André Billy, Stanislas de Guaita

André Billy, Stanislas de Guaita (Mercure de France, Paris).

[Compte rendu publié dans E. T. nº 427, sept.-oct. 1971, pp. 232-234.]

 L’auteur, membre de l’académie Goncourt et chroniqueur réputé, est mort au début de l’année 1971. Dans cet ouvrage, il raconte minutieusement les rapports de Guaita avec les occultistes de son temps et en particulier avec son secrétaire Oswald Wirth. Ils avaient été mis en relations par le chanoine Roca, fondateur d’un “christianisme ésotérique” quelconque, et qui devait peu après être l’objet de censures ecclésiastiques (suspense, mise à l’Index, etc.). Guaita “attira l’attention de Wirth sur la valeur initiatique du Tarot”, et l’on sait l’importance que le Tarot devait prendre, avec l’astrologie divinatoire, dans les conceptions du fondateur du Symbolisme.

André Billy a visiblement voulu faire un ouvrage “pittoresque”, ce qui lui était facile, car les milieux occultistes français, au tournant du siècle, fourmillaient de personnages peu ordinaires. Encore laisse-t-il de côté bien des détails amusants. Par exemple à propos de Péladan, il mentionne bien qu’informé par Guaita de l’existence dans la Bible d’un roi chaldéen nommé Mérodack Baladan, le Sâr abandonna aussitôt son prénom, vraiment peu royal de Joséphin, et signa désormais ses “mandements” souverains : “Le Sâr Mérodack Péladan”. Il rappelle aussi le “mandement épiscopal” du Sâr “excommuniant la femme Rothschild” (sic) coupable d’avoir acheté la maison de Balzac sans en référer à Péladan, pourtant pontife de l’ “aristocratie” (resic). Il fait aussi allusion à la “guerre des deux roses” entre la Rose-Croix catholique fondée par Péladan et la Rose-Croix Kabbalistique dirigée par Guaita, lequel déclara le premier “schismatique et apostat”. Mais il omet un épisode encore plus cocasse. Léon Bloy — démarquant le poème d’Alfred de Vigny intitulé “Eloa ou la sœur des Anges”— avait publié dans le Gil Blas un article satyrique contre Péladan, intitulé : “Eloi ou le Fils des Anges”. Le Sâr n’admettait pas l’ironie, ce qui est d’ailleurs un signe assez inquiétant. Il intenta un procès au “mendiant ingrat”. On était alors aux plus beaux jours de l’alliance franco-russe. Un des Maîtres du barreau de Saint-Pétersbourg, venu à Paris pour y défendre gratuitement “une cause généreuse”, obtint pour Léon Bloy un acquittement d’autant plus triomphal que l’avocat de Péladan eu la calamiteuse idée de lire à l’audience l’article incriminé, à la grande joie de l’assistance… et du tribunal.

Mais ce qu’il y a de plus intéressant dans le récit de Billy, c’est certainement les détails donnés sur l’affaire Boullan. Ce prêtre interdit, plusieurs fois condamné pour escroqueries, dirigeait les Annales de la Sainteté. Billy va cependant un peu trop loin quand il en fait le “précurseur du modernisme” (p. 74) ; mais il est certain que Boullan fut un personnage encore plus inquiétant que pittoresque. Il était en prison à Rome quand la prise de cette ville par l’armée italienne en 1870 lui rendit sa liberté. Par la suite il entra en contact avec Huysmans et impressionna beaucoup le futur auteur de Là-bas. Une vive polémique opposa Guaita, Wirth, Maurice Barres, Victor-Emile Michelet et Laurent Tailhade d’une part, Boullan, Huysmans et Jules Bois d’autre part. L’affaire se termina par le simulacre de duel entre Guaita et Huysmans.

L’affaire Boullan, dont les archives sont au Vatican (mais nous avons entendu dire qu’Oswald Wirth en avait transmis des éléments très importants à l’un de ses disciples) n’est qu’un maillon d’une chaîne qui parcoure tout le XIXème siècle et se prolonge en deçà et au-delà. De Mme Bouche qui connut Naundorff et prépara l’ “Œuvre de la Miséricorde”, on passe à Martin de Gallardon qui reconnu en Naudorff l’orphelin du Temple et, d’après certains historiens et auteurs non conformistes (de G. Lenôtre à Maurice Garçon), joua peut-être un rôle dans la révolution de 1830. — puis à Vintras, fondateur de l’ “Œuvre de la Miséricorde” et qui enseignait que la Vierge, comme le Christ, était née par l’opération du Saint-Esprit, — puis à Boullan d’une part et de l’autre à l’abbé Tardif de Moidrey, exégète du “Secret de la Salette”, et au moine Rigaux qui hébergeât Mélanie Calvat et fut un ardent propagateur de prétendues prophéties. (On sait que René Guénon tenait cette affaire pour très suspecte). Les derniers noms que nous avons cités nous ramènent d’ailleurs à l’ “histoire littéraire”, puisse que Tardiff de Moidrey fut l’inspirateur de Léon Bloy et en partie de Paul Claudel, et que le chanoine Rigaux exerça également une profonde influence sur certains courants mystico-littéraires de notre temps.

Même de ce seul point de vue de l’ “histoire littéraire”, on pourrait ajouter bien d’autres détails curieux que des recherches récentes ont mis à jour. Huysmans eut à son service une certaine Mme Thibaud, en qui Boullan voyait “le Melchisédech féminin”. D’après l’orientaliste Louis Massignon, lui-même grand dévot de la Salette, c’est à Boullan que Huysmans devait sa conversion qui se produisit à La Salette en 1890. C’est une histoire vraiment extraordinaire, où interviennent des personnages assez troubles. On sait d’autre part que Mme Thibaud joue un rôle capital dans plusieurs romans de Huysmans, sous la figure très idéalisée de “Madame Bavoil”.

Les remarques contenues dans nos deux derniers paragraphes n’avaient pas à figurer dans le récit d’André Billy, qui ne visait aucunement à s’occuper des “dessous” de l’histoire. Son ouvrage qui se lit avec plaisir, restitue en tout cas assez fidèlement l’ambiance des milieux occultistes, dont Stanislas de Guaita était une des figures les plus intéressantes.

Denys ROMAN