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E.T. N° 429 – janvier- février 1972

Dans Renaissance Traditionnelle de juillet 1971, M. Pierre Chevallier expose les troubles suscités dans une Loge de Troyes par le décret arbitraire pris par Napoléon III en 1862, et qui imposait le maréchal Magnan comme Grand Maître du Grand Orient. — Un autre article, signé « Tétraktys », donne de très curieuses remarques sur les nombres 6, 7 et 8. Il rappelle notamment un problème mathématique célèbre sur le nombre des disci­ples de Pythagore : 25 hommes et 3 femmes, soit 28 ; or, 28 est le « nombre triangulaire. » de 7 (c’est-à-dire la somme des 7 premiers nombres). Les considérations sur les nombres issus de 6 sont particulièrement intéressantes. Le « nombre triangulaire » de 36 (carré de 6) est 666. D’autre part, selon Vitruve, les Pythagoriciens, dans leurs poèmes, limitaient leurs vers au nombre de 216. Or, 216 est le cube de 6, et de plus la somme des cubes des nombres 3, 4 et 5, dont on sait l’importance dans le pythagorisme et aussi dans la Maçonnerie opérative.

A ces propriétés du nombre 216, dont « Tétraktys » relè­ve avec raison le caractère pythagoricien, on peut en ajouter une autre non moins remarquable : 216 est le double de 108, qui est un « nombre cyclique » particulièrement important. En conséquence 216, comme 108, est un sous- multiple de 25920, nombre qui exprime en années la durée de la précession des équinoxes, base fondamentale de toutes les chronologies traditionnelles. 216 est contenu 120 fois dans 25920. Il joue donc en quelque sorte un certain rôle de « mois cosmique » ; et dans un tel sys­tème, 108 est l’équivalent d’une demi-lunaison (croissante ou décroissante). Nous avons signalé, il y a quelque temps, une application, possible du cycle de 108 ans à la date capitale de notre siècle, en rapport avec l’histoire du « Saint-Empire », dont on sait l’importance dans la Maçonnerie. Et nous rappelions aussi que la date en ques­tion (1914) est située à 600 ans de la date capitale (selon Guénon) de notre millénaire. Ce nombre 600 n’est rat­taché que très indirectement à la précession des équi­noxes, mais il n’en a pas moins avec le nombre 216 une « parenté » très significative. Non seulement il procède (comme 216) du nombre 6, dont il est le centuple, — mais il procède aussi (comme 216) des trois nombres pytha­goriciens 3, 4 et 5. Le produit 3x4x5 donne 60, dont 600 est le décuple.

Il faut donner une place à part à deux études qui sortent vraiment de l’ordinaire. Nous citerons d’abord un article « traduit de l’américain », qui est une critique très sévère, mais à notre avis parfaitement justifié, de la décision prise récemment par la Grande Loge Unie d’An­gleterre au sujet des « pénalités corporelles ». M. René Désaguliers avait déjà parlé de cette décision (cf. E.T. de juillet 1971, p. 191). Ce qui nous a surtout frappé dans l’article en question, c’est que l’auteur ne se fait aucune illusion sur certaines « actions souterraines ». « Il est évident, écrit-il, que les plus dangereux ennemis de la Maçonnerie sont ceux de l’intérieur ». Nous le remar­quions récemment ici même, et rappelions l’avertissement solennel lancé par Guénon voici plus de trente ans (cf. E.T. de mars 1971, p. 120). « Les rituels, poursuit l’auteur américain, ont été le domaine de la Maçonnerie qui a connu le plus de changements » ; et il admet d’ailleurs que, dès sa transformation spéculative, l’Ordre connut des « innovations défendues, auxquelles nous pouvons attribuer le déclin régulier » de l’institution maçonnique. Cependant, la mention (faite dans le serment) des châti­ments corporels, qui remonte à l’époque opérative, fut conservée en 1717, et l’on peut penser « que ceux qui les ont maintenus dans le rituel à cette époque-là savaient ce qu’ils faisaient ». L’auteur raconte, avec des détails curieux et des appréciations (qui ne font aucune conces­sion aux préjugés modernes) la campagne menée dans la Maçonnerie anglaise pour faire abolir toute allusion aux pénalités corporelles. Au point de départ de cette cam­pagne, nous trouvons des influences « exotériques », tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’Ordre. La lutte fut assez vive entre partisans et adversaires de l’innovation rituélique, et finalement la Grande Loge Unie laissa chacun de ses ateliers libre d’agir sur ce point à sa convenance.

L’ouvrage antimaçonnique qui, en 1950, avait provoqué toute cette agitation s’intitulait Darkness Visible (littéra­lement : « L’obscurité visible »). Dans une note signée « R.D. », on propose de traduire cette expression par : « Perception des ténèbres ». Cela nous paraît très juste, et l’auteur de la note attire l’attention sur cette formule remarquable, empruntée aux rituels anglais du 3e degré.

— Le deuxième article sur lequel nous voudrions atti­rer l’attention est constitué par le commencement d’une étude de M. Jean Tourniac, intitulé « Le monde des rites ». Dans un avis liminaire, la revue précise que cette étude est la reproduction d’une conférence donnée en Loge par l’auteur, qui a entendu, selon ses propres termes, « présenter un abrégé très sommaire et très approximatif de la doctrine énoncée par René Guénon » tout au long d’une œuvre à laquelle il dit « avoir emprunté nombre de définitions » — et aussi, ajouterons-nous, l’essentiel de ses conceptions. Et la revue rappelle que, d’après Jean Tourniac, la Maçonnerie sans les rites ne serait guère qu’un « scoutisme pour adultes » et que, d’autre part, « ce serait une erreur majeure et irrémédiable de pren­dre l’initiation pour une sorte de doctorat maçonnique ».

Venons-en à l’article lui-même. Le sujet traité par l’au­teur est très vaste, et l’on pourrait craindre qu’un grand nombre d’allusions soient demeurées inaperçues de la grande masse des auditeurs. En revanche, à la lecture ces allusions reprennent toute leur vigueur et leur impor­tance. Nous reproduirons ici certaines des remarques de M. Tourniac, souvent exprimées sous une forme elliptique très heureuse. « Le rite conçu comme geste sacré n’est autre finalement que la Maçonnerie elle-même, comme le veut d’ailleurs l’étymologie du mot rita (qui signifie en sanscrit : Ordre) ». Tous ceux qui participent à ce rite « sont liés ainsi entre eux, selon les vieilles formules, par un mystère qui est l’Ordre lui-même ». Et l’auteur rappelle l’une de ces formules : « Y a-t-il quelque chose entre vous et moi ? » [ou encore : « Quel est le lien qui nous unit? »], question qui a pour réponse : « Un se­cret », secret qui est dit ensuite être « la Franc-Maçon­nerie ». Le rite est un « câble de transmission » (cable tow) d’une « influence spirituelle ».

L’auteur insiste à juste titre sur les caractères propres à l’initiation qui, dit-il, loin de se référer « à quelque construction nébuleuse, repose au contraire sur des tech­niques rigoureuses ». L’initiation se distingue donc essen­tiellement « du mysticisme, peu soucieux de telles exi­gences techniques ». L’initiation maçonnique des grades bleus présente même « un caractère a-religieux et a-sentimental qui lui confère un aspect scientifique ». Il s’agit en réalité « d’une sorte de mathématique appliquée à l’ordre spirituel ».

Tout cela est excellent, d’autant plus que l’auteur pré­cise bien que le caractère « a-religieux » de cette initia­tion ne la met nullement en opposition avec une religion ou une tradition quelconque. Et il faut dire aussi que son caractère « a-sentimental » ne l’empêche pas d’utiliser abondamment, et parfois même avec prédilection, le sym­bolisme des sentiments humains et tout particulièrement celui de l’amour. Certaines allusions à la « Tradition Une et Invariable, justifiant toutes les traditions ou religions qui en découlent » montrent bien le fruit que l’auteur a su tirer de la méditation de ce qu’il appelle lui-même « l’œuvre magistrale de René Guénon ».

— Cet article de M. Jean Tourniac se continue dans le numéro suivant (octobre), et ici nous devons avouer que nous sommes un peu « déroutés » par trop de richesses. Nous ne pouvons que signaler les principaux thèmes abor­dés par l’auteur. Il insiste à nouveau sur la distinction entre le mysticisme (caractérisé par la passivité du sujet) et la voie initiatique « faite de discipline et d’ascèse rituelles », qui « relève de la connaissance symbolique » et « tend vers l’unité avec le Principe recteur de l’Univers ». Le but de cette initiation, « de plus en plus clai­rement appréhendé » à mesure qu’on progresse, n’est pas différent de « ce Royaume évangélique de totale liberté, affranchi de toutes les conditions limitatives, fût-ce même de descriptions paradisiaques formelles et empri­sonnantes ». Ici, croyons-nous, l’auteur a dû penser à l’Alighieri qui, en « montant vers les étoiles », se re­tourne vers le Paradis terrestre et à la tentation de le précipiter, avec toute la montagne du Purgatoire, dans les Enfers.

Le but dernier de l’initiation, qui est « l’Être, ne se possède pas, il est, et ne peut être participé que par une naissance en lui, c’est-à-dire une co-naissance ; au­cune explication discursive ne peut la faire assentir ». Au-delà de l’Être d’ailleurs, il y a le Principe de l’Être, c’est-à-dire le zéro métaphysique, « Nuit contenant le jour, ou silence portant le son ». Ici encore, il est à craindre que ces doctrines essentielles, pourtant correc­tement formulées, n’aient été qu’imparfaitement saisies par un certain nombre d’auditeurs.

Dans une partie intitulée « Rites et Symboles », l’au­teur rappelle que les symboles sont « des éléments rituels d’origine non-humaine ». Il insiste en particulier sur le rôle capital joué par le nombre dans les symboles et les rites, et rappelle à ce propos l’injonction connue : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». En conséquence, « le rite, qu’il soit sonore ou plastique, est toujours lié à la perpétuation d’un rythme, c’est-à-dire d’un nombre mis en action ». La parole biblique : « Dieu a tout disposé en nombres, poids et mesures » est rappelée et mise en parallèle avec les trois piliers du Temple (Sagesse, Force et Beauté) et aussi, bien entendu, avec la croissance du Christ « en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes ».

Après diverses remarques sur « la consanguinité entre le symbole, le rite et le nombre », l’auteur aborde quel­ques points particuliers. Par exemple, il compare « l’inté­grale, (qui permet en mathématiques de faire le saut d’un ordre à l’autre » à « la vibration rituelle qui, elle aussi, fait le saut du temporel à l’éternel ». Citons encore le passage suivant : « Le rythme et le nombre sont en réalité la substance énergétique des rites ».

Cette étude (nous rappelons qu’il s’agit d’une confé­rence) n’est d’ailleurs pas terminée. Il sera intéressant de voir si l’auteur a repris certains points pour les expli­citer. Parmi ceux qui mériteraient quelque développe­ment, il faut sans doute donner la préférence au sui­vant : « L’Esprit et la Vie empruntent la forme rythmée d’une spire, comme celle qui marque la chevelure à l’ex­trémité crânienne de l’artère coronale spirituelle, comme celle de l’ombilic ». Ici, l’auteur a dû certainement penser au manuscrit opératif Dumfries n° 4, qui est peut-être le plus important de tous les Old Charges découverts jusqu’à nos jours. L’allusion qu’on y trouve à « tous les secrets » est à elle seule une éclatante confirmation des thèses ma­çonniques de Guénon.

— Nous signalerons enfin, dans ce numéro, quelques remarques de « Tétraktys » sur la « proportion dorée », — et aussi une étude sur les rapports (ou plutôt l’absence de rapports) entre les Grandes Loges des Etats-Unis d’Amérique, qui ne confèrent l’initiation qu’aux blancs, et la Prince Hall Masonry, organisation régulière mais non « reconnue », qui confère l’initiation aux noirs.

Denys ROMAN

E.T. N° 423 JANVIER-FEVRIER 1971

LES REVUES

Une nouvelle publication a commencé de paraître en 1970- : « Renaissance traditionnelle, revue d’études tradi­tionnelles ». La couverture est illustrée de l’emblème du Rite Rectifié : le Phénix. Nous avons remarqué que dans les deux premiers numéros aucune référence n’est faite à l’œuvre de Guénon ; mais nous verrons plus loin que ce silence a été rompu au n° 3. La Tradition, pour les rédac­teurs de cet organe, n’est pas un « refus de l’évolution ré­trograde ou réactionnaire » et ne doit pas demeurer « fi­gée dans un passéisme douloureusement crispé ». Il fau­drait, pensons-nous, aller plus loin encore : car la Tradi­tion véritable transcende l’ « évolution » aussi bien que le « passéisme », toutes choses lui apparaissant « présentes » et « actuelles » dans la permanence de l’éternité.

— Dans le n° de janvier, le premier article, signé « René Désaguliers », est intitulé : « Notes sur le serment maçonnique du premier, grade ». Ce qui nous a le plus intéressé dans cette étude, soigneusement rédigée et enrichie d’une abon­dante documentation anglaise et française, opérative et spé­culative, — ce sont les précisions apportées sur l’évolu­tion du serment dans le Régime Rectifié. L’auteur sou­ligne très bien que ce serment apportait deux innovations considérables. D’abord, le récipiendaire jurait « d’être fidèle à la Sainte religion chrétienne », ce qui n’avait ja­mais été exigé auparavant, ni en France ni en Angleterre. Ce point est bien mis en lumière par l’auteur pour ce qui concerne la Maçonnerie opérative, dont il reproduit les formules de serment qui nous sont parvenues et qui — la chose est à noter — sont toutes originaires de l’Ecosse. La seconde modification de Willermoz, c’est, dans la der­nière partie du serment, « la suppression complète de toute allusion aux châtiments physiques ou moraux ». On sait que ces châtiments (on disait autrefois « patiments ») ont un rapport intime avec les « signes » de chaque grade et avec les « centres subtils » de l’être humain. Willermoz semble avoir eu quelque « remords » de cette suppression car, dans l’« instruction morale » des rituels rectifiés, on a inséré un « rappel » curieux où sont évoquées les an­ciennes « pénalités » relatives à la gorge, au cœur et aux entrailles, et qui commence ainsi : « Cependant, comme l’ancienne formule du serment pourrait avoir quelque rap­port aux mystères de l’Ordre, le Convent général, en l’abo­lissant pour la pratique, arrêta néanmoins qu’elle serait conservée dans l’instruction que vous recevez mainte­nant ».

 

Dans le même n°, notons encore une « Incitation à l’étu­de du Compagnonnage », et quelques remarques sur un épisode de l’Evangile selon saint Marc : après l’arrestation du Christ, « un jeune homme le suivait, couvert seulement d’un drap. On se saisit de lui. Mais lui, lâchant le drap, se sauva tout nu ».

— Le n° d’avril de la même revue débute par un article de M. René Désaguliers sur les serments des 2e et 3e de­grés, article où se retrouvent les mêmes qualités que nous avions remarquées dans l’étude analysée plus haut. Dans les premiers temps de la Maçonnerie spéculative, il n’y avait pas de textes de serments particuliers pour les 2° et 3° degrés. Pour les réceptions de ces deux grades, ou bien on ne prêtait pas de nouveau serment, ou bien on ré­pétait celui du 1er degré. De plus, ce serment du 1er degré faisait mention des trois « pénalités » corporelles (lan­gue, cœur et entrailles) qui sont propres respectivement à chacun des trois degrés. Cela était vrai pour l’Angleterre et aussi pour la France. L’auteur souligne que « ce système n’était pas satisfaisant pour la logique », ni même, ajou­terons-nous, pour la pleine efficacité des rites, liée aux « signes de reconnaissance » correspondant à ces diverses pénalités. Mais en 1760 est publié Three distinct Knocks, et nous trouvons dans cet ouvrage anglais un texte de serment propre à chaque grade, chacun ayant sa pénalité particulière. Et M. René Désaguliers met cette « rectifica­tion » en rapport avec la fondation, en 1751, de la Grande Loge des « Anciens », dont on sait qu’elle opéra un re­dressement traditionnel. Les modifications introduites en Angleterre passèrent en France et semblent s’être imposée surtout après la fin des guerres napoléoniennes. Le Rite Ecossais les adopta tout d’abord. Le Rite français (prati­qué par le Grand Orient) le suivit avec beaucoup de re­tard ; et ce n’est qu’en 1858 qu’il adopta un « signe de reconnaissance » (ombilical) pour le 3e degré. Peut-être ne faut-il pas trop s’en étonner, et cette réserve du Grand Orient s’explique-t-elle par une certaine conscience que « les signes originels de la maîtrise sont perdus » et ne seront « restitués » que lorsque « le temps et les cir­constances » le permettront. — Nous ferons encore deux remarques sur les articles de M. R. Désaguliers. D’abord, il est possible que dans les derniers temps de la Maçon­nerie opérative les trois grades symboliques aient été par­fois conférés au récipiendaire le même jour, ce qui pour­rait justifier l’existence d’un seul serment. Enfin, il est bien entendu que tout ce qui se rapporte à ces questions, touchant à la technique opérative et au secret de l’Ordre, ne pouvait être exposé ouvertement dans les rituels im­primés.

Dans ce même n°, suite de l’ « Incitation à l’étude du Compagnonnage ». — Nous y trouvons aussi les éléments d’une discussion au sujet du terme maçonnique anglais cowan. M. Désaguliers le traduit par « manœuvre », c’est- à-dire ouvrier de second ordre. M. J. Corneloup, évoquant des renseignements sur le Compagnonnage qu’il tient de son père, précise que cowan se prononce en anglais exac­tement comme le terme « couenne » (prononcé couane), qui désigne un mauvais ouvrier (tout au moins dans le langa­ge des Compagnons tanneurs-corroveurs). En somme, les interprétations des deux contestataires ne nous semblent pas différer tellement. Rappelons que Guénon a fait entre le due guard des Maçons anglais et le « devoir » des Compagnons un rapprochement absolument parallèle à ce­lui que propose M. Corneloup entre cowan et « couenne » (cf. Etudes sur la F.-M., t. T, p. 247).

— Dans le n° de juillet, M. René Désaguliers continue son étude sur le serment maçonnique, dont il rappelle le caractère sacré (« serment » venant du latin sacramentum). Il mentionne aussi qu’à l’origine un dieu ou plu­sieurs dieux étaient toujours invoqués au début d’un ser­ment. Mais, très sagement, il s’abstient de critiques trop sévères à l’égard du comportement des Maçonneries non-déistes. « On se doute, dit-il, que le débat sur ce point n’est pas nouveau et qu’il n’est pas près de se clore ». L’auteur donne aussi des détails souvent ignorés en Fran­ce sur les conditions dans lesquelles s’opéra, en Angleterre, l’« union » de 1813 : « On sait que les Modernes (c’est- à-dire la première Grande Loge, fondée en 1717, et qui fut sous l’influence d’Anderson et de Jean-Théophile Dé­saguliers) avaient apporté des modifications dans les mo­des de reconnaissance des deux premiers grades ». La Grande Loge des Anciens, fondée en 1751, prit à tâche de rétablir les usages antérieurs, et en conséquence fut en violente hostilité avec les Modernes. La résistance de ces derniers ne cessa de s’affaiblir durant la seconde moitié du siècle. Des pourparlers tendant à la réunion s’engagè­rent. Le pas décisif allait enfin être franchi. « Le jour de la Saint-Jean d’hiver, 27 décembre 1813, les Frères des différentes Loges… ouvrirent dans une salle une Grande Loge des Modernes et dans une autre salle une Grande Loge des Anciens. Puis ils entrèrent dans le Hall et les deux Grands Maîtres s’assirent de chaque côté du trône dans deux chaires semblables… L’acte d’Union fut alors lu et ratifié… Le duc de Sussex, Grand Maître des Moder­nes, fut alors élu Grand Maître de la Grande Loge Unie des Anciens Francs-Maçons d’Angleterre ». Les Anciens, qui avaient triomphé sur toute la ligne en faisant adopter leurs usages rituels, pouvaient bien laisser aux Modernes, cette consolation honorifique. Une conséquence assez inattendue, c’est que ce triomphe des Anciens, c’est-à-dire de  la tradition, allait provoquer en quelque sorte la résurgen­ce effective de l’universalisme maçonnique. Jusqu’alors, en effet, seuls les chrétiens et les juifs semblent avoir été admis dans l’Ordre. Mais la propagation de la Maçonnerie hors d’Europe, et notamment aux Indes, va bientôt faire admettre la réception de non-chrétiens, à condition que chacun prête serment sur le livre de sa tradition propre. M. René Désaguliers admet parfaitement cette « innovation ». « Mais, ajoute-t-il, la Maçonnerie anglaise d’après 1813 a franchi un pas beaucoup plus grave, et qui n’était nullement nécessaire, en déchristianisant les rituels et les instructions, acte par lequel elle s’est peut-être coupée de ses origines ». Nos lecteurs se doutent bien qu’ici nous ne pouvons plus suivre l’auteur. Pour nous, l’action des novateurs de 1717 fut une « hyper-christianisation » par­faitement illégitime de la Maçonnerie, et les Anciens, en restituant à l’Ordre un caractère extra-confessionnel qui, après tout, est naturel à une organisation artisanale, ont rendu à l’Ordre un service incomparable. Grâce à eux, la Maçonnerie est actuellement la seule organisation initia­tique du monde qui ne soit pas liée à une tradition par­ticulière à forme religieuse ou autre.

Dans le même n°, suite de l’« Incitation à la connais­sance du Compagnonnage », signée « Gérard Lindien ». L’article d’aujourd’hui est surtout consacré à l’examen de la « légende » de Maître Jacques, rapportée selon la ver­sion la plus courante parmi les Compagnons du Devoir. Né à Saint-Rémy-de-Provence, Maître Jacques aurait voya­gé en Grèce où Pythagore lui enseigna l’architecture. De là, il se rendit en Egypte, puis il gagna Jérusalem, prit part à la construction du Temple de Salomon et fut élevé à la maîtrise. Le Temple achevé, Maître Jacques et le Père Soubise, qui s’étaient liés d’amitié, regagnèrent les Gau­les, mais ne tardèrent pas à se brouiller. Au cours de ses voyages, Maître Jacques fut un jour assailli par quelques disciples de Soubise « et, voulant se sauver, il tomba dans un marais, dont les joncs l’ayant soutenu le mirent à l’abri de leurs coups ». Échappé ainsi au danger, il passa la fin de sa vie dans le désert de la Sainte Baume, oui de­meure aujourd’hui encore la principale station sur l’itiné­raire du Tour de France. On sait que, selon une « légende » dont il semble bien que l’origine doive être cherchée chez les troubadours, la Sainte Baume fut également le lieu de contemplation de Marie-Madeleine. Maître Jacques mourut assassiné par d’autres disciples de Soubise, à l’âge de 47 ans. Son chien, qui poussait un « hurlement » à intervalles réguliers, attira l’attention des disciples, qui recueillirent le dernier soupir de leur Maître et trouvèrent sous sa robe un petit jonc qu’il portait constamment en mémoire des joncs qui l’avaient sauvé lors de sa chute dans le marais. L’auteur donne d’intéressantes précisions sur le rite funèbre essentiel du Compagnonnage (le « hur­lement sur la tombe »), sur le culte des Compagnons pour sainte Marie-Madeleine, etc. ; mais il faut surtout le louer d’avoir recherché le symbolisme de la légende et notam­ment d’avoir fait un rapprochement fort ingénieux entre l’âge de la mort de Maître Jacques (47 ans) et la 47e pro­position d’Euclide (théorème de Pythagore). Nous vou­drions lui suggérer un autre rapprochement. Le marais de la légende, auquel échappe Maître Jacques, est évidemment la même chose que le « bourbier » de la Voie Sacrée qui menait les initiés d’Athènes à Eleusis (cf. Le Règne de la Quantité, pp. 226-227). Dans l’Enfer de Dante, ce bourbier devient un marais, résidence de Méduse dont l’apparition épouvante Dante et Virgile ; le danger de « pétrification » n’est surmonté que grâce à la baguette du mystérieux Altri. Il va sans dire que le jonc sur la poitrine de Maître Jacques, prototype de la canne compagnonnique si sem­blable au caducée d’Hermès, est à rapprocher du cable tow de la Maçonnerie « où gisent tous les secrets ».

Nous mentionnerons encore deux autres articles. Dans le premier, M. Roland Renais, étudiant les écrits maçon­niques français de la première moitié du XIXe siècle, re­lève qu’ils s’accordent tous à faire remonter l’Ordre « beaucoup plus aux mystères antiques qu’aux bâtisseurs de cathédrales ». L’auteur reproduit une « gravure allégo­rique » extraite d’un ouvrage publié en 1817 : Manuel du Franc-Maçon, par Bazot. Les symboles représentés sur cet­te gravure montrent à l’évidence l’intention de rattacher la Maçonnerie non seulement à la tradition judéo-chré­tienne, mais encore aux Mystères celtiques, grecs, égyp­tiens et chaldéens. On pourrait même ajouter quelque cho­se. La déesse Minerve, qui occupe tout le centre de la gravure, porte au-dessus de son diadème une couronne de 7 étoiles, qui rappellent les 7 étoiles figurant sur les Ta­bleaux de loge français et qu’on peignait aussi autrefois au plafond des ateliers. D’après Guénon, ces sept étoiles représentent celles de la Grande Ourse et évoquent les origines « hyperboréennes » de la Maçonnerie. A noter que Minerve, patronne des Collegia fabrorum, était la dées­se de la Sagesse, de la Force et de la Beauté ; fille du tonnerre (puisque née d’un coup de hache), elle était in­voquée par les architectes qui lui dédiaient les plus re­marquables de leurs œuvres : le navire « Argo », le che­val de bois qui permit de prendre Troie, etc.

L’autre article à signaler est celui de M. Henri Amblaine : « Que savons-nous du Morin de la Patente ? » Ce per­sonnage, qui joue un grand rôle dans l’histoire de l’Ecossisme, est, comme le dit l’auteur, entouré de mystère. Il est même frappant de voir combien l’histoire des protago­nistes du Rite Ecossais Ancien et Accepté nous est peu connue, alors que celle du Rite Ecossais Rectifié nous est connue dans ses moindres détails, grâce surtout à cet épistolier infatigable qu’était Willermoz. En particulier, la patente d’Etienne Morin, délivrée en 1762, est dite avoir été octroyée au Grand Orient de France, corps qui pourtant n’a été fondé qu’en 1773.

— Toujours dans le même n° de juillet, nous trouvons un article d’un tout autre genre, par M. Pierre Stables, in­titulé : « Etude ésotérique sur saint Jean Climaque ». Cet auteur avait déjà publié dans le Symbolisme trois articles dont nous avons rendu compte, et dont le dernier témoi­gnait d’une hostilité qui se voulait ironique envers les traditions de l’Orient (cf. E.T. de septembre 1968, pp. 281- 282). A vrai dire, dans le présent article, il est à peine question de « saint Jean l’Echelle » ; mais le but évident de l’auteur est d’attaquer René Guénon, surtout en ce qui concerne ses rapports avec les exotérismes religieux. L’argumentation utilisée est parfois obscure, même et surtout quand l’auteur annonce qu’il va être clair. Qu’on en juge :« Nous voulons dire ceci : si le pouvoir expérientiel est donné à toute religion de type non-sacrificiel comme il l’est en dehors de toute religion, le sacrifice du Christ est inutile. Si le pouvoir expérientiel est donné par toute religion de type sacrificiel, ce ne peut être que par l’aspect sacrificiel ».

M. Stables prétend exposer sur le christianisme ce qu’il appelle une « théologie valable ». Pour lui, « ce que le Christ est venu souligner, c’est l’importance de l’acte ». Il nous semble que les textes évangéliques proclament souventes fois le contraire. Mais laissons cela. Les Etudes Traditionnelles ne sont pas une revue de théologie, et au surplus un récent congrès de théologiens a montré qu’en cette matière on peut soutenir n’importe quoi dans le catholicisme d’aujourd’hui.

Venons-en aux critiques plus précises adressées à Guénon qui, rappelle M. Stables, a modifié sa position à l’égard du Bouddhisme. Il aurait pu ajouter qu’il l’a également modifiée, à la même époque et sous la même influence, à l’égard du Jaïnisme. M. Stables ajoute que, « selon cer­tains », Guénon aurait aussi modifié sa position « à l’égard du christianisme, dans des lettres non publiées ». Il se trouve précisément crue nous avons eu connaissance de lettres adressées à divers correspondants au cours des années 49 et 50. Il n’en résultait nullement que Guénon, au soir de sa vie, avait modifié sa position sur le sujet qui nous occupe. Mais il insistait sur le fait que, dans certains textes du christianisme primitif (et notamment pour ce qui touche aux sacrements), les points de vue exotérique et ésotérique sont si intimement liés qu’il est parfois difficile de les dissocier.

L’auteur voudrait aussi nous faire croire que la doctri­ne de Guénon a été regardée comme sans importance par les grandes religions d’Europe occidentale. Il écrit : « Le protestantisme l’a ignoré, pour ne pas se dévoiler. Le ca­tholicisme l’a vaguement combattu ». Nous ne savions pas que le protestantisme était « voilé ». En tout cas, on pour­rait faire observer à M. Stables qu’un exotérisme, comme tel, ne peut qu’ignorer l’ésotérisme. Si en effet il le con­naissait, toute connaissance étant identification à son ob­jet, l’exotérisme serait l’ésotérisme, ce qui est absurde. Cela dit, un bon nombre de protestants ont lu Guénon avec un intérêt soutenu. Et à sa mort, le périodique pro­testant le plus lu en France, l’hebdomadaire Réforme, eut l’élégance de lui consacrer un article entièrement élogieux sous le titre : « Un sage français vivait au pied des Pyramides ». Hommage chevaleresque rendu à un « ad­versaire » dont on estimait la haute spiritualité ? Sans doute. Mais peut-être aussi conscience de ce que nous ap­pellerions volontiers le « paradoxe protestant ». Nous vou­lons dire que cette forme religieuse, qui s’est toujours voulue strictement exotérique, a cependant fourni la quasi-totalité des initiés connus en Occident depuis la Réfor­me. Citons seulement — outre les premiers Rosicruciens « historiques » — le plus remarquable (parce que le plus « symboliste ») des théosophes : Jacob Boëhme ; le der­nier des artistes pour lesquels on puisse poser la question de l’ésotérisme : Albert Durer ; et le seul des philosophes « modernes » à qui Guénon ait témoigné quelque consi­dération : Gottfried Leibniz.

Passons maintenant au catholicisme, qui aurait « vague­ment combattu » Guénon. M. Stables nous surprend. Il ne peut ignorer cependant que bien des choses ont changé à Rome depuis vingt ans. Lorsque Guénon publiait son œuvre, sous deux pontificats de tendances très différentes, il existait une Congrégation (la première en dignité puis­que le pape en était le « Préfet ») dont l’unique objet était de veiller à la rigoureuse orthodoxie de la doctrine. Tout écrit susceptible de nuire à la foi de l’ « Eglise en­seignée » pouvait lui être déféré et donnait lieu à des en­quêtes minutieuses. Dans les cas défavorables, Rome ne combattait pas « vaguement » ; elle condamnait ; Berg­son s’en est aperçu, et aussi quelques autres. M. Stables peut faire confiance a posteriori à la haine recuite des anti-guénoniens, déclarés ou sournois. De l’académicien Henri Massis (qui vient de mourir un peu oublié) à l’in­quiétant Frank-Duquesne, en passant par Mgr Jouin et le R.P. Allo (nous en omettons, et non des moindres), ils ne sont pas rares, ceux qui ont abominé Guénon jusqu’à le regarder comme un suppôt de l’enfer. « J’appelle un chat un chat, hurlait Frank-Duquesne, et Guénon un ennemi du Christ et de son Eglise ». Et le forcené avait de puis­santes relations, dans les milieux religieux et « littérai­res ». Les dénonciations auprès du Saint-Office n’ont pas manqué. Mais Rome a gardé le silence. L’œuvre de Gué­non n’a pas été mise à l’index.

Les prétextes pourtant ne manquaient pas. Guénon, ca­tholique passé a l’Islam, et par surcroît Franc-Maçon, avait durant 40 ans accumulé les thèses les plus propres à exaspérer tous ceux « qui sont catholiques dans la me­sure où ce mot s’oppose à celui d’universel ». Par exem­ple, il soutenait que le Nouveau Testament comporte un sens caché, non opposé mais transcendant par rapport à celui qu’enseigne l’Eglise ; que l’initié est supérieur au clerc ; que le salut n’est pas le but suprême proposé à l’homme ; que le christianisme n’est aucunement une religion « privilégiée », etc. Et Rome n’a rien dit ! Guénon a parfois fait allusion à ce silence de Pierre et à son importance symbolique. Il ne faut pas oublier en effet que Pierre, bien que n’étant pas « fils du tonnerre », a entendu, comme les deux Boanergès, les paroles — intraduisibles dans le langage des hommes — qu’échangèrent avec le Christ Moïse et Elie. Dans les Evan­giles, Pierre est souvent durement repris pour avoir par­lé trop à la légère. Et de même que l’inexprimable, dans l’ordre de la connaissance, surpasse infiniment tout ce qui peut être exprimé, on peut dire que les silences de Pier­re sont souvent plus remplis de signification que ses pa­roles.

Et, puisque nous venons d’évoquer l’inexprimable et le silence, nous voulons citer encore ce passage de l’« Etude ésotérique » de M. Pierre Stables : « Quant à l’affirmation de Guénon que le secret n’est un secret que parce qu’il est inexprimable, c’est à notre avis le plus grossier des voiles qu’on puisse jeter sur lui pour ne pas en parler, alors que les initiés devraient, nous semble-t-il, se reconnaître de prime abord ».

On pourrait observer que Guénon, au chapitre XIII des Aperçus sur l’initiation, a distingué diverses sortes de secrets. Il en est qui sont exprimables par les mots, d’autres par les symboles, d’autres enfin rigoureusement inex­primables. Mais à quoi bon ? Admirons plutôt l’aisance de M. Pierre Stables qui se meut sans crainte ni tremble­ment là ou l’esprit grossier d’un René Guénon n’a perçu que ténèbres. Et terminons notre compte rendu sur cette « perle », une perle qui nous paraît vraiment resplendir du plus vif « orient ».

Denys Roman.

Note 6 : Denys Roman : « Euclide, élève d’Abraham »

[2010 : Équinoxe de printemps, La Lettera G / La Lettre G,  N° 12]

Denys ROMAN :
« Euclide, élève d’Abraham »*

Le texte de Denys Roman sur « Euclide, élève d’Abraham » expose un aspect fondamental de la « légende du Métier »[1], légende très chère à nos Anciens qui l’ont intégrée dans la plupart des manuscrits appelés Old Charges ou « Anciens Devoirs » ; les Maçons opératifs voyaient symboliquement dans cette légende, non seulement l’histoire traditionnelle qui permet d’entrevoir les « origines » de la Maçonnerie, mais aussi l’excellence de l’Art Royal dans cette expression particulière de la Construction universelle qu’est la Géométrie.

Ce texte de D. Roman fut publié primitivement dans le numéro 32 d’octobre 1977 de la revue maçonnique « Renaissance Traditionnelle » ; il était d’ailleurs accompagné, dans d’autres numéros de cette revue, d’une série d’articles que l’auteur présentait sous la rubrique « René Guénon et les “destins” de la Franc-Maçonnerie » qu’il retiendra comme titre pour son premier ouvrage paru en 1982 et réédité en 1995. Les lecteurs qui connaissent cette revue d’histoire de la Franc-Maçonnerie[2] dont la tendance, les « valeurs » et la méthode sont très éloignés du point de vue traditionnel dont R. Guénon fut l’interprète le plus autorisé pour notre temps, s’étonneront sans doute de la publication, dans ce cadre, d’un article aussi éloigné d’une vision historique profane sur l’Ordre maçonnique. On conçoit donc la surprise et le mécontentement que suscitera ce texte parmi les lecteurs de cette revue, au point de provoquer quelques réactions très hostiles à René Guénon, comme il s’en produit souvent.

Dans cet article, D. Roman reprend et commente l’histoire légendaire qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham, histoire véhiculée pratiquement par tous les Old Charges de la Maçonnerie opérative jusqu’à un manuscrit comme le Dumfries n° 4 qui, datant de 1710 environ, appartenait à la période « pré-spéculative ». En fait, ce manuscrit ne se compose pas uniquement de la « légende du Métier » car il comprend également le « serment de Nemrod », les questions et réponses rituelles et le blason de l’Ordre qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. Ainsi, dans le chapitre « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours » de son second ouvrage signalé dans notre note 1, l’auteur relève notamment que ce manuscrit pourtant tardif contient quelques formules rituelles qui proviennent d’une tradition orale et éclairent les « opérations » des « Maçons des anciens jours ». Il signale notamment, dans les Lectures que comprend le Dumfries, une réponse relative à ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « joyau intact » : le cable-tow (et sa longueur), qui « est aussi long qu’entre l’extrémité de mon nombril et le plus court de mes cheveux » ; à la question : « Quelle en est la raison ? », l’interrogé répond : « Parce que tous les secrets gisent là ». Signalons que cette séquence rituelle du cable-tow doit s’accompagner d’une gestuelle, expression du « lien » en question qui signifie que les « secrets » sont là en sommeil tant que l’initiation reste virtuelle. Mais, pour bien en percevoir la nature, il convient d’y associer le due guard (qui pourrait avoir une parenté, sinon une identité, avec le Devoir du Compagnonnage), et est un signe en rapport étroit avec les secrets de la Maîtrise dans leur plénitude ; ce signe, particulier à la Maçonnerie de Rite dit d’York, symbolise l’accomplissement dans l’ordre des petits mystères : on aura une idée plus précise des multiples sens qu’il recèle en le représentant comme l’exact schéma de la lettre arabe nûn, à laquelle est associée la partie supérieure du symbole qui en complète la signification essentielle. Quant au rapport « opératif » entre ces deux éléments rituels que sont le cable-tow et le due guard, il se construit selon la géométrie organique du corps humain basée sur les centres subtils.

On a beaucoup glosé, et encore aujourd’hui, à propos de l’anachronisme évident sur lequel est basée la légende que l’auteur examine, alors qu’on sait que deux millénaires environ séparent la période où vécut le « père de la multitude », de celle du « noble Euclide » qui enseignait en Égypte sous le règne de Ptolémée 1er (305-282 av. J.-C.)[3]. Les « esprits forts » du stupide XIXe siècle (et ceux d’aujourd’hui encore) n’ont pas manqué de relever avec condescendance le défaut de chronologie historique de cette légende, mettant l’accent sur la « naïveté » et l’ « inculture » des Maçons opératifs réputés analphabètes ; en cela, on oubliait un peu rapidement que cet « analphabétisme » ne les avait pas empêchés d’édifier les chefs-d’œuvre que nous connaissons et qui témoignent encore, malgré les restaurations mutilantes, de leur unité originelle. Si les faits historiques ont leur importance, on ne peut pas réduire l’histoire aux faits en tant qu’événements rapportés à l’individuel ; seul, leur sens symbolique –qui ne s’oppose pas aux faits mais éclaire leur raison d’être –  est essentiel : il est la traduction et l’expression, en mode manifesté, de la Volonté divine. C’est cela qu’exprimaient les « Maçons des anciens jours » pour lesquels le sens symbolique primait éminemment sur une quelconque chronologie historique. En réalité, ils exposaient « à couvert », dans le cours de cette histoire légendaire, ce qui caractérise fondamentalement les origines mythiques de l’Ordre qui a recueilli, au cours des ans et en raison de l’élection dont il fut investi par « décret » divin, de vénérables héritages.

André Bachelet

NOTES :

* René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, chapitre XII.

[1] On trouvera des développements complémentaires de l’auteur sur le sens et la portée de cette légende (qui comprend d’ailleurs deux anachronismes historiques) contenue dans le Dumfries n°4, dans le remarquable chapitre VIII, « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours », de son ouvrage Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – L’« Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, Paris.

[2] Mis à part une idéologie humaniste et une méthodologie historiciste qui ne sont pas en adéquation avec le but assigné à l’initiation, cette revue propose un contenu documentaire maçonnique généralement intéressant.

[3] L’expression « bon clerc » est parfois utilisée trop systématiquement par certains traducteurs ou commentateurs ; elle a l’inconvénient de comporter une connotation trop attachée au sens que ce terme recouvre uniquement aujourd’hui dans le christianisme ; il est peu vraisemblable que ce sens ait été retenu exclusivement par les Maçons opératifs que la mise en œuvre du Métier conduisait à une autre perspective. Lorsqu’ils utilisaient l’expression de « noble Euclide » dans sa signification de « prince » dans l’ordre de la construction universelle héritée d’Abraham, c’est parce qu’ils reconnaissaient à ce dernier une « paternité spirituelle ».


 

Denys ROMAN : « EUCLIDE, ÉLÈVE D’ABRAHAM »[1]

« Quant aux trois lois données par Dieu
aux trois peuples (juif, chrétien et musulman),
pour ce qui est de savoir quelle est la véritable,
la question est pendante et peut-être
le restera-t-elle longtemps encore. »
Boccace, cité par R. Guénon

La Tradition, dont Guénon fut le serviteur exclusif et l’interprète incomparable, a été qualifiée par lui de « perpétuelle et unanime ». On peut dire que la Maçonnerie participe de cette perpétuité, en tant que ses Loges se tiennent « sur les plus hautes des montagnes et dans les plus profondes des vallées »[2]. D’autre part, l’« universalité » dont se réclame la Maçonnerie fait écho, pour ainsi dire, au caractère « unanime » de la Tradition. Cette universalité est bien connue, mais on peut se demander si la généralité des Maçons en sentent bien toutes les implications.

La Maçonnerie est sans doute la seule organisation initiatique du monde qui ne soit pas liée à un exotérisme particulier. Et si, au dire de Guénon, cela ne devrait pas dispenser les Maçons de se rattacher à l’un des exotérismes existant actuellement (car l’homme traditionnel ne saurait être un homme sans religion), cela devrait les inciter à ne pas limiter leur intérêt à leur tradition propre, mais bien au contraire à étudier, grâce à la « clef » du symbolisme universel, toutes les traditions dont ils peuvent avoir connaissance[3]. Une chose très remarquable dans cet ordre d’idées, c’est qu’une Loge maçonnique constitue le lieu idéal où des hommes appartenant à des religions différentes peuvent se rencontrer, sur un pied de parfaite égalité, pour traiter de questions d’ordre traditionnel et doctrinal.

Si toutes les religions sont admises au sein de la Maçonnerie, on doit cependant reconnaître que les formes traditionnelles les plus orientales (Hindouisme, Bouddhisme, Confucianisme, Taoïsme, Shintoïsme, etc.), sont tellement étrangères à certains aspects importants du symbolisme de l’Ordre, aspects liés à la construction du Temple de Salomon, que les adhérents à ces traditions se trouvent en quelque sorte dépaysés dans l’atmosphère des ateliers[4]. À la vérité, ce sont les trois religions monothéistes (Judaïsme, Christianisme et Islam) qui ont fourni à la Maçonnerie le plus grand nombre de ses fils et les plus illustres de ses initiés.

Les trois traditions monothéistes sont dérivées d’Abraham, et il est très significatif que le nom divin El-Shaddaï, dont on sait l’importance dans la Maçonnerie opérative (et qui n’est pas inconnu dans la Maçonnerie spéculative), soit précisément le nom du Dieu d’Abraham[5]. Guénon, dans une page essentielle[6], a souligné que, lors de la rencontre du Père des croyants avec Melchissédec, le nom El Shaddaï fut associé à celui d’El-Elion[7] et que cette rencontre marque le point de contact de la tradition abrahamique avec la grande Tradition primordiale.

Il y a dans l’histoire traditionnelle de la Maçonnerie, telle qu’elle est rapportée dans les anciens documents appelés Old Charges, une assertion singulière, qui ne peut manquer de surprendre ceux qui en prennent connaissance : il s’agit de celle qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham[8]. Comme nous avions fait allusion à cette « légende », on nous demanda des explications, en soulignant le formidable anachronisme qu’elle implique, Euclide ayant vécu en Égypte au IIIe siècle avant notre ère, alors que le séjour d’Abraham dans ce pays se situe deux millénaires auparavant.

C’est justement le caractère démesuré de cet anachronisme qui montre bien que nous n’avons pas affaire ici à un « fait historique » au sens que les modernes donnent à ces mots[9]. Il s’agit en réalité d’« histoire sacrée » exprimant une relation d’un caractère tout à fait exceptionnel et qui, de par sa nature, ne peut être formulé que dans un langage « couvert » par le voile du symbolisme.

Si l’on se rappelle qu’au Moyen Âge Euclide personnifiait la géométrie[10] et que, d’autre part, dans les anciens documents, la Maçonnerie est fréquemment assimilée à la géométrie, on comprendra que faire d’Euclide l’élève d’Abraham, c’est dire qu’il y a entre le Patriarche et l’Ordre Maçonnique une relation de Maître à disciple, équivalent rigoureusement à une « paternité spirituelle ».

Il est évident que la Maçonnerie est antérieure à Abraham, puisque traditionnellement elle remonte à l’origine même de l’humanité. Mais on sait que toute tradition, à mesure qu’elle s’éloigne de son principe, court le risque de s’affaiblir, voire de se corrompre : et alors, s’il s’agit d’une tradition ayant pour elle « les promesses de la vie éternelle » une action divine intervient pour la redresser et contrecarrer la tendance à suivre « la mauvaise pente »[11]. Tel est le cas pour la Maçonnerie qui, bénéficiant du privilège de la perpétuité[12], a dû connaître au cours de sa longue histoire des périodes d’obscuration suivies de spectaculaires redressements.

De ces redressements, qui chaque fois lui ont conféré pour ainsi dire une nouvelle jeunesse, la Maçonnerie doit avoir conservé certaines traces, en particulier dans son « histoire traditionnelle » ou encore dans ses rituels. Il est très vraisemblable que les noms divins El-Shaddaï et « Dieu Très-Haut »[13] sont à rattacher à la transformation qui dut s’opérer à l’époque de la vocation d’Abraham. Une autre période cruciale pour le monde occidental, dans l’ordre initiatique aussi bien que dans l’ordre religieux, fut celle de la naissance du Christianisme, et c’est évidemment de cette époque que date la vénération de la Maçonnerie pour les deux saints Jean[14].

Au moment de l’irruption du Christianisme dans le monde gréco-romain et à plus forte raison à l’époque de la vocation d’Abraham, il y avait en Occident un grand nombre d’organisations initiatiques liées à la pratique des métiers, et dont les plus connues sont les Collegia fabrorum. Leurs mots sacrés, s’ils en avaient, n’étaient pas empruntés à l’hébreu, et le symbolisme solsticial de Janus jouait pour eux le rôle des deux saints Jean. Il serait téméraire de vouloir expliquer comment s’effectua la mutation ; car on ne saurait oublier que, selon le Maître que nous suivons et qui fut certainement l’initié ayant reçu les plus amples lumières dans le domaine dont il s’agit, « la transmission des doctrines ésotériques » s’effectue par une « obscure filiation », en sorte que « les attaches de la Maçonnerie moderne avec les organisations antérieures sont extrêmement complexes »[15]. C’est pourquoi, plutôt que de vouloir percer des mystères « couverts » du voile impénétrable de l’« anonymat traditionnel »[16], il est sans doute préférable de rechercher dans la Maçonnerie actuelle, les marques des influences respectives des trois traditions abrahamiques.

Les marques de l’influence juive sont trop évidentes et trop connues pour qu’il soit besoin d’y insister. L’usage de l’hébreu pour les mots sacrés, les continuelles références aux Temples de Salomon et de Zorobabel, le calendrier luni-solaire, le travail tête couverte au 3ème degré, la datation rituelle coïncidant à peu de chose près avec la datation hébraïque, tous ces indices et bien d’autres encore sont là pour attester l’importance du trésor symbolique hérité des fils de l’Ancienne Alliance.

L’influence chrétienne est d’un ordre tout différent. Certes, dans les hauts grades, il est fait mention de certains événements de l’histoire du Christianisme, par exemple de la destruction des Templiers. Mais il faut surtout remarquer que c’est dans le monde chrétien que la Fraternité maçonnique s’est le plus développée, au point qu’une carte géographique qui représenterait la « densité chrétienne » des diverses contrées de la terre coïnciderait presque exactement avec celle qui représenterait leur « densité maçonnique ». On pourrait presque dire que la Maçonnerie est une organisation qui travaille sur un matériau symbolique principalement judaïque, et dont le recrutement est principalement chrétien.

Si l’apport judaïque et l’apport chrétien à la Maçonnerie sont des faits essentiels et évidents, il ne semble pas à première vue qu’il y ait dans cet Ordre un apport islamique quelconque. L’assertion de Vuillaume selon laquelle l’acclamation écossaise serait un mot arabe est erronée.

Certes, un Sheikh arabe a pu dire que « si les Francs-Maçons comprenaient leurs symboles, ils se feraient tous musulmans » ; mais un rabbin pourrait dire la même chose au profit de sa religion propre, et un théologien chrétien au profit de la sienne. Faudrait-il donc croire que ce « tiers » de la postérité d’Abraham, que l’initié Boccace, par la voix du juif Melchissédec, déclare être aussi « cher » au Père céleste que le sont les deux autres tiers, n’aurait apporté aucune contribution à un Art placé sous le patronage d’« Euclide, disciple d’Abraham » ?

La réponse que nous allons tenter de donner à cette question surprendra sans doute bien des lecteurs. Mais nous ne saurions l’esquiver dans cet ouvrage relatif aux conceptions de Guénon sur le rôle « eschatologique » de la Maçonnerie. Nous pensons en effet que l’œuvre de cet auteur, écrite à proximité et en vue de la fin des temps, vient combler d’un seul coup, et magistralement, le vide laissé jusqu’alors par la tradition islamique, dont Guénon était un représentant éminent, dans l’héritage abrahamique transmis à la Maçonnerie.

On a parfois écrit qu’avant Guénon tout avait été dit sur la Maçonnerie, excepté l’essentiel. Cela est très exact, et nous voudrions ajouter que personne ne s’est fait de la Fraternité maçonnique une idée plus haute que ce Maître, pourtant méconnu, plagié et attaqué, particulièrement en France par tant de Maçons.

Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une particularité très importante, qui est commune à la fois aux traditions juive, chrétienne et islamique ainsi qu’à la Franc-Maçonnerie. Les musulmans sont en effet très conscients du caractère « totalisateur » de leur tradition[17], dû au fait que Muhammad est le « Sceau de la Prophétie ». Ce qu’on oublie parfois, c’est que Guénon attribuait un même caractère totalisateur au Christianisme, dont il disait qu’« il a apporté avec lui tout l’héritage des traditions antérieures, qui l’a conservé vivant autant que l’a permis l’état de l’Occident, et qui en porte toujours en lui-même les possibilités latentes »[18]. Il est bien des choses qui permettent de penser que l’insistance apportée par lui à faire reprendre aux Maçons conscience de la pluralité de leurs héritages et en conserver la « mémoire » dans leurs rituels s’explique par la certitude où il était que la Maçonnerie a elle aussi une destinée « totalisatrice ».

Totaliser, c’est « rassembler ce qui est épars ». Abraham, le père du monothéisme, est aussi, selon la signification hébraïque de son nom, le « Père de la multitude », comme l’Unité est le principe de la multiplicité. Et de même qu’à l’origine il n’y a que l’Unique qui crée toutes choses, de même à la fin toutes choses doivent se résorber dans l’Unité. Si maintenant nous passons du macrocosme au microcosme, nous trouvons quelque chose de rigoureusement équivalent dans la doctrine hindoue. « Lorsqu’un homme est près de mourir, la parole, suivie du reste des dix facultés externes […], est résorbée dans le sens interne (manas) […] qui se retire ensuite dans le souffle vital (prâna), accompagnée pareillement de toutes les fonctions vitales […]. Le souffle vital, accompagné semblablement de toutes les autres fonctions et facultés (déjà résorbées en lui […]), est retiré à son tour dans l’âme vivante (jîvâtmâ) […]) […]. Comme les serviteurs d’un roi s’assemblent autour de lui lorsqu’il est sur le point d’entreprendre un voyage, ainsi toutes les fonctions vitales et les facultés de l’individu se rassemblent autour de l’âme vivante (ou plutôt en elle-même, de qui elles procèdent toutes, et dans laquelle elles sont résorbées) au dernier moment (de la vie […]) […][19].

Avons-nous réussi à laisser pressentir que la « légende » qui rattache Euclide, c’est-à-dire la Géométrie, c’est-à-dire la Maçonnerie, au patriarche Abraham est autre chose qu’une bévue phénoménale qui témoignerait simplement de l’imagination et de l’ignorance de son « inventeur » ? Nous n’avons certainement fait qu’effleurer un tel sujet. Peut-être aussi nous fera-t-on remarquer que la Maçonnerie, dans son état actuel, semble peu digne du rôle éminent que nous semblons vouloir lui attribuer.

Mais on peut répondre que cet Ordre, placé sous le patronage des deux saints Jean, dont l’un est « l’ami de l’Époux » et l’autre « le disciple que Jésus aimait », peut en conséquence revendiquer tous les privilèges que confère l’amitié, et qu’il devrait donc être certain de son « salut » final. Nous employons ici ce mot de « salut » dans le sens que lui donne René Guénon : il s’agit, pour un homme, de son maintien après la mort dans les « prolongements de l’état humain » ; et l’on peut légitimement transposer cette doctrine à une organisation traditionnelle, initiatique ou exotérique.

À la fin d’un cycle, le « salut » des « espèces » destinées à être « conservées » pour le cycle futur est assuré par leur « entassement » dans l’Arche ou dans tout autre réceptacle équivalent, Il est probable que l’un de ces équivalents est le « sein d’Abraham » où, selon la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, se reposent après leur mort les âmes des justes sauvés. Que le patriarche ami de Dieu[20], béni par Melchissédec et vénéré par les trois religions « abrahamiques », soit en même temps le « précepteur » de la Maçonnerie, c’est là une tradition tellement « honorable », mais qui implique de telles « obligations », que cet Ordre n’a pas le droit de la méconnaître ou de l’oublier.

Selon le Melchissédec du conte Les trois anneaux de Boccace[21], le Père céleste a fait en sorte que chacun de ses trois fils également aimés soit persuadé d’avoir reçu le seul anneau authentique, l’anneau originel transmis « de temps immémorial ».

Deux millénaires d’histoire de l’Occident sont là pour nous prouver qu’en effet chacun des trois fils est bien certain d’être le préféré, et même le seul à être aimé, le seul qui ait reçu l’anneau véritable, l’anneau nuptial qui scelle les épousailles éternelles. Il faut respecter de telles convictions voulues par le Père. Elles ont conforté la « foi » de chacun, aux dépens sans doute de la « charité » fraternelle[22].

Qu’en est-il de l’« espérance » ? Il est écrit qu’à la fin des temps la foi disparaîtra et la charité sera languissante. Peut-être alors ce sera l’occasion pour la Maçonnerie « centre de l’union » et qui appartient elle aussi à la « postérité spirituelle » d’Abraham, de se souvenir de la devise qui fut, dit-on, celle de ses ancêtres opératifs : « En El-Shaddaï est tout notre espoir ».

 Denys Roman


[1] Ce texte a été publié dans la revue Renaissance Traditionnelle.

[2] Cette expression, bien connue dans les rituels de langue anglaise, est explicitée dans certains anciens documents selon lesquels la Loge de Saint-Jean se tient « dans la vallée de Josaphat », ce qui veut dire que la Maçonnerie doit se maintenir jusqu’au Jugement dernier qui marquera la fin du cycle. Selon le même symbolisme, « les plus hautes montagnes » doivent signifier le commencement du cycle ; et de fait, le Paradis terrestre, selon La Divine Comédie, est situé au sommet de la plus haute des montagnes terrestres, puisqu’il touche à la sphère de la Lune. De même, quand le Christ exprime sa volonté de voir saint Jean « demeurer » jusqu’à son retour, il est bien évident (et l’Évangile le précise) qu’il ne s’agit pas en premier lieu de l’individualité du disciple bien-aimé ; il s’agit avant tout de l’ésotérisme chrétien, ésotérisme « personnifié » par saint Jean, et qui s’est résorbé dans la Maçonnerie. On peut dire que les paroles du Christ sur saint Jean confèrent à cet Ordre les « promesses de la vie éternelle », de même que celles adressées à saint Pierre sont le gage que la Papauté l’emportera finalement sur les prestiges des « portes de l’Enfer ».

[3] C’est pourquoi Guénon, insistant sur la nécessité pour chaque Loge d’avoir la Bible ouverte sur l’autel du Vénérable, précisait bien que ce livre « symbolise l’ensemble des textes sacrés de toutes les religions ».

[4] Il ne faudrait d’ailleurs pas tomber dans l’esprit de système en prenant cette assertion rigoureusement à la lettre, car elle souffre de très notables exceptions. Tout le monde sait que la Maçonnerie, introduite dans l’Inde par les Anglais, y a connu un vif succès. Kipling, dans ses nouvelles maçonniques, a raconté comment les Hindous orthodoxes initiés à la Maçonnerie se comportaient, lors des agapes fraternelles, pour ne pas enfreindre les règles leur interdisant de prendre leurs repas avec des hommes de castes différentes.

[5] La valeur numérique de ce nom est 345 ; les chiffres 3, 4 et 5, qui servent à écrire ce nombre, expriment aussi la longueur des côtés du triangle rectangle de Pythagore figuré sur le bijou du Maître Passé.

[6] Le Roi du Monde, p. 50.

[7] Le Dieu qu’invoquait Abraham est El-Shaddaï (le Tout-Puissant) ; et Melchissédec était prêtre d’El-Elion (le Très-Haut). Il importe de rappeler que les Maçons de langue anglaise travaillent au 3degré « au nom du Très- Haut ».

[8] Mackey, dans son Encyclopédie, précise que « tous les vieux manuscrits des constitutions » contiennent la légende d’Euclide, généralement appelé « le digne clerc Euclide ». Voici en quels termes cette légende est rapportée dans le Dowland Manuscript, texte remontant à 1550 environ : « Lorsqu’Abraham et Sarah se rendirent en Égypte, Abraham enseigna aux Égyptiens les sept sciences. Parmi ses élèves se trouvait Euclide, qui était particulièrement doué. ». La légende rapporte que plus tard Euclide fut chargé de l’éducation des enfants du roi ; il leur apprit la géométrie et ses applications, la manière de construire les temples et les châteaux. Le texte conclut : « Ainsi grandit cette science dénommée géométrie, mais qui désormais dans nos contrées s’appelle Maçonnerie. »

[9] Il est d’ailleurs évident que les Maçons opératifs ont toujours compté dans leurs rangs un bon nombre de gens instruits et assez familiers avec les Écritures pour savoir qu’Abraham s’était comporté en Égypte bien plutôt comme un pasteur de troupeaux que comme un maître d’école.

[10] Il en était de même d’Aristote pour la dialectique, de Socrate pour la morale, de Cicéron pour l’éloquence, etc.

[11] Cf. Guénon, La Crise du Monde moderne, chap. I.

[12] C’est ce qui est exprimé par les paroles du Christ attestant sa volonté de voir saint Jean (c’est-à-dire l’ésotérisme chrétien) « demeurer » jusqu’à son retour.

[13] Il est curieux que le nom du Très-Haut, qui est le Dieu de Melchissédec, soit utilisé en Maçonnerie en langue vulgaire et non en hébreu ; cela pourrait être mis en relation avec le fait que Melchissédec appartient à la Tradition primordiale et non pas à la tradition juive. De même, la Maçonnerie de Royal Arch fait appel, dans le rite qui lui est essentiel, à la fois à la langue hébraïque, à deux langues sacrées disparues (le chaldéen et l’égyptien) et enfin à la langue vulgaire. D’après Guénon, commentant le traité De vulgari eloquio de Dante, la langue vulgaire, que tout homme reçoit par voie orale, symbolise, dans un sens supérieur, la langue primordiale qui ne fut jamais écrite.

[14] La légende faisant de Jean-Baptiste un Grand-Maître de la Maçonnerie opérative qui, de longues années après son martyre, aurait été remplacé par Jean l’Évangéliste n’a évidemment qu’un sens purement symbolique.

[15] Guenon, L’Ésotérisme de Dante, chap. IV [« Dante et le rosicrucianisme »], in fine.

[16] De même que toute œuvre traditionnelle est d’autant plus proche du véritable « chef-d’œuvre » que l’artisan a « sublimé » son « moi » individuel pour le transformer dans le « Soi » (cf. Le Règne de la Quantité, chap. IX [« Le double sens de l’anonymat »]), on peut dire que les transformations auxquelles nous faisons allusion sont des chefs-d’œuvre d’autant plus parfaits que leurs artisans nous sont restés totalement inconnus. Le cas le plus récent de telles mutations semble être celui du passage de la notion traditionnelle du « Saint-Empire » dans la Maçonnerie écossaise.

[17] Nous pensons qu’il est inutile de préciser que ce dont il s’agit n’a rien à voir avec les conceptions politiques qualifiées de « totalitaires ». On sait d’ailleurs comment les régimes qui se réclament de telles conceptions ont coutume de se comporter avec la Maçonnerie quand ils accèdent au pouvoir.

[18] La Crise du Monde moderne, chap. VII.

[19] Brahma-Sûtras, traduits et commentés par Guénon au chapitre XVIII de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta.

[20] Le changement du nom d’Abram (« père élevé ») en celui d’Abraham (« père de la multitude ») se place entre la victoire du patriarche sur les adversaires des rois de la Pentapole et la destruction par le feu de cette même Pentapole. Cette destruction est naturellement une « figure » de la destruction finale du monde, et le rôle d’intercesseur joué par Abraham pour obtenir de Dieu une « limitation » de la destruction mériterait de retenir l’attention.

[21] Décaméron, 1re journée, conte III. On voit que le « Fidèle d’Amour » Boccace, pour placer, parmi ses contes d’une galanterie parfois un peu poussée, ceux qui avaient un sens doctrinal et qui certainement étaient pour lui ceux qui importaient le plus, savait utiliser le symbolisme des nombres.

[22] La « fable » symbolique utilisée par Boccace est d’ailleurs, comme tout ce qui est symbolique, susceptible d’une pluralité d’interprétations. En voici une qui, se plaçant à un point de vue plus élevé et proprement initiatique, répond sans doute davantage aux intentions de l’initié que fut Boccace. Si l’on doit assurément respecter les convictions de chacune des traditions en tant qu’elles prétendent avoir un statut privilégié les unes par rapport aux autres, d’un point de vue supérieur on ne doit pas être illusionné par de telles prétentions. Effectivement, cette prétention à l’élection relève d’une nécessité inhérente à la perspective exotérique et Boccace veut dire en fait que la vraie foi est cachée sous les aspects extérieurs des diverses croyances, vraie foi qui est la Tradition unique dont Melchissédec est le représentant. Cette vraie foi, c’est la « sainte foi », la fede santa dont Boccace, comme Dante, était, en Occident, un des fidèles.

E.T. N° 409-410 Sept. et Nov.- Déc.1968

Dans le Symbolisme de janvier-mars 1968, M. Jean Tourniac rend compte de l’édition française de l’ouvrage de M. Martin Lings sur le Sheikh Ahmed el-Alawi. Ce qui nous a le plus frappé dans cette étude, c’est la tendance de plus en plus marquée de l’auteur à confondre le domaine initiatique avec le domaine religieux, c’est-à-dire à ne tenir aucun compte du « hiatus » signalé par Guénon et dont François Ménard, peu de temps avant sa mort, regrettait l’oubli trop fréquent. Nous ne donnerons qu’un seul exemple d’une telle attitude, mais cet exemple a en quelque sorte valeur de symbole. A propos de l’obéissance du disciple « qui doit être comme de la cire molle entre les mains du Sheikh » M. Tourniac écrit « qu’elle rappelle la fameuse règle spirituelle de la Compagnie de Jésus, qui a tant fait couler d’encre en Occident chrétien, et qui n’est pourtant qu’un aspect méthodique de l’extinction du moi devant l’Éternel, c’est-à-dire finalement le moyen d’acquérir la Totale et Absolue Liberté de l’Inconditionné dans la plénitude de l’Etre affranchi du moi ». Si les pratiques des Jésuites (dont personne n’a jamais mis en doute le caractère et les « visées » purement exotériques) sont « le seul moyen d’acquérir la Totale et Absolue Liberté de l’Inconditionné », alors c’est que l’exotérisme peut conduire au but suprême ; et dans ce cas, à quoi bon l’ésotérisme, à quoi bon l’initiation ? Mais la réalité est tout autre. Car Saint Ignace, dans la solitude de Manrèse puis aux Universités espagnoles, a bien pu emprunter quelques « formes » à l’initiation islamique, mais il ne pouvait ni ne voulait en assimiler l’« esprit ». Le perinde ac cadaver n’est en somme qu’un moyen d’assurer la discipline « militaire » de la Compagnie. Quant aux fameux « exercices spirituels » d’Ignace de Loyola, tant prônés par certains, tant décriés par d’autres… à Dieu ne plaise que nous portions un jugement sur l’œuvre d’un des plus illustres saints de la catholicité ! Mais de là à penser qu’ils peuvent assurer l’acquisition de la « Totale et Absolue Liberté de l’Inconditionné »… il y a tout de même un abîme !

Dans le même numéro, nous trouvons un article fort intéressant de M. A.-D. Grad. Cet auteur, qui a publié plusieurs ouvrages sur la Kabbale, n’est pas un esprit traditionnel dans le sens où nous l’entendons ici, et certaines de ses assertions surprendraient certainement nos lecteurs. Mais il apporte toujours des renseignements précieux ; il faut aussi le remercier d’avoir relevé comme il convient (Pour comprendre la Kabbale, p. 123) le sentiment d’un membre de l’Institut qui, dans une édition « savante » de la Bible, qualifie le chapitre XIV de la Genèse de « hors d’œuvre ». (Ce chapitre raconte la guerre de Chordorlahomor contre les rois de la Pentagonale, la défaite du roi de Sodome, la captivité de Loth, sa délivrance par Abraham, et, à l’occasion de ces événements historico-symboliques, l’unique manifestation historique de Melchissédec ; on voit que le « hors d’œuvre » est varié et substantiel. M. Grad va donner bientôt un commentaire verset par verset du Cantique des cantiques, d’après les textes rabbiniques. L’article qu’il présente aujourd’hui est un extrait de l’œuvre à paraître. Bien qu’assez court, il apporte une documentation d’une extrême importance. « La tradition hébraïque ne connaît que 9 cantiques » : celui d’Adam (nous pensons qu’il doit être considéré comme « perdu »), les deux de Moïse, ceux de Josué, de Barac, de Débora, d’Anne mère de Samuel, de David, et enfin le 9ème, qui est le plus long et le plus excellent de tous : le Cantique des cantiques de Salomon. « Aucun nouveau cantique n’a été composé après Salomon » (du point de la Synagogue bien entendu). « Car le 10ème cantique sera chanté par les enfants d’Israël pour célébrer la fin de l’exil ». L’œuvre salomonienne a été l’objet de plus de 300 commentaires ; les rabbins dominent dans ce nombre, mais les chrétiens ne manquent pas ; n’oublions pas quelques rationalistes comme Renan. C’est sans doute en pensant à ces derniers que M. Grad a écrit ces lignes désabusées : « Tous ignorent en général qu’ils manipulent maladroitement une serrure dont la clef a été perdue depuis des siècles… ». Et l’auteur de signaler les « pièges des subtilités de la langue hébraïque », trop souvent considérée comme une langue facile (la faute en est un peu à Paul Vulliaud). « Beaucoup de termes sont incompréhensibles ou pour le moins intraduisibles… Les changements de temps et de mode font le désespoir des exégètes… Le mot « rose » est souvent remplacé par le mot « lys », alors que le symbolisme du lys relève d’une très originale distinction ». Des auteurs ont traduit « femme triste et languissante » par « prostituée égarée ou errante ». Cette dernière « confusion » est moins curieuse ; dans le langage des Fidèles d’Amour, la « Tristesse » et la « Prostituée » étaient des symboles à peu près interchangeables… M. Grad donne des détails précieux sur le symbolisme numéral dans le Cantique. « Le nom de Salomon y revient 7 fois ; l’expression « filles de Jérusalem » revient également 7 fois ; le mot « Liban » est mentionné 7 fois, et 7 fois le mot « Amour » est transcrit isolément ». Mais le Cantique de Salomon, 9ème de l’ancienne Alliance, est surtout « marqué » par le nombre 9 ; il contient 117 versets, 1251 mots, 5148 caractères : ces trois nombres sont multiples de 9. M. Grad en profite pour rappeler que 81, carré de 9, est la valeur numérique du mot Anô’khi (Je suis), mot qui, pour la Kabbale, est le « mystère de tout », « la synthèse de toutes les lettres », « le Mystère caché le plus mystérieux de tous ». Comment ne pas penser ici à cette Béatrice que Dante rencontre à l’âge de 9 ans ? Il la voit pour la seconde fois 9 ans plus tard, à la 9ème heure du jour, et il en reçoit le « salut ». Il rêve d’elle dans la première des 9 dernières heures de la nuit. Il célèbre ensuite les 60 « belles » de la ville, et Béatrice est la 9ème des 60. Béatrice, « qu’il faut appeler Amour », et « qui fut elle-même le nombre 9 », meurt « le 9ème jour du mois selon, le comput arabe, dans le 9ème mois de l’année selon le comput syriaque, et dans l’année du siècle où le nombre parfait de 10 est multiplié par le nombre 9 », c’est-à-dire en 1290 (date anticipée, sans doute pour motif de prudence, selon Luigi Valli, que semble suivre sur ce point le plus récent commentateur français de la Vita Nuova, Antonio Coën). Et cette mort revêt pour Dante une telle importance qu’il écrit aux « princes de la terre » pour les en informer. Nous possédons encore sa lettre véhémente, adressées aux Cardinaux de la Sainte Eglise romaine, et qui commence par Quomodo sola sedet civitas, c’est-à-dire comme les Lamentations de Jérémie, ce « cantique » étrange composé à 7 reprises sur les 22 lettres de l’alphabet, et qui fut prononcé par le prophète sur les décombres du Temple de la Ville. Sous le même voile du symbolisme de l’Amour, le Cantique salomonien et le « roman » de Dante expriment des vérités en rapport avec le « Mystère caché le plus mystérieux de tous », ou (pour reprendre les termes d’Ossendowski rappelés par Guénon) le « Mystère des mystères ». Seulement, chez Salomon, l’Amour exulte, et chez Dante il se lamente. M. Grad, dans l’ouvrage dont le présent article est un extrait, n’a utilisé, semble-t-il, que le texte hébraïque et la tradition kabbalistique. Mais il va sans dire que les rabbins d’Alexandrie qui ont composé la version grecque des « Septantes », et saint Jérôme qui a rédigé la Vulgate latine ont « transmis » aux Eglises d’Orient et d’Occident des textes du Cantique qui, du point de vue chrétien, ont une valeur propre et parfaitement  « légitime », et qui sont la base des célèbres commentaires d’un saint Bernard et d’un Guillaume de Saint-Thierry.

Vient ensuite un long article de M. Gilles Ferrand, intitulé L’Art traditionnel. Sur ce sujet presque inépuisable, l’auteur expose des idées familières à nos lecteurs : le travail considéré comme répétition d’un geste primordial, le rôle « irremplaçable » du symbole et sa nature non-humaine, l’action néfaste de la Renaissance dans le domaine artistique, etc. Tout cela est en général excellent. Nous avons en particulier remarqué ce qu’écrit l’auteur sur le rôle « salvateur » de l’artiste vis-à-vis de ses « matériaux » et de ses « sujets ». Il y a là des choses très justes ; mais nous préférerions dire, en termes empruntés à la tradition hermétique, que l’artisan sacré opère une « transmutation » en effectuant sur ses matériaux la « réintégration » du règne minéral, et cela, comme le signale l’auteur, du fait de la position « centrale » du règne hominal. On peut aussi rapprocher cette notion de celle du « sacrifice » rituel, et aussi de la « métensomatose » de Dutoit-Membrini. Venons-en maintenant à quelques « critiques » que M. Ferrand, nous n’en doutons pas, nous pardonnera, car elles n’entament en rien notre estime pour son travail. A propos de la tradition médiévale il parle du « support presque exclusivement artistique et plastique qu’elle nous a légué ». Cela est plus que contestable, car iconoclastes en Orient, et en Occident hérétiques, révolutionnaires, chanoines du XVIIIème siècle et artisans actuels du « vandalisme sacré » n’ont pas toujours dû opérer leurs destructions au hasard. C’est pourquoi nous pensons, comme Guénon l’a écrit dans Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, que c’est l’œuvre « littéraire » de Dante qui constitue le testament du Moyen-âge finissant. A un autre endroit, M. Ferrand évoque le « danger que représente l’affrontement brutal avec des formes traditionnelles vivantes que nous ne pouvons comprendre que d’un point de vue extérieur », étant donné notamment « que ces formes traditionnelles ne furent ni ne sont les nôtres ». Si ce danger était réel, il faudrait brûler la majeure partie de l’œuvre de Guénon, qui fut écrite précisément pour présenter (« brutalement » peut-être) la Sagesse orientale à ceux des Occidentaux pour qui leur propre tradition est « délivrance » et non pas « limitation ». Venons-en à notre dernière remarque. A propos d’un texte de Guénon sur le symbolisme (Introduction générale, p. 109) qu’il trouve « ambigu », M. Ferrand craint qu’une « personnalité » qui « réactualiserait une symbolique » (nous pensons qu’il veut dire : « qui mettrait en lumière le sens supérieur d’une catégorie de symboles) « s’illusionne sur la valeur réelle de ses possibilités ». Voilà un péril auquel Guénon, en effet, n’a pas pensé. L’auteur justifie ses craintes par des considérations que nous n’avons guère comprises ; les symboles, dit-il, seraient « une médiation de l’étant à l’être », etc. Nous lui répondrons simplement ceci. Il est permis à Satan (Guénon l’a souligné) de « faire le moraliste », et nous savons par Dante qu’il est « aussi théologien » ; mais il serait bien empêché de « faire de la métaphysique ». Car Lucifer, dans sa chute, a laissé tomber la pierre d’émeraude qui ornait son front et qui représentait le « sens de l’éternité ». Le sens de l’éternité ne diffère pas du sens de l’universalité. Or, Guénon, transposant le célèbre adage de Platon : « Il n’y a de science que du général », a écrit qu’ « il n’y a de métaphysique que de l’universel ». Et Satan, privé de l’universalité, ne peut faire que de la pseudo-métaphysique. Il ne peut faire que du pseudo-symbolisme, car le symbolisme véritable est une langue universelle : c’est la « langue de la métaphysique », comme l’a également enseigné Guénon. De fait, on peut lire les deux Testaments d’un bout à l’autre. On y verra Satan se manifester sur bien des plans, et notamment sur le plan moral et même « charitable », comme le montre un épisode célèbre de la Passion du Christ ; mais jamais on ne verra Satan faire du symbolisme et encore moins « réactualiser une symbolique ». Bien au contraire, Satan prend tout à la lettre, ce qui est l’antithèse même du symbolisme. Il ne voit que les apparences trop souvent mensongères : il n’attache aux choses que leur « valeur » illusoire. Et c’est pourquoi Satan, « père du mensonge » est aussi le « Prince de ce monde » d’illusion ! C’est pourquoi son serviteur de choix, l’Antéchrist, sera, au dire de Guénon, « le plus illusionné de tous les êtres ». Seul le symbolisme permet de percer l’écorce pour atteindre la réalité de toute chose. Le symbolisme est l’unique moyen d’échapper aux mirages de la « grande illusion » qui se font de plus en plus dangereux et séducteurs à mesure que le monde se « solidifie » en approchant de sa fin. Il résulte de ces considérations que le péril redouté par M. Gilles Ferrand est absolument vain, et qu’Oswald Wirth a été bien inspiré en intitulant sa revue Le Symbolisme : il ne pouvait en vérité lui donner un plus beau nom.

La 3ème partie de l’article de M. André Serres « Ce qui est épars… » est consacrée au symbolisme de la Loge, de la chaîne d’union et des deux colonnes. L’auteur, en commentant les textes de Guénon, relatifs à ces divers sujets, a notamment souligné l’extrême complexité du symbolisme de la chaîne d’union (cable tow), qui pourrait même parfois faire apparaître les citations guénoniennes comme contradictoires entre elle. Evidemment il n’en est rien. Ceux qui, comme le Chevalier a Floribus (Joseph de Maistre), pensent qu’un « type » (un symbole) doit toujours et partout « signifier » une seule et même chose, ne doivent guère apprécier le symbolisme de la chaîne d’union, et cela pour bien d’autres raisons encore… A propos du sens des circumambulations, on peut noter que Guénon, pour les rituels écossais, conseillait le sens solaire au 1er degré, et le sens polaire au 2ème. Enfin, M. André Serres, faute d’un texte guénonien sur les « pommes de grenade » placées sur les colonnes, a eu recours à une citation de saint Jean de la Croix, qui a sa valeur d’un point de vue mystique, mais non pas du point de vue initiatique. En réalité, la grenade, avec ses grains serrés, est un symbole de « plénitude », comme la corne d’abondance et le boisseau de riz. Dans le symbolisme parlé de l’Ordre, la même idée de plénitude s’exprime par les formules « midi plein » et « minuit plein ».

De courtes Notes historiques à propos du testament philosophique, par M. Jean Bossu, apportent des renseignements curieux, et parfois piquants, sur la conception qu’on s’en faisait au début du XIXème, où les récipiendaires le rédigeaient « en prévision de mort subite au cours des épreuves supposées terrifiantes qui les attendaient ». En voici un, émouvant dans sa brièveté : « Adieu pour la vie, et je pardonne ma mort à tous les Frères et leur en donne décharge ». Mais la conservation de tels documents semble indiquer qu’alors on ne les brûlait pas rituellement, comme il est de règle aujourd’hui à la fin de l’initiation. Quant aux 3 questions qui ont subsisté jusqu’à nos jours : « Quels sont les devoirs de l’homme envers Dieu, envers lui-même et envers ses semblables ? », elles nous ont toujours fait penser à ces « devoirs de morale » qu’on infligeait aux élèves des écoles publiques avant la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat. Ne serait-il pas possible d’adopter une formule moins enfantine et plus réellement initiatique ?

Dans le Symbolisme d’avril-juin 1968, M. Jean-Pierre Berger donne la traduction de l’Edinburgh Register House Manuscript, texte assez court qui remonte à 1696. Il se compose d’une vingtaine de questions et réponses en général fort obscures et dont plusieurs semblent avoir été altérées. Nous noterons dans ce manuscrit opératif la formule suivante : « Quel est le nom de votre Loge ? – Kilwinning ». Ce dernier mot devait connaître une fortune singulière dans les hauts-grades, puisque le titre complet des titulaires du 18ème degré est le suivant : « Chevalier de l’Aigle et du Pélican, Souverain Prince d’Hérédom, Prince Roise-Croix de Kilwinning ». A remarquer aussi la formule suivante : « les Vénérables Maîtres et l’honorable compagnie vous saluent bien, vous saluent bien, vous saluent bien ». Nous avons précédemment indiqué ce qu’il fallait penser d’une telle formule et de ses rapports avec le secret maçonnique ; de fait, dans le manuscrit d’Edimbourg, le « mot sacré » est communiqué aussitôt après le triple salut, et M. Jean-Pierre Berger signale en note qu’on retrouve cette mention de la triple salutation dans un assez grand nombre de textes, tant opératifs que spéculatifs.

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Sous la rubrique « Libres propos », M. J. Corneloup publie un article intitulé : Dieu ? Un empirique. L’auteur qui assura la direction du Symbolisme entre Oswald Wirth et M. Marius Lepage, est connu pour s’être fait, au sein du Grand Orient de France, le défenseur de la formule « A la gloire du Grand Architecte de l’Univers ». Il est aussi un « mainteneur » déterminé du symbolisme traditionnel. Ce sont là des titres qui lui assurent l’estime de tous les fidèles de l’Art Royal ; si le Grand Orient avait eu à sa tête en 1877 et en 1912 des dignitaires de la valeur et de la clairvoyance de M. Corneloup, il n’aurait pas perdu sottement et irrémédiablement la place privilégiée qui était la sienne dans la Maçonnerie Universelle. Ceci dit, nous ne sommes que plus justifiés pour regretter l’article précité, où l’auteur croit pouvoir s’appuyer sur la Kabbale pour étayer sa conception anti-traditionnelle d’un Dieu « empirique » et « non omniscient », et en somme d’un Dieu qui « évolue ». Il ajoute même : «  Ainsi le theilhardisme avait été présenté déjà par les rabbis ! ». Décidément, les idées du R.P. de Chardin font des ravages !

M. Corneloup rappelle que, d’après la tradition hébraïque, « Dieu a créé dix mondes, il a détruit les neuf premiers et n’a conservé que le dixième ». Il ne faudrait pas en conclure que les mondes détruits étaient des ébauches du dixième. Chaque « création », in principio, était « juste et parfaite », tout comme le monde actuel fut reconnu « très bon » par l’artisan divin, en ces jours où (selon l’Eternel et non selon le Père Theilhard) « les étoiles du matin exultaient en chants d’allégresse et où les fils de Dieu poussaient des cris de joie ». C’est pourtant cette même création toute bonne dont il est dit à la veille du déluge : « Dieu regarda la terre et vit qu’elle était toute corrompue ». (Genèse, VI, 12)

Il en sera ainsi des mondes à venir, car toute manifestation consiste obligatoirement en un processus d’éloignement de son principe. Lorsque le Principe arrive à être en quelque sorte perdu de vue, alors vient ce que la Genèse appelle « corruption » et les Evangiles « abomination de la désolation ».  Quand le monde en est là, ceux qui sont attentifs aux « signes des temps » et qui ne croient pas aux billevesées du Progrès même baptisé « évolution theilhardienne ») appliquent le précepte évangélique : ils se réjouissent et ils exultent d’allégresse. Quelle que soit leur « foi », ils peuvent se remémorer les paroles de l’Apôtre : « en ce jour de Dieu, les cieux enflammés passeront avec fracas, et les éléments embrasés se dissoudrons ; mais nous attendons, selon la promesse, de nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habitera ».

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Assez curieusement, l’article suivant, de M. A.-M. Chartier, se rapporte à G.-H. Luquet, ami de M. Corneloup, avec lequel il a d’ailleurs publié un opuscule : Des droits du Grand Orient de France et du Grand Collège des Rites sur les Rites Ecossais Ancien et Accepté. Mais l’ouvrage capital de Luquet reste le volume intelligemment documenté et illustré dont nous avons rendu compte ici-même en novembre 1967. L’œuvre posthume que présente M. Chartier est constituée par « des réflexions à propos de Dieu ». Luquet, comme son ami M. J. Corneloup, semble éprouver une difficulté insurmontable à concilier la perfection divine avec l’imperfection du monde « créé ». Et cela nous a rappelé une étrange coïncidence. Quelques années avant que commençât la carrière maçonnique de MM. Corneloup et Luquet, un jeune maçon écrivait, sous le pseudonyme de « Palingenius », son premier article intitulé « Le démiurge », où il rappelait en commençant le fameux dilemme, tourment des théologiens exotériques, et si facile à résoudre par les métaphysiciens : « Si Deus est, unde malum ; si non est, unde bonum ».

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M. Pierre Stables continue ses études sur la chevalerie ; il aborde aujourd’hui Le Mythe des Neuf Preux, dont, nous dit-il, on trouve mention pour la première fois en 1312. Si les trois preux israéliques (Josué, David, Judas Macchabé) et les trois chrétiens (Arthur, Charlemagne, Godefroy de Bouillon) ne causent guère d’embarras à l’auteur, il n’en est pas de même, nous semble-t-il pour les trois preux « païens » (Hector, Alexandre, César). La présence d’Hector semble au premier abord assez surprenante. M. Stables, ne trouvant rien, ou pas grand-chose, dans l’histoire de ce héros vaincu qui « justifiât » son voisinage avec un César et un Alexandre, a cherché ailleurs.

Il rappelle que, d’après Frédégaire (continuateur de Grégoire de Tours), Hector fut le père de Francus, l’ancêtre fabuleux de la nation franque. Cette histoire a été reprise par un assez grand nombre d’auteurs jusqu’à Ronsard, qui sur l’ordre de Charles IX, entreprit d’écrire un poème épique, la Franciade, dont il ne termine que les quatre premiers chants. Bien que le « Mythe » de Francus n’ait pas dépassé, croyons-nous, un cercle assez restreint de « lettrés », il n’était pas sans intérêt de le rappeler, étant donné le rôle joué par les Francs dans la restauration de l’Empire d’Occident. On pourrait ajouter autre chose. Hector fut le dernier héritier, en ligne de primogéniture, du fondateur de Troie, Dardanus, fils de Jupiter et d’Electre, laquelle était une des sept Pléiades (fille d’Atlas et appelées pour cette raison Atlantides). Le dernier défenseur de l’empire troyen pourrait donc représenter, en quelque mesure, les traditions du Proche-Orient issues de l’Atlantide, dont les principales sont la tradition égyptienne et la tradition assyro-chaldéenne.

A propos d’Alexandre, M. Stables rappelle l’« ascension » du conquérant si célèbre dans tout l’Orient, et il écrit : « Ce mythe d’une ascension ratée ne montre-t-il pas une leçon (sic) donnée aux présomptueux, quand ils ont cru bon d’utiliser un « truc » psycho-physiologique pour atteindre la connaissance ? N’y a-t-il pas là une critique des techniques inférieures du Yoga Indien ? ».

M. Stables est vraiment sévère pour les procédés initiatiques orientaux. Qu’y a-t-il donc de « présomptueux », quand on appartient à la tradition brahmanique, à utiliser des rites d’origine immémoriale, et qui, au surplus, ont fait leurs preuves et continuent à les faire ? C’est parler bien à la légère que d’appeler ces rites « techniques inférieures » et « trucs » psycho-physiologiques, comme s’il s’agissait des tours de passe-passe de vulgaires charlatans. D’autre part, qu’est-ce qui permet de supposer que les transcripteurs du Mythe des Neuf Preux, en introduisant Alexandre dans leur liste, avaient une intention critique ou ironique, alors qu’ils auraient eu des intentions « laudatives » pour David, Charlemagne ou les autres ? Certes les chevaliers du moyen-âge pratiquaient couramment l’ironie, mais pas dans ces intentions-là…

Nous pensons, nous, contrairement à M. Stables, que les Neuf Preux dont il parle figurent dans ces textes sur un pied de parfaite égalité, quelle qu’ait pu être la forme religieuse dont chaque preux relevait ; et cela montre, s’il en était besoin, combien les ésotéristes chrétiens des temps médiévaux étaient conscients de l’équivalence équitable des diverses formes traditionnelles. Pour en revenir à Alexandre Dhûl-Kairnaîn, qui, par sa conquête partielle des Indes, apparaît comme le « second Dionysos », même sa vie « historique » présente un nombre considérable d’éléments symboliques, depuis sa naissance à la fois royale et sacerdotale (il était fils de Philippe, roi de Macédoine, et d’Olympias, laquelle appartenait au collège des Bacchantes) jusqu’à sa mort à l’âge de 33 ans.

Venons-en maintenant à César, sur qui M. Stables écrit des lignes assez énigmatiques : « Réfléchissons à nouveau sur la présence de César et d’Alexandre parmi les Neuf Preux. Tous deux évoquent l’idée de l’Empire, mais celle se Saint-Empire n’est pas admissible. Ce n’est pas par César et Alexandre que l’on peut envisager que le Mythe des Neuf Preux groupe un symbole du Saint-Empire, bien au contraire. Il y a concernant César et Alexandre tout autre chose qui nous échappe actuellement, mais qui était évident à l’époque des romans de chevalerie. Nous y reviendrons, car l’affaire est très complexe, mais déjà débarrassons-nous d’idées modernes à leur sujet. Si Charlemagne représente une union des traditions chrétiennes, à l’époque, César et Alexandre signifient autre chose que la préfiguration du Saint-Empire ».

Voilà certes qui est inattendu. Que le Saint-Empire ait été non seulement préfiguré, mais fondé par César, puis « baptisé » avec Constantin, cela n’est pas une « idée moderne ». Quand Charlemagne, dans la nuit de Noël de l’an 800, fut couronné empereur d’Occident, il fut salué par l’acclamation traditionnelle : « A Charles-Auguste, couronné de Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire ! ». La titulature des chefs du Saint-Empire était la suivante : « N., par la grâce de Dieu, empereur des Romains, César toujours Auguste, Majesté sacrée ». Certes, après Constantin, les empereurs devinrent chrétiens, le caractère monothéiste de la nouvelle religion ne permit plus de les qualifier de « divins », selon l’usage établi depuis Divus Julius Caesar  ; mais ils conservèrent leur qualité « sacrée » dans les désignations protocolaires et les actes diplomatiques jusqu’à 1806.

Venons-en à un argument qui touchera sans doute M. Pierre Stables, lequel se réfère volontiers à l’œuvre de Dante. A la fin de l’Enfer, on voit Satan broyer dans sa triple gueule, Judas Iscariote, Brutus et Cassius. Celui qui a trahi le Christ et ceux qui ont trahi César, punis de la même peine, ont vraisemblablement commis des crimes comparables. Judas est responsable de la mort du Christ (qui n’a pas ruiné l’œuvre évangélique), Brutus et Cassius sont responsables de la mort de César (qui n’a pas empêché l’institution de l’Empire romain, accomplie par Octave-Auguste). Qui pourrait soutenir que Dante, dont l’absolue dévotion au Saint-Empire est bien connue, aurait accordé de tels « honneurs » dans l’ignominie à Brutus et à Cassius s’il n’avait admis que leur « victime » César a fondé un Empire destiné à devenir chrétien, aussi bien que le Christ a fondé l’Eglise chrétienne ? Nous nous proposons de revenir sur ces diverses questions qui touchent aux mystères de la « translation » des Empires, à laquelle Rabelais a fait allusion, et dont Bossuet a donné une version exotérique dans son Discours sur l’Histoire Universelle.

***

M. André Serre continue son étude sur le symbolisme maçonnique, et il traite aujourd’hui du second degré. A propos de l’Étoile flamboyante, il rappelle l’origine pythagoricienne de ce symbole et sa nature « polaire » ; il n’omet pas de signaler l’assertion de Guénon, trop souvent oubliée, selon laquelle une transmission ininterrompue de symboles, de rites et d’enseignements s’est exercée depuis les Collegia fabrorum jusqu’à la maçonnerie actuelle. L’insistance sur de telles vérités est d’autant plus nécessaire que le Pythagorisme, qui était une adaptation de l’Orphisme antérieur, se rattache presque à la Tradition primordiale.

 

E.T. N° 406-407-408. Mars à Août 1968

Dans le Symbolisme d’octobre-décembre 1967, M. Jean-Pierre Berger continue ses traductions commentées des anciens textes de la Maçonnerie anglaise. Cette fois, il ne s’agit plus d’un des Old Charges des Opératifs, mais d’un écrit postérieur à 1717, le célèbre Masonry dissected de Samuel Prichard. Publié en 1730, il connut un succès prodigieux : les trois premières éditions épuisées en 11 jours, une réimpression tous les 3 ans pendant un siècle, etc. L’auteur était pourtant un anti-maçon, comme le montrent -outre certains Nota Bene incompréhensibles- la « signature » de la « récitation de la lettre G » (dont nous reparlerons) et aussi une mention élogieuse des Gormogons. Ce mot, qui dérive de « Gog et Magog », est écrit par Prichard Gorgomons, et fait peut-être allusion aux Gorgones, sœurs de Méduse, qui comme elles pétrifiaient ceux qui les regardaient, et ne furent vaincues que grâce au miroir donné par Minerve à Persée, lequel put ainsi les combattre en regardant derrière lui sans danger, après quoi il s’empara de l’œil unique des trois Grées, accédant ainsi à l’ « éternel présent ». Prichard donne les Gorgomons comme plus anciens que les Maçons, c’est-à-dire comme descendants des « Pré-adamites ». Quoi qu’il en soit des origines de Masonry dissected, les textes reproduits par cet ouvrage sont généralement regardés comme authentiques, et il ne fait guère de doute que les Maçons eux-mêmes s’en servaient comme « aide-mémoire » afin d’apprendre les « instructions » longues et fort compliquées d’alors. Nous n’insisterons pas sur les qualités de la traduction et des commentaires (moins longs que de coutume) de M. Jean-Pierre Berger ; elles sont dignes des plus grandes éloges. Continuer la lecture

Darkness visible partie 2

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe d’Automne 2007. N°7

Darkness visible [Deuxième partie]

L’introduction de la formule darkness visible dans le rituel maçonnique anglais de style Emulation apparaît à la suite de l’Union des Anciens et des Modernes de 1813 ; nous n’avons pas de certitudes sur les modalités de son adoption. La traduction littérale « ténèbres visibles » (et non « obscurité visible » comme il est dit parfois) révèle une association de sens contradictoires propres à retenir l’attention, et divers auteurs devaient en effet s’y intéresser, la plupart dans un esprit antimaçonnique et en se plaçant d’un point de vue exotérique exclusif1. En fait, l’expression darkness visible ne peut être vraiment explicitée et comprise – dans les limites de la faculté discursive – qu’en tant qu’elle est étroitement liée à la signification de la séquence rituelle correspondant à ce que les Kabbalistes désignent par le déplacement des lumières, elle-même abandonnée en partie dans la pratique maçonnique d’aujourd’hui (voir infra). Cette séquence ne trouve sa raison d’être et ne révèle sa véritable signification qu’en fonction de la perspective particulière à la Maîtrise qui s’effectue rituellement par un changement formel d’orientation, ce changement correspondant à une interversion dans le sens d’un retournement. D’ailleurs, l’orientation particulière à ce degré, est toujours usitée des Maîtres Maçons dans certains de ses éléments significatifs2. Ainsi, le déplacement des lumières s’accompagne, dans sa mise en œuvre, de l’intégration visible des décors symboliques d’ordre cosmologique qui assurent l’ordonnancement régulier de la Loge. Mais intégrer n’est pas uniformiser systématiquement dans une même perspective d’ensemble ; c’est pourquoi, pour prendre quelques exemples précis, on notera que le Tableau de Loge est occulté ainsi que les deux luminaires que sont le soleil et la lune3 situés au Débir (à l’Orient), équivalent symbolique du Saint des Saints du Temple de Salomon ; les deux luminaires demeurent indissociables car complémentaires : symboles de la dualité, ils s’évanouissent, n’étant plus en conformité avec la nouvelle orientation régulière de la Chambre du Milieu qui exprime l’Unité Primordiale. Cependant, un symbole subsiste, lumineux, à sa station initiale : c’est « l’œil dans le triangle » ou « l’œil qui voit tout », dénommé ordinairement Delta ; mais sa position se trouve dès lors inversée, c’est-à-dire pointe en bas, figurant le schéma du cœur. Ainsi disposé, il est dorénavant la « Porte Solaire », analogue à l’œil du dôme de tout édifice sacré. On se souviendra que, maçonniquement, cette Porte, selon l’enseignement traditionnel dont R. Guénon a été, à notre époque, l’interprète pour l’Occident, n’est autre que l’équivalent de la « porte du Ciel » ou « porte des dieux » ; elle est l’ouverture sur le « Soleil intelligible » dont le « septième rayon » – l’Axis mundi – assure le passage qui conduit « au-delà du Soleil », domaine des états supra-individuels propre aux grands mystères, ce « passage [qui] assure la libération complète »4  ».] des limitations individuelles inhérentes à la manifestation.

Ainsi, pour le Connaissant, le Soleil, « une fois élevé au Zénith, ne se lèvera plus ni ne se couchera, il se tiendra au centre » (Chândogya Upanishad, III, 11, 1 et 3).

Comme possibilité opérative immédiate, c’est-à-dire affranchie de la temporalité, cette interversion permet – ne serait-ce que virtuellement – au Maître Maçon d’ « identifier le centre de sa propre individualité (représenté par le cœur dans le symbolisme traditionnel) [ce qui correspond à une libération du mental] avec le centre cosmique de l’état d’existence auquel appartient cette individualité et qu’il va prendre comme base pour s’élever aux états supérieurs » (L’Esotérisme de Dante, ch. VIII). C’est ainsi que le Travail collectif en Loge permet la restauration de l’état originel par la translation « du centre de la conscience du “cerveau” au “cœur” ». C’est en quelque sorte une autre « vision » (de la Lumière intelligible), que l’on peut rapporter à une « audition » et qui prend appui sur la disposition symbolique ainsi établie et s’y identifie en application de l’analogie inverse5. Reportons-nous à ce que R. Guénon précise à ce sujet : « Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance “par reflet”, comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure ; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’”extérieur” à l’”intérieur”, et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même ; l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles. On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être transféré du “cerveau” au “cœur” ; pour ce transfert, toute “spéculation” et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage ; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective […]. Le passage de l’”extérieur” à l’”intérieur”, c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l'”état primordial”, de s’élever aux états supérieurs […] »6. C’est seulement ainsi que la Maîtrise atteint sa plénitude.

L’ « audition » évoquée est en rapport étroit avec la « Lumière intelligible » ; selon la perspective cosmogonique, le Son précède en quelque sorte la Lumière, et nous verrons que ce point de doctrine n’est pas étranger à notre sujet. Par exemple, l’audition est partie intégrante des éléments symboliques fondamentaux du degré de l’Arche Royale considéré par les anciens – et encore aujourd’hui – comme « la racine, le cœur et la moelle de la Franc-Maçonnerie » en tant que complément de la Maîtrise ; il est le  nec plus ultra  en raison de son caractère universel, de sa perspective ouverte sur les grands mystères, mais également de ses liens avec la Maçonnerie opérative ; mais nous ne pouvons présentement qu’en mentionner l’importance et signaler seulement un point qui est loin d’être négligeable, en correspondance avec nos rituels : il s’agit du rapport entre l’ouïe et la vue qui sont respectivement mises en relation avec la nuit et le jour ; car on connaît « […] l’étroite connexion qui existe, au point de vue cosmogonique, entre le son et la lumière ». Pour les chrétiens et les Maçons, le texte le plus explicite à ce sujet se situe au début du Prologue de l’Evangile de saint Jean qui précise : « Au commencement [au principe] était le Verbe… » ; il s’agit là de « l’acte du Verbe produisant l’”illumination” qui est à l’origine de toute manifestation, et qui se retrouve analogiquement au point de départ du processus initiatique  »7. C’est pourquoi -en particulier dans le domaine initiatique- on accorde prééminence et antériorité à l’ouïe sur la vue et de ce fait à la nuit sur le jour. C’est donc par pure analogie que nous utilisons le terme de « vision » en rapport avec la séquence rituelle du déplacement des lumières, car là réside un des mystères de l’Ordre.

Pour illustrer, dans une certaine mesure, ce rapport étroit entre l’ouïe et la vue et les incidences résultant de leur mise en œuvre, relevons quelques applications souvent négligées parce qu’en apparence banales : elles proviennent de manuscrits de la Maçonnerie des XVIIe et XVIIIe siècles, et plus précisément de leur partie dénommée Lectures ou Instructions qui furent originellement des « tuilages » de caractère synthétique à partir d’éléments rituels ; elles se pratiquent par questions et réponses dans lesquelles se trouvent certaines formules qui sont comme l’écho d’une pratique opérative ; une de celles-ci se situe curieusement entre la question concernant la « naissance virginale » du Christ et celle qui a trait à la construction du Temple de Salomon :

« Question : A quoi la nuit est-elle bonne ?

Réponse : La nuit est meilleure pour entendre que pour voir »8. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter les formules et la gestuelle adoptées par les Maçons de cette époque pour prévenir l’indiscrétion d’un profane (donc l’intrusion d’un point de vue étranger à la démarche initiatique) : cela consistait par exemple à exécuter un « faux pas » (celui-ci étant une figuration irrégulière de la marche ordonnée du Maçon en direction de l’Orient de la Loge) en prononçant à voix basse : « le jour est fait pour voir [sous-entendu: les signes] et la nuit pour entendre [les mots] » ; ces formules sont aussi, comme nous le précisions plus haut, en rapport avec l’épreuve du « tuilage » pratiquée habituellement par le Tuileur à l’entrée extérieure du Temple qui abrite la Loge, comme l’est également la formule bien connue : « il pleut [sur le Temple] ».

*   *   *

Ainsi l’expression darkness visible correspond-elle, dans la perspective spécifique aux petits mystères, aux « ténèbres perçues », réflexion de la Lumière procédant des « ténèbres supérieures » dont l’accès s’effectuera par le septième rayon du Soleil matérialisé au centre. R. Guénon nous dit que, en tant que symbole du non-manifesté, ces ténèbres « sont en réalité la Lumière qui surpasse toute lumière, [qui est] au-delà de toute manifestation et de toute contingence, l’aspect principiel de la lumière elle-même […] » ; ce reflet de la Lumière que, seul, de par son état, le Maître achevé a qualité pour appréhender dans la Chambre du Milieu. Suivant l’expression maçonnique – équivalente de la formule hermétique se rapportant à la phase nommée « séparation » –, le Maître Maçon doit œuvrer selon le processus ultime du discernement qu’est la discrimination, c’est-à-dire « déceler la lumière dans les ténèbres et les ténèbres dans la lumière ». Est-il nécessaire de préciser que nous sommes très éloignés de la perspective exclusive que retient Milton dans son poème Paradise lost, et qui se rapporte uniquement aux ténèbres entendues dans leur sens le plus inférieur, c’est-à-dire en tant qu’états psychiques qui se manifestent par une « chaleur obscure » (antithèse des ténèbres visibles) et sont relatives aux « lieux » infernaux que Dante évoque dans son Enfer.

En corrélation avec le passage rituel qui est l’objet de ces quelques réflexions, on retiendra également l’usage, en Maçonnerie, de la couleur noire dans son sens supérieur, c’est-à-dire métaphysique, qui correspond aux ténèbres visibles9. Cela concerne notamment la Chambre du Milieu qui est l’expression formelle de cette couleur ; c’est là, pour le Maître, qu’a lieu la deuxième mort qui correspond à une troisième naissance analogue à une « résurrection », véritable changement d’état qui ne peut s’accomplir que dans l’obscurité10.

Ajoutons que la station initiatique qu’est la Maîtrise maçonnique dans la démarche spécifique au Métier a également sa correspondance, en mode constructif, avec le symbole de la Pierre, la Keystone ; c’est la pierre angulaire ou clef de voûte (ou son équivalent) qui, dans tout édifice sacré, a une position inversée par rapport à l’ensemble de la construction ; c’est pourquoi cette pierre, qui en constitue le couronnement, ne peut être mise en place que par en-haut, comme provenant spontanément du Ciel11. En effet, en l’absence de la clef de voûte et malgré l’ajustement conforme des pierres et leur assemblage jusqu’à la limite du sommet, l’édifice qui en résulte ne sera jamais, malgré la convergence de tout l’ensemble vers ce point (c’est le « nœud vital »), qu’un ouvrage imparfait et dénué de stabilité, même si une certaine harmonie s’en dégage nécessairement : il est en quelque sorte le reflet du cosmos non encore résorbé dans son Principe. Mais, par la mise en place de la clef de voûte, se réalise, dans l’instantanéité, l’intégration de la multiplicité dans l’Unité, et ainsi l’ensemble de la construction se trouvera relié et identifié -hors de la modalité temporelle- à son archétype principiel ; c’est un « passage à la limite », un changement d’état. Seule la clef de voûte, « par sa forme aussi bien que sa position, est effectivement unique dans l’édifice tout entier, comme elle doit l’être pour symboliser le principe dont tout dépend »12 ; elle est la synthèse de l’édifice, image parfaite et véritable de l’Unité dont la manifestation procède.

C’est pourquoi le Maître Maçon, qui s’identifie lui-même virtuellement à la Keystone (en raison de l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme), doit intégrer, autant qu’il est possible -et pas uniquement en Chambre du Milieu-, cette « vision très excellente » qui s’origine dans son Principe, réalisant ainsi la synthèse parfaite des trois Piliers de la Loge. En outre, on constate que les éléments rituels de la Maîtrise que nous venons d’évoquer, et qui procèdent de ce symbolisme et en permettent la mise en œuvre conforme, révèlent nettement la finalité initiatique de l’Ordre maçonnique13. Ce « constat symbolique » infirme donc toutes les hypothèses qui reposent sur une conception historiciste exclusive visant à démontrer que le grade de Maître et sa légende – la légende d’Hiram – ou leur équivalent respectif, ne seraient qu’une élaboration humaine tardive. Il est inconcevable que la Maçonnerie ait pu être privée de cette « station » privilégiée (ou de son équivalent), car elle aurait été ainsi bornée à une voie initiatiquement incomplète, ce qui serait inexplicable. Une approche plus correcte sur ce sujet demanderait un examen attentif et sans parti pris, du degré de « Compagnon fini », antérieur à la Maçonnerie spéculative, et une comparaison de certaines de ses particularités avec le « couple » Compagnon/Maître tel qu’il a été codifié ensuite. Ce qui est sûr c’est que la Maîtrise proprement dite a fait défaut à certains fondateurs de la Maçonnerie spéculative. Mais cela est-il un débat ?].

Mais darkness visible évoque également l’origine « polaire » de l’Ordre, le retour à cette origine étant symbolisé, comme nous l’avons dit, par l’inversion d’orientation -et ses compléments-, matérialisée, dans la Chambre du Milieu, par le déplacement des lumières. D’autre part, cette situation primordiale est l’objet d’une « réminiscence » précise, symbolisée par la lettre G -symbole de la Polaire- placée au centre de l’Etoile flamboyante14. Et, à proximité de celle-ci, sont figurées les sept étoiles qui marquent la présence des 7 Rishis dont la demeure symbolique est la Grande Ourse. Selon la tradition hindoue, ceux-ci sont les sept Lumières par lesquelles fut transmise au cycle actuel la Sagesse des cycles antérieurs, ces Lumières qui portent l’héritage de Sagesse de ces cycles et en détiennent en quelque sorte la « mémoire ». Ceci explique pourquoi, par transposition, sont placées sept étoiles autour de la Lune sur le Tableau de Loge présent aux autres degrés « bleus ». En ce qui concerne, entre autres choses d’importance, la constitution de la Loge considérée comme étant « juste et parfaite » ainsi que la validité de la transmission initiatique, il apparaît que les 7 Rishis -en tant qu’Archétype primordial- président à l’Architecture céleste qui est Géométrie. Ils sont ainsi la norme qui se « réfléchit » sur la Terre, déployant son ordonnancement de Sagesse, Force et Beauté, qui rend possible et légitime l’établissement (et la restauration) de multiples applications initiatiques en conformité avec le plan du Grand Architecte de L’Univers15.

Darkness visible est une des nombreuses formules rituelles que véhiculent la Chambre du Milieu et ses mystères. « Lieu » central de la Maçonnerie, l’excellence de la Chambre du Milieu ne peut être appréhendée que par le « lien qui nous unit » (le Cable tow assimilable au Sûtratma), lien qui unit tous les Maçons –passés16et présents- à l’Ordre, et qui n’est autre que le Secret : c’est-à-dire « ce qu’il y a de plus central en tout être […] en raison de [son] caractère d’”incommunicabilité” ».

C’est pourquoi la possession de la Maîtrise est en réalité un état éminent et unique dans l’initiation occidentale d’aujourd’hui, état dont R. Guénon nous dit qu’il correspond à la véritable plénitude17.

*   *   *

Ces quelques réflexions sur un sujet qui touche à une séquence négligée -parmi d’autres- de la démarche initiatique maçonnique ne prétendent pas en épuiser la richesse ou lever quelque voile impénétrable, d’autant plus qu’en son aspect le plus profond elle rejoint l’inexprimable lié par le Secret. Il reste à souhaiter que les quelques points abordés soient l’occasion et le point de départ de réflexions constructives sur les possibilités « sans nombre » qu’offre l’Ordre maçonnique ; mais il est vrai que seule la méditation sur les symboles peut favoriser l’ouverture sur la Connaissance.

La Maçonnerie est, comme l’évoque toute l’œuvre de l’auteur français Denys Roman, l’Arche vivante des symboles où s’est rassemblé l’essentiel -sous forme de synthèses symboliques- de ce qui subsiste d’organisations initiatiques éteintes, y compris un héritage de l’ésotérisme chrétien. Tous ceux qui s’efforcent, depuis les temps les plus éloignés, d’en obscurcir la Lumière le font en vain, car ils se heurtent à son origine non humaine ainsi qu’à l’assurance donnée, de par la Volonté du Ciel, à saint Jean l’Evangéliste, Ami, Recteur et Protecteur de l’Ordre, de la perpétuité de son domaine. C’est pourquoi, à Pierre qui l’interrogeait sur ce qu’allait devenir Jean, « fils du tonnerre », le Christ répondit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe… »

André Bachelet

  1. Pour plus de développements, et particulièrement en ce qui concerne le Révérend Wilton Hannah, ministre anglican passé ensuite au catholicisme et auteur des livres Darkness visible publié en 1952 et Chritian by degrees (1954), on consultera les études de Pierre Noël dans la revue « Renaissance Traditionnelle » n° 137 de janvier 2004, pp. 66 et suivantes, et Jérôme Rousse-Lacordaire, B.A-BA Antimaçonnisme, Editions Pardès, pp. 57 et suivantes. Un ecclésiastique anglais (anonyme) répliquera au livre d’Hannah dans un ouvrage intitulé Light invisible (Lumière invisible), mais sans grande suite. Les attaques reprendront en 1965 puis en 1985 ; les ennemis de l’Ordre firent preuve à la fois de leur ignorance dans le domaine ésotérique et rituel (qui s’en étonnerait ?), et de leur habituelle faculté de nuisance ; devant le peu de résistance des responsables de la Maçonnerie britannique, ils dénoncèrent l’Ordre comme étant un véhicule du satanisme. Les protestations de Maçons vigilants ne devaient pas empêcher les conséquences dans le domaine rituel, sans compter les incidences temporelles à l’encontre des membres de la Maçonnerie de Grande Bretagne. On décèle dans toutes ces manœuvres l’obstination démentielle caractéristique des milieux instrumentalisés par l’Adv… Lorsque R. Guénon affirmait que « moins l’exotérisme s’occupe de l’ésotérisme, mieux cela vaut », n’avait-il pas tracé par là une attitude de prudence qui n’a pas toujours été respectée par les Autorités initiatiques ? Dans le rituel, le commentaire qui accompagne cette expression ne fait pas état de la signification que nous retiendrons. Voici le passage tiré de la version anglaise imprimée du rituel du 3e degré : « Let me now beg you to observe that the Light of a MM is darkness visible, serving only to express that gloom which rests on the prospect of futurity » ; et en regard relevons la traduction quelque peu différente retenue dans le rituel pratiqué en France : « Permettez-moi de vous faire observer que la lumière que possède un MM (Maître Maçon) n’est qu’une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres et ne fait qu’ajouter à la pénombre qui cache les perspectives de la vie future ». Cette tirade n’est pas satisfaisante car le voile à soulever touche au plus profond de la démarche initiatique procédant de l’aboutissement des petits mystères. Dans ce cadre rituel, tout commentaire est dans l’incapacité d’en traduire la véritable portée, tout ajout verbal appuyé s’avère généralement vain ou susceptible de compromettre une assimilation conforme
  2. On remarquera que la progression singulière du Compagnon lors de son introduction en Chambre du Milieu s’explique par là même ; on peut trouver à cette progression plusieurs significations, dont une est en rapport avec le sacrifice intérieur exigé par l’imminente élévation du Compagnon à la Maîtrise : ce sacrifice consistera, entre autres, à transformer une des composantes de la modalité corporelle ou « existentielle » comprise dans l’objectif fixé par le degré de Compagnon ; en cas contraire, le nouveau Maître serait maintenu dans une démarche « horizontale », c’est-à-dire dépendante de la faculté mentale, ce qu’il doit désormais dépasser progressivement. Quant à l’héritage pythagoricien, compte tenu de sa position centrale dans le 2e degré, il constitue un acquis définitif.
  3. Il s’agit des « deux grands luminaires dont l’un préside au jour et l’autre à la nuit » (Genèse, I, 16).
  4. Pour l’application de l’analogie inverse en rapport avec notre sujet, consulter R. Guénon : Symboles fondamentaux de la Science sacrée (aujourd’hui Symboles de la Science sacrée), Éditions Gallimard 1962, chapitres « Les symboles de l’analogie » et « L’Arbre du Monde » ; également A. K. Coomaraswamy dans son étude « The Inverted Tree » (« L’Arbre inversé »).
  5. R. Guénon : Aperçus sur l’Initiation, Editions Traditionnelles, chapitre XXXII, « Les limites du mental ».
  6. Cf. ibidem, chapitre « Verbum, Lux et Vita ».
  7. L’Herne, Documents fondateurs, 1992, p. 219, note 243 (Manuscrit Dumfries n° 4).
  8. Symboles fondamentaux (Symboles de la Science sacrée), p. 308, note 1, et Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XXXI, « Les deux nuits ».
  9. Aperçus sur l’Initiation, chapitre « De la mort initiatique », et Initiation et Réalisation spirituelle, chapitre « La jonction des extrêmes ».
  10. Ce symbolisme est essentiel au degré complémentaire qu’est l’Arche Royale qui participe de l’Arch masonry (Maçonnerie du Compas), et, de ce fait, se place en rapport avec le domaine céleste, alors que la Square masonry (qui est la Maçonnerie de l’Équerre) se développe plus spécialement dans ce qui appartient au domaine « terrestre » (cf. note suivante).
  11. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XLIII : « La “Pierre angulaire” », p. 281, et l’étude de Franco Peregrino, « Sur la fraternité », parue in « La Lettre G » n° 1, Équinoxe d’Automne 2004.
  12. La Maçonnerie comprend également, comme l’affirme R. Guénon, une perspective sur les « grands mystères » constituée par l’essence de l’Arch masonry ; c’est la raison pour laquelle le degré de l’Arche Royale était lié à celui de la Maîtrise et se trouvait intégré intimement à une Loge ordinaire et plus précisément à la Chambre du Milieu de celle-ci (cf. Aperçus sur l’Initiation, 1953, p. 276, note 1). Ce lien étroit (qui n’est pas sans évoquer le Cable Tow), véritable charnière entre la Chambre du Milieu et l’Arche Royale, apparaît notamment de façon significative dans l’opération de substitution des deux luminaires par le « septième rayon du Soleil » dans sa position centrale et invariable au zénith. Le symbolisme particulier (et sa représentation) de ce septième rayon constitue l’élément fondamental de l’Arche Royale désignée expressément comme complément de la Maîtrise, et ceci en rapport avec la « parole retrouvée ».
  13. Ceci peut être rapporté à la tradition pythagoricienne, véritablement centrale au grade de Compagnon, et en tant qu’héritage de la Maçonnerie
  14. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XXIV : « Le Sanglier et l’Ourse », p.180 note 2.
  15. C’est-à-dire les « Maçons des anciens jours », assimilables dans une certaine mesure aux « Ancêtres » qu’évoquent la plupart des traditions et qui assurent le lien spirituel ininterrompu avec l’origine ; c’est un héritage direct, par la voie initiatique, notamment celle des Collegia fabrorum de la tradition gréco-romaine. Il s’agit également des « Supérieurs Inconnus », détenteurs et inspirateurs de la Sagesse primordiale.
  16. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. LXXV : « La Cité divine ». Rappelons simplement que le rassemblement ordonné -ne serait-il que virtuel- de tous les éléments de l’être, dans le cadre de l’initiation maçonnique, est une possibilité toujours actuelle.

E.T. N° 400. mars-avril 1967

Le Symbolisme, octobre-décembre 1966.

M. J.P. Berger, dont nous avons récemment signalé l’article sur Nemrod et la Tour de Babel, publie dans ce numéro la traduction, accompagnée de notes très abondantes, de la « source » principale du dit article : le Dumfries Manuscript n°4. L’auteur est d’une grande érudition, non seulement dans la langue anglaise (ce qui lui permet de surmonter parfois avec bonheur les difficultés causées par la présence de nombreux termes archaïques), mais aussi, semble-t-il, dans les langues sémitiques, ce qui lui donne l’occasion de proposer quelques rapprochements judicieux. Le Dumfries Manuscript n°4, qu’on pense remonter à 1710 environ, fut découvert en 1891 et semble avoir appartenu à la vieille Loge (opérative) de Dumfries en Ecosse. Il comprend une version des Old Charges (avec le « serment de Nemrod »), les questions et réponses rituelles, et enfin le blason de l’Ordre, qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. D’après M. Berger, c’est le plus long des documents de ce genre actuellement connus. C’est aussi l’un des plus récents, puisqu’il fut écrit à la veille des événements de 1717. C’est enfin celui « dont la perspective spécifiquement chrétienne est la plus accusée », et il est « le seul à mentionner l’obligation d’appartenir à la Sainte Eglise Catholique ». Nous nous proposons de revenir ultérieurement sur la « Légende du Métier », partie essentielle des Old Charges et nous nous bornerons aujourd’hui à mentionner certains points abordés par M. Berger dans ses notes. Parlant des trois fils de Lamech : Jabel, Jubal et Tubalcaïn, il nous apprend que, d’après le Cooke’s Manuscript (début du XVème siècle), Jabel fut l’architecte de Caïn (son ancêtre à la sixième génération) pour la construction de la ville d’Hénoch. L’auteur relève la présence de la racine JBL dans les noms Jabel et Jubal, et aussi dans le « mot de passe » Shibboleth. Il rappelle que cette racine, qui est celle du mot Jubilé, évoque une idée de « retour au Principe ». Cela est intéressant ; mais, bien entendu, ce qu’il y a d’essentiel dans le mot Shibboleth, c’est sa connexion avec le « passage des eaux ». Continuer la lecture

LE RITUEL EN MAÇONNERIE

Aperçus sur quelques aspects de la pratique rituelle maçonnique

Juin 2015

 [Le présent texte est la reprise remaniée et mise à jour de celui qui a paru en 2003 dans le numéro 91 (mars-avril-mai) de la revue « Vers la Tradition » sous le titre de « Questions de rituel».]

Les réflexions suivantes feront quelquefois appel à des locutions appartenant en propre au langage maçonnique et dont certaines remontent sans doute fort loin dans le temps ; nous les maintenons par souci d’authenticité et nous en donnerons le sens lorsqu’il y aura un risque de confusion avec la signification qui leur a été attribuée dans le monde profane. Les usages rapportés ici sont familiers à tout Maçon qui « connaît bien l’Art » ; leur aspect technique n’a pu être éludé, mais il devrait être de nature à faciliter la compréhension du lecteur qui a quelque affinité avec l’Art de la Construction universelle. Enfin, pour ceux qui pourraient être surpris ou choqués par les informations d’ordre rituélique dont nous faisons état publiquement, nous rappellerons que : « les véritables mystères se défendent d’eux-mêmes contre toute curiosité profane, leur nature même les garantit contre toute atteinte de la sottise humaine non moins que des puissances d’illusion […] » (R. Guénon, Orient et Occident, 2e partie, ch. III : « Constitution et rôle de l’élite », p. 173). Nous n’ignorons pas que tout ce qui a été « révélé » jusqu’à ce jour et surtout ces dernières décennies, volontairement ou involontairement, sur la nature initiatique de la Maçonnerie ne lui a jamais sérieusement porté préjudice. Ce n’est pas tant « ce qui sort » de la Maçonnerie qui doit être redouté, mais plutôt ce que l’esprit profane s’efforce d’y faire entrer par les fissures de ce qui devrait en être la « couverture », et qui, depuis bientôt trois siècles, présente de sérieuses brèches. Continuer la lecture