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E.T. N° 432-433 juillet-août et septembre-octobre 1972

La revue Archeologia, dans ses numéros de janvier-fé­vrier 1970, mars-avril 1970 et janvier-février 1971, a publié de très intéressantes études sur les Templiers, écrites par M. le chanoine P.-M. Tonnellier. Cet ecclésiastique a fait, dans le château de Domme, en Périgord, une découverte qui, dit-il, lui « parut, par la suite, capable de faire pâlir de jalousie les chercheurs les plus chevronnés ». Il a trouvé en effet, dans plusieurs pièces de ce château qui servirent de prison aux Templiers, « une abondante série de gravures pieuses », trésor « qui est daté et signé du nom même du Temple ». On trouve notamment la date 1307, qui est celle de l’arrestation des Templiers, et sur­tout la date 1312, qui est celle de la suppression de leur Ordre. Les articles d’Archeologia reproduisent l’essentiel de cette illustration très intéressante, commentée par l’au­teur avec beaucoup de science et de prudence. Relevons la présence, parmi les figures représentées, de la croix templière, de la croix de Jérusalem, de la double enceinte avec la croix templière au centre, de l’hostie, du calice (assimilé par l’auteur au Saint Graal) et surtout d’une mul­titude de représentations de la crucifixion. « On dirait, écrit M. Tonnellier, que chacun des prisonniers a voulu avoir la sienne, à l’endroit où il se tenait habituellement ».

La représentation qui semble être la plus importante, ne serait-ce que par ses dimensions, est ainsi décrite par l’auteur : « Comme en une fresque, quatre personnages s’alignent au premier plan : de gauche à droite, saint Michel brandissant l’épée, la Vierge portant la fleur de lys, le Christ montrant l’hostie et le calice, et saint Jean portant la coupe… Chacun d’eux est accompagné de son nom… Le Christ et la Vierge sont assis ». L’auteur sou­ligne, en y insistant, que « la présence de saint Michel et de saint Jean prouve que cette illustration est bien d’inspiration templière ». Car, dit-il, saint Jean était « patron du Temple, bien que certains aient paru en dou­ter ». Quant à saint Michel, il était le patron de la cheva­lerie toute entière, mais « spécialement des Templiers ».

Il est frappant que cette représentation, essentiellement religieuse, soit pour ainsi dire confusément recouverte par une autre composition représentant une scène de bataille, les deux figurations « se compénétrant totalement, au point qu’on ne peut voir l’une qu’au travers de l’autre ».

Laissons l’auteur ajouter quelques remarques : « C’est un  heureux symbole… que cette superposition qui paraît extravagante… Comme si l’on avait voulu traduire ainsi la double vocation du Templier, celle du religieux et celle du soldat… Toute l’âme du Templier n’est-elle pas là ? »

Très nombreuses également sont les allusions au drame que vivaient alors les prisonniers. L’inscription : « Destructor Templi Clemens V » revient, obsédante, « se répercutant à tous les échos ». M. Tonnellier y voit le témoignage de la douloureuse indignation qu’éprou­vaient les Templiers en songeant à tous les maux qui leurs venaient « de la main de ceux qu’ils avaient toujours servis avec la plus noble fidélité et en qui ils avaient cru pouvoir placer toute leur confiance »… L’auteur inter­prète très justement, nous semble-t-il, les sentiments des prisonniers : « Clément V leur a ôté toute raison d’être en ce monde ; il a commis le crime inexpiable de s’en prendre… à l’Ordre ! Il a osé supprimer le Temple. Alors ils le considèrent comme traître à l’Eglise qu’il devait défendre ».

Il faut d’ailleurs convenir que l’attitude de Clément V en cette affaire fut indigne d’un vicaire du Christ. Le Souverain Pontife fit parvenir aux Templiers, dans les trois jours qui suivirent leur arrestation, « les meilleures assurances d’une heureuse solution de cette affaire, leur demandant de ne pas se décourager, de ne même pas « songer à s’enfuir… On pourrait dire que la grande faute des Templiers (une faute plus grave qu’un crime, aurait dit Talleyrand), ce fut de croire qu’il suffisait d’être innocent pour n’avoir rien à craindre de la justice ».

M. Tonnellier écrit ailleurs : « Ces hommes énergiques, qui avaient su jusque-là mater leur colère tant que ne furent en cause que leur honneur personnel et leur vie, s’estiment déliés de toute contrainte le jour où l’on touche à l’honneur et à la vie de l’Ordre. Devant l’abolition de cet Ordre, ils se déchaînent tout à coup, car c’est là pour eux le scandale des scandales, l’abomination de la désolation dans le Temple prédite par le prophète Daniel. Toucher à l’Ordre ! à l’Ordre de Notre-Dame ! à l’Ordre de saint Bernard ! à l’Ordre, gloire et pilier de la Chrétienté ! à l’Ordre, leur seule raison de vivre et leur seule fierté ! Leur retirer le manteau dans lequel ils n’auraient même plus la consolation d’être ensevelis un jour ! »

Ailleurs nous lisons encore : « Il est bon, il est salubre d’entendre enfin les Templiers clamer leur révolte et leur dégoût, exhaler leur rancœur, clouer au pilori  et Clément et Philippe le Bel. Ils ne s’avouaient donc pas coupables, et criaient vengeance au ciel ! »

Une figuration très suggestive est celle d’une hydre à deux têtes, représentant évidemment Clément V et Philippe le Bel. Sur ce dernier personnage, l’auteur porte une appréciation absolument identique à celle de René Guénon, et en contraste absolu avec celle de la plupart des historiens « officiels ». Il écrit : « Profondément imbu des principes laïcs et régaliens, comme ses familiers, les Pierre Flotte, les Dubois, les Enguerrand de Marigny, les du Plessis et l’excommunié Nogaret, Philippe était déjà l’archétype de ce que nous appellerions aujourd’hui le catholique anticlérical. Il voulait que le Pape fût à sa main et marchât à son fouet. Et il pouvait disposer maintenant, après Boniface VIII et Benoît XI, d’un pape français. Gageons que le procès des Templiers n’eût pas eu lieu si Boniface VIII ou Benoît XI eussent vécu ».

M. Tonnellier a tracé des Templiers, à la lumière de ses découvertes, un portrait inoubliable et qui remet admi­rablement les choses au point : « Nous sommes bien loin des soudards débauchés et sans foi ni loi que certaine Histoire a voulu nous montrer. Il y a de quoi rester rêveur, et on est amené à se demander — une fois de plus — comment on a pu traîner de tels hommes devant l’inquisition, par le moyen de quelle machination un tel procès a pu être monté. J’avoue ne pas être de ceux qui croient à la pureté des motifs qui ont guidé Philippe le Bel, ce prince pieux, nous dit-on, qui n’aurait agi que pour la défense de la foi. C’est oublier trop facilement Anagni et l’excommunication dont le roi fut frappé ».

L’auteur s’attache soigneusement à ruiner la plus infâme calomnie qu’ait inventée l’enfer contre la milice du Tem­ple : celle qui les accusait de profaner la croix. Il écrit : « Que voyons-nous à Domme ? Ces archives secrètes, restées secrètes depuis 650 ans, nous révèlent tout à coup, chez les Templiers, un ardent amour du Crucifix. Ces hommes le mettent partout en honneur dans leur cachot. Croix, crucifix, scènes de Crucifixions y abondent et forment comme le fond même de la méditation des prisonniers… La croix elle-même est entourée d’honneurs et de ses bras s’échappent des rayons glorieux. Est-ce le fait d’hommes qui, en un jour solennel, auraient craché sur cette même croix, sur ce même crucifix ?… Les murs de Domme nous racontent la vie spirituelle d’hommes qui étaient incontestablement des amants de la Croix… Tout cela n’a pas été fait pour les besoins de la cause : tout cela est trop vrai et ne peut tromper ».

M.Tonnellier, commentant une inscription : « Sancta Maria Mater Dei ora pro me Peccator », reproduite trois fois sur une représentation de la mise en croix, pense que l’illustrateur a voulu ici exprimer son remord « d’avoir avoué une faute qu’il n’avait pas commise, mais qu’il fallait avouer pour avoir la vie sauve, d’avoir avoué qu’il méprisait l’eucharistie, qu’il profanait le crucifix alors que ce n’était pas vrai… Il écrit cela dans la pierre, en cachette des gardiens, à l’intention des lecteurs à venir, pour l’honneur de l’Ordre, pour mériter à son heure dernière l’indulgence de la Mère de Dieu, Patronne des Templiers, à l’égard des aveux qu’en un jour de détresse inhumaine il avait fini par consentir ».

Nous pensons que ce sur quoi il importe d’insister, c’est l’observation suivante. Si les Templiers, dont la foi pro­fonde et l’ardente piété ne peuvent être mises en doute, avaient vraiment renié le Christ et profané la croix au jour de leur profession, — alors les murs de leur prison seraient couverts des témoignages écrits nous disant leur honte et leur repentir. Peut-être même n’auraient-ils pas osé représenter le symbole sacré de la croix, et en tout cas Clément V leur serait apparu comme le juste vengeur d’une faute exceptionnellement grave, une des formes de ce péché contre l’Esprit dont il est écrit qu’il ne sera pas pardonné. Ce n’est pas cela que nous voyons sur les murs de Domine.

Sur la fin des prisonniers, l’auteur écrit quelques lignes émouvantes : « Il est probable qu’ils moururent sans bruit, l’un après l’autre, dans leur prison. La dernière date que nous avons relevée est celle de 1320. Et ils n’étaient sans doute pas tout jeunes lors de leur arrestation en 1307. Et l’on vieillit vite en prison… Ils s’en allèrent, priant de toute leur âme le Christ et la Vierge, saint Jean et saint Michel… et emportant dans la tombe une fidélité farouche à l’Ordre du Temple et une haine non moins solide à l’égard de celui qui en était le destructeur ».

Il convient de féliciter M. le chanoine Tonnellier pour son heureuse découverte, et de le remercier pour l’écla­tant témoignage qu’il a rendu à ces Templiers, véritable­ment « crucifiés » par la difficulté où ils étaient mis de demeurer fidèles — malgré le roi et malgré le pape —, fidèles en dépit de tout à cette devise de la Chevalerie que rappelle l’auteur : « A Dieu mon âme, — Mon corps au roi, — Mon cœur à ma Dame, — Et mon honneur à moi ».

Dans Renaissance Traditionnelle de juillet 1972, Ma­dame Marina Scriabine étudie les très nombreuses allu­sions à la parole, à l’ « appellation » des êtres et à leurs noms qu’on rencontre dans les trois premiers chapitres de la Genèse. L’auteur précise d’ailleurs que « l’importance de l’acte de nommer » se retrouve « dans toutes les civi­lisations traditionnelles ». Cet article contient des remar­ques qui permettent de donner un sens spirituel à certains épisodes qui ne sont anthropomorphiques qu’en appa­rence : c’est le cas, par exemple, de l’histoire d’Adam qui, après la chute, « entendit les pas de l’Éternel se prome­nant dans le jardin à la brise du soir ». L’auteur explique comment l’homme, chassé de l’Éden (c’est-à-dire éloigné du centre), se dispersera de plus en plus dans l’étude des apparences, mais parallèlement s’efforcera de retrou­ver « cette parole qui ne faisait qu’un avec connaissance et création et qui soumettait l’univers à sa volonté ». Cette parole « ne peut accepter les limites du langage parlé, mais englobe, pour saisir la réalité dans toute son ampleur et sa complexité, l’image et toutes les autres formes d’expression (…) pour vaincre l’épée tournoyante et flam­boyante qui défend l’entrée de l’Éden ». Il s’agit d’«  un langage irréductible aux équivalences rationnelles,… qui se veut connaissance mais non savoir… Ce second langage, cette recherche de la parole perdue, s’exprime par l’image symbolique, et plus généralement par le symbole, par la parabole, l’emblème, l’oracle, l’incantation ou l’action liturgique ».

L’auteur mentionne que « l’Égypte a utilisé ce langage avec une ampleur sans doute unique dans l’histoire » ; mais on doit se souvenir que l’hermétisme occidental et oriental est, sur ce point comme sur d’autres, l’héritier de l’Égypte. Un point sur lequel on aimerait voir revenir l’au­teur, c’est celui du changement des noms. L’article rap­pelle celui du couple Abram-Saraï, devenu Abraham-Sara. Un autre peut-être encore plus important est celui de Jacob devenu Israël. Certains des épisodes qui accompa­gnent ce changement ont pu être mis en parallèles avec les faits rapportés dans la Seconde Épitre aux Corinthiens (XII, 1-8). Bien qu’il n’y soit pas fait mention d’un chan­gement de nom, on peut se demander si la « transmuta­tion » de Saul en Paul, qui apparaît brusquement et sans explication dans les Actes des Apôtres, lui est tout à fait étrangère. Le Nouveau Testament est ainsi plein d’énigmes, qu’il serait fort intéressant d’examiner à la lumière du symbolisme universel.

Il faut encore signaler, dans ce numéro, un article de M. Daniel Ligou sur les relations du Régime Ecossais Rec­tifié avec le Grand Orient de France ; — une étude de « Tétraktys » sur la cathédrale Notre-Dame de Paris ; la suite de l’article de Madame Françoise de Ligneris sur Stanislas de Guaïta ; —  et surtout de nouvelles notes sur le Compagnonnage par M. Gérard Lindien. Cet auteur rappelle notamment que les itinéraires compagnonniques négligent la France du Nord pour « ne vivre qu’en pays de vignobles » ; Guénon avait noté cette singularité. Il faut remarquer également — M. Lindien y est revenu à maintes reprises — que les règles de préséance, très stric­tes chez les Compagnons, accordent la primauté aux métiers qui s’exercent au-dessus du sol (par exemple à celui de couvreur) ; cet usage est facile à expliquer si l’on établit une équivalence entre les symboles de la maison et de la montagne. La partie la plus riche de l’article apporte d’abondantes informations sur les « couleurs » du Compagnonnage. « Chaque métier — à plus forte raison chaque Devoir — possède sa couleur, c’est-à-dire des rubans…, soit marqués de cachets…, soit frappés de symboles compagnonniques à l’aide de rouleaux gravés… ou de fers à chaud ». La « prise des couleurs » était un événement important dans la vie d’un Compagnon. « Le Père des Compagnons du Devoir, établi à Saint-Maximin, près de la Sainte-Baume, avait le monopole de la vente des couleurs et des cannes ». A l’origine, les couleurs compa­gnonniques étaient « le blanc et le bleu, les couleurs mariales ». Dans la suite, ce furent « dans un ordre varia­ble, le rouge, le vert et le blanc ». On sait l’importance de ces trois couleurs pour Dante ; ce sont aussi les trois couleurs liturgiques dominantes du culte catholique (le violet étant réservé aux temps de pénitence). M. Lindien semble regretter qu’ « aujourd’hui, les écharpes tendent à supplanter les traditionnelles couleurs par rubans ». Il mentionne aussi que « celles de l’Union Compagnonnique (une des organisations actuellement existantes) copient le symbolisme de la Maçonnerie spéculative » (Delta lumi­neux, œil qui voit tout, etc.). Bien d’autres informations seraient à recueillir dans cet article, et notamment la sui­vante : « Les Compagnons précisent que pour construire les cathédrales, ils disposaient d’une alchimie plus que d’une technique ».

Quand Guenon laissait entendre que les proches années verraient sans doute se manifester bien des découvertes touchant à plusieurs points de la doctrine traditionnelle, il ne pensait pas seulement — croyons-nous — à des découvertes d’ordre archéologique ou historique. Les sciences physiques, c’est-à-dire les sciences de la nature, doivent avoir aussi leur part dans ce mouvement de « résurgence ». Pourtant, nous ne croyons pas que Guénon, qui — en particulier dans Le Règne de la Quantité — a parlé en termes énigmatiques du « renversement des pôles », ait eu jamais connaissance des découvertes effectuées depuis 50 ans par une légion de géologues, géophysiciens, paléomagnéticiens et archéomagnéticiens — tous ces noms figurent dans l’étude que nous allons citer —, lesquels ont établi que « pendant les derniers millions d’années, le nord magnétique s’est transporté à plusieurs reprises au pôle sud ». La revue Sciences et Avenir de juillet 1972 a donné, sous la signature de M. François de Closets, un article très documenté sur cette question qui bouleverse actuellement bien des conceptions qu’on croyait « solidement » établies. « Il aura fallu, dit-il, plus de 50 ans pour que soient acceptées les premières constatations du géographe Jean Brunhes sur les inver­sions magnétiques, et c’est seulement pendant les années 60 que l’on a définitivement admis la possibilité pour le Nord magnétique de se déplacer d’un pôle à l’autre au cours des âges. Mais à peine le fait était-il accepté que les découvertes se sont multipliées — les découvertes et aussi les problèmes ». Nous n’avons pas à préciser ici la technique de ces découvertes, basée sur l’aimantation des cristaux de magnétite contenus dans les laves. On admet aujourd’hui qu’au cours des âges géologiques s’est manifesté « un phénomène périodique d’inversion » du magnétisme terrestre, ces phénomènes se renouvelant à des intervalles plus ou moins éloignés. « On en est actuellement à distinguer une trentaine de périodes de polarité magnétique différente pour les quatre derniers millions d’années. La moins étonnante en ce domaine n’est pas celle de l’événement de Laschamps, en Auvergne, qui semble indiquer une époque de polarité « inverse entre les années 30 000 à 20 000 avant notre ère. Cette découverte, due à Norbert Bonhommet, de l’institut de Physique du Globe de Strasbourg, a suscité « le plus grand intérêt, mais on attend encore une autre observation pour la confirmer. Elle tendrait à prouver que l’Homo sapiens connut un pôle Sud dans l’Arctique… sans s’en douter évidemment ». Sans s’en douter ? Qui peut le dire ?

La cause de ces inversions est inconnue. Les spécialistes « en sont réduits aux hypothèses, presque aux spécula­tions ». De nombreuses disciplines ont été mises à contri­bution pour les recherches. Il semble « que le rythme des inversions magnétiques était beaucoup plus lent dans le passé ». Les spécialistes qui s’occupent de ces questions reconnaissent qu’ils sont aux prises avec de véritables « casse-tête ». Des points intéressants demeurent cepen­dant acquis. On sait aujourd’hui que « l’intensité du champ magnétique terrestre ne cesse de varier » et l’on soupçonne l’existence d’ « une fluctuation régulière sur une période d’environ 4 000 ans… En certains points favo­rables du cycle, une perturbation suffirait à faire bas­culer la polarité ». L’auteur termine son article en remar­quant : « La découverte de Brunhes, qui a mis un demi- siècle à se faire reconnaître, risque de mettre un siècle à se faire expliquer ».

Tel est donc actuellement l’état de la question, du point de vue scientifique. Du point de vue traditionnel qui est celui de notre revue, on ne peut que se féliciter de cette « illustration » d’une des thèses les plus « sensa­tionnelles » de la cosmologie sacrée, que Guénon a été le seul à formuler en mode logique. Dans l’ordre des sym­boles, on pense évidemment au sablier, avec sa double application microcosmique (sablier du Tableau hermétique de la chambre de réflexion maçonnique) et macrocos­mique (clepsydre de la Melancolia d’Albert Dürer). Les questions de datation ne sauraient préoccuper beaucoup les guénoniens, car elles portent sur des événements qui sont bien au-delà des « limites de l’histoire ». Et d’ailleurs « les mystères du Pôle (Asrâr qutbâniyah) sont bien gardés ». En tout cas, il sera bon de suivre l’évolution de la question au cours des prochaines années. Peut-être devons-nous nous attendre à d’autres découvertes non moins surprenantes.

Denys Roman

Note 6 : Denys Roman : « Euclide, élève d’Abraham »

[2010 : Équinoxe de printemps, La Lettera G / La Lettre G,  N° 12]

Denys ROMAN :
« Euclide, élève d’Abraham »*

Le texte de Denys Roman sur « Euclide, élève d’Abraham » expose un aspect fondamental de la « légende du Métier »[1], légende très chère à nos Anciens qui l’ont intégrée dans la plupart des manuscrits appelés Old Charges ou « Anciens Devoirs » ; les Maçons opératifs voyaient symboliquement dans cette légende, non seulement l’histoire traditionnelle qui permet d’entrevoir les « origines » de la Maçonnerie, mais aussi l’excellence de l’Art Royal dans cette expression particulière de la Construction universelle qu’est la Géométrie.

Ce texte de D. Roman fut publié primitivement dans le numéro 32 d’octobre 1977 de la revue maçonnique « Renaissance Traditionnelle » ; il était d’ailleurs accompagné, dans d’autres numéros de cette revue, d’une série d’articles que l’auteur présentait sous la rubrique « René Guénon et les “destins” de la Franc-Maçonnerie » qu’il retiendra comme titre pour son premier ouvrage paru en 1982 et réédité en 1995. Les lecteurs qui connaissent cette revue d’histoire de la Franc-Maçonnerie[2] dont la tendance, les « valeurs » et la méthode sont très éloignés du point de vue traditionnel dont R. Guénon fut l’interprète le plus autorisé pour notre temps, s’étonneront sans doute de la publication, dans ce cadre, d’un article aussi éloigné d’une vision historique profane sur l’Ordre maçonnique. On conçoit donc la surprise et le mécontentement que suscitera ce texte parmi les lecteurs de cette revue, au point de provoquer quelques réactions très hostiles à René Guénon, comme il s’en produit souvent.

Dans cet article, D. Roman reprend et commente l’histoire légendaire qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham, histoire véhiculée pratiquement par tous les Old Charges de la Maçonnerie opérative jusqu’à un manuscrit comme le Dumfries n° 4 qui, datant de 1710 environ, appartenait à la période « pré-spéculative ». En fait, ce manuscrit ne se compose pas uniquement de la « légende du Métier » car il comprend également le « serment de Nemrod », les questions et réponses rituelles et le blason de l’Ordre qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. Ainsi, dans le chapitre « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours » de son second ouvrage signalé dans notre note 1, l’auteur relève notamment que ce manuscrit pourtant tardif contient quelques formules rituelles qui proviennent d’une tradition orale et éclairent les « opérations » des « Maçons des anciens jours ». Il signale notamment, dans les Lectures que comprend le Dumfries, une réponse relative à ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « joyau intact » : le cable-tow (et sa longueur), qui « est aussi long qu’entre l’extrémité de mon nombril et le plus court de mes cheveux » ; à la question : « Quelle en est la raison ? », l’interrogé répond : « Parce que tous les secrets gisent là ». Signalons que cette séquence rituelle du cable-tow doit s’accompagner d’une gestuelle, expression du « lien » en question qui signifie que les « secrets » sont là en sommeil tant que l’initiation reste virtuelle. Mais, pour bien en percevoir la nature, il convient d’y associer le due guard (qui pourrait avoir une parenté, sinon une identité, avec le Devoir du Compagnonnage), et est un signe en rapport étroit avec les secrets de la Maîtrise dans leur plénitude ; ce signe, particulier à la Maçonnerie de Rite dit d’York, symbolise l’accomplissement dans l’ordre des petits mystères : on aura une idée plus précise des multiples sens qu’il recèle en le représentant comme l’exact schéma de la lettre arabe nûn, à laquelle est associée la partie supérieure du symbole qui en complète la signification essentielle. Quant au rapport « opératif » entre ces deux éléments rituels que sont le cable-tow et le due guard, il se construit selon la géométrie organique du corps humain basée sur les centres subtils.

On a beaucoup glosé, et encore aujourd’hui, à propos de l’anachronisme évident sur lequel est basée la légende que l’auteur examine, alors qu’on sait que deux millénaires environ séparent la période où vécut le « père de la multitude », de celle du « noble Euclide » qui enseignait en Égypte sous le règne de Ptolémée 1er (305-282 av. J.-C.)[3]. Les « esprits forts » du stupide XIXe siècle (et ceux d’aujourd’hui encore) n’ont pas manqué de relever avec condescendance le défaut de chronologie historique de cette légende, mettant l’accent sur la « naïveté » et l’ « inculture » des Maçons opératifs réputés analphabètes ; en cela, on oubliait un peu rapidement que cet « analphabétisme » ne les avait pas empêchés d’édifier les chefs-d’œuvre que nous connaissons et qui témoignent encore, malgré les restaurations mutilantes, de leur unité originelle. Si les faits historiques ont leur importance, on ne peut pas réduire l’histoire aux faits en tant qu’événements rapportés à l’individuel ; seul, leur sens symbolique –qui ne s’oppose pas aux faits mais éclaire leur raison d’être –  est essentiel : il est la traduction et l’expression, en mode manifesté, de la Volonté divine. C’est cela qu’exprimaient les « Maçons des anciens jours » pour lesquels le sens symbolique primait éminemment sur une quelconque chronologie historique. En réalité, ils exposaient « à couvert », dans le cours de cette histoire légendaire, ce qui caractérise fondamentalement les origines mythiques de l’Ordre qui a recueilli, au cours des ans et en raison de l’élection dont il fut investi par « décret » divin, de vénérables héritages.

André Bachelet

NOTES :

* René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, chapitre XII.

[1] On trouvera des développements complémentaires de l’auteur sur le sens et la portée de cette légende (qui comprend d’ailleurs deux anachronismes historiques) contenue dans le Dumfries n°4, dans le remarquable chapitre VIII, « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours », de son ouvrage Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – L’« Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, Paris.

[2] Mis à part une idéologie humaniste et une méthodologie historiciste qui ne sont pas en adéquation avec le but assigné à l’initiation, cette revue propose un contenu documentaire maçonnique généralement intéressant.

[3] L’expression « bon clerc » est parfois utilisée trop systématiquement par certains traducteurs ou commentateurs ; elle a l’inconvénient de comporter une connotation trop attachée au sens que ce terme recouvre uniquement aujourd’hui dans le christianisme ; il est peu vraisemblable que ce sens ait été retenu exclusivement par les Maçons opératifs que la mise en œuvre du Métier conduisait à une autre perspective. Lorsqu’ils utilisaient l’expression de « noble Euclide » dans sa signification de « prince » dans l’ordre de la construction universelle héritée d’Abraham, c’est parce qu’ils reconnaissaient à ce dernier une « paternité spirituelle ».


 

Denys ROMAN : « EUCLIDE, ÉLÈVE D’ABRAHAM »[1]

« Quant aux trois lois données par Dieu
aux trois peuples (juif, chrétien et musulman),
pour ce qui est de savoir quelle est la véritable,
la question est pendante et peut-être
le restera-t-elle longtemps encore. »
Boccace, cité par R. Guénon

La Tradition, dont Guénon fut le serviteur exclusif et l’interprète incomparable, a été qualifiée par lui de « perpétuelle et unanime ». On peut dire que la Maçonnerie participe de cette perpétuité, en tant que ses Loges se tiennent « sur les plus hautes des montagnes et dans les plus profondes des vallées »[2]. D’autre part, l’« universalité » dont se réclame la Maçonnerie fait écho, pour ainsi dire, au caractère « unanime » de la Tradition. Cette universalité est bien connue, mais on peut se demander si la généralité des Maçons en sentent bien toutes les implications.

La Maçonnerie est sans doute la seule organisation initiatique du monde qui ne soit pas liée à un exotérisme particulier. Et si, au dire de Guénon, cela ne devrait pas dispenser les Maçons de se rattacher à l’un des exotérismes existant actuellement (car l’homme traditionnel ne saurait être un homme sans religion), cela devrait les inciter à ne pas limiter leur intérêt à leur tradition propre, mais bien au contraire à étudier, grâce à la « clef » du symbolisme universel, toutes les traditions dont ils peuvent avoir connaissance[3]. Une chose très remarquable dans cet ordre d’idées, c’est qu’une Loge maçonnique constitue le lieu idéal où des hommes appartenant à des religions différentes peuvent se rencontrer, sur un pied de parfaite égalité, pour traiter de questions d’ordre traditionnel et doctrinal.

Si toutes les religions sont admises au sein de la Maçonnerie, on doit cependant reconnaître que les formes traditionnelles les plus orientales (Hindouisme, Bouddhisme, Confucianisme, Taoïsme, Shintoïsme, etc.), sont tellement étrangères à certains aspects importants du symbolisme de l’Ordre, aspects liés à la construction du Temple de Salomon, que les adhérents à ces traditions se trouvent en quelque sorte dépaysés dans l’atmosphère des ateliers[4]. À la vérité, ce sont les trois religions monothéistes (Judaïsme, Christianisme et Islam) qui ont fourni à la Maçonnerie le plus grand nombre de ses fils et les plus illustres de ses initiés.

Les trois traditions monothéistes sont dérivées d’Abraham, et il est très significatif que le nom divin El-Shaddaï, dont on sait l’importance dans la Maçonnerie opérative (et qui n’est pas inconnu dans la Maçonnerie spéculative), soit précisément le nom du Dieu d’Abraham[5]. Guénon, dans une page essentielle[6], a souligné que, lors de la rencontre du Père des croyants avec Melchissédec, le nom El Shaddaï fut associé à celui d’El-Elion[7] et que cette rencontre marque le point de contact de la tradition abrahamique avec la grande Tradition primordiale.

Il y a dans l’histoire traditionnelle de la Maçonnerie, telle qu’elle est rapportée dans les anciens documents appelés Old Charges, une assertion singulière, qui ne peut manquer de surprendre ceux qui en prennent connaissance : il s’agit de celle qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham[8]. Comme nous avions fait allusion à cette « légende », on nous demanda des explications, en soulignant le formidable anachronisme qu’elle implique, Euclide ayant vécu en Égypte au IIIe siècle avant notre ère, alors que le séjour d’Abraham dans ce pays se situe deux millénaires auparavant.

C’est justement le caractère démesuré de cet anachronisme qui montre bien que nous n’avons pas affaire ici à un « fait historique » au sens que les modernes donnent à ces mots[9]. Il s’agit en réalité d’« histoire sacrée » exprimant une relation d’un caractère tout à fait exceptionnel et qui, de par sa nature, ne peut être formulé que dans un langage « couvert » par le voile du symbolisme.

Si l’on se rappelle qu’au Moyen Âge Euclide personnifiait la géométrie[10] et que, d’autre part, dans les anciens documents, la Maçonnerie est fréquemment assimilée à la géométrie, on comprendra que faire d’Euclide l’élève d’Abraham, c’est dire qu’il y a entre le Patriarche et l’Ordre Maçonnique une relation de Maître à disciple, équivalent rigoureusement à une « paternité spirituelle ».

Il est évident que la Maçonnerie est antérieure à Abraham, puisque traditionnellement elle remonte à l’origine même de l’humanité. Mais on sait que toute tradition, à mesure qu’elle s’éloigne de son principe, court le risque de s’affaiblir, voire de se corrompre : et alors, s’il s’agit d’une tradition ayant pour elle « les promesses de la vie éternelle » une action divine intervient pour la redresser et contrecarrer la tendance à suivre « la mauvaise pente »[11]. Tel est le cas pour la Maçonnerie qui, bénéficiant du privilège de la perpétuité[12], a dû connaître au cours de sa longue histoire des périodes d’obscuration suivies de spectaculaires redressements.

De ces redressements, qui chaque fois lui ont conféré pour ainsi dire une nouvelle jeunesse, la Maçonnerie doit avoir conservé certaines traces, en particulier dans son « histoire traditionnelle » ou encore dans ses rituels. Il est très vraisemblable que les noms divins El-Shaddaï et « Dieu Très-Haut »[13] sont à rattacher à la transformation qui dut s’opérer à l’époque de la vocation d’Abraham. Une autre période cruciale pour le monde occidental, dans l’ordre initiatique aussi bien que dans l’ordre religieux, fut celle de la naissance du Christianisme, et c’est évidemment de cette époque que date la vénération de la Maçonnerie pour les deux saints Jean[14].

Au moment de l’irruption du Christianisme dans le monde gréco-romain et à plus forte raison à l’époque de la vocation d’Abraham, il y avait en Occident un grand nombre d’organisations initiatiques liées à la pratique des métiers, et dont les plus connues sont les Collegia fabrorum. Leurs mots sacrés, s’ils en avaient, n’étaient pas empruntés à l’hébreu, et le symbolisme solsticial de Janus jouait pour eux le rôle des deux saints Jean. Il serait téméraire de vouloir expliquer comment s’effectua la mutation ; car on ne saurait oublier que, selon le Maître que nous suivons et qui fut certainement l’initié ayant reçu les plus amples lumières dans le domaine dont il s’agit, « la transmission des doctrines ésotériques » s’effectue par une « obscure filiation », en sorte que « les attaches de la Maçonnerie moderne avec les organisations antérieures sont extrêmement complexes »[15]. C’est pourquoi, plutôt que de vouloir percer des mystères « couverts » du voile impénétrable de l’« anonymat traditionnel »[16], il est sans doute préférable de rechercher dans la Maçonnerie actuelle, les marques des influences respectives des trois traditions abrahamiques.

Les marques de l’influence juive sont trop évidentes et trop connues pour qu’il soit besoin d’y insister. L’usage de l’hébreu pour les mots sacrés, les continuelles références aux Temples de Salomon et de Zorobabel, le calendrier luni-solaire, le travail tête couverte au 3ème degré, la datation rituelle coïncidant à peu de chose près avec la datation hébraïque, tous ces indices et bien d’autres encore sont là pour attester l’importance du trésor symbolique hérité des fils de l’Ancienne Alliance.

L’influence chrétienne est d’un ordre tout différent. Certes, dans les hauts grades, il est fait mention de certains événements de l’histoire du Christianisme, par exemple de la destruction des Templiers. Mais il faut surtout remarquer que c’est dans le monde chrétien que la Fraternité maçonnique s’est le plus développée, au point qu’une carte géographique qui représenterait la « densité chrétienne » des diverses contrées de la terre coïnciderait presque exactement avec celle qui représenterait leur « densité maçonnique ». On pourrait presque dire que la Maçonnerie est une organisation qui travaille sur un matériau symbolique principalement judaïque, et dont le recrutement est principalement chrétien.

Si l’apport judaïque et l’apport chrétien à la Maçonnerie sont des faits essentiels et évidents, il ne semble pas à première vue qu’il y ait dans cet Ordre un apport islamique quelconque. L’assertion de Vuillaume selon laquelle l’acclamation écossaise serait un mot arabe est erronée.

Certes, un Sheikh arabe a pu dire que « si les Francs-Maçons comprenaient leurs symboles, ils se feraient tous musulmans » ; mais un rabbin pourrait dire la même chose au profit de sa religion propre, et un théologien chrétien au profit de la sienne. Faudrait-il donc croire que ce « tiers » de la postérité d’Abraham, que l’initié Boccace, par la voix du juif Melchissédec, déclare être aussi « cher » au Père céleste que le sont les deux autres tiers, n’aurait apporté aucune contribution à un Art placé sous le patronage d’« Euclide, disciple d’Abraham » ?

La réponse que nous allons tenter de donner à cette question surprendra sans doute bien des lecteurs. Mais nous ne saurions l’esquiver dans cet ouvrage relatif aux conceptions de Guénon sur le rôle « eschatologique » de la Maçonnerie. Nous pensons en effet que l’œuvre de cet auteur, écrite à proximité et en vue de la fin des temps, vient combler d’un seul coup, et magistralement, le vide laissé jusqu’alors par la tradition islamique, dont Guénon était un représentant éminent, dans l’héritage abrahamique transmis à la Maçonnerie.

On a parfois écrit qu’avant Guénon tout avait été dit sur la Maçonnerie, excepté l’essentiel. Cela est très exact, et nous voudrions ajouter que personne ne s’est fait de la Fraternité maçonnique une idée plus haute que ce Maître, pourtant méconnu, plagié et attaqué, particulièrement en France par tant de Maçons.

Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une particularité très importante, qui est commune à la fois aux traditions juive, chrétienne et islamique ainsi qu’à la Franc-Maçonnerie. Les musulmans sont en effet très conscients du caractère « totalisateur » de leur tradition[17], dû au fait que Muhammad est le « Sceau de la Prophétie ». Ce qu’on oublie parfois, c’est que Guénon attribuait un même caractère totalisateur au Christianisme, dont il disait qu’« il a apporté avec lui tout l’héritage des traditions antérieures, qui l’a conservé vivant autant que l’a permis l’état de l’Occident, et qui en porte toujours en lui-même les possibilités latentes »[18]. Il est bien des choses qui permettent de penser que l’insistance apportée par lui à faire reprendre aux Maçons conscience de la pluralité de leurs héritages et en conserver la « mémoire » dans leurs rituels s’explique par la certitude où il était que la Maçonnerie a elle aussi une destinée « totalisatrice ».

Totaliser, c’est « rassembler ce qui est épars ». Abraham, le père du monothéisme, est aussi, selon la signification hébraïque de son nom, le « Père de la multitude », comme l’Unité est le principe de la multiplicité. Et de même qu’à l’origine il n’y a que l’Unique qui crée toutes choses, de même à la fin toutes choses doivent se résorber dans l’Unité. Si maintenant nous passons du macrocosme au microcosme, nous trouvons quelque chose de rigoureusement équivalent dans la doctrine hindoue. « Lorsqu’un homme est près de mourir, la parole, suivie du reste des dix facultés externes […], est résorbée dans le sens interne (manas) […] qui se retire ensuite dans le souffle vital (prâna), accompagnée pareillement de toutes les fonctions vitales […]. Le souffle vital, accompagné semblablement de toutes les autres fonctions et facultés (déjà résorbées en lui […]), est retiré à son tour dans l’âme vivante (jîvâtmâ) […]) […]. Comme les serviteurs d’un roi s’assemblent autour de lui lorsqu’il est sur le point d’entreprendre un voyage, ainsi toutes les fonctions vitales et les facultés de l’individu se rassemblent autour de l’âme vivante (ou plutôt en elle-même, de qui elles procèdent toutes, et dans laquelle elles sont résorbées) au dernier moment (de la vie […]) […][19].

Avons-nous réussi à laisser pressentir que la « légende » qui rattache Euclide, c’est-à-dire la Géométrie, c’est-à-dire la Maçonnerie, au patriarche Abraham est autre chose qu’une bévue phénoménale qui témoignerait simplement de l’imagination et de l’ignorance de son « inventeur » ? Nous n’avons certainement fait qu’effleurer un tel sujet. Peut-être aussi nous fera-t-on remarquer que la Maçonnerie, dans son état actuel, semble peu digne du rôle éminent que nous semblons vouloir lui attribuer.

Mais on peut répondre que cet Ordre, placé sous le patronage des deux saints Jean, dont l’un est « l’ami de l’Époux » et l’autre « le disciple que Jésus aimait », peut en conséquence revendiquer tous les privilèges que confère l’amitié, et qu’il devrait donc être certain de son « salut » final. Nous employons ici ce mot de « salut » dans le sens que lui donne René Guénon : il s’agit, pour un homme, de son maintien après la mort dans les « prolongements de l’état humain » ; et l’on peut légitimement transposer cette doctrine à une organisation traditionnelle, initiatique ou exotérique.

À la fin d’un cycle, le « salut » des « espèces » destinées à être « conservées » pour le cycle futur est assuré par leur « entassement » dans l’Arche ou dans tout autre réceptacle équivalent, Il est probable que l’un de ces équivalents est le « sein d’Abraham » où, selon la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, se reposent après leur mort les âmes des justes sauvés. Que le patriarche ami de Dieu[20], béni par Melchissédec et vénéré par les trois religions « abrahamiques », soit en même temps le « précepteur » de la Maçonnerie, c’est là une tradition tellement « honorable », mais qui implique de telles « obligations », que cet Ordre n’a pas le droit de la méconnaître ou de l’oublier.

Selon le Melchissédec du conte Les trois anneaux de Boccace[21], le Père céleste a fait en sorte que chacun de ses trois fils également aimés soit persuadé d’avoir reçu le seul anneau authentique, l’anneau originel transmis « de temps immémorial ».

Deux millénaires d’histoire de l’Occident sont là pour nous prouver qu’en effet chacun des trois fils est bien certain d’être le préféré, et même le seul à être aimé, le seul qui ait reçu l’anneau véritable, l’anneau nuptial qui scelle les épousailles éternelles. Il faut respecter de telles convictions voulues par le Père. Elles ont conforté la « foi » de chacun, aux dépens sans doute de la « charité » fraternelle[22].

Qu’en est-il de l’« espérance » ? Il est écrit qu’à la fin des temps la foi disparaîtra et la charité sera languissante. Peut-être alors ce sera l’occasion pour la Maçonnerie « centre de l’union » et qui appartient elle aussi à la « postérité spirituelle » d’Abraham, de se souvenir de la devise qui fut, dit-on, celle de ses ancêtres opératifs : « En El-Shaddaï est tout notre espoir ».

 Denys Roman


[1] Ce texte a été publié dans la revue Renaissance Traditionnelle.

[2] Cette expression, bien connue dans les rituels de langue anglaise, est explicitée dans certains anciens documents selon lesquels la Loge de Saint-Jean se tient « dans la vallée de Josaphat », ce qui veut dire que la Maçonnerie doit se maintenir jusqu’au Jugement dernier qui marquera la fin du cycle. Selon le même symbolisme, « les plus hautes montagnes » doivent signifier le commencement du cycle ; et de fait, le Paradis terrestre, selon La Divine Comédie, est situé au sommet de la plus haute des montagnes terrestres, puisqu’il touche à la sphère de la Lune. De même, quand le Christ exprime sa volonté de voir saint Jean « demeurer » jusqu’à son retour, il est bien évident (et l’Évangile le précise) qu’il ne s’agit pas en premier lieu de l’individualité du disciple bien-aimé ; il s’agit avant tout de l’ésotérisme chrétien, ésotérisme « personnifié » par saint Jean, et qui s’est résorbé dans la Maçonnerie. On peut dire que les paroles du Christ sur saint Jean confèrent à cet Ordre les « promesses de la vie éternelle », de même que celles adressées à saint Pierre sont le gage que la Papauté l’emportera finalement sur les prestiges des « portes de l’Enfer ».

[3] C’est pourquoi Guénon, insistant sur la nécessité pour chaque Loge d’avoir la Bible ouverte sur l’autel du Vénérable, précisait bien que ce livre « symbolise l’ensemble des textes sacrés de toutes les religions ».

[4] Il ne faudrait d’ailleurs pas tomber dans l’esprit de système en prenant cette assertion rigoureusement à la lettre, car elle souffre de très notables exceptions. Tout le monde sait que la Maçonnerie, introduite dans l’Inde par les Anglais, y a connu un vif succès. Kipling, dans ses nouvelles maçonniques, a raconté comment les Hindous orthodoxes initiés à la Maçonnerie se comportaient, lors des agapes fraternelles, pour ne pas enfreindre les règles leur interdisant de prendre leurs repas avec des hommes de castes différentes.

[5] La valeur numérique de ce nom est 345 ; les chiffres 3, 4 et 5, qui servent à écrire ce nombre, expriment aussi la longueur des côtés du triangle rectangle de Pythagore figuré sur le bijou du Maître Passé.

[6] Le Roi du Monde, p. 50.

[7] Le Dieu qu’invoquait Abraham est El-Shaddaï (le Tout-Puissant) ; et Melchissédec était prêtre d’El-Elion (le Très-Haut). Il importe de rappeler que les Maçons de langue anglaise travaillent au 3degré « au nom du Très- Haut ».

[8] Mackey, dans son Encyclopédie, précise que « tous les vieux manuscrits des constitutions » contiennent la légende d’Euclide, généralement appelé « le digne clerc Euclide ». Voici en quels termes cette légende est rapportée dans le Dowland Manuscript, texte remontant à 1550 environ : « Lorsqu’Abraham et Sarah se rendirent en Égypte, Abraham enseigna aux Égyptiens les sept sciences. Parmi ses élèves se trouvait Euclide, qui était particulièrement doué. ». La légende rapporte que plus tard Euclide fut chargé de l’éducation des enfants du roi ; il leur apprit la géométrie et ses applications, la manière de construire les temples et les châteaux. Le texte conclut : « Ainsi grandit cette science dénommée géométrie, mais qui désormais dans nos contrées s’appelle Maçonnerie. »

[9] Il est d’ailleurs évident que les Maçons opératifs ont toujours compté dans leurs rangs un bon nombre de gens instruits et assez familiers avec les Écritures pour savoir qu’Abraham s’était comporté en Égypte bien plutôt comme un pasteur de troupeaux que comme un maître d’école.

[10] Il en était de même d’Aristote pour la dialectique, de Socrate pour la morale, de Cicéron pour l’éloquence, etc.

[11] Cf. Guénon, La Crise du Monde moderne, chap. I.

[12] C’est ce qui est exprimé par les paroles du Christ attestant sa volonté de voir saint Jean (c’est-à-dire l’ésotérisme chrétien) « demeurer » jusqu’à son retour.

[13] Il est curieux que le nom du Très-Haut, qui est le Dieu de Melchissédec, soit utilisé en Maçonnerie en langue vulgaire et non en hébreu ; cela pourrait être mis en relation avec le fait que Melchissédec appartient à la Tradition primordiale et non pas à la tradition juive. De même, la Maçonnerie de Royal Arch fait appel, dans le rite qui lui est essentiel, à la fois à la langue hébraïque, à deux langues sacrées disparues (le chaldéen et l’égyptien) et enfin à la langue vulgaire. D’après Guénon, commentant le traité De vulgari eloquio de Dante, la langue vulgaire, que tout homme reçoit par voie orale, symbolise, dans un sens supérieur, la langue primordiale qui ne fut jamais écrite.

[14] La légende faisant de Jean-Baptiste un Grand-Maître de la Maçonnerie opérative qui, de longues années après son martyre, aurait été remplacé par Jean l’Évangéliste n’a évidemment qu’un sens purement symbolique.

[15] Guenon, L’Ésotérisme de Dante, chap. IV [« Dante et le rosicrucianisme »], in fine.

[16] De même que toute œuvre traditionnelle est d’autant plus proche du véritable « chef-d’œuvre » que l’artisan a « sublimé » son « moi » individuel pour le transformer dans le « Soi » (cf. Le Règne de la Quantité, chap. IX [« Le double sens de l’anonymat »]), on peut dire que les transformations auxquelles nous faisons allusion sont des chefs-d’œuvre d’autant plus parfaits que leurs artisans nous sont restés totalement inconnus. Le cas le plus récent de telles mutations semble être celui du passage de la notion traditionnelle du « Saint-Empire » dans la Maçonnerie écossaise.

[17] Nous pensons qu’il est inutile de préciser que ce dont il s’agit n’a rien à voir avec les conceptions politiques qualifiées de « totalitaires ». On sait d’ailleurs comment les régimes qui se réclament de telles conceptions ont coutume de se comporter avec la Maçonnerie quand ils accèdent au pouvoir.

[18] La Crise du Monde moderne, chap. VII.

[19] Brahma-Sûtras, traduits et commentés par Guénon au chapitre XVIII de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta.

[20] Le changement du nom d’Abram (« père élevé ») en celui d’Abraham (« père de la multitude ») se place entre la victoire du patriarche sur les adversaires des rois de la Pentapole et la destruction par le feu de cette même Pentapole. Cette destruction est naturellement une « figure » de la destruction finale du monde, et le rôle d’intercesseur joué par Abraham pour obtenir de Dieu une « limitation » de la destruction mériterait de retenir l’attention.

[21] Décaméron, 1re journée, conte III. On voit que le « Fidèle d’Amour » Boccace, pour placer, parmi ses contes d’une galanterie parfois un peu poussée, ceux qui avaient un sens doctrinal et qui certainement étaient pour lui ceux qui importaient le plus, savait utiliser le symbolisme des nombres.

[22] La « fable » symbolique utilisée par Boccace est d’ailleurs, comme tout ce qui est symbolique, susceptible d’une pluralité d’interprétations. En voici une qui, se plaçant à un point de vue plus élevé et proprement initiatique, répond sans doute davantage aux intentions de l’initié que fut Boccace. Si l’on doit assurément respecter les convictions de chacune des traditions en tant qu’elles prétendent avoir un statut privilégié les unes par rapport aux autres, d’un point de vue supérieur on ne doit pas être illusionné par de telles prétentions. Effectivement, cette prétention à l’élection relève d’une nécessité inhérente à la perspective exotérique et Boccace veut dire en fait que la vraie foi est cachée sous les aspects extérieurs des diverses croyances, vraie foi qui est la Tradition unique dont Melchissédec est le représentant. Cette vraie foi, c’est la « sainte foi », la fede santa dont Boccace, comme Dante, était, en Occident, un des fidèles.

E.T. N° 409-410 Sept. et Nov.- Déc.1968

Dans le Symbolisme de janvier-mars 1968, M. Jean Tourniac rend compte de l’édition française de l’ouvrage de M. Martin Lings sur le Sheikh Ahmed el-Alawi. Ce qui nous a le plus frappé dans cette étude, c’est la tendance de plus en plus marquée de l’auteur à confondre le domaine initiatique avec le domaine religieux, c’est-à-dire à ne tenir aucun compte du « hiatus » signalé par Guénon et dont François Ménard, peu de temps avant sa mort, regrettait l’oubli trop fréquent. Nous ne donnerons qu’un seul exemple d’une telle attitude, mais cet exemple a en quelque sorte valeur de symbole. A propos de l’obéissance du disciple « qui doit être comme de la cire molle entre les mains du Sheikh » M. Tourniac écrit « qu’elle rappelle la fameuse règle spirituelle de la Compagnie de Jésus, qui a tant fait couler d’encre en Occident chrétien, et qui n’est pourtant qu’un aspect méthodique de l’extinction du moi devant l’Éternel, c’est-à-dire finalement le moyen d’acquérir la Totale et Absolue Liberté de l’Inconditionné dans la plénitude de l’Etre affranchi du moi ». Si les pratiques des Jésuites (dont personne n’a jamais mis en doute le caractère et les « visées » purement exotériques) sont « le seul moyen d’acquérir la Totale et Absolue Liberté de l’Inconditionné », alors c’est que l’exotérisme peut conduire au but suprême ; et dans ce cas, à quoi bon l’ésotérisme, à quoi bon l’initiation ? Mais la réalité est tout autre. Car Saint Ignace, dans la solitude de Manrèse puis aux Universités espagnoles, a bien pu emprunter quelques « formes » à l’initiation islamique, mais il ne pouvait ni ne voulait en assimiler l’« esprit ». Le perinde ac cadaver n’est en somme qu’un moyen d’assurer la discipline « militaire » de la Compagnie. Quant aux fameux « exercices spirituels » d’Ignace de Loyola, tant prônés par certains, tant décriés par d’autres… à Dieu ne plaise que nous portions un jugement sur l’œuvre d’un des plus illustres saints de la catholicité ! Mais de là à penser qu’ils peuvent assurer l’acquisition de la « Totale et Absolue Liberté de l’Inconditionné »… il y a tout de même un abîme !

Dans le même numéro, nous trouvons un article fort intéressant de M. A.-D. Grad. Cet auteur, qui a publié plusieurs ouvrages sur la Kabbale, n’est pas un esprit traditionnel dans le sens où nous l’entendons ici, et certaines de ses assertions surprendraient certainement nos lecteurs. Mais il apporte toujours des renseignements précieux ; il faut aussi le remercier d’avoir relevé comme il convient (Pour comprendre la Kabbale, p. 123) le sentiment d’un membre de l’Institut qui, dans une édition « savante » de la Bible, qualifie le chapitre XIV de la Genèse de « hors d’œuvre ». (Ce chapitre raconte la guerre de Chordorlahomor contre les rois de la Pentagonale, la défaite du roi de Sodome, la captivité de Loth, sa délivrance par Abraham, et, à l’occasion de ces événements historico-symboliques, l’unique manifestation historique de Melchissédec ; on voit que le « hors d’œuvre » est varié et substantiel. M. Grad va donner bientôt un commentaire verset par verset du Cantique des cantiques, d’après les textes rabbiniques. L’article qu’il présente aujourd’hui est un extrait de l’œuvre à paraître. Bien qu’assez court, il apporte une documentation d’une extrême importance. « La tradition hébraïque ne connaît que 9 cantiques » : celui d’Adam (nous pensons qu’il doit être considéré comme « perdu »), les deux de Moïse, ceux de Josué, de Barac, de Débora, d’Anne mère de Samuel, de David, et enfin le 9ème, qui est le plus long et le plus excellent de tous : le Cantique des cantiques de Salomon. « Aucun nouveau cantique n’a été composé après Salomon » (du point de la Synagogue bien entendu). « Car le 10ème cantique sera chanté par les enfants d’Israël pour célébrer la fin de l’exil ». L’œuvre salomonienne a été l’objet de plus de 300 commentaires ; les rabbins dominent dans ce nombre, mais les chrétiens ne manquent pas ; n’oublions pas quelques rationalistes comme Renan. C’est sans doute en pensant à ces derniers que M. Grad a écrit ces lignes désabusées : « Tous ignorent en général qu’ils manipulent maladroitement une serrure dont la clef a été perdue depuis des siècles… ». Et l’auteur de signaler les « pièges des subtilités de la langue hébraïque », trop souvent considérée comme une langue facile (la faute en est un peu à Paul Vulliaud). « Beaucoup de termes sont incompréhensibles ou pour le moins intraduisibles… Les changements de temps et de mode font le désespoir des exégètes… Le mot « rose » est souvent remplacé par le mot « lys », alors que le symbolisme du lys relève d’une très originale distinction ». Des auteurs ont traduit « femme triste et languissante » par « prostituée égarée ou errante ». Cette dernière « confusion » est moins curieuse ; dans le langage des Fidèles d’Amour, la « Tristesse » et la « Prostituée » étaient des symboles à peu près interchangeables… M. Grad donne des détails précieux sur le symbolisme numéral dans le Cantique. « Le nom de Salomon y revient 7 fois ; l’expression « filles de Jérusalem » revient également 7 fois ; le mot « Liban » est mentionné 7 fois, et 7 fois le mot « Amour » est transcrit isolément ». Mais le Cantique de Salomon, 9ème de l’ancienne Alliance, est surtout « marqué » par le nombre 9 ; il contient 117 versets, 1251 mots, 5148 caractères : ces trois nombres sont multiples de 9. M. Grad en profite pour rappeler que 81, carré de 9, est la valeur numérique du mot Anô’khi (Je suis), mot qui, pour la Kabbale, est le « mystère de tout », « la synthèse de toutes les lettres », « le Mystère caché le plus mystérieux de tous ». Comment ne pas penser ici à cette Béatrice que Dante rencontre à l’âge de 9 ans ? Il la voit pour la seconde fois 9 ans plus tard, à la 9ème heure du jour, et il en reçoit le « salut ». Il rêve d’elle dans la première des 9 dernières heures de la nuit. Il célèbre ensuite les 60 « belles » de la ville, et Béatrice est la 9ème des 60. Béatrice, « qu’il faut appeler Amour », et « qui fut elle-même le nombre 9 », meurt « le 9ème jour du mois selon, le comput arabe, dans le 9ème mois de l’année selon le comput syriaque, et dans l’année du siècle où le nombre parfait de 10 est multiplié par le nombre 9 », c’est-à-dire en 1290 (date anticipée, sans doute pour motif de prudence, selon Luigi Valli, que semble suivre sur ce point le plus récent commentateur français de la Vita Nuova, Antonio Coën). Et cette mort revêt pour Dante une telle importance qu’il écrit aux « princes de la terre » pour les en informer. Nous possédons encore sa lettre véhémente, adressées aux Cardinaux de la Sainte Eglise romaine, et qui commence par Quomodo sola sedet civitas, c’est-à-dire comme les Lamentations de Jérémie, ce « cantique » étrange composé à 7 reprises sur les 22 lettres de l’alphabet, et qui fut prononcé par le prophète sur les décombres du Temple de la Ville. Sous le même voile du symbolisme de l’Amour, le Cantique salomonien et le « roman » de Dante expriment des vérités en rapport avec le « Mystère caché le plus mystérieux de tous », ou (pour reprendre les termes d’Ossendowski rappelés par Guénon) le « Mystère des mystères ». Seulement, chez Salomon, l’Amour exulte, et chez Dante il se lamente. M. Grad, dans l’ouvrage dont le présent article est un extrait, n’a utilisé, semble-t-il, que le texte hébraïque et la tradition kabbalistique. Mais il va sans dire que les rabbins d’Alexandrie qui ont composé la version grecque des « Septantes », et saint Jérôme qui a rédigé la Vulgate latine ont « transmis » aux Eglises d’Orient et d’Occident des textes du Cantique qui, du point de vue chrétien, ont une valeur propre et parfaitement  « légitime », et qui sont la base des célèbres commentaires d’un saint Bernard et d’un Guillaume de Saint-Thierry.

Vient ensuite un long article de M. Gilles Ferrand, intitulé L’Art traditionnel. Sur ce sujet presque inépuisable, l’auteur expose des idées familières à nos lecteurs : le travail considéré comme répétition d’un geste primordial, le rôle « irremplaçable » du symbole et sa nature non-humaine, l’action néfaste de la Renaissance dans le domaine artistique, etc. Tout cela est en général excellent. Nous avons en particulier remarqué ce qu’écrit l’auteur sur le rôle « salvateur » de l’artiste vis-à-vis de ses « matériaux » et de ses « sujets ». Il y a là des choses très justes ; mais nous préférerions dire, en termes empruntés à la tradition hermétique, que l’artisan sacré opère une « transmutation » en effectuant sur ses matériaux la « réintégration » du règne minéral, et cela, comme le signale l’auteur, du fait de la position « centrale » du règne hominal. On peut aussi rapprocher cette notion de celle du « sacrifice » rituel, et aussi de la « métensomatose » de Dutoit-Membrini. Venons-en maintenant à quelques « critiques » que M. Ferrand, nous n’en doutons pas, nous pardonnera, car elles n’entament en rien notre estime pour son travail. A propos de la tradition médiévale il parle du « support presque exclusivement artistique et plastique qu’elle nous a légué ». Cela est plus que contestable, car iconoclastes en Orient, et en Occident hérétiques, révolutionnaires, chanoines du XVIIIème siècle et artisans actuels du « vandalisme sacré » n’ont pas toujours dû opérer leurs destructions au hasard. C’est pourquoi nous pensons, comme Guénon l’a écrit dans Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, que c’est l’œuvre « littéraire » de Dante qui constitue le testament du Moyen-âge finissant. A un autre endroit, M. Ferrand évoque le « danger que représente l’affrontement brutal avec des formes traditionnelles vivantes que nous ne pouvons comprendre que d’un point de vue extérieur », étant donné notamment « que ces formes traditionnelles ne furent ni ne sont les nôtres ». Si ce danger était réel, il faudrait brûler la majeure partie de l’œuvre de Guénon, qui fut écrite précisément pour présenter (« brutalement » peut-être) la Sagesse orientale à ceux des Occidentaux pour qui leur propre tradition est « délivrance » et non pas « limitation ». Venons-en à notre dernière remarque. A propos d’un texte de Guénon sur le symbolisme (Introduction générale, p. 109) qu’il trouve « ambigu », M. Ferrand craint qu’une « personnalité » qui « réactualiserait une symbolique » (nous pensons qu’il veut dire : « qui mettrait en lumière le sens supérieur d’une catégorie de symboles) « s’illusionne sur la valeur réelle de ses possibilités ». Voilà un péril auquel Guénon, en effet, n’a pas pensé. L’auteur justifie ses craintes par des considérations que nous n’avons guère comprises ; les symboles, dit-il, seraient « une médiation de l’étant à l’être », etc. Nous lui répondrons simplement ceci. Il est permis à Satan (Guénon l’a souligné) de « faire le moraliste », et nous savons par Dante qu’il est « aussi théologien » ; mais il serait bien empêché de « faire de la métaphysique ». Car Lucifer, dans sa chute, a laissé tomber la pierre d’émeraude qui ornait son front et qui représentait le « sens de l’éternité ». Le sens de l’éternité ne diffère pas du sens de l’universalité. Or, Guénon, transposant le célèbre adage de Platon : « Il n’y a de science que du général », a écrit qu’ « il n’y a de métaphysique que de l’universel ». Et Satan, privé de l’universalité, ne peut faire que de la pseudo-métaphysique. Il ne peut faire que du pseudo-symbolisme, car le symbolisme véritable est une langue universelle : c’est la « langue de la métaphysique », comme l’a également enseigné Guénon. De fait, on peut lire les deux Testaments d’un bout à l’autre. On y verra Satan se manifester sur bien des plans, et notamment sur le plan moral et même « charitable », comme le montre un épisode célèbre de la Passion du Christ ; mais jamais on ne verra Satan faire du symbolisme et encore moins « réactualiser une symbolique ». Bien au contraire, Satan prend tout à la lettre, ce qui est l’antithèse même du symbolisme. Il ne voit que les apparences trop souvent mensongères : il n’attache aux choses que leur « valeur » illusoire. Et c’est pourquoi Satan, « père du mensonge » est aussi le « Prince de ce monde » d’illusion ! C’est pourquoi son serviteur de choix, l’Antéchrist, sera, au dire de Guénon, « le plus illusionné de tous les êtres ». Seul le symbolisme permet de percer l’écorce pour atteindre la réalité de toute chose. Le symbolisme est l’unique moyen d’échapper aux mirages de la « grande illusion » qui se font de plus en plus dangereux et séducteurs à mesure que le monde se « solidifie » en approchant de sa fin. Il résulte de ces considérations que le péril redouté par M. Gilles Ferrand est absolument vain, et qu’Oswald Wirth a été bien inspiré en intitulant sa revue Le Symbolisme : il ne pouvait en vérité lui donner un plus beau nom.

La 3ème partie de l’article de M. André Serres « Ce qui est épars… » est consacrée au symbolisme de la Loge, de la chaîne d’union et des deux colonnes. L’auteur, en commentant les textes de Guénon, relatifs à ces divers sujets, a notamment souligné l’extrême complexité du symbolisme de la chaîne d’union (cable tow), qui pourrait même parfois faire apparaître les citations guénoniennes comme contradictoires entre elle. Evidemment il n’en est rien. Ceux qui, comme le Chevalier a Floribus (Joseph de Maistre), pensent qu’un « type » (un symbole) doit toujours et partout « signifier » une seule et même chose, ne doivent guère apprécier le symbolisme de la chaîne d’union, et cela pour bien d’autres raisons encore… A propos du sens des circumambulations, on peut noter que Guénon, pour les rituels écossais, conseillait le sens solaire au 1er degré, et le sens polaire au 2ème. Enfin, M. André Serres, faute d’un texte guénonien sur les « pommes de grenade » placées sur les colonnes, a eu recours à une citation de saint Jean de la Croix, qui a sa valeur d’un point de vue mystique, mais non pas du point de vue initiatique. En réalité, la grenade, avec ses grains serrés, est un symbole de « plénitude », comme la corne d’abondance et le boisseau de riz. Dans le symbolisme parlé de l’Ordre, la même idée de plénitude s’exprime par les formules « midi plein » et « minuit plein ».

De courtes Notes historiques à propos du testament philosophique, par M. Jean Bossu, apportent des renseignements curieux, et parfois piquants, sur la conception qu’on s’en faisait au début du XIXème, où les récipiendaires le rédigeaient « en prévision de mort subite au cours des épreuves supposées terrifiantes qui les attendaient ». En voici un, émouvant dans sa brièveté : « Adieu pour la vie, et je pardonne ma mort à tous les Frères et leur en donne décharge ». Mais la conservation de tels documents semble indiquer qu’alors on ne les brûlait pas rituellement, comme il est de règle aujourd’hui à la fin de l’initiation. Quant aux 3 questions qui ont subsisté jusqu’à nos jours : « Quels sont les devoirs de l’homme envers Dieu, envers lui-même et envers ses semblables ? », elles nous ont toujours fait penser à ces « devoirs de morale » qu’on infligeait aux élèves des écoles publiques avant la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat. Ne serait-il pas possible d’adopter une formule moins enfantine et plus réellement initiatique ?

Dans le Symbolisme d’avril-juin 1968, M. Jean-Pierre Berger donne la traduction de l’Edinburgh Register House Manuscript, texte assez court qui remonte à 1696. Il se compose d’une vingtaine de questions et réponses en général fort obscures et dont plusieurs semblent avoir été altérées. Nous noterons dans ce manuscrit opératif la formule suivante : « Quel est le nom de votre Loge ? – Kilwinning ». Ce dernier mot devait connaître une fortune singulière dans les hauts-grades, puisque le titre complet des titulaires du 18ème degré est le suivant : « Chevalier de l’Aigle et du Pélican, Souverain Prince d’Hérédom, Prince Roise-Croix de Kilwinning ». A remarquer aussi la formule suivante : « les Vénérables Maîtres et l’honorable compagnie vous saluent bien, vous saluent bien, vous saluent bien ». Nous avons précédemment indiqué ce qu’il fallait penser d’une telle formule et de ses rapports avec le secret maçonnique ; de fait, dans le manuscrit d’Edimbourg, le « mot sacré » est communiqué aussitôt après le triple salut, et M. Jean-Pierre Berger signale en note qu’on retrouve cette mention de la triple salutation dans un assez grand nombre de textes, tant opératifs que spéculatifs.

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Sous la rubrique « Libres propos », M. J. Corneloup publie un article intitulé : Dieu ? Un empirique. L’auteur qui assura la direction du Symbolisme entre Oswald Wirth et M. Marius Lepage, est connu pour s’être fait, au sein du Grand Orient de France, le défenseur de la formule « A la gloire du Grand Architecte de l’Univers ». Il est aussi un « mainteneur » déterminé du symbolisme traditionnel. Ce sont là des titres qui lui assurent l’estime de tous les fidèles de l’Art Royal ; si le Grand Orient avait eu à sa tête en 1877 et en 1912 des dignitaires de la valeur et de la clairvoyance de M. Corneloup, il n’aurait pas perdu sottement et irrémédiablement la place privilégiée qui était la sienne dans la Maçonnerie Universelle. Ceci dit, nous ne sommes que plus justifiés pour regretter l’article précité, où l’auteur croit pouvoir s’appuyer sur la Kabbale pour étayer sa conception anti-traditionnelle d’un Dieu « empirique » et « non omniscient », et en somme d’un Dieu qui « évolue ». Il ajoute même : «  Ainsi le theilhardisme avait été présenté déjà par les rabbis ! ». Décidément, les idées du R.P. de Chardin font des ravages !

M. Corneloup rappelle que, d’après la tradition hébraïque, « Dieu a créé dix mondes, il a détruit les neuf premiers et n’a conservé que le dixième ». Il ne faudrait pas en conclure que les mondes détruits étaient des ébauches du dixième. Chaque « création », in principio, était « juste et parfaite », tout comme le monde actuel fut reconnu « très bon » par l’artisan divin, en ces jours où (selon l’Eternel et non selon le Père Theilhard) « les étoiles du matin exultaient en chants d’allégresse et où les fils de Dieu poussaient des cris de joie ». C’est pourtant cette même création toute bonne dont il est dit à la veille du déluge : « Dieu regarda la terre et vit qu’elle était toute corrompue ». (Genèse, VI, 12)

Il en sera ainsi des mondes à venir, car toute manifestation consiste obligatoirement en un processus d’éloignement de son principe. Lorsque le Principe arrive à être en quelque sorte perdu de vue, alors vient ce que la Genèse appelle « corruption » et les Evangiles « abomination de la désolation ».  Quand le monde en est là, ceux qui sont attentifs aux « signes des temps » et qui ne croient pas aux billevesées du Progrès même baptisé « évolution theilhardienne ») appliquent le précepte évangélique : ils se réjouissent et ils exultent d’allégresse. Quelle que soit leur « foi », ils peuvent se remémorer les paroles de l’Apôtre : « en ce jour de Dieu, les cieux enflammés passeront avec fracas, et les éléments embrasés se dissoudrons ; mais nous attendons, selon la promesse, de nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habitera ».

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Assez curieusement, l’article suivant, de M. A.-M. Chartier, se rapporte à G.-H. Luquet, ami de M. Corneloup, avec lequel il a d’ailleurs publié un opuscule : Des droits du Grand Orient de France et du Grand Collège des Rites sur les Rites Ecossais Ancien et Accepté. Mais l’ouvrage capital de Luquet reste le volume intelligemment documenté et illustré dont nous avons rendu compte ici-même en novembre 1967. L’œuvre posthume que présente M. Chartier est constituée par « des réflexions à propos de Dieu ». Luquet, comme son ami M. J. Corneloup, semble éprouver une difficulté insurmontable à concilier la perfection divine avec l’imperfection du monde « créé ». Et cela nous a rappelé une étrange coïncidence. Quelques années avant que commençât la carrière maçonnique de MM. Corneloup et Luquet, un jeune maçon écrivait, sous le pseudonyme de « Palingenius », son premier article intitulé « Le démiurge », où il rappelait en commençant le fameux dilemme, tourment des théologiens exotériques, et si facile à résoudre par les métaphysiciens : « Si Deus est, unde malum ; si non est, unde bonum ».

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M. Pierre Stables continue ses études sur la chevalerie ; il aborde aujourd’hui Le Mythe des Neuf Preux, dont, nous dit-il, on trouve mention pour la première fois en 1312. Si les trois preux israéliques (Josué, David, Judas Macchabé) et les trois chrétiens (Arthur, Charlemagne, Godefroy de Bouillon) ne causent guère d’embarras à l’auteur, il n’en est pas de même, nous semble-t-il pour les trois preux « païens » (Hector, Alexandre, César). La présence d’Hector semble au premier abord assez surprenante. M. Stables, ne trouvant rien, ou pas grand-chose, dans l’histoire de ce héros vaincu qui « justifiât » son voisinage avec un César et un Alexandre, a cherché ailleurs.

Il rappelle que, d’après Frédégaire (continuateur de Grégoire de Tours), Hector fut le père de Francus, l’ancêtre fabuleux de la nation franque. Cette histoire a été reprise par un assez grand nombre d’auteurs jusqu’à Ronsard, qui sur l’ordre de Charles IX, entreprit d’écrire un poème épique, la Franciade, dont il ne termine que les quatre premiers chants. Bien que le « Mythe » de Francus n’ait pas dépassé, croyons-nous, un cercle assez restreint de « lettrés », il n’était pas sans intérêt de le rappeler, étant donné le rôle joué par les Francs dans la restauration de l’Empire d’Occident. On pourrait ajouter autre chose. Hector fut le dernier héritier, en ligne de primogéniture, du fondateur de Troie, Dardanus, fils de Jupiter et d’Electre, laquelle était une des sept Pléiades (fille d’Atlas et appelées pour cette raison Atlantides). Le dernier défenseur de l’empire troyen pourrait donc représenter, en quelque mesure, les traditions du Proche-Orient issues de l’Atlantide, dont les principales sont la tradition égyptienne et la tradition assyro-chaldéenne.

A propos d’Alexandre, M. Stables rappelle l’« ascension » du conquérant si célèbre dans tout l’Orient, et il écrit : « Ce mythe d’une ascension ratée ne montre-t-il pas une leçon (sic) donnée aux présomptueux, quand ils ont cru bon d’utiliser un « truc » psycho-physiologique pour atteindre la connaissance ? N’y a-t-il pas là une critique des techniques inférieures du Yoga Indien ? ».

M. Stables est vraiment sévère pour les procédés initiatiques orientaux. Qu’y a-t-il donc de « présomptueux », quand on appartient à la tradition brahmanique, à utiliser des rites d’origine immémoriale, et qui, au surplus, ont fait leurs preuves et continuent à les faire ? C’est parler bien à la légère que d’appeler ces rites « techniques inférieures » et « trucs » psycho-physiologiques, comme s’il s’agissait des tours de passe-passe de vulgaires charlatans. D’autre part, qu’est-ce qui permet de supposer que les transcripteurs du Mythe des Neuf Preux, en introduisant Alexandre dans leur liste, avaient une intention critique ou ironique, alors qu’ils auraient eu des intentions « laudatives » pour David, Charlemagne ou les autres ? Certes les chevaliers du moyen-âge pratiquaient couramment l’ironie, mais pas dans ces intentions-là…

Nous pensons, nous, contrairement à M. Stables, que les Neuf Preux dont il parle figurent dans ces textes sur un pied de parfaite égalité, quelle qu’ait pu être la forme religieuse dont chaque preux relevait ; et cela montre, s’il en était besoin, combien les ésotéristes chrétiens des temps médiévaux étaient conscients de l’équivalence équitable des diverses formes traditionnelles. Pour en revenir à Alexandre Dhûl-Kairnaîn, qui, par sa conquête partielle des Indes, apparaît comme le « second Dionysos », même sa vie « historique » présente un nombre considérable d’éléments symboliques, depuis sa naissance à la fois royale et sacerdotale (il était fils de Philippe, roi de Macédoine, et d’Olympias, laquelle appartenait au collège des Bacchantes) jusqu’à sa mort à l’âge de 33 ans.

Venons-en maintenant à César, sur qui M. Stables écrit des lignes assez énigmatiques : « Réfléchissons à nouveau sur la présence de César et d’Alexandre parmi les Neuf Preux. Tous deux évoquent l’idée de l’Empire, mais celle se Saint-Empire n’est pas admissible. Ce n’est pas par César et Alexandre que l’on peut envisager que le Mythe des Neuf Preux groupe un symbole du Saint-Empire, bien au contraire. Il y a concernant César et Alexandre tout autre chose qui nous échappe actuellement, mais qui était évident à l’époque des romans de chevalerie. Nous y reviendrons, car l’affaire est très complexe, mais déjà débarrassons-nous d’idées modernes à leur sujet. Si Charlemagne représente une union des traditions chrétiennes, à l’époque, César et Alexandre signifient autre chose que la préfiguration du Saint-Empire ».

Voilà certes qui est inattendu. Que le Saint-Empire ait été non seulement préfiguré, mais fondé par César, puis « baptisé » avec Constantin, cela n’est pas une « idée moderne ». Quand Charlemagne, dans la nuit de Noël de l’an 800, fut couronné empereur d’Occident, il fut salué par l’acclamation traditionnelle : « A Charles-Auguste, couronné de Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire ! ». La titulature des chefs du Saint-Empire était la suivante : « N., par la grâce de Dieu, empereur des Romains, César toujours Auguste, Majesté sacrée ». Certes, après Constantin, les empereurs devinrent chrétiens, le caractère monothéiste de la nouvelle religion ne permit plus de les qualifier de « divins », selon l’usage établi depuis Divus Julius Caesar  ; mais ils conservèrent leur qualité « sacrée » dans les désignations protocolaires et les actes diplomatiques jusqu’à 1806.

Venons-en à un argument qui touchera sans doute M. Pierre Stables, lequel se réfère volontiers à l’œuvre de Dante. A la fin de l’Enfer, on voit Satan broyer dans sa triple gueule, Judas Iscariote, Brutus et Cassius. Celui qui a trahi le Christ et ceux qui ont trahi César, punis de la même peine, ont vraisemblablement commis des crimes comparables. Judas est responsable de la mort du Christ (qui n’a pas ruiné l’œuvre évangélique), Brutus et Cassius sont responsables de la mort de César (qui n’a pas empêché l’institution de l’Empire romain, accomplie par Octave-Auguste). Qui pourrait soutenir que Dante, dont l’absolue dévotion au Saint-Empire est bien connue, aurait accordé de tels « honneurs » dans l’ignominie à Brutus et à Cassius s’il n’avait admis que leur « victime » César a fondé un Empire destiné à devenir chrétien, aussi bien que le Christ a fondé l’Eglise chrétienne ? Nous nous proposons de revenir sur ces diverses questions qui touchent aux mystères de la « translation » des Empires, à laquelle Rabelais a fait allusion, et dont Bossuet a donné une version exotérique dans son Discours sur l’Histoire Universelle.

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M. André Serre continue son étude sur le symbolisme maçonnique, et il traite aujourd’hui du second degré. A propos de l’Étoile flamboyante, il rappelle l’origine pythagoricienne de ce symbole et sa nature « polaire » ; il n’omet pas de signaler l’assertion de Guénon, trop souvent oubliée, selon laquelle une transmission ininterrompue de symboles, de rites et d’enseignements s’est exercée depuis les Collegia fabrorum jusqu’à la maçonnerie actuelle. L’insistance sur de telles vérités est d’autant plus nécessaire que le Pythagorisme, qui était une adaptation de l’Orphisme antérieur, se rattache presque à la Tradition primordiale.

 

Note introductive 3

avertissement

2009 : La Lettera G / La Lettre G, N° 10

 Denys Roman : « Du Temple à la Maçonnerie par l’Hermétisme chrétien »*

  Il est reconnu que Denys Roman retenait l’œuvre de René Guénon comme référence authentiquement traditionnelle, et nos lecteurs n’ignorent pas non plus l’intérêt privilégié que ce dernier accordait à l’Ordre maçonnique et en particulier à l’Hermétisme, parce qu’il considérait que la science d’Hermès présente avec l’Art Royal une affinité de nature. Continuer la lecture