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E.T. N° 432-433 juillet-août et septembre-octobre 1972

La revue Archeologia, dans ses numéros de janvier-fé­vrier 1970, mars-avril 1970 et janvier-février 1971, a publié de très intéressantes études sur les Templiers, écrites par M. le chanoine P.-M. Tonnellier. Cet ecclésiastique a fait, dans le château de Domme, en Périgord, une découverte qui, dit-il, lui « parut, par la suite, capable de faire pâlir de jalousie les chercheurs les plus chevronnés ». Il a trouvé en effet, dans plusieurs pièces de ce château qui servirent de prison aux Templiers, « une abondante série de gravures pieuses », trésor « qui est daté et signé du nom même du Temple ». On trouve notamment la date 1307, qui est celle de l’arrestation des Templiers, et sur­tout la date 1312, qui est celle de la suppression de leur Ordre. Les articles d’Archeologia reproduisent l’essentiel de cette illustration très intéressante, commentée par l’au­teur avec beaucoup de science et de prudence. Relevons la présence, parmi les figures représentées, de la croix templière, de la croix de Jérusalem, de la double enceinte avec la croix templière au centre, de l’hostie, du calice (assimilé par l’auteur au Saint Graal) et surtout d’une mul­titude de représentations de la crucifixion. « On dirait, écrit M. Tonnellier, que chacun des prisonniers a voulu avoir la sienne, à l’endroit où il se tenait habituellement ».

La représentation qui semble être la plus importante, ne serait-ce que par ses dimensions, est ainsi décrite par l’auteur : « Comme en une fresque, quatre personnages s’alignent au premier plan : de gauche à droite, saint Michel brandissant l’épée, la Vierge portant la fleur de lys, le Christ montrant l’hostie et le calice, et saint Jean portant la coupe… Chacun d’eux est accompagné de son nom… Le Christ et la Vierge sont assis ». L’auteur sou­ligne, en y insistant, que « la présence de saint Michel et de saint Jean prouve que cette illustration est bien d’inspiration templière ». Car, dit-il, saint Jean était « patron du Temple, bien que certains aient paru en dou­ter ». Quant à saint Michel, il était le patron de la cheva­lerie toute entière, mais « spécialement des Templiers ».

Il est frappant que cette représentation, essentiellement religieuse, soit pour ainsi dire confusément recouverte par une autre composition représentant une scène de bataille, les deux figurations « se compénétrant totalement, au point qu’on ne peut voir l’une qu’au travers de l’autre ».

Laissons l’auteur ajouter quelques remarques : « C’est un  heureux symbole… que cette superposition qui paraît extravagante… Comme si l’on avait voulu traduire ainsi la double vocation du Templier, celle du religieux et celle du soldat… Toute l’âme du Templier n’est-elle pas là ? »

Très nombreuses également sont les allusions au drame que vivaient alors les prisonniers. L’inscription : « Destructor Templi Clemens V » revient, obsédante, « se répercutant à tous les échos ». M. Tonnellier y voit le témoignage de la douloureuse indignation qu’éprou­vaient les Templiers en songeant à tous les maux qui leurs venaient « de la main de ceux qu’ils avaient toujours servis avec la plus noble fidélité et en qui ils avaient cru pouvoir placer toute leur confiance »… L’auteur inter­prète très justement, nous semble-t-il, les sentiments des prisonniers : « Clément V leur a ôté toute raison d’être en ce monde ; il a commis le crime inexpiable de s’en prendre… à l’Ordre ! Il a osé supprimer le Temple. Alors ils le considèrent comme traître à l’Eglise qu’il devait défendre ».

Il faut d’ailleurs convenir que l’attitude de Clément V en cette affaire fut indigne d’un vicaire du Christ. Le Souverain Pontife fit parvenir aux Templiers, dans les trois jours qui suivirent leur arrestation, « les meilleures assurances d’une heureuse solution de cette affaire, leur demandant de ne pas se décourager, de ne même pas « songer à s’enfuir… On pourrait dire que la grande faute des Templiers (une faute plus grave qu’un crime, aurait dit Talleyrand), ce fut de croire qu’il suffisait d’être innocent pour n’avoir rien à craindre de la justice ».

M. Tonnellier écrit ailleurs : « Ces hommes énergiques, qui avaient su jusque-là mater leur colère tant que ne furent en cause que leur honneur personnel et leur vie, s’estiment déliés de toute contrainte le jour où l’on touche à l’honneur et à la vie de l’Ordre. Devant l’abolition de cet Ordre, ils se déchaînent tout à coup, car c’est là pour eux le scandale des scandales, l’abomination de la désolation dans le Temple prédite par le prophète Daniel. Toucher à l’Ordre ! à l’Ordre de Notre-Dame ! à l’Ordre de saint Bernard ! à l’Ordre, gloire et pilier de la Chrétienté ! à l’Ordre, leur seule raison de vivre et leur seule fierté ! Leur retirer le manteau dans lequel ils n’auraient même plus la consolation d’être ensevelis un jour ! »

Ailleurs nous lisons encore : « Il est bon, il est salubre d’entendre enfin les Templiers clamer leur révolte et leur dégoût, exhaler leur rancœur, clouer au pilori  et Clément et Philippe le Bel. Ils ne s’avouaient donc pas coupables, et criaient vengeance au ciel ! »

Une figuration très suggestive est celle d’une hydre à deux têtes, représentant évidemment Clément V et Philippe le Bel. Sur ce dernier personnage, l’auteur porte une appréciation absolument identique à celle de René Guénon, et en contraste absolu avec celle de la plupart des historiens « officiels ». Il écrit : « Profondément imbu des principes laïcs et régaliens, comme ses familiers, les Pierre Flotte, les Dubois, les Enguerrand de Marigny, les du Plessis et l’excommunié Nogaret, Philippe était déjà l’archétype de ce que nous appellerions aujourd’hui le catholique anticlérical. Il voulait que le Pape fût à sa main et marchât à son fouet. Et il pouvait disposer maintenant, après Boniface VIII et Benoît XI, d’un pape français. Gageons que le procès des Templiers n’eût pas eu lieu si Boniface VIII ou Benoît XI eussent vécu ».

M. Tonnellier a tracé des Templiers, à la lumière de ses découvertes, un portrait inoubliable et qui remet admi­rablement les choses au point : « Nous sommes bien loin des soudards débauchés et sans foi ni loi que certaine Histoire a voulu nous montrer. Il y a de quoi rester rêveur, et on est amené à se demander — une fois de plus — comment on a pu traîner de tels hommes devant l’inquisition, par le moyen de quelle machination un tel procès a pu être monté. J’avoue ne pas être de ceux qui croient à la pureté des motifs qui ont guidé Philippe le Bel, ce prince pieux, nous dit-on, qui n’aurait agi que pour la défense de la foi. C’est oublier trop facilement Anagni et l’excommunication dont le roi fut frappé ».

L’auteur s’attache soigneusement à ruiner la plus infâme calomnie qu’ait inventée l’enfer contre la milice du Tem­ple : celle qui les accusait de profaner la croix. Il écrit : « Que voyons-nous à Domme ? Ces archives secrètes, restées secrètes depuis 650 ans, nous révèlent tout à coup, chez les Templiers, un ardent amour du Crucifix. Ces hommes le mettent partout en honneur dans leur cachot. Croix, crucifix, scènes de Crucifixions y abondent et forment comme le fond même de la méditation des prisonniers… La croix elle-même est entourée d’honneurs et de ses bras s’échappent des rayons glorieux. Est-ce le fait d’hommes qui, en un jour solennel, auraient craché sur cette même croix, sur ce même crucifix ?… Les murs de Domme nous racontent la vie spirituelle d’hommes qui étaient incontestablement des amants de la Croix… Tout cela n’a pas été fait pour les besoins de la cause : tout cela est trop vrai et ne peut tromper ».

M.Tonnellier, commentant une inscription : « Sancta Maria Mater Dei ora pro me Peccator », reproduite trois fois sur une représentation de la mise en croix, pense que l’illustrateur a voulu ici exprimer son remord « d’avoir avoué une faute qu’il n’avait pas commise, mais qu’il fallait avouer pour avoir la vie sauve, d’avoir avoué qu’il méprisait l’eucharistie, qu’il profanait le crucifix alors que ce n’était pas vrai… Il écrit cela dans la pierre, en cachette des gardiens, à l’intention des lecteurs à venir, pour l’honneur de l’Ordre, pour mériter à son heure dernière l’indulgence de la Mère de Dieu, Patronne des Templiers, à l’égard des aveux qu’en un jour de détresse inhumaine il avait fini par consentir ».

Nous pensons que ce sur quoi il importe d’insister, c’est l’observation suivante. Si les Templiers, dont la foi pro­fonde et l’ardente piété ne peuvent être mises en doute, avaient vraiment renié le Christ et profané la croix au jour de leur profession, — alors les murs de leur prison seraient couverts des témoignages écrits nous disant leur honte et leur repentir. Peut-être même n’auraient-ils pas osé représenter le symbole sacré de la croix, et en tout cas Clément V leur serait apparu comme le juste vengeur d’une faute exceptionnellement grave, une des formes de ce péché contre l’Esprit dont il est écrit qu’il ne sera pas pardonné. Ce n’est pas cela que nous voyons sur les murs de Domine.

Sur la fin des prisonniers, l’auteur écrit quelques lignes émouvantes : « Il est probable qu’ils moururent sans bruit, l’un après l’autre, dans leur prison. La dernière date que nous avons relevée est celle de 1320. Et ils n’étaient sans doute pas tout jeunes lors de leur arrestation en 1307. Et l’on vieillit vite en prison… Ils s’en allèrent, priant de toute leur âme le Christ et la Vierge, saint Jean et saint Michel… et emportant dans la tombe une fidélité farouche à l’Ordre du Temple et une haine non moins solide à l’égard de celui qui en était le destructeur ».

Il convient de féliciter M. le chanoine Tonnellier pour son heureuse découverte, et de le remercier pour l’écla­tant témoignage qu’il a rendu à ces Templiers, véritable­ment « crucifiés » par la difficulté où ils étaient mis de demeurer fidèles — malgré le roi et malgré le pape —, fidèles en dépit de tout à cette devise de la Chevalerie que rappelle l’auteur : « A Dieu mon âme, — Mon corps au roi, — Mon cœur à ma Dame, — Et mon honneur à moi ».

Dans Renaissance Traditionnelle de juillet 1972, Ma­dame Marina Scriabine étudie les très nombreuses allu­sions à la parole, à l’ « appellation » des êtres et à leurs noms qu’on rencontre dans les trois premiers chapitres de la Genèse. L’auteur précise d’ailleurs que « l’importance de l’acte de nommer » se retrouve « dans toutes les civi­lisations traditionnelles ». Cet article contient des remar­ques qui permettent de donner un sens spirituel à certains épisodes qui ne sont anthropomorphiques qu’en appa­rence : c’est le cas, par exemple, de l’histoire d’Adam qui, après la chute, « entendit les pas de l’Éternel se prome­nant dans le jardin à la brise du soir ». L’auteur explique comment l’homme, chassé de l’Éden (c’est-à-dire éloigné du centre), se dispersera de plus en plus dans l’étude des apparences, mais parallèlement s’efforcera de retrou­ver « cette parole qui ne faisait qu’un avec connaissance et création et qui soumettait l’univers à sa volonté ». Cette parole « ne peut accepter les limites du langage parlé, mais englobe, pour saisir la réalité dans toute son ampleur et sa complexité, l’image et toutes les autres formes d’expression (…) pour vaincre l’épée tournoyante et flam­boyante qui défend l’entrée de l’Éden ». Il s’agit d’«  un langage irréductible aux équivalences rationnelles,… qui se veut connaissance mais non savoir… Ce second langage, cette recherche de la parole perdue, s’exprime par l’image symbolique, et plus généralement par le symbole, par la parabole, l’emblème, l’oracle, l’incantation ou l’action liturgique ».

L’auteur mentionne que « l’Égypte a utilisé ce langage avec une ampleur sans doute unique dans l’histoire » ; mais on doit se souvenir que l’hermétisme occidental et oriental est, sur ce point comme sur d’autres, l’héritier de l’Égypte. Un point sur lequel on aimerait voir revenir l’au­teur, c’est celui du changement des noms. L’article rap­pelle celui du couple Abram-Saraï, devenu Abraham-Sara. Un autre peut-être encore plus important est celui de Jacob devenu Israël. Certains des épisodes qui accompa­gnent ce changement ont pu être mis en parallèles avec les faits rapportés dans la Seconde Épitre aux Corinthiens (XII, 1-8). Bien qu’il n’y soit pas fait mention d’un chan­gement de nom, on peut se demander si la « transmuta­tion » de Saul en Paul, qui apparaît brusquement et sans explication dans les Actes des Apôtres, lui est tout à fait étrangère. Le Nouveau Testament est ainsi plein d’énigmes, qu’il serait fort intéressant d’examiner à la lumière du symbolisme universel.

Il faut encore signaler, dans ce numéro, un article de M. Daniel Ligou sur les relations du Régime Ecossais Rec­tifié avec le Grand Orient de France ; — une étude de « Tétraktys » sur la cathédrale Notre-Dame de Paris ; la suite de l’article de Madame Françoise de Ligneris sur Stanislas de Guaïta ; —  et surtout de nouvelles notes sur le Compagnonnage par M. Gérard Lindien. Cet auteur rappelle notamment que les itinéraires compagnonniques négligent la France du Nord pour « ne vivre qu’en pays de vignobles » ; Guénon avait noté cette singularité. Il faut remarquer également — M. Lindien y est revenu à maintes reprises — que les règles de préséance, très stric­tes chez les Compagnons, accordent la primauté aux métiers qui s’exercent au-dessus du sol (par exemple à celui de couvreur) ; cet usage est facile à expliquer si l’on établit une équivalence entre les symboles de la maison et de la montagne. La partie la plus riche de l’article apporte d’abondantes informations sur les « couleurs » du Compagnonnage. « Chaque métier — à plus forte raison chaque Devoir — possède sa couleur, c’est-à-dire des rubans…, soit marqués de cachets…, soit frappés de symboles compagnonniques à l’aide de rouleaux gravés… ou de fers à chaud ». La « prise des couleurs » était un événement important dans la vie d’un Compagnon. « Le Père des Compagnons du Devoir, établi à Saint-Maximin, près de la Sainte-Baume, avait le monopole de la vente des couleurs et des cannes ». A l’origine, les couleurs compa­gnonniques étaient « le blanc et le bleu, les couleurs mariales ». Dans la suite, ce furent « dans un ordre varia­ble, le rouge, le vert et le blanc ». On sait l’importance de ces trois couleurs pour Dante ; ce sont aussi les trois couleurs liturgiques dominantes du culte catholique (le violet étant réservé aux temps de pénitence). M. Lindien semble regretter qu’ « aujourd’hui, les écharpes tendent à supplanter les traditionnelles couleurs par rubans ». Il mentionne aussi que « celles de l’Union Compagnonnique (une des organisations actuellement existantes) copient le symbolisme de la Maçonnerie spéculative » (Delta lumi­neux, œil qui voit tout, etc.). Bien d’autres informations seraient à recueillir dans cet article, et notamment la sui­vante : « Les Compagnons précisent que pour construire les cathédrales, ils disposaient d’une alchimie plus que d’une technique ».

Quand Guenon laissait entendre que les proches années verraient sans doute se manifester bien des découvertes touchant à plusieurs points de la doctrine traditionnelle, il ne pensait pas seulement — croyons-nous — à des découvertes d’ordre archéologique ou historique. Les sciences physiques, c’est-à-dire les sciences de la nature, doivent avoir aussi leur part dans ce mouvement de « résurgence ». Pourtant, nous ne croyons pas que Guénon, qui — en particulier dans Le Règne de la Quantité — a parlé en termes énigmatiques du « renversement des pôles », ait eu jamais connaissance des découvertes effectuées depuis 50 ans par une légion de géologues, géophysiciens, paléomagnéticiens et archéomagnéticiens — tous ces noms figurent dans l’étude que nous allons citer —, lesquels ont établi que « pendant les derniers millions d’années, le nord magnétique s’est transporté à plusieurs reprises au pôle sud ». La revue Sciences et Avenir de juillet 1972 a donné, sous la signature de M. François de Closets, un article très documenté sur cette question qui bouleverse actuellement bien des conceptions qu’on croyait « solidement » établies. « Il aura fallu, dit-il, plus de 50 ans pour que soient acceptées les premières constatations du géographe Jean Brunhes sur les inver­sions magnétiques, et c’est seulement pendant les années 60 que l’on a définitivement admis la possibilité pour le Nord magnétique de se déplacer d’un pôle à l’autre au cours des âges. Mais à peine le fait était-il accepté que les découvertes se sont multipliées — les découvertes et aussi les problèmes ». Nous n’avons pas à préciser ici la technique de ces découvertes, basée sur l’aimantation des cristaux de magnétite contenus dans les laves. On admet aujourd’hui qu’au cours des âges géologiques s’est manifesté « un phénomène périodique d’inversion » du magnétisme terrestre, ces phénomènes se renouvelant à des intervalles plus ou moins éloignés. « On en est actuellement à distinguer une trentaine de périodes de polarité magnétique différente pour les quatre derniers millions d’années. La moins étonnante en ce domaine n’est pas celle de l’événement de Laschamps, en Auvergne, qui semble indiquer une époque de polarité « inverse entre les années 30 000 à 20 000 avant notre ère. Cette découverte, due à Norbert Bonhommet, de l’institut de Physique du Globe de Strasbourg, a suscité « le plus grand intérêt, mais on attend encore une autre observation pour la confirmer. Elle tendrait à prouver que l’Homo sapiens connut un pôle Sud dans l’Arctique… sans s’en douter évidemment ». Sans s’en douter ? Qui peut le dire ?

La cause de ces inversions est inconnue. Les spécialistes « en sont réduits aux hypothèses, presque aux spécula­tions ». De nombreuses disciplines ont été mises à contri­bution pour les recherches. Il semble « que le rythme des inversions magnétiques était beaucoup plus lent dans le passé ». Les spécialistes qui s’occupent de ces questions reconnaissent qu’ils sont aux prises avec de véritables « casse-tête ». Des points intéressants demeurent cepen­dant acquis. On sait aujourd’hui que « l’intensité du champ magnétique terrestre ne cesse de varier » et l’on soupçonne l’existence d’ « une fluctuation régulière sur une période d’environ 4 000 ans… En certains points favo­rables du cycle, une perturbation suffirait à faire bas­culer la polarité ». L’auteur termine son article en remar­quant : « La découverte de Brunhes, qui a mis un demi- siècle à se faire reconnaître, risque de mettre un siècle à se faire expliquer ».

Tel est donc actuellement l’état de la question, du point de vue scientifique. Du point de vue traditionnel qui est celui de notre revue, on ne peut que se féliciter de cette « illustration » d’une des thèses les plus « sensa­tionnelles » de la cosmologie sacrée, que Guénon a été le seul à formuler en mode logique. Dans l’ordre des sym­boles, on pense évidemment au sablier, avec sa double application microcosmique (sablier du Tableau hermétique de la chambre de réflexion maçonnique) et macrocos­mique (clepsydre de la Melancolia d’Albert Dürer). Les questions de datation ne sauraient préoccuper beaucoup les guénoniens, car elles portent sur des événements qui sont bien au-delà des « limites de l’histoire ». Et d’ailleurs « les mystères du Pôle (Asrâr qutbâniyah) sont bien gardés ». En tout cas, il sera bon de suivre l’évolution de la question au cours des prochaines années. Peut-être devons-nous nous attendre à d’autres découvertes non moins surprenantes.

Denys Roman

Darkness visible partie 1

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe de printemps 2007. N°6

Darkness visible [Première partie]

Le présent texte se propose d’aborder quelques points particulièrement en rapport avec la Maîtrise maçonnique. Il s’agit de séquences rituelles qui ne sont plus pratiquées que partiellement dans le cadre de certains Rites. Notre intention n’est pas de mettre en cause, évidemment, la raison d’être de ce que l’on désigne par le terme général de « hauts grades » ou d’en négliger l’intérêt, notamment pour certains d’entre eux que l’on peut considérer comme de véritables héritages symboliques 1.

Nous développerons donc quelques réflexions sur le contenu et la finalité de la Maîtrise, réflexions qui paraissent nécessaires au regard d’une tendance que quelques-uns, au sein de la Maçonnerie notamment française, s’efforcent de propager depuis quelques temps et pour lesquels ce degré ultime de la Maçonnerie symbolique ne serait qu’une étape « inachevée », « déviée » ou une « impasse » dans le parcours maçonnique. A l’évidence, il conviendrait de l’amender ! Mais ces idées ne peuvent faire leur chemin, et parfois s’imposer dans quelques esprits, qu’à la faveur d’une mentalité dénuée de rigueur intellectuelle et, serait-on tenté de dire, du plus élémentaire « bon sens » : en fait, l’éclectisme qui se voile fréquemment sous le masque de la tolérance conduit inévitablement à accepter toute chose et son contraire, excepté, il est vrai, les idées traditionnelles. A ce piège pour le mental, René Guénon répondait en disant qu’il « faut savoir mettre chaque chose à sa place » ; il posait ainsi les principes d’une discrimination indispensable à toute démarche orientée selon des critères de caractère traditionnel. Aussi, devant le refus, aujourd’hui trop répandu, d’examiner et de traiter les sujets en cause de manière autre que par un « esprit critique » désacralisant et profanateur, il devient aujourd’hui indispensable d’aborder quelques-unes des possibilités rituelles que recèle le grade de Maître dont R. Guénon regrettait que la pratique soit négligée : « [ … ] si le grade de Maître était plus explicite, et aussi si tous ceux qui y sont admis étaient plus véritablement qualifiés, c’est à son intérieur même que ces développements devraient trouver place, sans qu’il soit besoin d’en faire l’objet d’autres grades nominalement distincts de celui-là »2.

Le sujet que nous allons examiner dans cette étude est donc intimement lié à la Maîtrise maçonnique et plus précisément à sa mise en œuvre rituelle dans la Chambre du Milieu, dans la perspective d’une opérativité plus « juste et parfaite » 3.

Pour une meilleure approche des données qui y sont relatives, il ne nous paraît pas inutile de faire état au préalable de quelques considérations générales sur la nature du rituel maçonnique, ainsi que sur des points particuliers touchant à la Maîtrise.

***

La Maçonnerie n’est pas, comme on le croit, bien souvent en toute bonne foi, une « société de pensée », foncièrement humaniste,4 siège de « débats d’idées », non plus qu’un « système » figé et clos, à l’image de divers organismes ou associations constitués selon les conventions et modes de pensée habituels à notre époque : rien, dans ses caractéristiques et dans sa nature même, ne permet de l’assimiler à ces manifestations profanes. Ceci se conçoit par le fait qu’une organisation initiatique digne de ce nom n’a pas à dépendre des « critères » ou des « valeurs » diverses qui procèdent du point de vue profane prévalant dans la société occidentale moderne, ce point de vue générant une activité étrangère à toute démarche traditionnelle véritable, a fortiori initiatique. D’ailleurs, dans l’hypothèse où la généralité des Maçons en viendrait à adopter une tendance typiquement profane, le seul fait, pour une organisation telle que la Maçonnerie, de conserver dans son intégrité son dépôt de base, celui du Métier (de constructeur) et les éléments rituels essentiels à sa mise en œuvre, lui permettrait de transmettre l’influence spirituelle indispensable à la validité de l’initiation ; de surcroît, la possibilité de vivifier les dépôts qu’elle recèle en son sein serait toujours donnée à ses membres possédant les qualifications requises. Ceci la distingue donc à jamais de toute société à but « culturel » quelconque, qui s’évanouit dès qu’elle n’a plus sa raison d’être liée à la contingence. De plus, dans cette approche, il convient de prendre en compte le mode d’appréhension de la connaissance initiatique spécifique à la Maçonnerie, basé sur la pratique d’un rituel véhiculant une doctrine (de laquelle procède une méthode) sous forme symbolique : ceci n’a aucun rapport, si minime soit-il, avec les procédés d’acquisition d’un savoir quel qu’il soit, fût-il le plus étendu possible et le plus respectable dans son ordre.

D’ailleurs, les méthodes utilisées pour l’obtention d’un tel savoir sont, comme le précise R. Guénon, « la négation même de celles qui ouvrent l’accès à la connaissance initiatique »5.

De même, on ne peut pas assimiler la Maçonnerie à un « système » pour les raisons générales précédemment indiquées, qui font que tout en elle s’oppose à la moindre systématisation, ne serait-ce que la présence – et l’usage selon l’Art – de son symbolisme qui est d’origine supra-individuelle. Cette origine exclut forcément toute élaboration de caractère artificiel et conventionnel basée sur des critères progressistes et évolutionnistes ; ceci sous-tendrait – point de vue typiquement profane – que le corpus symbolique de la Maçonnerie (qui en est le véhicule doctrinal et donc « central ») se serait progressivement enrichi au cours des siècles d’emprunts à des « disciplines » diverses, ce qui constituerait un syncrétisme tout juste bon, au fond, à intéresser les curieux d’archéologie traditionnelle. D’ailleurs, R. Guénon n’a­-t-il pas affirmé, en rapport avec la « spéculation » possible – et même généralement indispensable – qui se rapporte au symbolisme, que « [ … ] toute systématisation [ … ] est incompatible avec l’essence même du symbolisme »6 et que « d’ailleurs, l’unité apparente d’un système, qui ne résulte que de ses limites plus ou moins étroites, n’est proprement qu’une parodie de la véritable unité doctrinale » 7

En considération de cela, examinons maintenant les deux composantes du rituel maçonnique qui représentent l’essentiel du Travail en Loge, à savoir la forme et le fond.

On remarque tout d’abord qu’une certaine confusion semble s’être imposée dans la façon d’appréhender ces deux composantes, séparément ou dans l’ensemble qu’elles forment ; ceci génère des conséquences préjudiciables d’importance non négligeable pour la démarche initiatique. En effet, on néglige trop souvent que le rituel est d’origine supra-individuelle (ou supra-humaine) pour ce qui est de son essence qui est symbolique : ce caractère sacré impose le respect le plus absolu de ce que le rituel véhicule d’essentiel, et demande une approche particulière eu égard à sa nature. Pour une saisie correcte du texte rituel, examinons les rôles respectifs du fond et de la forme afin d’en cerner la spécificité propre.

D’abord, il apparaît que la composante littérale est dépendante du fond pour une large part (sans comparaison avec un texte de caractère profane) et que, lorsqu’on pense être à même d’y apporter des modifications plus ou moins importantes, le risque est grand d’altérer les éléments doctrinaux véhiculés sous forme de symboles, ou, ce qui n’est pas moins fâcheux, d’en bousculer la cohérence et l’ ordonnancement hiérarchique ; cette modification de la lettre produirait alors un désordre dans l’appréhension et l’assimilation du contenu rituel, au préjudice notamment du but du Travail en Loge qui vise précisément à la mise en ordre des éléments constitutifs de l’être pour leur réintégration dans leur centre originel ; en effet, c’est consécutivement à la chute d’Adam (ou à l’éloignement du Principe), qui a engendré dualité et multiplicité, que la nécessité de « rassembler ce qui est épars » s’est imposée.

En conséquence de quoi, lorsque cette finalité est perdue de vue, la démarche la plus sincère du monde ne se fonde plus que sur une approche de caractère individuel- humaniste pourrait-on dire – participant de la mentalité et du point de vue profanes, tout à fait étrangers à l’esprit initiatique ; ainsi, à partir de la déviation plus ou moins accentuée, on aboutit, dans les cas extrêmes, à la subversion proprement dite qui, elle, est irrémédiable. C’est pourquoi il faut veiller à ce que la composante littérale, en tant que support et accompagnement du fond méthodique et doctrinal du rituel, assure en permanence son rôle ordonnateur, régulateur et protecteur.

Les rituels maçonniques8, qui occupent une position rectrice centrale dans la démarche du Maçon, furent l’objet, à diverses reprises et époques, d’adaptations nécessaires et donc légitimes, du fait qu’ils ne sont pas figés systématiquement dans leur littéralité.

Mais, s’il est admissible que la forme d’un rituel puisse être adaptée dans une certaine mesure au langage particulier d’une époque sous peine de compromettre éventuellement ses possibilités d’appréhension, par contre, le contenu symbolique dont cette littéralité est le support doit être impérativement préservé et transmis ne variatur ; ainsi, le corpus symbolique (et donc doctrinal) de l’Ordre verra sa mise en œuvre maintenue en conformité avec le but poursuivi par le Métier de constructeur qui, en fait, n’est autre qu’une « projection » particulière du plan du Grand Architecte de L’Univers dont l’application vise à la réalisation de la plénitude de chaque être.

Tous les éléments rituels fondamentaux entrent dans ce cadre et représentent la base doctrinale et méthodique qui constitue le Métier, à laquelle s’ajoutent divers dépôts symboliques -véritables héritages- que la Maçonnerie a recueillis au cours des âges. Ceci, indépendamment d’autres critères, autorise à en reconnaître l’élection comme Arche vivante des Symboles, et c’est pourquoi il appartient à ses membres – et notamment les Maîtres – de préserver les « germes » qu’elle renferme en son sein afin d’assurer leur fructification « lorsque les temps et les circonstances le permettront »9.

Dans cette perspective, nous allons aborder un usage encore perceptible dans les rituels des XVIII· et du début du XIX· siècles qui relèvent de certains Rites (notamment le Rite Français ou Moderne et le Rite Écossais Ancien et Accepté ) , et qui représente un vestige d’une séquence rituelle contribuant à l’intégration « opérative de la Maîtrise maçonnique. Cet usage, qui a subsisté partiellement jusqu’à aujourd’hui, est appliqué le plus souvent sans que sa signification véritable soit vraiment comprise10. Mais avant d’en examiner la teneur et la portée, il nous paraît souhaitable d’apporter quelques précisions sur divers aspects spécifiques à la Chambre du Milieu.

L’expression « Chambre du Milieu » se réfère au « lieu » initiatique central de la Maçonnerie du Métier, et évoque par là même la position du Maître Maçon se situant « entre l’Équerre et le Compas », c’est-à-dire en tant que médiateur entre la « Terre » et le « Ciel », prérogative de l’être réintégré dans son état primordial. Selon le point de vue macrocosmique, la Chambre du Milieu est assimilable au Paradis terrestre qui est la « Terre sainte » : c’est le jardin D’Éden sur lequel règne un Printemps perpétuel et où il ne pleut jamais. C’est pourquoi les germes « sans nombre » qu’il recèle sont en attente et ne peuvent éclore et s’épanouir qu’après la « descente » consécutive à la « chute d’Adam » ou, en d’autres termes, que suite à la manifestation engendrée par la bi-polarisation de I’Unité11. La Chambre du Milieu est ainsi le lieu de rassemblement rituel des Maîtres Maçons dans une « orientation » particulière à leur état (cette orientation nouvelle correspond en réalité à une position selon l’Axis Mundi, elle est donc polaire), et, de ce fait, sont générées toutes les « actions et réactions concordantes » que cet état implique ; c’est pourquoi la Chambre du Milieu12  est, en principe, le lieu de tous les possibles : il est celui de la justice et de la Paix13. Certes, la Chambre du Milieu est l’objet d’une attention particulière de la part de ceux qui nient sa réalité au sein de la Maçonnerie opérative, cette dernière n’ayant d’ailleurs, pour eux, aucun lien formel avec la Maçonnerie spéculative : et nombreuses sont les gloses à ce sujet, expressions péremptoires d’un refus de l’évidence. Partant de ce postulat, on ne peut qu’assimiler le degré de Maître et sa base rituelle à une élaboration artificielle fondée sur des emprunts introduits tardivement par des Maçons « lettrés », de « culture » exotérique et insatisfaits de leur grade d’Apprenti-Compagnon14 quoi que certains en pensent, quoi qu’ils veuillent nous faire croire, la Maîtrise n’est pas un aboutissement ou alors ce serait celui d’une impasse, au fond de laquelle se dresse un mur que l’on n’ose pas franchir » (in La Légende d’Hiram, « Introduction », p. 5) ; par ailleurs : « [ … ] le rituel [est] tellement rempli d’inconséquences ; [ … ] le compilateur [a] entrepris la tâche délicate de souder une histoire douteuse sur une légende de brume [ … ] » (in Les Plus belles pages de la Franc-Maçonnerie française, Éditions Dervy, p. 178). Quant aux propos d’une nullité affligeante de M. Porset, mieux vaut les ignorer. Ces auteurs auraient-ils oublié que, dans la Chambre du Milieu, « il s’agit de mort et de résurrection » ? Il est vrai que l’héritage du « siècle des lumières » est toujours présent dans les esprits avides de modernité.] ; nous  faisons allusion ici aux affirmations selon lesquelles la Maçonnerie n’aurait été composée que des degrés d’Apprenti et de Compagnon, situation qui ne concernait véritablement que des Maçons « Modernes » de la Grande Loge de Londres. Cette façon d’écrire l’histoire ne tient pas compte notamment de possibles filiations des Antiens, que ce soit en Angleterre, en Écosse ou en Irlande, et en particulier sur le continent”. Quant à la légende d’Hiram, il faut bien l’évoquer dans le cadre présent car, en tant que fondement rituel actuel de la Maîtrise, il ne saurait y avoir d’effectivité réelle de celle-ci sans son accomplissement. Elle est, comme tout accompagnement d’un processus initiatique – et sans commune mesure avec les degrés précédents -l’expression véritable et la mise en œuvre de la « théorie du geste » à laquelle R. Guénon a fait allusion à quelques reprises .15. C’est pourquoi il est surprenant que le degré de Maître et la légende qui en forme le « drame » soient aujourd’hui fortement contestés au sein même de la Maçonnerie française …

La légende d’Hiram n’a pas de fondement historique biblique, ce qui chagrine nombre de littéralistes ombrageux plus ou moins dévotionnels, qui scrutent avec soupçon le moindre détail des rituels – surtout lorsqu’il s’agit de la composante légendaire de l’Ordre -, « filtrant [ainsi] le moucheron et avalant le chameau » ! Évoquons à ce propos l‘Histoire de la Reine du Matin et de Soliman, Prince des génies, que l’on s’efforce, dans certains milieux français, de substituer à la légende qui a cours dans la Maçonnerie universelle. Cette légende, rapportée par Gérard de Nerval, présente un caractère déviant qu’il convient de dénoncer. Voici ce que disait R. Guénon de cette « version de la légende d’Hiram, dont la “source” se trouve chez Gérard de Nerval : qu’elle ne soit due qu’à la fantaisie de celui-ci, ou qu’elle soit basée, comme il le dit, sur quelque récit qu’il avait entendu réellement (et en ce cas, elle appartiendrait vraisemblablement à quelqu’une des sectes hétérodoxes du Proche-Orient), elle n’a en tout cas rien de commun avec l’authentique légende d’Hiram de la Maçonnerie, et elle a eu, par surcroît, le sort plutôt fâcheux de devenir un des “lieux communs” de l’anti­maçonnisme, qui s’en est emparé avec des intentions évidemment tout autres que celles qui la font utiliser ici, mais pour arriver en définitive au même résultat, c’est-à-dire [ … ] à attribuer à l’initiation un caractère “luciférien” »16. Il faut le dire nettement : cette position constitue une véritable négation de la finalité initiatique de l’Ordre dont le développement doit logiquement conduire l’initié à « l’état édénique », ne serait-il que virtuel, cet état dont Guénon nous dit qu’il correspond à I ‘état primordial » qui représente la plénitude de l’état humain et l’achèvement des petits mystères. Faute de la Maîtrise proprement dite, qui ne se réalise pour le moins que par la mise en œuvre rituelle intégrale des éléments qui composent la légende d’Hiram -ou son équivalent-, la démarche maçonnique serait inachevée comme l’édifice auquel manquerait « la pierre que les constructeurs avaient rejetée … » ; Envisager cette question fondamentale sous l’emprise d’une perception faussée de l’« édifice » des hauts grades17 constitue sans nul doute une curieuse erreur de jugement.

***

Abordons maintenant plus précisément le sujet de cette étude qui est l’examen d’un point négligé aujourd’hui de la mise en œuvre rituelle : il est parmi les plus significatifs et des plus mystérieux de la pratique opérative des « Maçons des anciens jours » ; il est désigné encore aujourd’hui dans la Maçonnerie britannique (plus précisément de style Émulation également pratiqué en France et en Italie) et uniquement dans le cadre de la Maîtrise, par l’expression darkness visible qui signifie « ténèbres visibles » (parfois « perception des ténèbres » ). Cette expression est d’origine incertaine comme nombre de locutions maçonniques ; à notre connaissance, elle n’apparaît pas en tant que telle dans les Anciens devoirs (Old Charges) et textes rituels que sont les divulgations, comme par exemple Le Sceau rompu, La Maçonnerie disséquée ou Les trois coups distincts. La première mention publique connue de l’expression darkness visible se trouverait dans le poème de John Milton, Paradise Lost (Paradis perdu), édité en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIe siècle”18. L’auteur l’a probablement tirée d’un contexte précis qui nous est étranger mais qui paraît s’inspirer de la Divine Comédie de Dante qu’il aurait connue lors de son voyage en Italie. Il attribue à cette expression une signification purement négative en rapport avec l’Enfer. Pour Milton, « Dieu est Lumière. Par contraste les ténèbres sont les Enfers et les Enfers sont les ténèbres séparées de la Lumière » ( … ) ; « L’Enfer est un sombre et horrible donjon, une flamme comme une grande fournaise et ces flammes ne produisent pas de lumière mais seulement des “ténèbres visibles” qui révèlent le spectacle du malheur ». Le personnage central en est Satan et l’allusion au « sombre et horrible donjon » se rapporte manifestement à la « Cité de Dité » (que l’on peut considérer comme une sorte de reflet inversé de la Jérusalem céleste) que Dante évoque avec effroi notamment dans les Chants VIII et IX de l’ lnferno. Cette perspective amènera Milton à ne retenir que l’aspect infernal de cette expression, celui qui correspond à la chaleur obscure attribuée en mode traditionnel aux états subtils inférieurs, et en particulier aux anges déchus qui se sont rebellés contre l’Autorité divine19.

En relation avec l’assimilation des anges déchus à la chaleur obscure, l’état subtil inférieur et le « Satellite sombre », il faut noter l’analogie inverse utilisée par l’Alighieri lorsqu’il relate l’intervention, en Enfer, d’un « envoyé du Ciel » au geste étrange ; cet être de nature angélique va assurer l’ouverture des portes de la « Cité de Dité » qui demeurent obstinément infranchissables pour Dante et son guide seuls. Il semble qu’il y ait là une manifestation de la Volonté divine en sa Miséricorde au sein de l’Enfer.

(à suivre)

ANDRÉ BACHELET

  1. Cf. également note 9. Cela concerne les dépôts symboliques sous forme synthétique que l’Ordre a recueillis et qui proviennent, pour la plupart, du domaine ésotérique de traditions éteintes. On peut consulter à ce sujet notre texte « L’Arche vivante des Symboles » paru dans « Vers la Tradition » n° 77, sept.-nov. 1999.
  2.  R. Guénon, Études sur la Franc Maçonnerie et le Compagnonnage, Éditions Traditionnelles, 1965, tome 2, « Parole perdue et mots substitués », p. 41.
  3. Il s’agit, en l’occurrence, de la prise en compte de l’efficacité inhérente aux rites initiatiques et à leur pratique, sans qu’il faille y voir une quelconque connotation magique.
  4. L’humanisme est l’expression même de l’individualisme, qui est « antimétaphysique et anti-initiatique » (cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Editions Gallimard, 1970, p. 44). Du fait qu’il n’a aucune correspondance avec le but assigné à l’initiation, l’humanisme n’est pas applicable à cette démarche, et va même à l’encontre du développement normal et complet de celle-ci.
  5. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, Éditions Traditionnelles, 1953, p. 217.
  6. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, op. cit., ch. XXX.
  7. R. Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XVII, p.140.
  8. La Maçonnerie se pratique selon différents Rites, qui sont autant de modes d’appréhension de la démarche commune du Métier de constructeur ; d’autre part, des variantes rituelles existent dans le cadre de chaque Rite. Cette situation profite également aux innovateurs et réformateurs d’esprit profane qui, notamment en France, s’efforcent d’imposer de nouveaux rituels dans lesquels sont introduits des éléments souvent déviants. Il serait intéressant d’examiner de près certaines versions récentes des Rites Français Moderne et Écossais Ancien et Accepté qui se recommandent de la plus grande ancienneté possible, celle-ci tenant trop souvent lieu de garant d’authenticité et de véracité …
  9. Cette formule est tirée du rituel de style Émulation pratiqué en France et en Italie. Le thème des héritages échus à la Maçonnerie a été développé par Denys Roman à partir d’éléments significatifs contenus dans l’œuvre de R. Guénon qui a mis l’accent sur l’exceptionnelle faculté d’assimilation et de conservation de l’Ordre maçonnique (ce qui révèle une étroite affinité avec l ‘Hermétisme), C’est là le fil conducteur du thème majeur de l’œuvre de Denys Roman, et c’est ce qui le conduisit à qualifier la Maçonnerie d’ « Arche vivante des Symboles ». On consultera à ce sujet ses deux ouvrages : René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie et Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « Arche vivante des Symboles » (Éditions Traditionnelles, Paris, 1995) ; on notera, dans ce dernier livre et en rapport avec ce sujet, la citation suivante de Guénon, placée en exergue du chapitre IX, « Le Manuel maçonnique de Vuillaume » : « Il y aurait certainement  beaucoup à dire sur ce rôle “conservateur” de la Maçonnerie et sur la possibilité qu’il lui donne de suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’initiations d’un autre ordre dans le monde occidental actuel » (in « Parole perdue et mots substitués », op, cit.)
  10. Dans cette étude, nous nous limiterons exclusivement à la Maçonnerie dite « symbolique » (celle des trois premiers degrés de la loge « bleue ») et en particulier au 3ème degré représenté ici par la « Chambre du Milieu » ; le but est de souligner la possibilité et la nécessité, dans le cadre précis du Métier qui est trop souvent négligé, d’une opérativité plus effective. Nous ne mésestimons pas pour autant les développements mis en œuvre par les « hauts grades », que ce soit dans le cadre du Rite Écossais Ancien et Accepté ou dans celui d’autres Rites.
  11. C’est dans son rapport avec le domaine cyclique et en relation avec le processus cosmogonique que le symbolisme causal est utilisé ; si l’on considère l’état primordial, dans sa plénitude, il est évidemment « antérieur » à une distinction temporelle. La position médiane et centrale de l’Homme primordial a été abordée par R. Guénon notamment dans son ouvrage La Grande Triade au chapitre XIV, « Le Médiateur ».
  12. A la suite d’une appréhension littéraliste qui détermine l’ensemble de leur démarche, ceux qui se présentent actuellement en France comme les « restaurateurs » du Rite Français (ou Moderne) attribuent la « Chambre du Milieu » au grade de Compagnon. S’il fallait prendre cette vision au sérieux, cela mettrait en cause l’ordre hiérarchique des grades du Métier et, par voie de conséquence, la raison d’être de certains hauts grades !
  13. « Dans la justice” se résument toutes les vertus de la vie active, tandis que dans la “Paix” se réalise la perfection de la vie contemplative » (R. Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 118).
  14. La Maîtrise, aboutissement logique du Métier de constructeur, est, comme nous le disions au tout début de ce texte, considérée aujourd’hui par certains spécialistes français de la Maçonnerie comme un « degré d’erreur » ou d’« échec ». Ceci amène à s’interroger sur la façon dont la démarche initiatique est conçue dans sa globalité et dans sa « nécessité » providentielle (notamment en rapport avec la « perte de la Parole »). Ces modes d’appréhension, qu’ils soient d’ordre historiciste et scientiste, voire freudien ou jungien, démontrent par là leur étroitesse. La prise en considération et l’application de telles suggestions profanatrices dans la démarche initiatique et la pratique rituelle en particulier, ne peut conduire qu’à une finalité déviée de son objet. En prenant quelques exemples parmi les historiens français de la Maçonnerie, on découvre bien des incongruités ; ainsi de M. Négrier qui affirme que « [ …
  15. Pour cela, se reporter aux remarques de R. Guénon parues dans les Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2, p. 122, qui évoque « la “survivance” possible de la Maçonnerie opérative en France même, jusque vers la fin du XVIIe siècle ou le début du XVIIIe”, en raison de la « présence de certaines particularités par lesquelles les rituels français diffèrent des rituels spéculatifs anglais, et qui ne peuvent manifestement provenir que d’une “source” antérieure à1717 [ … l ».
  16. R. Guénon, Comptes-rendus, Éditions Traditionnelles, 1973, pp. 47-48.
  17. Cela concerne ceux des Maçons qui sont atteints de ce qu’on pourrait appeler le « syndrome » des hauts grades
  18. J. Milton, Paradise Lost, 1ère édition 1667 en 10 volumes.La citation qui suit dans le texte est traduite d’après « Ars Quatuor Coronatorurn », n° 103, 1990.
  19. Cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, op. cit., « Quelques remarques sur le nom d’Adam », p. 59.

Note introductive 3

avertissement

2009 : La Lettera G / La Lettre G, N° 10

 Denys Roman : « Du Temple à la Maçonnerie par l’Hermétisme chrétien »*

  Il est reconnu que Denys Roman retenait l’œuvre de René Guénon comme référence authentiquement traditionnelle, et nos lecteurs n’ignorent pas non plus l’intérêt privilégié que ce dernier accordait à l’Ordre maçonnique et en particulier à l’Hermétisme, parce qu’il considérait que la science d’Hermès présente avec l’Art Royal une affinité de nature. Continuer la lecture