note introductive 4

avertissement

2009 : La Lettera G / La Lettre G, N° 11 

Denys Roman : « René Guénon et la Lettre G »

    Le texte de Denys Roman dont nous présentons aujourd’hui l’essentiel a été publié pour la première fois en 1967 dans les numéros 401 et 402-403 des « Études Traditionnelles » ; remanié par l’auteur, il est devenu le chapitre VII de son ouvrage posthume Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie — l’Arche vivante des Symboles, paru en 1995 aux Éditions Traditionnelles.

    Ce sont les écrits de M. Jean-Pierre Berger publiés dans la revue « Le Symbolisme », et notamment son article de janvier-mars 1967 intitulé « Ce G, qui désigne-t-il ? », qui servirent de point de départ aux réflexions que propose ici D. Roman. M. Berger en effet, après avoir traduit et commenté certains manuscrits appelés Old Charges (Anciens Devoirs), avait entrepris de développer quelques aspects du symbolisme véhiculé par différents  rituels maçonniques, cela en rapport avec ce que René Guénon en avait dit, mais arrivait à s’en démarquer sur plusieurs points, rejetant par exemple l’équivalence symbolique entre le iod et la lettre G affirmée par R. Guénon, et reprochant en particulier à ce dernier d’avoir pris pour « source » la correspondance de Clément Stretton. Sur ce point, si Stretton s’est parfois laissé aller à « enjoliver » certaines choses bien repérables, cela n’invalide pas pour autant l’essentiel de ses communications, essentiel connu par ailleurs des Anciens ; ne s’agit-il pas là, comme en toute circonstance, de séparer « le bon grain de l’ivraie » ? D’ailleurs il va de soi que, dans la perspective initiatique traditionnelle qui était invariablement celle de R. Guénon, il est tout à fait dérisoire d’assimiler ses affirmations à des « opinions » ; mais, dans leur obsession du « document écrit », les tenants de ce point de vue purement profane veulent ignorer la transmission orale et refusent d’admettre la nature supra-individuelle de ses véritables « sources ».

    Ce furent donc ces « critiques » qui retinrent en particulier l’attention de D. Roman, d’autant que M. Berger partageait certaines des thèses de Jean Reyor, lequel prenait des distances de plus en plus marquées avec l’auteur des Aperçus sur l’Initiation, tout en laissant croire qu’il en était le représentant le plus autorisé, ce qui devait d’ailleurs générer de graves conséquences. Dès lors, D. Roman souhaitait rétablir une perspective en accord avec les considérations de Guénon et, dans ce but, réfuter également une des thèses les plus extravagantes de J. Reyor, admise par M. Berger, concernant les conditions « pratiques » d’un « aboutissement » de l’œuvre de Guénon en milieu chrétien et plus précisément catholique : en l’occurrence cette vision purement subjective qui prétend que l’hébreu est la « langue sacrée du christianisme » et… de la Maçonnerie…

    Il convient ici de noter que certains des écrits de J.-P. Berger de cette époque seront rassemblés en 2001 sous le nom de Jacques Thomas dans l’ouvrage qui porte le titre modifié de l’article qu’examine ici Denys Roman : Ce G, que désigne-t-il ? et l’on constate, à cette occasion, que l’auteur rectifie certaines de ses critiques originelles et se range au point de vue de Guénon, ce qui mérite d’être signalé ; néanmoins, il eût été souhaitable de voir mentionnés deux textes de D. Roman que connaît très bien M. Berger : celui que nous présentons ici même et un autre intitulé « Euclide, élève d’Abraham », publié primitivement dans le numéro 32 d’octobre 1977 de la revue « Renaissance Traditionnelle », et devenu le chapitre XII du premier ouvrage de Denys Roman, René Guénon et les Destins de la Franc- Maçonnerie. Ce texte traite de l’énigmatique récit légendaire présentant Euclide comme l’élève d’Abraham, ce qui accorde à ce dernier une antériorité et même une « paternité » dans l’Art de bâtir, et confère, par là même, à l’Ordre maçonnique une position privilégiée dans le cadre de la Construction universelle. 

    Notons également qu’en 1989 M. Jean-Pierre Berger signera de son nom la présentation de l’ouvrage de Jean Reyor : Sur la route des Maîtres Maçons, et que, dans l’une des autres présentations de livres de ce même auteur parus à la même période -entre 1988 et 1991- sous le titre commun Pour un aboutissement de l’œuvre de René Guénon, il est affirmé, sous le nom de J. Thomas que, « puisque la Franc-Maçonnerie est en réalité une initiation intégrée dans le Catholicisme Romain, elle ne peut avoir pour membres que des catholiques pratiquants » : admettre ce postulat des plus problématiques, impose par voie de conséquence le rejet de certains héritages et non des moindres — comme l’hermétisme et le templarisme — dont le dépôt symbolique est venu se greffer au cours des âges sur le tronc maçonnique ; R. Guénon a souligné l’importance de cette « élection » en rapport avec la nature universelle de l’Ordre, ce qui conduisit D. Roman, dans une perspective eschatologique, à qualifier la Maçonnerie d’ « Arche vivante des Symboles ».

    Dans le présent article, Denys Roman aborde et développe nombre de sujets susceptibles de démontrer l’importance que les « Maçons des anciens jours » attribuaient au symbolisme véhiculé par le Métier de bâtisseur dans la perspective de la restauration de l’être dans son état originel. A cet égard, il faut néanmoins retenir que la constitution et le contenu symbolique de certains rituels et leur pratique « opérative » nous autorisent à envisager un prolongement au-delà de cet état, c’est-à-dire une communication effective avec les états supérieurs de l’être, communication toujours possible — en principe — pour l’être en pérégrination qui se place en conformité avec l’ordre des principes.

    Ce sont donc certaines des significations et destinations multiples données à la lettre G qui sont abordées dans le présent texte : ainsi, dans deux des degrés symboliques, la présence de cette lettre au centre de l’Étoile flamboyante confirme son alliance avec le pentagramme, ce témoin « vivant » de la filiation pythagoricienne signalée par R. Guénon dans son Ésotérisme de Dante. On notera par ailleurs la prééminence que revêt le iod hébraïque en tant que représentant l’Unité et la Primordialité. Ensuite, ce sont le God de la Maçonnerie anglaise et le G — initiale de Géométrie — de la Maçonnerie latine qui devaient s’identifier au iod ; il faut donc voir dans ces dernières attributions une substitution qui en « couvre » le sens profond : celui de l’Unité et du Centre dans certains de ses aspects.

    Ensuite, on remarquera quelques réflexions de l’auteur sur la portée, somme toute assez limitée, de la christianisation de la Maçonnerie lorsqu’elle se trouvait dans une société elle-même chrétienne ; à l’évidence, les monuments religieux qu’édifièrent les Maçons de cette époque sont inspirés de l’esprit chrétien ; mais ne néglige-t-on pas trop souvent les marques bien présentes de l’héritage « païen » qui ne disparaîtront que dans les périodes où se manifestera la mentalité moderne ?

    D. Roman aborde avec sa sensibilité chrétienne un aspect du rituel qui touche à la primordialité à laquelle est associée la Maîtrise maçonnique ; il relève à cet effet la nature « polaire » de la lettre G, celle-ci parfois assimilée symboliquement au « Pinacle du Temple ». Et il nous propose une interprétation des tentations du Christ rapportées par les Évangiles, parmi lesquelles particulièrement la tentation pernicieuse du « pouvoir », occasion d’égarement et de « chute » pour l’initié ; ainsi, « Le tentateur le transporta [le Christ] sur une montagne très élevée, lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire, et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses si tu te prosternes et m’adores » (Matthieu, IV, 1-11). Dans la Chambre du Milieu, la Maçonnerie comporte une communication spéciale d’ordre rituel qui opère une transposition assurant la réhabilitation en mode initiatique de cette tentation : ainsi, la « Possessio orbi » se trouve affranchie de la marque d’une fatale transgression par sa restauration dans sa nature et sa signification originelles.

    En examinant, par exemple, le propos de M. Berger sur la position de Nemrod — le grand Hermorian de la légende maçonnique —, on perçoit l’exigence de cette restauration en mode initiatique ; insister particulièrement sur la « Force » qui émane du « héros » babylonien et le caractérise ne saurait, malgré l’assimilation de Nemrod à l’Art Royal, satisfaire à la démarche maçonnique dans son développement « Juste et Parfait ». Si l’Attribut de Force est un des « Trois Piliers qui soutiennent la Loge », il lui est trop souvent accordé un rôle exclusif et excessif qui entraîne à des égarements. Cette « Vertu » ne peut donc prévaloir malgré l’importance qu’elle revêt dans l’Art de bâtir, et elle sera remise à sa juste place par Denys Roman. En réalité, c’est la Sagesse — expression primordiale du Verbe — qui, à l’exemple du Roi Salomon et dans la « mémoire » du Patriarche Abraham, « Ami de Dieu » et « Père de la multitude », constitue l’essence même du Métier de bâtisseur et la Promesse de « l’achèvement du Temple ».

André Bachelet

RENÉ GUÉNON ET LA LETTRE G

    Au cours des années 60, la revue Le Symbolisme publia, entre autres articles intéressants,
plusieurs études de M. Jean-Pierre Berger. Cet auteur avait entrepris la traduction des anciens documents (Old Charges) de la Maçonnerie opérative anglaise, et il avait notamment publié le plus long de ces textes, le Dumfries Manuscript n° 4.  À une œuvre aussi ardue M. Berger avait joint des études originales consacrées à diverses questions maçonniques. Son article sur Nemrod et la tour de Babel était remarquable. On ne peut malheureusement en dire autant d’un de ses derniers articles : Ce G qui désigne-t- il ?, paru dans Le Symbolisme de janvier-mars 1967.

    L’auteur y étudie l’important symbole qu’est la lettre G, en utilisant les renseignements puisés dans la littérature maçonnique, anglaise et française, du XVIIIe siècle, et aussi les rituels, surtout britanniques, pratiqués jusqu’à nos jours. La première mention écrite de l’usage en Loge du G se trouve dans l’ouvrage de Samuel Prichard, Mansory dissected, publié en 1730.
Le G y est désigné comme représentant en premier lieu la Géométrie, et en second lieu « le Grand Architecte de l’Univers, celui qui fut hissé sur le pinacle du Temple saint », c’est-à- dire le Christ. En France cependant, le G fut bientôt interprété comme « l’initiale de God, Dieu en anglais ». Bien plus, un écrit de 1745, Le Sceau rompu, parle d’une Grande lumière dans laquelle on distingue « la lettre G, initiale de Dieu en hébreu ». Une telle affirmation est à retenir. De toute façon, aujourd’hui, dans la Maçonnerie de langue anglaise, le G est considéré comme l’initiale de God, et aussi comme le symbole du soleil, Toutefois, les rituels irlandais font exception, et déclarent formellement que « le G ne désigne ni Dieu, ni la Géométrie, mais qu’il a une signification ésotérique ». Nous reviendrons à la fin de notre article sur ce point, qui est d’une exceptionnelle importance.

    M. Berger ne parle pas des autres interprétations qu’on a données de cette lettre. Celle qui en fait l’initiale du mot « Gnose » mériterait pourtant au moins une mention. L’Américain Albert Pike, qui fut en son temps le plus haut dignitaire du Rite Écossais, a écrit que « la Gnose est l’essence et la moelle de la Franc-Maçonnerie »1 Formule digne de remarque, si on la rapproche de certains textes anciens donnés par M. Berger, et qui présentent la lettre G comme « l’essence de la Loge de Compagnon » et comme « le centre d’où vient la véritable Lumière ».
Pour rendre plus facile aux lecteurs non Maçons la compréhension de ce qui va suivre, nous
reproduirons le début de l’« instruction » du second degré, telle qu’elle est pratiquée dans de nombreuses Loges françaises, et qui ne diffère en rien des textes utilisés par M. Berger dans son exposé.

    « Êtes-vous Compagnon ? – J’ai vu l’étoile flamboyante.
    Pourquoi vous êtes-vous fait recevoir Compagnon ? – Pour connaître la lettre G.
    Que signifie la lettre G ? – La Géométrie, qui est la cinquième science.
    Que signifie encore la lettre G ? – Quelqu’un de plus grand que vous, Vénérable Maître.
    Et qui donc pourrait être plus grand que moi, qui suis un Maçon libre et accepté, et le Maître d’une Loge juste et parfaite ?
    – Le Grand Géomètre de l’Univers, Celui qui fut hissé sur le pinacle du Temple. »

    L’article de M. Berger semble surtout destiné à discuter deux des interprétations données par Guénon2 L’auteur voit dans la seconde de ces interprétations (G initiale de Géométrie) une « rectification » de la première (G initiale de God), oubliant simplement qu’« un symbole qui n’aurait qu’un sens ne serait pas un véritable symbole »3 A ce compte, il aurait pu aussi considérer comme une autre contradiction une citation d’Oswald Wirth, reprise par Guénon, et affirmant que la Gnose parfaite est figurée en Maçonnerie par « la lettre G de l’étoile flamboyante »4 Mais c’est surtout deux assertions de Guénon que combat M. Berger : celle qui fait du G un équivalent symbolique du iod hébraïque ; et celle selon laquelle « d’après certains5 rituels opératifs, la lettre G est figurée au centre de la voûte… et un fil à plomb,suspendu à cette lettre G, tombe au centre d’un swastika tracé sur le plancher6. L’auteur reproche notamment à Guénon de s’être inspiré en l’occurrence de la correspondance de Clément Stretton, diffusée par la revue The Speculative Mason. Et il trouve regrettable que Guénon ait « éprouvé le besoin de recourir à l’autorité d’une source aussi sujette à caution ». Quelles qu’aient pu être les informations de M. Berger concernant Clément Stretton, nous pensons que Guénon devait en savoir incomparablement davantage. Au début de sa carrière en effet Guénon fut en relation suivie avec plusieurs des derniers « survivants » de la H.B. of L., qui lui fournirent notamment les renseignements relatifs à l’origine du spiritisme. Nous pensons que c’est grâce aux documents de cette organisation, une des dernières manifestations de l’hermétisme occidental, que Guénon put avoir connaissance de la doctrine des derniers Maçons opératifs qui n’avaient toujours pas pardonné à la Grande Loge d’Angleterre le schisme « spéculatif » de 1717, et qui refusaient obstinément d’admettre dans leurs rangs quiconque portait le nom abhorré d’Anderson. Deux siècles avaient passé, la Maçonnerie s’était répandue par le monde. Eux, ils n’avaient pas bougé dans leur « fidélité » et dans leurs rancœurs. Ils avaient vu certaines de leurs Loges se transformer en Trade-Unions (c’est-à-dire en syndicats)7, et plusieurs de leurs membres adhérer à la Co-Masonry (Maçonnerie mixte) et même aux organisations « irrégulières » de John Yarker (Rite de Memphis-Misraïm). Mais tout ne valait-il pas mieux que de s’agréger aux Spéculatifs ? Ils ne sont pas rares, les théologiens devenus hérésiarques à force d’ultra-orthodoxie8.

    C’est un de ces irréductibles, Clément Stretton, qui, voyant l’irrémédiable décadence de l’Ordre opératif, communiqua par lettres, notamment à John Yarker, certaines informations dont l’utilisation ultérieure par la revue The Co-Mason, devenue – ô ironie des mots ! – The Speculative Mason, n’avait rien à apprendre à René Guénon, qui en connaissait bien auparavant, et par un autre canal, tout l’essentiel. Seulement, par une discrétion bien compréhensible, il attendait, pour en parler, qu’il en fût fait état publiquement. Et il est probable en effet que Stretton a parfois « enjolivé » les choses (nous pensons en particulier à un certain escalier à marches multiples, dont chacune correspondait à une clé différente) ; mais la plupart de ses renseignements sont exacts. Et il faut ajouter que The Speculative Mason fut un périodique maçonnique d’une exceptionnelle qualité. Il suffit pour s’en convaincre, de remarquer que Guénon, qui mentionnait très régulièrement ses articles, le faisait toujours élogieusement, et qu’à notre connaissance il n’a jamais formulé la moindre critique contre le contenu des dits articles.

    Après avoir critiqué ce qu’il croit être les « sources » de René Guénon, M. Berger en arrive à la question du G tracé au plafond, et d’où descend un fil à plomb tombant au centre d’un swastika. Il écrit les lignes suivantes :

    « La disposition matérielle de ce symbolisme “polaire”… ne peut se concevoir que dans un local spécialement et exclusivement affecté à la Loge opérative, et une telle pratique ne peut pas correspondre à un usage ancien. Il faut en effet rappeler ici les textes maçonniques dont l’authenticité ne saurait être mise en doute, où il est affirmé au contraire qu’antérieurement à la Maçonnerie dite spéculative, les tenues avaient lieu en plein champ. Ainsi, dans les statuts de la Loge d’Aberdeen, en date du 27 décembre 1670, on peut lire : « Nous décrétons qu’aucune Loge ne sera tenue à l’intérieur d’une maison d’habitation où vivent des personnes, mais en plein champ, excepté s’il fait mauvais temps, et qu’alors la maison soit choisie sans que personne ne voie ni entende… Nous décrétons de même que tout Apprenti soit admis dans notre antique Loge en plein champ” ».
    « De cette pratique, on retrouve d’ailleurs des échos, en particulier dans le manuscrit de l’Edinburgh Register House (1696) : “à un jour de voyage de la ville, sans l’aboiement d’un chien ni le chant d’un coq”, et aussi dans A Mason’s Examination (1723) : “Où avez- vous été fait Maçon ? – Dans la vallée de Josaphat, derrière un buisson de jonc, où l’on n’entend jamais chien aboyer ni coq chanter” ; et encore : “sur la plus haute montagne ou dans la plus profonde vallée du monde” (Grand Mystery of Freemasonry discovered) ; et enfin dans Masonry dissected : “Où se tient la Loge ? Sur un emplacement sacré, sur la plus haute colline, ou dans la plus profonde vallée, ou dans la vallée de Josaphat, ou quelque autre lieu secret.” »

    Ici, on se frotte les yeux, puis on recommence la lecture, et l’on est bien obligé de se rendre à l’évidence : M. Berger a pris ces expressions si évidemment symboliques dans leur sens littéral ; il a cru – est-ce possible ? – que les Opératifs se réunissaient réellement en plein champ, derrière un buisson de jonc, sur la plus haute montagne du monde, et même – pourquoi pas ? – dans la vallée de Josaphat ! Cela nous paraît invraisemblable, d’autant plus que l’auteur, qui a traduit si magistralement le Dumfries n° 4, ne peut ignorer que de telles expressions s’appliquent par excellence à la Loge de saint Jean.

    Peu importent les circonstances qui ont pu amener la Loge d’Aberdeen à édicter son règlement de 16709 condamné, au concile général d’Avignon, toutes les sociétés secrètes…) Une autre Loge fut construite par la suite, mais fut encore brûlée (et avec elle de nombreux documents anciens), (probablement par le marquis de Huntly quand il mit à sac la ville d’Aberdeen avec 2000 soldats. En 1700, les Maçons construisirent encore une autre Loge, bien isolée (well apart) sur le rivage de la mer. » Ces textes, pensons-nous, se suffisent à eux- mêmes.].

    Ce qui est sûr, c’est que les Opératifs se réunissaient « à couvert » dans des auberges, comme l’ont toujours fait aussi les Compagnons du Tour de France. Le nom de la Loge étant gardé secret, on ne la désignait que d’après l’enseigne de l’auberge. À l’Oie et Au Gril ; À la Couronne ; Au Pommier ; À la Coupe et À la Grappe de raisin ; c’étaient là des Loges opératives10. Et comment M. Berger n’a-t- il pas vu l’évidente incompatibilité des conditions qu’il énumère ? Jusqu’à une époque toute récente, le silence des champs n’était troublé, précisément, que par l’aboiement fidèle des chiens ramenant les troupeaux, et par le chant des coqs s’appelant et se répondant de ferme en ferme.

    Est-il sérieux également d’écrire que le tracé d’un G sur le plafond et d’un swastika sur le sol,reliés par un fil à plomb, « ne peut se concevoir que dans un local spécialement et exclusivement affecté à la Loge opérative » ? Résoudre un tel problème n’était qu’un jeu. Il comportait même une solution dont Guénon n’a pas parlé. Avant 1914, dans les auberges de villages, la « maîtresse poutre », dont on connaît le symbolisme, était munie de crochets auxquels on suspendait des bouteilles enrubannées, et où l’on eût pu, à l’occasion, suspendre une lettre G en métal d’où serait descendu un fil. Un hampe terminée par un crochet en forme d’Y servait à élever et à descendre les bouteilles, que l’on « crochetait » ainsi par trois fois : en les accrochant, en les décrochant et enfin en les débouchant. « Crochetâtes-vous onques bouteilles ? » demande Rabelais dans la préface de Gargantua, avant de conseiller à ses lecteurs « curieuse leçon et méditation fréquente » afin, dit-il, de « rompre l’os et sucer la substantifique moelle, c’est-à- dire ce que j’entends par ces symboles pythagoriques ».

    Les objets les plus humbles, dans une civilisation qui n’a pas encore rompu toute attache avec l’ordre traditionnel, sont pleins d’une signification profonde, dès lors qu’on les considère à la lumière de l’enseignement des Maîtres.

    M. Berger avait consacré plusieurs pages de son article à « réfuter » l’assertion de Guénon selon laquelle la lettre G « devrait être, en réalité, un iod hébraïque, auquel elle fut substituée,en Angleterre, par suite d’une assimilation phonétique de iod avec God »11 M. Jean Reyor ayant cru jadis pouvoir ajouter quelques précisions d’ordre linguistique à l’affirmation de Guénon, M. Berger déclare son argumentation « irrecevable », en s’appuyant sur le dictionnaire d’Oxford et sur les travaux de M. H. Brunot. Nous nous garderons prudemment d’intervenir. Il s’agit, nous dit-on, de « sémantique ». « Que nous importent les lois de la sémantique » ? demandait naguère René Guénon à Paul Le Cour. Mais nous ne sommes pas René Guénon ; nous professons même pour la sémantique – et d’ailleurs pour toutes les sciences modernes en général – une révérence mêlée de crainte.Nous avons trop peur de confondre le « C chalcidique » avec les « voyelles d’avant » ou les « voyelles d’arrière » (tous ces termes savants sont utilisés dans l’argumentation de M. Berger),et c’est pourquoi nous passerons outre.

    Et nous passerons outre d’autant plus allègrement que M. Berger, dans une note malheureusement reléguée en fin d’article, a pris soin de ruiner lui-même toute son argumentation. Il le fait en ces termes :

    « Peut-être ne faut-il cependant pas écarter totalement la possibilité d’une sorte d’assimilation du G et du iod… Il s’agit là d’une simple hypothèse s’appuyant sur certaines remarques d’ordre linguistique et phonétique.
    D’après H. Brunot… dans le manuscrit de Grégoire de Tours, on lit iniens rendu par ingens… preuve que ge était confondu avec Y.
    Or il est intéressant de noter que Villard de Honnecourt, dans les quelques lignes qui accompagnent certains dessins de ses fameux cahiers, écrit iométrie pour géométrie. Y aurait-il là plus qu’une simple question d’orthographe ?
    Il faut noter également qu’en anglais on rencontre, d’après les dictionnaires d’Oxford, la forme jematrye vers 1450. Il faudrait pouvoir regarder les textes originaux des Old Charges les plus anciennes pour voir si une pareille orthographe se rencontre également dans les documents maçonniques. »

    Oui. Le G peut aussi tenir la place de l’Y ,la « lettre pythagorique » de Rabelais, d’autant plus que ce G figure au centre de l’étoile à cinq branches, le « symbole pythagorique » par excellence. D’ailleurs, M. Berger aurait pu se dispenser de déployer tant d’efforts pour convaincre d’erreur René Guénon si – se rappelant que la Maçonnerie utilise un langage écrit convenu où la mise en évidence des initiales joue le rôle principal –, il s’était également souvenu que toutes les organisations artisanales avaient aussi un langage parlé secret, où l’altération et la mutation des consonnes initiales jouaient souvent un rôle important.

    Dans le Compagnonnage, un tel langage était appelé « hurlement », Voici ce qu’en dit notre collaborateur Luc Benoist : « Hurlement, n’est plus pratiqué couramment. Langage spécialqui, par déformation de la prononciation, permettait aux Compagnons de se parler en public sans être compris des profanes, en particulier au cours des cérémonies de conduite et de funérailles12.]. »

    Du reste, même en dehors de toute initiation, certaines corporations utilisent encore aujourd’hui un parler spécial aux règles très simples. On peut citer par exemple l’argot des bouchers (le louchébem) qui comporte le déplacement de la consonne initiale13.

    Il est permis de penser que l’usage de tels « shibboleths » dut être beaucoup plus fréquent chez les Opératifs que dans la Maçonnerie actuelle. Cette dernière n’a conservé, en effet, que le mot Shibboleth lui-même, qui appartient au grade de Compagnon et qui est lié au « passage des eaux ». D’après la Bible14, la prononciation correcte de la consonne initiale (Shibboleth) permettait le passage du Jourdain ; la prononciation incorrecte de cette initiale (Sibboleth), non seulement interdisait le passage, mais encore entraînait la mort.

    L’initiale est le symbole du Principe. « Au commencement était le Verbe », qui est la Voie, la Vérité et la Vie. En matière d’initiation, toute « méconnaissance » du Principe – fût-ce par simple « appauvrissement » de son sens, sublime par définition – ferme la voie, voue à l’erreur, conduit à la mort.

    Après avoir ainsi critiqué les principales interprétations de Guénon sur la lettre G, M. Berger se propose de donner « des indications permettant de se faire une idée de la façon dont ce symbole a pu être absorbé par le Christianisme afin que les organisations artisanales chrétiennes puissent valablement l’utiliser du point de vue rituel ».

    C’est là une idée des plus heureuses, puisqu’elle touche à l’importante question de la christianisation de la Maçonnerie occidentale. Malheureusement, l’auteur est parti de prémisses contestables, qui lui font écrire que « l’hébreu, langue sacrée du Christianisme, constitue nécessairement l’”instrument technique” de tout ésotérisme chrétien ». Mais comment admettre un tel point de départ, alors que Dante n’a fait aucun usage de l’hébreu dans son œuvre, sans contester un des plus hauts monuments de l’ésotérisme chrétien ? Où sont donc les productions initiatiques chrétiennes, antérieures à la Renaissance, qui se soient inspirées de la langue de l’Ancien Testament ? Nous craignons fort qu’il n’en soit aucune ; en tout cas, dans la plus « populaire » de toutes, le cycle du Saint-Graal, on chercherait vainement la moindre trace de l’utilisation (et même de la connaissance) de la langue hébraïque15.

    Comment s’en étonner ? Le Christianisme n’a pas de langue sacrée ; ce n’est d’ailleurs ni une infériorité, ni une supériorité, c’est une particularité. Ses livres sacrés sont écrits en grec. Sa « tradition », exprimée par les Pères de l’Église, l’a été en grec, en latin, en syriaque, en arabe, en arménien, en copte, en ghéez16, jamais en hébreu ; il n’y a pas de « Pères hébraïques »[17On sait que dans la Patrologie grecque, les oeuvres les plus « métaphysiques » sont celles des grands « Cappadociens » : Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et surtout Grégoire de Nysse. Le traité le plus remarquable de ce dernier; sa Contemplation sur la vie de Moïse, ne fait aucune référence à l’hébreu. Il en est de même des homélies sur l’Hexaméron, commentaire sur l’oeuvre des six jours, de Basile le Grand. Ce traité eût pourtant gagné à s’inspirer des nombreux ouvrages juifs sur le même sujet, et une telle omission en dit long.]. La plus haute des sciences ressortissant à l’« art sacerdotal », la liturgie sainte, prend pour véhicules les langages les plus divers (jusqu’à employer dans les missions orthodoxes en Alaska, les dialectes indiens et esquimaux) ; elle n’a jamais, croyons-nous, été traduite enhébreu17.

    Mais, dira-t- on, si l’hébreu n’est pas la langue sacrée du Christianisme, il est du moins celle de la Maçonnerie, qui l’emploie exclusivement pour ses mots sacrés, ses mots de passe, ses « mots couverts », et aussi pour les noms génériques donnés aux récipiendaires à chaque grade18. Il convient de faire ici une distinction capitale. La Maçonnerie de tous les Rites utilise des mots (une quinzaine au total chez les Opératifs) empruntés à une langue sacrée qui est l’hébreu. Mais l’hébreu n’est pas pour autant « la » langue sacrée de la Maçonnerie. La langue sacrée de la Maçonnerie, c’est le symbolisme universel, « la seule langue, dit un rituel, qui soit commune à toutes les nations de la terre, et dont l’origine remonte aux sources même de l’humanité ». Elle seule permet de lire et d’interpréter le Liber mundi des Frères de la Rose-Croix, le grand Livre de la Création, qui, à sa lumière, apparaît comme le Cosmos, c’est-à- dire comme Ordre et Beauté. Cette langue est plus précieuse que l’hébreu, car c’est la langue du Très-Haut, qui l’a employée au commencement, et qui l’emploie aujourd’hui et toujours, alors que, « au sein de sa gloire, il prononce éternellement le Fiat lux originel »19.

    Remarquons incidemment qu’une langue sacrée (au sens ordinaire de ces mots) n’est pas indispensable à une organisation initiatique, surtout quand cette organisation prend pour support une activité « sédentaire ». Le Compagnonnage s’en passe fort bien, et, selon toute vraisemblance, il en était de même pour la Charbonnerie. Pour ces raisons, et pour d’autres encore, nous pensons que la langue hébraïque n’est pour la Maçonnerie qu’un symbole comme tant d’autres, ou encore un « outil », toujours utile et souvent précieux, mais non pas l’« instrument technique » privilégié qui pourrait servir de « clé » unique pour l’intelligence de son ésotérisme20.

    M. Berger a donc été amené à tenter une interprétation de la lettre G d’après les méthodes de la Kabbale. La lettre hébraïque correspondant au Gamma est le Ghimel, initiale de Gebhurah (Force), une des dix Sephiroth. Mais alors que le G, dans le symbolisme maçonnique, est toujours soit au centre dans le plan, soit au faîte (au « pinacle ») dans l’espace, Gebhurah ne se trouve ni au centre ni au sommet de l’arbre séphirotique, ni même sur la colonne du milieu, mais sur une colonne latérale (celle de la Rigueur). D’autre part, la valeur numérique du mot Gebhurah (que M. Berger ne donne pas) n’est d’aucun intérêt. Bien que l’auteur, avec son érudition et son ingéniosité coutumières, ait eu recours aux apocryphes de l’Ancien Testament et aux textes du « gnosticisme » (tous ouvrages écrits d’ailleurs non en hébreu, mais en grec), il faut bien reconnaître que de telles spéculations ne vont pas très loin, et le contraire nous eût étonné. Est-ce à dire que cet appel à la tradition hébraïque soit sans valeur ? Certes non. L’auteur fait remarquer que la racine de Gebhurah, GBR, est celle de Gibbor (Puissant, Héros), épithète de Nemrod21 ; et, très justement, il évoque le « héros » du psaume 44, et rappelle que l’« épouse » dont il est parlé dans ce psaume est Israël pour les commentateurs juifs, l’Église pour les chrétiens. Et il aurait pu ajouter que la liturgie affecte ce psaume au culte de la Vierge, et que son caractère d’« épithalame » l’a toujours fait associer au Cantique des Cantiques, œuvre chère à saint Bernard et à son école, et dont M. Berger doit bien connaître les rapports intimes avec les prodromes immédiats de la construction du Temple22.

    Voici un autre point des plus intéressants. D’après un texte zoharique, le schéma du Ghimel est constitué par un trait horizontal supérieur, représentant le ciel, un trait horizontal inférieur représentant la terre, et entre eux un axe vertical, représentant l’Homme Universel. Mais comment M. Berger n’a-t- il pas reconnu dans ce schéma l’exact équivalent du symbole maçonnique signalé par Guénon, et qu’il a tant critiqué : le plafond, le plancher et entre les deux le fil à plomb ? Ainsi donc, le schéma du Ghimel est aussi celui de La Grande Triade.

Lorsque Satan dit à Jésus, « hissé » sur le pinacle du Temple : « Jette-toi en bas », il exhorte le Christ à se comporter comme le plomb du fil à plomb. Il exhorte, en somme, le Christ libérateur à jouer le rôle de Satan lui-même, en tant qu’« attrait inverse de la nature » et « principe d’individuation ». C’est là le sens cosmologique de cet épisode évangélique.

    Nous pensons, en effet, que pour interpréter du point de vue maçonnique chrétien, le symbole de la lettre G, c’est moins aux conceptions de la Kabbale hébraïque qu’il faut s’adresser qu’aux textes évangéliques eux-mêmes, et d’abord, évidemment, au récit de la tentation du Christ, auquel fait allusion la formule rituelle « Celui qui fut hissé sur le pinacle du Temple ».

    Il peut n’être pas inutile de reproduire le texte sacré en soulignant les termes d’un intérêt particulier au point de vue maçonnique23.

    « Alors24 Jésus fut conduit par l’Esprit dans le désert, pour y être tenté par le diable. Et après avoir jeûné pendant quarante jours et quarante nuits, il eut faim. Et le tentateur, s’approchant, lui dit : “Si tu es le fils de Dieu, commande que ces pierres deviennent du pain.” Jésus lui répondit : “Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu”. Alors le démon le transporta dans la ville sainte, et, l’ayant hissé sur le pinacle du Temple, il lui dit : “Si tu es le fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il a commandé à ses anges de te garder dans toutes tes voies, et ils te porteront dans leurs mains, de peur que ton pied ne heurte contre la pierre.”
    Jésus lui répondit : “Il est écrit également : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu.”Enfin le démon le transporta sur une montagne très élevée, et lui montrant de là tous les royaumes du monde et leur gloire, il lui dit : “Je te donnerai tout cela si, te prosternant à mes pieds, tu m’adores”. Jésus lui répondit : “Retire-toi, Satan, car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul.” Alors le diable le quitta, et voici que les anges s’approchèrent de Jésus, et ils le servaient. »

    Bien plus que les correspondances qu’on pourrait relever entre les trois tentations et les trois grades de la Maçonnerie bleue, ce qu’il y a d’essentiel dans ce texte, c’est que le Christ s’y révèle non pas tant comme Tout-Puissant que comme « Maître spirituel par excellence », par son triple « rejet des pouvoirs » et surtout par son attention à « rectifier » les interprétations « terrestres » des Écritures et à leur restituer leur sens véritable, qui est leur sens le plus « élevé ». Satan est bon théologien, et l’on voit ici qu’il est également « versé dans les saintes lettres ». Mais il incite toujours à regarder vers le bas, et quand il s’avise de citer le psaume Qui habitat, il montre bien qu’il n’en possède pas la clé, et a travers son interprétation, la parole de Dieu apparaît comme « pétrifiée ». C’est là, pensons-nous, la « leçon technique » à tirer des tentations du second Adam. Et les allusions à la « pierre » dans les deux première tentations, à la « possession du monde » dans la troisième, doivent rendre les Maçons particulièrement attentifs, en leur rappelant que les plus hauts symboles peuvent être « profanés », c’est-à- dire rabaissés à une signification profane, – voire même à une « utilisation » profane, comme fit Méduse pour le Temple de la Sagesse.

     Si M, Berger avait admis l’équivalence symbolique entre le G et l’iod, il aurait pu faire d’intéressants rapprochements. L’iod, en effet, représente un « germe »25. Bien entendu le G ou l’iod au milieu de l’étoile flamboyante symbolise avant tout le « germe d’immortalité », c’est-à- dire le luz. Mais, dans le cas de la Maçonnerie, il y a encore autre chose. On sait que la « pluie de larmes » qui enveloppe le coq du Tableau hermétique de la « chambre de réflexion » est en même temps une « pluie de germes ». Ce double symbole fait allusion au double sens du « veuvage », notion maçonnique extrêmement importante, et dont la véritable portée est malheureusement méconnue. Les Maîtres Maçons sont désignés rituellement comme les « enfants de la Veuve ». Le fait qu’Hiram-Abif était fils d’une veuve n’est évidemment que l’« occasion » d’une telle appellation. En réalité, la Maçonnerie est la « Veuve » de tous les Ordres initiatiques éteints dont elle a recueilli l’héritage ; et l’on sait que ces Ordres sont extrêmement nombreux. Et de même qu’une tradition, avant de « mourir » aux yeux des profanes, « s’enveloppe dans une conque » – tout comme César, avant de tomber percé de 33 coups de poignard, s’enveloppa dans les plis de son manteau écarlate26 – ainsi un Ordre initiatique, ayant « achevé sa course », se résorbe en germe afin de traverser ce qui pour lui va être une période d’obscurité, symbolisée par les voiles noirs de la Veuve. Et le schéma du germe, ou de la larme, est celui d’un « enroulement » que rappelle dans une certaine mesure la forme latine de la lettre G27

    L’« obole au tronc de la Veuve pour l’achèvement du Temple », qui, dans les Loges continentales, est évoquée lors de la clôture des travaux, développe un symbolisme analogue. Cette infime pièce de monnaie, qui a plus de valeur que toutes les offrandes des riches, et dont le Christ souligne les rapports avec « la seule chose nécessaire » et avec la « vie », est en somme un autre aspect du « grain de sénevé », « la plus petite de toutes les semences », mais qui, lorsqu’il a crû, « devient un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches ». Remarquons aussi que l’épisode de la veuve à l’obole précède immédiatement la prophétie sur la ruine de Jérusalem et sur la fin du monde, dont les rapports étroits avec l’achèvement de la construction du Temple sont bien connus28.

    Au XVIIIe siècle, la veuve d’un Maître Maçon était désignée sous le nom de « Gabaonne ». Ce féminin français d’un nom de ville hébraïque nous rappelle que la lettre G a parfois été considérée comme l’initiale de Gabaon. Ce mot, dont la racine doit intéresser M. Berger, est le « nom d’un Maître » au Rite Français, et les meilleurs des rituels britanniques en font aussi usage, en rappelant la phrase : « Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, Lune, sur la vallée d’Ahialon », par laquelle Josué « arrêta » les deux luminaires, afin d’achever sa victoire sur le roi Adonisédech.

    Il nous faut maintenant revenir sur l’interprétation des rituels irlandais, selon lesquels la lettre G ne signifie ni God, ni la Géométrie, mais a un sens ésotérique.Cette question semble avoir intrigué M. Bergen et à vrai dire ce n’est pas à tort. Car cet auteur, il faut le reconnaître, a le « sens du mystère », et quand il signale un point énigmatique, il y a toujours intérêt à l’approfondir. Reproduisons d’abord le texte de la note 2 qu’il consacre à ce problème :

    « Dans la cérémonie irlandaise de l’Installation du Maître, il est en particulier indiqué que le G ne signifie ni Dieu, ni la Géométrie, mais qu’il a une signification ésotérique ; il se rapporterait au mot, dont il est l’initiale, des “Maîtres Installés”, pour lequel la référence scripturaire évoquée n’est pas donnée dans l’article de la revue Ars Quatuor Coronatorum (vol. 76) d’où la plupart des indications ci-après relatives à la lettre G dans la littérature maçonnique du XVIIIe siècle sont empruntées29. »

    Si Ars Quatuor Coronatorum n’a pas donné la référence biblique du mot dont il s’agit, c’est que tout ce qui touche au « quatrième degré » est considéré comme « ésotérique », et à plus forte raison le mot sacré30. Bien entendu, nous ne saurions non plus donner ce mot, dont nous voyons cependant qu’il commence par un G, et que, comme tout mot sacré, c’est un mot hébraïque. Seulement, tous les Maîtres Installés connaissent ce mot, et un bon nombre de Maçons français, bien que n’étant pas Maîtres Installés, le connaissent aussi à un autre titre. Il est vrai que ni les uns ni les autres ne se doutent généralement de ses sens multiples et très élevés, bien que ces sens ne soient pas difficiles à découvrir. Disons pourtant que ce mot évoque à la fois la construction en pierre et en bois, la vie agitée de Dante Alighieri, le symbolisme du triangle, le don des langues, la tradition phénicienne, la tradition égyptienne, une certaine chasse au sanglier, le symbolisme du deuil et du veuvage, la navigation de l’arche, le rassemblement de ce qui est épars, – et bien d’autres choses encore. Mais peut-être en avons-nous déjà trop dit, et soulevé plus qu’il ne convient le voile qui normalement doit recouvrir en Loge la lettre G.

    On aura noté toutefois que le mot dont il s’agit appartient à trois traditions différentes. Comment d’ailleurs s’en étonner ? M. Berger écrit en parlant du G et de l’étoile flamboyante : « Le caractère central de l’un et l’autre symboles est nettement souligné dans les textes ou dans les Tableaux de Loge, où le G figure le plus souvent au milieu du rectangle qui en délimite le tracé. » Et l’auteur ajoute : « Ainsi, dans Prichard, l’étoile est expressément dite signifier le Centre. »

    Symbolisme du centre ; symbolisme du germe et de l’initiale ; symbolisme de la victoire et de l’achèvement… G latin en forme de crochet, Gamma grec en forme d’équerre, Ghimel hébraïque évoquant « La Grande Triade »… Ici encore citons René Guénon : « La vérité est que la lettre G peut avoir plus d’une origine, de même qu’elle a incontestablement plus d’un sens ; et la Maçonnerie elle-même a-t- elle une origine unique, ou n’a-t- elle pas plutôt recueilli, dès le Moyen Age, l’héritage de multiples organisations antérieures31 ? ». Nous sommes certain que M. Jean-Pierre Berger aurait été d’accord avec nous pour laisser le dernier mot à cette grande voix.

Denys Roman

  1. C’est par cette citation que débute le premier article écrit par René Guénon sur la Maçonnerie dans la revue La Gnose. Il avait alors 24 ans, (Cf. Études sur la F.-M., II, 257.)
  2. Voir La Grande Triade, ch. XXV, et Symboles fondamentaux de la Science sacrée, ch. XVI.
  3. Cette expression, aux termes près, est empruntée à M. J. Corneloup, auteur dont les conceptions sont cependant en général fort éloignées de celles de Guénon. (Cf. Études sur la F.-M., II, 140.)
  4. Cf. Études sur la F.-M., II, 259.
  5. C’est nous qui soulignons le mot certains. En effet, à lire M. Berger, on pourrait croire que Guénon attribuait à toutes les Loges opératives la pratique dont il s’agit. Or, personne n’a été plus conscient que cet auteur de la multiplicité des Rites maçonniques, multiplicité qui doit remonter à une antiquité fort reculée.
  6. La Grande Triade, p. 205. »
  7. Cf. Études sur la F.-M., II, 180. Guénon donne là quelques indications sur les conséquences rituelles de ce fait assez peu connu.
  8. Par ce mot assez peu adéquat d’« ultra-orthodoxie », nous avons voulu désigner cette mentalité surtout « formaliste » qui attache à l’accessoire autant de prix qu’à l’essentiel. En1717, l’heure était sans doute venue d’une « réadaptation » de la Maçonnerie opérative ; car les « opérations » véritables avaient cessé depuis longtemps. Malheureusement, cette tâche fut confiée à Anderson, et que fit-il ? Alors qu’il eût fallu à tout prix conserver les Old Charges,il les brûla. Quant aux Loges demeurées « opératives », il semble bien que leurs dirigeants aient fait piètre figure en face d’un Anderson et d’un Désaguliers. Les attitudes successives du duc de Wharton n’ont pas servi leur cause. Et que dire de ceux qui fondèrent des organisations anti-maçonniques, comme les Gregorians et surtout les Gormogons, dont le nom seul eût dû leur inspirer une salutaire terreur ? Il fallut attendre 1751 pour qu’une « réaction » saine fût instaurée ; ce fut la fondation, par des Maçons irlandais résidant à Londres, de la Grande Loge d’Athol qui, en un demi-siècle, allait « retourner » la situation, et, sauvant tout ce qui pouvait encore être sauvé, devait assurer, à l’« Union » de 1813, le triomphe des conceptions des « Anciens » sur celles des « Modernes ».
  9. Nous avons eu la curiosité de consulter l’article sur la Loge d’Aberdeen dans l’encyclopédie de Mackey (t. III, p. 1151). Nous y avons trouvé effectivement les deux statuts dont parle M. Berger. Mais nous y avons aussi trouvé les lignes suivantes : « Les procès-verbaux du “bourg” d’Aberdeen, ininterrompus depuis 1398, font de nombreuses allusions aux Maçons… Un de ces procès-verbaux parle de la “Loge” des Maçons, un bâtiment (a building) en 1483… Un procès-verbal de 1544 parle du bâtiment de la Loge qui était le lieu de réunion permanent des Maçons… Une première Loge maçonnique… avait été construite en bois, et fut brûlée par les ennemis du Métier (Craft), lesquels, dit-on, étaient nombreux et comptaient dans leurs rangs les membres du clergé. (Car depuis la mort de Wyclef, le clergé fournissait les anti-Maçons les plus acharnés – bien que plusieurs de ses membres aient compté parmi les meilleurs des Maçons –, l’Église romaine ayant officiellement [souligné dans le texte
  10. On ne connaît guère que sous ces noms les quatre Loges opératives qui formèrent la Grande Loge de Londres, le 24 juin 1717.
  11. La Grande Triade, p, 205.
  12. Le Compagnonnage et les Métiers, p, 124 [P.U.F., 1966
  13. Le retour ; à la fin de chaque mot, de la terminaison em, donne à ce parler l’allure d’un bourdonnement inintelligible. (Les Hébreux donnaient le nom de Zomzommim à un peuple de géants anté-chananéens dont ils ne pouvaient comprendre la langue. Cf. Deutéronome, II, 18-21.)
  14. Juges, XII, 4-6.
  15. On pourrait nous objecter que l’orthodoxie chrétienne de Dante, et même son christianisme tout court, ont été mis en doute de son vivant, et qu’un auteur qui dit à Virgile : « Tu duce, tu signor et tu maestro » pourrait bien relever de quelque initiation hermético-pythagoricienne. Remarquons cependant que plus on avance dans la Divine Comédie, plus les éléments chrétiens prennent le pas sur les éléments « païens ». Par ailleurs, la « violence » même des critiques adressées par Dante à l’Église de son temps nous semble inexplicable de la part d’un étranger à cette Église, et nous pensons même que l’Alighieri devait occuper un rang très élevé dans la « hiérarchie cachée » du Christianisme (c’est dans le cas de Dante surtout qu’il convient de rappeler que « l’initié est supérieur au clerc »). De toute façon, le « Poème sacré » est adressé au monde chrétien, et si Dante avait pensé qu’un certain usage de l’hébreu eût ajouté à sa portée initiatique, on peut croire qu’il n’eût pas dédaigné un tel « instrument technique ». – Dans les romans du Graal, les éléments celtiques ne sont pas présentés tels quels, mais après une christianisation d’ailleurs plus ou moins « habile ». – Nous savons bien également qu’il y eut un certain nombre de « kabbalistes chrétiens » ; mais il faut noter qu’on n’en compte aucun avant la Renaissance, qui « consacra » la rupture du monde occidental avec la tradition chrétienne.
  16. La langue religieuse de l’Église d’Éthiopie.
  17. L’usage de la langue hébraïque dans la liturgie est limité à l’emploi quotidien des quatre mots Amen, Alleluia, Hosannah et Sabaoth, à celui du mot araméen Ephphéta dans les rites du baptême, et d’une dizaine d’autres mots, de loin en loin, au cours de l’année liturgique.
  18. Rappelons les exceptions :Jah – Bel – On dans le « Métier », et quelques mots en langues vulgaires (par exemple : « Frédéric II. – De Prusse ») dans les hauts grades écossais.
  19. Nous nous sommes inspiré ici de termes employés dans divers rituels, et notamment dans l’Oration du troisième degré au Rite Anglais.
  20. Alors que les « mots sacrés » varient considérablement d’un Rite à l’autre (les « avatars » du mot Tubalcaïn sont révélateurs à cet égard), il est dans la Maçonnerie des « caractéristiques » qui ne varient pas, et qui sont même les seuls éléments rituels à ne jamais varier. Il ne s’agit pas de symboles sonores, ni de symboles figurés, mais de « gestes », très justement appelés « signes de reconnaissance », et dont la permanence à travers tous les Rites peut faire penser au caractère « inattaquable » du diamant.
  21. Il pourrait être intéressant de rapprocher GBR d’une autre racine sémitique KBR, qui a le même sens. Les Kabirim étaient les « Puissants ». Ce terme, passé en grec, a donné le mot « Cabires », nom des dieux honorés dans certains Mystères, notamment à Samothrace. Voici un texte guénonien peu connu : « À propos du Sinaï, il est intéressant de faire remarquer que cette région fut, à une époque très reculée, le siège de Mystères en rapport avec l’art des métallurgistes, c’est-à- dire de Mystères “cabiriques” ; ces métallurgistes étaient des “Kénites”, nom que certains lisent “Caïnites” et ceci, de toute façon, a une étroite relation avec le symbolisme de Tubalcaïn, bien connu dans la Maçonnerie. » Ces lignes terminent une note sur les trois « montagnes sacrées » des Opératifs (le Sinaï, le Moriah et le Thabor), note signée A.W.Y (initiales du nom arabe de René Guenon) dans le Speculative Mason de 1936 (page 36). On voit que Guénon, bien loin de dépendre de cette revue pour son information en matière opérative, donnait occasionnellement, à ses rédacteurs et rédactrices, des éclaircissements sur les points obscurs de leur symbolisme. Bien entendu, il était parfaitement au courant des tentatives faites, à diverses reprises, pour mettre en contact les derniers Opératifs avec la Grande Loge Unie d’Angleterre.
  22. Le songe de Salomon sur le haut-lieu de Gabaon, où l’Éternel lui conféra la sagesse, la gloire et les richesses, est précédé par le récit du mariage de Salomon avec la fille de Pharaon, roi d’Égypte, qui est 1’épouse du Cantique, assimilée à la « terre noire » par ces paroles qui ont tant intrigué les commentateurs : « Je suis noire, mais je suis belle, ô filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon. » Rappelons que Cédar était le second fils d’Ismaël (Genèse, XXV 13). Chose assez curieuse, c’est de Cédar et non pas de Nabaoth, « premier-né d’Ismaël », que la tradition islamique fait descendre Mohammed.
  23. Nous donnons le texte de saint Mathieu (IV 1-11). Saint Luc intervertit les deux dernières tentations ; on peut lire dans les Conférences de Cassien d’intéressantes considérations sur cette mutation.
  24. Après son baptême.
  25. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée, p, 432.
  26. Si nous rappelons ce fait, c’est que le Saint-Empire est le dernier héritage qu’ait reçu la Maçonnerie. De plus, le « héros éponyme » de l’Empire est qualifié de « germe » par la Bible hébraïque ; et le dernier titre « officiel » de l’Empire évoque aussi l’idée de germination.
  27. Cette remarquable faculté d’assimilation de la Maçonnerie est due, pensons-nous, à sa parenté particulière avec l’hermétisme. L’héritage représente d’ailleurs la forme la plus normale d’une telle assimilation. Mais il en est une autre, « violente » celle-là, qui est le rapt. Dans la légende grecque d’Hermès, on voit le fils de Maïa, à peine né, dérober et « cacher » la foudre de Jupiter, le glaive de Mars, la ceinture de Vénus, les troupeaux et la lyre d’Apollon. Pour reprendre ce qu’on lui avait ravi, le dieu du jour dut se défaire de sa houlette de berger qui servit à Mercure pour inventer le caducée. Mais les dignitaires du Rite Écossais qui, dans les pays latins, ont laissé leurs Loges bleues abolir l’office des Diacres, savaient-ils seulement que l’insigne de ces Officiers n’est autre chose que le caducée d’Hermès, – ou encore la baguette du mystérieux Altri, le missus silencieux envoyé du Ciel au secours de Dante et de Virgile, afin d’ouvrir la porte de Dité ?
  28. Marc, XII, 41-44 ; et Luc, XXI, 1-4.
  29. La revue Ars Quatuor Coronatorum est l’organe de la Loge anglaise Quatuor Coronati : c’est une « Loge de recherches », qui ne procède à aucune initiation, et se spécialise dans les travaux d’histoire et d’archéologie maçonniques.
  30. Les Anglais disent couramment qu’un Maçon installé Vénérable a reçu le « quatrième degré », Ce qui peut expliquer une telle expression, c’est que, dans les rites anglo-americains, les rites d « Installation », qui se font « à couvert » en « Comité de Maîtres Installés », comportent la communication de « secrets » particuliers, et notamment un mot de passe et un mot sacré.
  31. Études sur la F.M., t. I, p. 208.