceptionnel et qui, de par sa nature, ne peut être formulé que dans un langage « couvert » par le voile du symbolisme.

Si l’on se rappelle qu’au Moyen Âge Euclide personnifiait la géométrie[10] et que, d’autre part, dans les anciens documents, la Maçonnerie est fréquemment assimilée à la géométrie, on comprendra que faire d’Euclide l’élève d’Abraham, c’est dire qu’il y a entre le Patriarche et l’Ordre Maçonnique une relation de Maître à disciple, équivalent rigoureusement à une « paternité spirituelle ».

Il est évident que la Maçonnerie est antérieure à Abraham, puisque traditionnellement elle remonte à l’origine même de l’humanité. Mais on sait que toute tradition, à mesure qu’elle s’éloigne de son principe, court le risque de s’affaiblir, voire de se corrompre : et alors, s’il s’agit d’une tradition ayant pour elle « les promesses de la vie éternelle » une action divine intervient pour la redresser et contrecarrer la tendance à suivre « la mauvaise pente »[11]. Tel est le cas pour la Maçonnerie qui, bénéficiant du privilège de la perpétuité[12], a dû connaître au cours de sa longue histoire des périodes d’obscuration suivies de spectaculaires redressements.

De ces redressements, qui chaque fois lui ont conféré pour ainsi dire une nouvelle jeunesse, la Maçonnerie doit avoir conservé certaines traces, en particulier dans son « histoire traditionnelle » ou encore dans ses rituels. Il est très vraisemblable que les noms divins El-Shaddaï et « Dieu Très-Haut »[13] sont à rattacher à la transformation qui dut s’opérer à l’époque de la vocation d’Abraham. Une autre période cruciale pour le monde occidental, dans l’ordre initiatique aussi bien que dans l’ordre religieux, fut celle de la naissance du Christianisme, et c’est évidemment de cette époque que date la vénération de la Maçonnerie pour les deux saints Jean[14].

Au moment de l’irruption du Christianisme dans le monde gréco-romain et à plus forte raison à l’époque de la vocation d’Abraham, il y avait en Occident un grand nombre d’organisations initiatiques liées à la pratique des métiers, et dont les plus connues sont les Collegia fabrorum. Leurs mots sacrés, s’ils en avaient, n’étaient pas empruntés à l’hébreu, et le symbolisme solsticial de Janus jouait pour eux le rôle des deux saints Jean. Il serait téméraire de vouloir expliquer comment s’effectua la mutation ; car on ne saurait oublier que, selon le Maître que nous suivons et qui fut certainement l’initié ayant reçu les plus amples lumières dans le domaine dont il s’agit, « la transmission des doctrines ésotériques » s’effectue par une « obscure filiation », en sorte que « les attaches de la Maçonnerie moderne avec les organisations antérieures sont extrêmement complexes »[15]. C’est pourquoi, plutôt que de vouloir percer des mystères « couverts » du voile impénétrable de l’« anonymat traditionnel »[16], il est sans doute préférable de rechercher dans la Maçonnerie actuelle, les marques des influences respectives des trois traditions abrahamiques.

Les marques de l’influence juive sont trop évidentes et trop connues pour qu’il soit besoin d’y insister. L’usage de l’hébreu pour les mots sacrés, les continuelles références aux Temples de Salomon et de Zorobabel, le calendrier luni-solaire, le travail tête couverte au 3ème degré, la datation rituelle coïncidant à peu de chose près avec la datation hébraïque, tous ces indices et bien d’autres encore sont là pour attester l’importance du trésor symbolique hérité des fils de l’Ancienne Alliance.

L’influence chrétienne est d’un ordre tout différent. Certes, dans les hauts grades, il est fait mention de certains événements de l’histoire du Christianisme, par exemple de la destruction des Templiers. Mais il faut surtout remarquer que c’est dans le monde chrétien que la Fraternité maçonnique s’est le plus développée, au point qu’une carte géographique qui représenterait la « densité chrétienne » des diverses contrées de la terre coïnciderait presque exactement avec celle qui représenterait leur « densité maçonnique ». On pourrait presque dire que la Maçonnerie est une organisation qui travaille sur un matériau symbolique principalement judaïque, et dont le recrutement est principalement chrétien.

Si l’apport judaïque et l’apport chrétien à la Maçonnerie sont des faits essentiels et évidents, il ne semble pas à première vue qu’il y ait dans cet Ordre un apport islamique quelconque. L’assertion de Vuillaume selon laquelle l’acclamation écossaise serait un mot arabe est erronée.

Certes, un Sheikh arabe a pu dire que « si les Francs-Maçons comprenaient leurs symboles, ils se feraient tous musulmans » ; mais un rabbin pourrait dire la même chose au profit de sa religion propre, et un théologien chrétien au profit de la sienne. Faudrait-il donc croire que ce « tiers » de la postérité d’Abraham, que l’initié Boccace, par la voix du juif Melchissédec, déclare être aussi « cher » au Père céleste que le sont les deux autres tiers, n’aurait apporté aucune contribution à un Art placé sous le patronage d’« Euclide, disciple d’Abraham » ?

La réponse que nous allons tenter de donner à cette question surprendra sans doute bien des lecteurs. Mais nous ne saurions l’esquiver dans cet ouvrage relatif aux conceptions de Guénon sur le rôle « eschatologique » de la Maçonnerie. Nous pensons en effet que l’œuvre de cet auteur, écrite à proximité et en vue de la fin des temps, vient combler d’un seul coup, et magistralement, le vide laissé jusqu’alors par la tradition islamique, dont Guénon était un représentant éminent, dans l’héritage abrahamique transmis à la Maçonnerie.

On a parfois écrit qu’avant Guénon tout avait été dit sur la Maçonnerie, excepté l’essentiel. Cela est très exact, et nous voudrions ajouter que personne ne s’est fait de la Fraternité maçonnique une idée plus haute que ce Maître, pourtant méconnu, plagié et attaqué, particulièrement en France par tant de Maçons.

Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une particularité très importante, qui est commune à la fois aux traditions juive, chrétienne et islamique ainsi qu’à la Franc-Maçonnerie. Les musulmans sont en effet très conscients du caractère « totalisateur » de leur tradition[17], dû au fait que Muhammad est le « Sceau de la Prophétie ». Ce qu’on oublie parfois, c’est que Guénon attribuait un même caractère totalisateur au Christianisme, dont il disait qu’« il a apporté avec lui tout l’héritage des traditions antérieures, qui l’a conservé vivant autant que l’a permis l’état de l’Occident, et qui en porte toujours en lui-même les possibilités latentes »[18]. Il est bien des choses qui permettent de penser que l’insistance apportée par lui à faire reprendre aux Maçons conscience de la pluralité de leurs héritages et en conserver la « mémoire » dans leurs rituels s’explique par la certitude où il était que la Maçonnerie a elle aussi une destinée « totalisatrice ».

Totaliser, c’est « rassembler ce qui est épars ». Abraham, le père du monothéisme, est aussi, selon la signification hébraïque de son nom, le « Père de la multitude », comme l’Unité est le principe de la multiplicité. Et de même qu’à l’origine il n’y a que l’Unique qui crée toutes choses, de même à la fin toutes choses doivent se résorber dans l’Unité. Si maintenant nous passons du macrocosme au microcosme, nous trouvons quelque chose de rigoureusement équivalent dans la doctrine hindoue. « Lorsqu’un homme est près de mourir, la parole, suivie du reste des dix facultés externes […], est résorbée dans le sens interne (manas) […] qui se retire ensuite dans le souffle vital (prâna), accompagnée pareillement de toutes les fonctions vitales […]. Le souffle vital, accompagné semblablement de toutes les autres fonctions et facultés (déjà résorbées en lui […]), est retiré à son tour dans l’âme vivante (jîvâtmâ) […]) […]. Comme les serviteurs d’un roi s’assemblent autour de lui lorsqu’il est sur le point d’entreprendre un voyage, ainsi toutes les fonctions vitales et les facultés de l’individu se rassemblent autour de l’âme vivante (ou plutôt en elle-même, de qui elles procèdent toutes, et dans laquelle elles sont résorbées) au dernier moment (de la vie […]) […][19].

Avons-nous réussi à laisser pressentir que la « légende » qui rattache Euclide, c’est-à-dire la Géométrie, c’est-à-dire la Maçonnerie, au patriarche Abraham est autre chose qu’une bévue phénoménale qui témoignerait simplement de l’imagination et de l’ignorance de son « inventeur » ? Nous n’avons certainement fait qu’effleurer un tel sujet. Peut-être aussi nous fera-t-on remarquer que la Maçonnerie, dans son état actuel, semble peu digne du rôle éminent que nous semblons vouloir lui attribuer.

Mais on peut répondre que cet Ordre, placé sous le patronage des deux saints Jean, dont l’un est « l’ami de l’Époux » et l’autre « le disciple que Jésus aimait », peut en conséquence revendiquer tous les privilèges que confère l’amitié, et qu’il devrait donc être certain de son « salut » final. Nous employons ici ce mot de « salut » dans le sens que lui donne René Guénon : il s’agit, pour un homme, de son maintien après la mort dans les « prolongements de l’état humain » ; et l’on peut légitimement transposer cette doctrine à une organisation traditionnelle, initiatique ou exotérique.

À la fin d’un cycle, le « salut » des « espèces » destinées à être « conservées » pour le cycle futur est assuré par leur « entassement » dans l’Arche ou dans tout autre réceptacle équivalent, Il est probable que l’un de ces équivalents est le « sein d’Abraham » où, selon la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, se reposent après leur mort les âmes des justes sauvés. Que le patriarche ami de Dieu[20], béni par Melchissédec et vénéré par les trois religions « abrahamiques », soit en même temps le « précepteur » de la Maçonnerie, c’est là une tradition tellement « honorable », mais qui implique de telles « obligations », que cet Ordre n’a pas le droit de la méconnaître ou de l’oublier.

Selon le Melchissédec du conte Les trois anneaux de Boccace[21], le Père céleste a fait en sorte que chacun de ses trois fils également aimés soit persuadé d’avoir reçu le seul anneau authentique, l’anneau originel transmis « de temps immémorial ».

Deux millénaires d’histoire de l’Occident sont là pour nous prouver qu’en effet chacun des trois fils est bien certain d’être le préféré, et même le seul à être aimé, le seul qui ait reçu l’anneau véritable, l’anneau nuptial qui scelle les épousailles éternelles. Il faut respecter de telles convictions voulues par le Père. Elles ont conforté la « foi » de chacun, aux dépens sans doute de la « charité » fraternelle[22].

Qu’en est-il de l’« espérance » ? Il est écrit qu’à la fin des temps la foi disparaîtra et la charité sera languissante. Peut-être alors ce sera l’occasion pour la Maçonnerie « centre de l’union » et qui appartient elle aussi à la « postérité spirituelle » d’Abraham, de se souvenir de la devise qui fut, dit-on, celle de ses ancêtres opératifs : « En El-Shaddaï est tout notre espoir ».

 Denys Roman


[1] Ce texte a été publié dans la revue Renaissance Traditionnelle.

[2] Cette expression, bien connue dans les rituels de langue anglaise, est explicitée dans certains anciens documents selon lesquels la Loge de Saint-Jean se tient « dans la vallée de Josaphat », ce qui veut dire que la Maçonnerie doit se maintenir jusqu’au Jugement dernier qui marquera la fin du cycle. Selon le même symbolisme, « les plus hautes montagnes » doivent signifier le commencement du cycle ; et de fait, le Paradis terrestre, selon La Divine Comédie, est situé au sommet de la plus haute des montagnes terrestres, puisqu’il touche à la sphère de la Lune. De même, quand le Christ exprime sa volonté de voir saint Jean « demeurer » jusqu’à son retour, il est bien évident (et l’Évangile le précise) qu’il ne s’agit pas en premier lieu de l’individualité du disciple bien-aimé ; il s’agit avant tout de l’ésotérisme chrétien, ésotérisme « personnifié » par saint Jean, et qui s’est résorbé dans la Maçonnerie. On peut dire que les paroles du Christ sur saint Jean confèrent à cet Ordre les « promesses de la vie éternelle », de même que celles adressées à saint Pierre sont le gage que la Papauté l’emportera finalement sur les prestiges des « portes de l’Enfer ».

[3] C’est pourquoi Guénon, insistant sur la nécessité pour chaque Loge d’avoir la Bible ouverte sur l’autel du Vénérable, précisait bien que ce livre « symbolise l’ensemble des textes sacrés de toutes les religions ».

[4] Il ne faudrait d’ailleurs pas tomber dans l’esprit de système en prenant cette assertion rigoureusement à la lettre, car elle souffre de très notables exceptions. Tout le monde sait que la Maçonnerie, introduite dans l’Inde par les Anglais, y a connu un vif succès. Kipling, dans ses nouvelles maçonniques, a raconté comment les Hindous orthodoxes initiés à la Maçonnerie se comportaient, lors des agapes fraternelles, pour ne pas enfreindre les règles leur interdisant de prendre leurs repas avec des hommes de castes différentes.

[5] La valeur numérique de ce nom est 345 ; les chiffres 3, 4 et 5, qui servent à écrire ce nombre, expriment aussi la longueur des côtés du triangle rectangle de Pythagore figuré sur le bijou du Maître Passé.

[6] Le Roi du Monde, p. 50.

[7] Le Dieu qu’invoquait Abraham est El-Shaddaï (le Tout-Puissant) ; et Melchissédec était prêtre d’El-Elion (le Très-Haut). Il importe de rappeler que les Maçons de langue anglaise travaillent au 3degré « au nom du Très- Haut ».

[8] Mackey, dans son Encyclopédie, précise que « tous les vieux manuscrits des constitutions » contiennent la légende d’Euclide, généralement appelé « le digne clerc Euclide ». Voici en quels termes cette légende est rapportée dans le Dowland Manuscript, texte remontant à 1550 environ : « Lorsqu’Abraham et Sarah se rendirent en Égypte, Abraham enseigna aux Égyptiens les sept sciences. Parmi ses élèves se trouvait Euclide, qui était particulièrement doué. ». La légende rapporte que plus tard Euclide fut chargé de l’éducation des enfants du roi ; il leur apprit la géométrie et ses applications, la manière de construire les temples et les châteaux. Le texte conclut : « Ainsi grandit cette science dénommée géométrie, mais qui désormais dans nos contrées s’appelle Maçonnerie. »

[9] Il est d’ailleurs évident que les Maçons opératifs ont toujours compté dans leurs rangs un bon nombre de gens instruits et assez familiers avec les Écritures pour savoir qu’Abraham s’était comporté en Égypte bien plutôt comme un pasteur de troupeaux que comme un maître d’école.

[10] Il en était de même d’Aristote pour la dialectique, de Socrate pour la morale, de Cicéron pour l’éloquence, etc.

[11] Cf. Guénon, La Crise du Monde moderne, chap. I.

[12] C’est ce qui est exprimé par les paroles du Christ attestant sa volonté de voir saint Jean (c’est-à-dire l’ésotérisme chrétien) « demeurer » jusqu’à son retour.

[13] Il est curieux que le nom du Très-Haut, qui est le Dieu de Melchissédec, soit utilisé en Maçonnerie en langue vulgaire et non en hébreu ; cela pourrait être mis en relation avec le fait que Melchissédec appartient à la Tradition primordiale et non pas à la tradition juive. De même, la Maçonnerie de Royal Arch fait appel, dans le rite qui lui est essentiel, à la fois à la langue hébraïque, à deux langues sacrées disparues (le chaldéen et l’égyptien) et enfin à la langue vulgaire. D’après Guénon, commentant le traité De vulgari eloquio de Dante, la langue vulgaire, que tout homme reçoit par voie orale, symbolise, dans un sens supérieur, la langue primordiale qui ne fut jamais écrite.

[14] La légende faisant de Jean-Baptiste un Grand-Maître de la Maçonnerie opérative qui, de longues années après son martyre, aurait été remplacé par Jean l’Évangéliste n’a évidemment qu’un sens purement symbolique.

[15] Guenon, L’Ésotérisme de Dante, chap. IV [« Dante et le rosicrucianisme »], in fine.

[16] De même que toute œuvre traditionnelle est d’autant plus proche du véritable « chef-d’œuvre » que l’artisan a « sublimé » son « moi » individuel pour le transformer dans le « Soi » (cf. Le Règne de la Quantité, chap. IX [« Le double sens de l’anonymat »]), on peut dire que les transformations auxquelles nous faisons allusion sont des chefs-d’œuvre d’autant plus parfaits que leurs artisans nous sont restés totalement inconnus. Le cas le plus récent de telles mutations semble être celui du passage de la notion traditionnelle du « Saint-Empire » dans la Maçonnerie écossaise.

[17] Nous pensons qu’il est inutile de préciser que ce dont il s’agit n’a rien à voir avec les conceptions politiques qualifiées de « totalitaires ». On sait d’ailleurs comment les régimes qui se réclament de telles conceptions ont coutume de se comporter avec la Maçonnerie quand ils accèdent au pouvoir.

[18] La Crise du Monde moderne, chap. VII.

[19] Brahma-Sûtras, traduits et commentés par Guénon au chapitre XVIII de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta.

[20] Le changement du nom d’Abram (« père élevé ») en celui d’Abraham (« père de la multitude ») se place entre la victoire du patriarche sur les adversaires des rois de la Pentapole et la destruction par le feu de cette même Pentapole. Cette destruction est naturellement une « figure » de la destruction finale du monde, et le rôle d’intercesseur joué par Abraham pour obtenir de Dieu une « limitation » de la destruction mériterait de retenir l’attention.

[21] Décaméron, 1re journée, conte III. On voit que le « Fidèle d’Amour » Boccace, pour placer, parmi ses contes d’une galanterie parfois un peu poussée, ceux qui avaient un sens doctrinal et qui certainement étaient pour lui ceux qui importaient le plus, savait utiliser le symbolisme des nombres.

[22] La « fable » symbolique utilisée par Boccace est d’ailleurs, comme tout ce qui est symbolique, susceptible d’une pluralité d’interprétations. En voici une qui, se plaçant à un point de vue plus élevé et proprement initiatique, répond sans doute davantage aux intentions de l’initié que fut Boccace. Si l’on doit assurément respecter les convictions de chacune des traditions en tant qu’elles prétendent avoir un statut privilégié les unes par rapport aux autres, d’un point de vue supérieur on ne doit pas être illusionné par de telles prétentions. Effectivement, cette prétention à l’élection relève d’une nécessité inhérente à la perspective exotérique et Boccace veut dire en fait que la vraie foi est cachée sous les aspects extérieurs des diverses croyances, vraie foi qui est la Tradition unique dont Melchissédec est le représentant. Cette vraie foi, c’est la « sainte foi », la fede santa dont Boccace, comme Dante, était, en Occident, un des fidèles.

Darkness visible partie 1

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe de printemps 2007. N°6

Darkness visible [Première partie]

Le présent texte se propose d’aborder quelques points particulièrement en rapport avec la Maîtrise maçonnique. Il s’agit de séquences rituelles qui ne sont plus pratiquées que partiellement dans le cadre de certains Rites. Notre intention n’est pas de mettre en cause, évidemment, la raison d’être de ce que l’on désigne par le terme général de « hauts grades » ou d’en négliger l’intérêt, notamment pour certains d’entre eux que l’on peut considérer comme de véritables héritages symboliques 1.

Nous développerons donc quelques réflexions sur le contenu et la finalité de la Maîtrise, réflexions qui paraissent nécessaires au regard d’une tendance que quelques-uns, au sein de la Maçonnerie notamment française, s’efforcent de propager depuis quelques temps et pour lesquels ce degré ultime de la Maçonnerie symbolique ne serait qu’une étape « inachevée », « déviée » ou une « impasse » dans le parcours maçonnique. A l’évidence, il conviendrait de l’amender ! Mais ces idées ne peuvent faire leur chemin, et parfois s’imposer dans quelques esprits, qu’à la faveur d’une mentalité dénuée de rigueur intellectuelle et, serait-on tenté de dire, du plus élémentaire « bon sens » : en fait, l’éclectisme qui se voile fréquemment sous le masque de la tolérance conduit inévitablement à accepter toute chose et son contraire, excepté, il est vrai, les idées traditionnelles. A ce piège pour le mental, René Guénon répondait en disant qu’il « faut savoir mettre chaque chose à sa place » ; il posait ainsi les principes d’une discrimination indispensable à toute démarche orientée selon des critères de caractère traditionnel. Aussi, devant le refus, aujourd’hui trop répandu, d’examiner et de traiter les sujets en cause de manière autre que par un « esprit critique » désacralisant et profanateur, il devient aujourd’hui indispensable d’aborder quelques-unes des possibilités rituelles que recèle le grade de Maître dont R. Guénon regrettait que la pratique soit négligée : « [ … ] si le grade de Maître était plus explicite, et aussi si tous ceux qui y sont admis étaient plus véritablement qualifiés, c’est à son intérieur même que ces développements devraient trouver place, sans qu’il soit besoin d’en faire l’objet d’autres grades nominalement distincts de celui-là »2.

Le sujet que nous allons examiner dans cette étude est donc intimement lié à la Maîtrise maçonnique et plus précisément à sa mise en œuvre rituelle dans la Chambre du Milieu, dans la perspective d’une opérativité plus « juste et parfaite » 3.

Pour une meilleure approche des données qui y sont relatives, il ne nous paraît pas inutile de faire état au préalable de quelques considérations générales sur la nature du rituel maçonnique, ainsi que sur des points particuliers touchant à la Maîtrise.

***

La Maçonnerie n’est pas, comme on le croit, bien souvent en toute bonne foi, une « société de pensée », foncièrement humaniste,4 siège de « débats d’idées », non plus qu’un « système » figé et clos, à l’image de divers organismes ou associations constitués selon les conventions et modes de pensée habituels à notre époque : rien, dans ses caractéristiques et dans sa nature même, ne permet de l’assimiler à ces manifestations profanes. Ceci se conçoit par le fait qu’une organisation initiatique digne de ce nom n’a pas à dépendre des « critères » ou des « valeurs » diverses qui procèdent du point de vue profane prévalant dans la société occidentale moderne, ce point de vue générant une activité étrangère à toute démarche traditionnelle véritable, a fortiori initiatique. D’ailleurs, dans l’hypothèse où la généralité des Maçons en viendrait à adopter une tendance typiquement profane, le seul fait, pour une organisation telle que la Maçonnerie, de conserver dans son intégrité son dépôt de base, celui du Métier (de constructeur) et les éléments rituels essentiels à sa mise en œuvre, lui permettrait de transmettre l’influence spirituelle indispensable à la validité de l’initiation ; de surcroît, la possibilité de vivifier les dépôts qu’elle recèle en son sein serait toujours donnée à ses membres possédant les qualifications requises. Ceci la distingue donc à jamais de toute société à but « culturel » quelconque, qui s’évanouit dès qu’elle n’a plus sa raison d’être liée à la contingence. De plus, dans cette approche, il convient de prendre en compte le mode d’appréhension de la connaissance initiatique spécifique à la Maçonnerie, basé sur la pratique d’un rituel véhiculant une doctrine (de laquelle procède une méthode) sous forme symbolique : ceci n’a aucun rapport, si minime soit-il, avec les procédés d’acquisition d’un savoir quel qu’il soit, fût-il le plus étendu possible et le plus respectable dans son ordre.

D’ailleurs, les méthodes utilisées pour l’obtention d’un tel savoir sont, comme le précise R. Guénon, « la négation même de celles qui ouvrent l’accès à la connaissance initiatique »5.

De même, on ne peut pas assimiler la Maçonnerie à un « système » pour les raisons générales précédemment indiquées, qui font que tout en elle s’oppose à la moindre systématisation, ne serait-ce que la présence – et l’usage selon l’Art – de son symbolisme qui est d’origine supra-individuelle. Cette origine exclut forcément toute élaboration de caractère artificiel et conventionnel basée sur des critères progressistes et évolutionnistes ; ceci sous-tendrait – point de vue typiquement profane – que le corpus symbolique de la Maçonnerie (qui en est le véhicule doctrinal et donc « central ») se serait progressivement enrichi au cours des siècles d’emprunts à des « disciplines » diverses, ce qui constituerait un syncrétisme tout juste bon, au fond, à intéresser les curieux d’archéologie traditionnelle. D’ailleurs, R. Guénon n’a­-t-il pas affirmé, en rapport avec la « spéculation » possible – et même généralement indispensable – qui se rapporte au symbolisme, que « [ … ] toute systématisation [ … ] est incompatible avec l’essence même du symbolisme »6 et que « d’ailleurs, l’unité apparente d’un système, qui ne résulte que de ses limites plus ou moins étroites, n’est proprement qu’une parodie de la véritable unité doctrinale » 7

En considération de cela, examinons maintenant les deux composantes du rituel maçonnique qui représentent l’essentiel du Travail en Loge, à savoir la forme et le fond.

On remarque tout d’abord qu’une certaine confusion semble s’être imposée dans la façon d’appréhender ces deux composantes, séparément ou dans l’ensemble qu’elles forment ; ceci génère des conséquences préjudiciables d’importance non négligeable pour la démarche initiatique. En effet, on néglige trop souvent que le rituel est d’origine supra-individuelle (ou supra-humaine) pour ce qui est de son essence qui est symbolique : ce caractère sacré impose le respect le plus absolu de ce que le rituel véhicule d’essentiel, et demande une approche particulière eu égard à sa nature. Pour une saisie correcte du texte rituel, examinons les rôles respectifs du fond et de la forme afin d’en cerner la spécificité propre.

D’abord, il apparaît que la composante littérale est dépendante du fond pour une large part (sans comparaison avec un texte de caractère profane) et que, lorsqu’on pense être à même d’y apporter des modifications plus ou moins importantes, le risque est grand d’altérer les éléments doctrinaux véhiculés sous forme de symboles, ou, ce qui n’est pas moins fâcheux, d’en bousculer la cohérence et l’ ordonnancement hiérarchique ; cette modification de la lettre produirait alors un désordre dans l’appréhension et l’assimilation du contenu rituel, au préjudice notamment du but du Travail en Loge qui vise précisément à la mise en ordre des éléments constitutifs de l’être pour leur réintégration dans leur centre originel ; en effet, c’est consécutivement à la chute d’Adam (ou à l’éloignement du Principe), qui a engendré dualité et multiplicité, que la nécessité de « rassembler ce qui est épars » s’est imposée.

En conséquence de quoi, lorsque cette finalité est perdue de vue, la démarche la plus sincère du monde ne se fonde plus que sur une approche de caractère individuel- humaniste pourrait-on dire – participant de la mentalité et du point de vue profanes, tout à fait étrangers à l’esprit initiatique ; ainsi, à partir de la déviation plus ou moins accentuée, on aboutit, dans les cas extrêmes, à la subversion proprement dite qui, elle, est irrémédiable. C’est pourquoi il faut veiller à ce que la composante littérale, en tant que support et accompagnement du fond méthodique et doctrinal du rituel, assure en permanence son rôle ordonnateur, régulateur et protecteur.

Les rituels maçonniques8, qui occupent une position rectrice centrale dans la démarche du Maçon, furent l’objet, à diverses reprises et époques, d’adaptations nécessaires et donc légitimes, du fait qu’ils ne sont pas figés systématiquement dans leur littéralité.

Mais, s’il est admissible que la forme d’un rituel puisse être adaptée dans une certaine mesure au langage particulier d’une époque sous peine de compromettre éventuellement ses possibilités d’appréhension, par contre, le contenu symbolique dont cette littéralité est le support doit être impérativement préservé et transmis ne variatur ; ainsi, le corpus symbolique (et donc doctrinal) de l’Ordre verra sa mise en œuvre maintenue en conformité avec le but poursuivi par le Métier de constructeur qui, en fait, n’est autre qu’une « projection » particulière du plan du Grand Architecte de L’Univers dont l’application vise à la réalisation de la plénitude de chaque être.

Tous les éléments rituels fondamentaux entrent dans ce cadre et représentent la base doctrinale et méthodique qui constitue le Métier, à laquelle s’ajoutent divers dépôts symboliques -véritables héritages- que la Maçonnerie a recueillis au cours des âges. Ceci, indépendamment d’autres critères, autorise à en reconnaître l’élection comme Arche vivante des Symboles, et c’est pourquoi il appartient à ses membres – et notamment les Maîtres – de préserver les « germes » qu’elle renferme en son sein afin d’assurer leur fructification « lorsque les temps et les circonstances le permettront »9.

Dans cette perspective, nous allons aborder un usage encore perceptible dans les rituels des XVIII· et du début du XIX· siècles qui relèvent de certains Rites (notamment le Rite Français ou Moderne et le Rite Écossais Ancien et Accepté ) , et qui représente un vestige d’une séquence rituelle contribuant à l’intégration « opérative de la Maîtrise maçonnique. Cet usage, qui a subsisté partiellement jusqu’à aujourd’hui, est appliqué le plus souvent sans que sa signification véritable soit vraiment comprise10. Mais avant d’en examiner la teneur et la portée, il nous paraît souhaitable d’apporter quelques précisions sur divers aspects spécifiques à la Chambre du Milieu.

L’expression « Chambre du Milieu » se réfère au « lieu » initiatique central de la Maçonnerie du Métier, et évoque par là même la position du Maître Maçon se situant « entre l’Équerre et le Compas », c’est-à-dire en tant que médiateur entre la « Terre » et le « Ciel », prérogative de l’être réintégré dans son état primordial. Selon le point de vue macrocosmique, la Chambre du Milieu est assimilable au Paradis terrestre qui est la « Terre sainte » : c’est le jardin D’Éden sur lequel règne un Printemps perpétuel et où il ne pleut jamais. C’est pourquoi les germes « sans nombre » qu’il recèle sont en attente et ne peuvent éclore et s’épanouir qu’après la « descente » consécutive à la « chute d’Adam » ou, en d’autres termes, que suite à la manifestation engendrée par la bi-polarisation de I’Unité11. La Chambre du Milieu est ainsi le lieu de rassemblement rituel des Maîtres Maçons dans une « orientation » particulière à leur état (cette orientation nouvelle correspond en réalité à une position selon l’Axis Mundi, elle est donc polaire), et, de ce fait, sont générées toutes les « actions et réactions concordantes » que cet état implique ; c’est pourquoi la Chambre du Milieu12  est, en principe, le lieu de tous les possibles : il est celui de la justice et de la Paix13. Certes, la Chambre du Milieu est l’objet d’une attention particulière de la part de ceux qui nient sa réalité au sein de la Maçonnerie opérative, cette dernière n’ayant d’ailleurs, pour eux, aucun lien formel avec la Maçonnerie spéculative : et nombreuses sont les gloses à ce sujet, expressions péremptoires d’un refus de l’évidence. Partant de ce postulat, on ne peut qu’assimiler le degré de Maître et sa base rituelle à une élaboration artificielle fondée sur des emprunts introduits tardivement par des Maçons « lettrés », de « culture » exotérique et insatisfaits de leur grade d’Apprenti-Compagnon14 quoi que certains en pensent, quoi qu’ils veuillent nous faire croire, la Maîtrise n’est pas un aboutissement ou alors ce serait celui d’une impasse, au fond de laquelle se dresse un mur que l’on n’ose pas franchir » (in La Légende d’Hiram, « Introduction », p. 5) ; par ailleurs : « [ … ] le rituel [est] tellement rempli d’inconséquences ; [ … ] le compilateur [a] entrepris la tâche délicate de souder une histoire douteuse sur une légende de brume [ … ] » (in Les Plus belles pages de la Franc-Maçonnerie française, Éditions Dervy, p. 178). Quant aux propos d’une nullité affligeante de M. Porset, mieux vaut les ignorer. Ces auteurs auraient-ils oublié que, dans la Chambre du Milieu, « il s’agit de mort et de résurrection » ? Il est vrai que l’héritage du « siècle des lumières » est toujours présent dans les esprits avides de modernité.] ; nous  faisons allusion ici aux affirmations selon lesquelles la Maçonnerie n’aurait été composée que des degrés d’Apprenti et de Compagnon, situation qui ne concernait véritablement que des Maçons « Modernes » de la Grande Loge de Londres. Cette façon d’écrire l’histoire ne tient pas compte notamment de possibles filiations des Antiens, que ce soit en Angleterre, en Écosse ou en Irlande, et en particulier sur le continent”. Quant à la légende d’Hiram, il faut bien l’évoquer dans le cadre présent car, en tant que fondement rituel actuel de la Maîtrise, il ne saurait y avoir d’effectivité réelle de celle-ci sans son accomplissement. Elle est, comme tout accompagnement d’un processus initiatique – et sans commune mesure avec les degrés précédents -l’expression véritable et la mise en œuvre de la « théorie du geste » à laquelle R. Guénon a fait allusion à quelques reprises .15. C’est pourquoi il est surprenant que le degré de Maître et la légende qui en forme le « drame » soient aujourd’hui fortement contestés au sein même de la Maçonnerie française …

La légende d’Hiram n’a pas de fondement historique biblique, ce qui chagrine nombre de littéralistes ombrageux plus ou moins dévotionnels, qui scrutent avec soupçon le moindre détail des rituels – surtout lorsqu’il s’agit de la composante légendaire de l’Ordre -, « filtrant [ainsi] le moucheron et avalant le chameau » ! Évoquons à ce propos l‘Histoire de la Reine du Matin et de Soliman, Prince des génies, que l’on s’efforce, dans certains milieux français, de substituer à la légende qui a cours dans la Maçonnerie universelle. Cette légende, rapportée par Gérard de Nerval, présente un caractère déviant qu’il convient de dénoncer. Voici ce que disait R. Guénon de cette « version de la légende d’Hiram, dont la “source” se trouve chez Gérard de Nerval : qu’elle ne soit due qu’à la fantaisie de celui-ci, ou qu’elle soit basée, comme il le dit, sur quelque récit qu’il avait entendu réellement (et en ce cas, elle appartiendrait vraisemblablement à quelqu’une des sectes hétérodoxes du Proche-Orient), elle n’a en tout cas rien de commun avec l’authentique légende d’Hiram de la Maçonnerie, et elle a eu, par surcroît, le sort plutôt fâcheux de devenir un des “lieux communs” de l’anti­maçonnisme, qui s’en est emparé avec des intentions évidemment tout autres que celles qui la font utiliser ici, mais pour arriver en définitive au même résultat, c’est-à-dire [ … ] à attribuer à l’initiation un caractère “luciférien” »16. Il faut le dire nettement : cette position constitue une véritable négation de la finalité initiatique de l’Ordre dont le développement doit logiquement conduire l’initié à « l’état édénique », ne serait-il que virtuel, cet état dont Guénon nous dit qu’il correspond à I ‘état primordial » qui représente la plénitude de l’état humain et l’achèvement des petits mystères. Faute de la Maîtrise proprement dite, qui ne se réalise pour le moins que par la mise en œuvre rituelle intégrale des éléments qui composent la légende d’Hiram -ou son équivalent-, la démarche maçonnique serait inachevée comme l’édifice auquel manquerait « la pierre que les constructeurs avaient rejetée … » ; Envisager cette question fondamentale sous l’emprise d’une perception faussée de l’« édifice » des hauts grades17 constitue sans nul doute une curieuse erreur de jugement.

***

Abordons maintenant plus précisément le sujet de cette étude qui est l’examen d’un point négligé aujourd’hui de la mise en œuvre rituelle : il est parmi les plus significatifs et des plus mystérieux de la pratique opérative des « Maçons des anciens jours » ; il est désigné encore aujourd’hui dans la Maçonnerie britannique (plus précisément de style Émulation également pratiqué en France et en Italie) et uniquement dans le cadre de la Maîtrise, par l’expression darkness visible qui signifie « ténèbres visibles » (parfois « perception des ténèbres » ). Cette expression est d’origine incertaine comme nombre de locutions maçonniques ; à notre connaissance, elle n’apparaît pas en tant que telle dans les Anciens devoirs (Old Charges) et textes rituels que sont les divulgations, comme par exemple Le Sceau rompu, La Maçonnerie disséquée ou Les trois coups distincts. La première mention publique connue de l’expression darkness visible se trouverait dans le poème de John Milton, Paradise Lost (Paradis perdu), édité en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIe siècle”18. L’auteur l’a probablement tirée d’un contexte précis qui nous est étranger mais qui paraît s’inspirer de la Divine Comédie de Dante qu’il aurait connue lors de son voyage en Italie. Il attribue à cette expression une signification purement négative en rapport avec l’Enfer. Pour Milton, « Dieu est Lumière. Par contraste les ténèbres sont les Enfers et les Enfers sont les ténèbres séparées de la Lumière » ( … ) ; « L’Enfer est un sombre et horrible donjon, une flamme comme une grande fournaise et ces flammes ne produisent pas de lumière mais seulement des “ténèbres visibles” qui révèlent le spectacle du malheur ». Le personnage central en est Satan et l’allusion au « sombre et horrible donjon » se rapporte manifestement à la « Cité de Dité » (que l’on peut considérer comme une sorte de reflet inversé de la Jérusalem céleste) que Dante évoque avec effroi notamment dans les Chants VIII et IX de l’ lnferno. Cette perspective amènera Milton à ne retenir que l’aspect infernal de cette expression, celui qui correspond à la chaleur obscure attribuée en mode traditionnel aux états subtils inférieurs, et en particulier aux anges déchus qui se sont rebellés contre l’Autorité divine19.

En relation avec l’assimilation des anges déchus à la chaleur obscure, l’état subtil inférieur et le « Satellite sombre », il faut noter l’analogie inverse utilisée par l’Alighieri lorsqu’il relate l’intervention, en Enfer, d’un « envoyé du Ciel » au geste étrange ; cet être de nature angélique va assurer l’ouverture des portes de la « Cité de Dité » qui demeurent obstinément infranchissables pour Dante et son guide seuls. Il semble qu’il y ait là une manifestation de la Volonté divine en sa Miséricorde au sein de l’Enfer.

(à suivre)

ANDRÉ BACHELET

  1. Cf. également note 9. Cela concerne les dépôts symboliques sous forme synthétique que l’Ordre a recueillis et qui proviennent, pour la plupart, du domaine ésotérique de traditions éteintes. On peut consulter à ce sujet notre texte « L’Arche vivante des Symboles » paru dans « Vers la Tradition » n° 77, sept.-nov. 1999.
  2.  R. Guénon, Études sur la Franc Maçonnerie et le Compagnonnage, Éditions Traditionnelles, 1965, tome 2, « Parole perdue et mots substitués », p. 41.
  3. Il s’agit, en l’occurrence, de la prise en compte de l’efficacité inhérente aux rites initiatiques et à leur pratique, sans qu’il faille y voir une quelconque connotation magique.
  4. L’humanisme est l’expression même de l’individualisme, qui est « antimétaphysique et anti-initiatique » (cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Editions Gallimard, 1970, p. 44). Du fait qu’il n’a aucune correspondance avec le but assigné à l’initiation, l’humanisme n’est pas applicable à cette démarche, et va même à l’encontre du développement normal et complet de celle-ci.
  5. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, Éditions Traditionnelles, 1953, p. 217.
  6. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, op. cit., ch. XXX.
  7. R. Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XVII, p.140.
  8. La Maçonnerie se pratique selon différents Rites, qui sont autant de modes d’appréhension de la démarche commune du Métier de constructeur ; d’autre part, des variantes rituelles existent dans le cadre de chaque Rite. Cette situation profite également aux innovateurs et réformateurs d’esprit profane qui, notamment en France, s’efforcent d’imposer de nouveaux rituels dans lesquels sont introduits des éléments souvent déviants. Il serait intéressant d’examiner de près certaines versions récentes des Rites Français Moderne et Écossais Ancien et Accepté qui se recommandent de la plus grande ancienneté possible, celle-ci tenant trop souvent lieu de garant d’authenticité et de véracité …
  9. Cette formule est tirée du rituel de style Émulation pratiqué en France et en Italie. Le thème des héritages échus à la Maçonnerie a été développé par Denys Roman à partir d’éléments significatifs contenus dans l’œuvre de R. Guénon qui a mis l’accent sur l’exceptionnelle faculté d’assimilation et de conservation de l’Ordre maçonnique (ce qui révèle une étroite affinité avec l ‘Hermétisme), C’est là le fil conducteur du thème majeur de l’œuvre de Denys Roman, et c’est ce qui le conduisit à qualifier la Maçonnerie d’ « Arche vivante des Symboles ». On consultera à ce sujet ses deux ouvrages : René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie et Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « Arche vivante des Symboles » (Éditions Traditionnelles, Paris, 1995) ; on notera, dans ce dernier livre et en rapport avec ce sujet, la citation suivante de Guénon, placée en exergue du chapitre IX, « Le Manuel maçonnique de Vuillaume » : « Il y aurait certainement  beaucoup à dire sur ce rôle “conservateur” de la Maçonnerie et sur la possibilité qu’il lui donne de suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’initiations d’un autre ordre dans le monde occidental actuel » (in « Parole perdue et mots substitués », op, cit.)
  10. Dans cette étude, nous nous limiterons exclusivement à la Maçonnerie dite « symbolique » (celle des trois premiers degrés de la loge « bleue ») et en particulier au 3ème degré représenté ici par la « Chambre du Milieu » ; le but est de souligner la possibilité et la nécessité, dans le cadre précis du Métier qui est trop souvent négligé, d’une opérativité plus effective. Nous ne mésestimons pas pour autant les développements mis en œuvre par les « hauts grades », que ce soit dans le cadre du Rite Écossais Ancien et Accepté ou dans celui d’autres Rites.
  11. C’est dans son rapport avec le domaine cyclique et en relation avec le processus cosmogonique que le symbolisme causal est utilisé ; si l’on considère l’état primordial, dans sa plénitude, il est évidemment « antérieur » à une distinction temporelle. La position médiane et centrale de l’Homme primordial a été abordée par R. Guénon notamment dans son ouvrage La Grande Triade au chapitre XIV, « Le Médiateur ».
  12. A la suite d’une appréhension littéraliste qui détermine l’ensemble de leur démarche, ceux qui se présentent actuellement en France comme les « restaurateurs » du Rite Français (ou Moderne) attribuent la « Chambre du Milieu » au grade de Compagnon. S’il fallait prendre cette vision au sérieux, cela mettrait en cause l’ordre hiérarchique des grades du Métier et, par voie de conséquence, la raison d’être de certains hauts grades !
  13. « Dans la justice” se résument toutes les vertus de la vie active, tandis que dans la “Paix” se réalise la perfection de la vie contemplative » (R. Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 118).
  14. La Maîtrise, aboutissement logique du Métier de constructeur, est, comme nous le disions au tout début de ce texte, considérée aujourd’hui par certains spécialistes français de la Maçonnerie comme un « degré d’erreur » ou d’« échec ». Ceci amène à s’interroger sur la façon dont la démarche initiatique est conçue dans sa globalité et dans sa « nécessité » providentielle (notamment en rapport avec la « perte de la Parole »). Ces modes d’appréhension, qu’ils soient d’ordre historiciste et scientiste, voire freudien ou jungien, démontrent par là leur étroitesse. La prise en considération et l’application de telles suggestions profanatrices dans la démarche initiatique et la pratique rituelle en particulier, ne peut conduire qu’à une finalité déviée de son objet. En prenant quelques exemples parmi les historiens français de la Maçonnerie, on découvre bien des incongruités ; ainsi de M. Négrier qui affirme que « [ …
  15. Pour cela, se reporter aux remarques de R. Guénon parues dans les Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2, p. 122, qui évoque « la “survivance” possible de la Maçonnerie opérative en France même, jusque vers la fin du XVIIe siècle ou le début du XVIIIe”, en raison de la « présence de certaines particularités par lesquelles les rituels français diffèrent des rituels spéculatifs anglais, et qui ne peuvent manifestement provenir que d’une “source” antérieure à1717 [ … l ».
  16. R. Guénon, Comptes-rendus, Éditions Traditionnelles, 1973, pp. 47-48.
  17. Cela concerne ceux des Maçons qui sont atteints de ce qu’on pourrait appeler le « syndrome » des hauts grades
  18. J. Milton, Paradise Lost, 1ère édition 1667 en 10 volumes.La citation qui suit dans le texte est traduite d’après « Ars Quatuor Coronatorurn », n° 103, 1990.
  19. Cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, op. cit., « Quelques remarques sur le nom d’Adam », p. 59.