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Jean RICHER. Le Rituel et les Noms dans « Le Songe d’une nuit de la mi-été ».

E.T. N° 450 Octobre-novembre-décembre 1975

LES LIVRES
Jean Richer. Le Rituel et les Noms dans « Le Songe d’une nuit de la mi-été ». Extrait des Annales de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Nice, n° 22, 1974. Diffusion : « Les Belles Lettres », Paris.

L’auteur a modifié et précisé le titre de la comédie-féerie de Shakespeare, appelée plus généralement Le Songe d’une nuit d’été. C’est que de nombreux indices montrent que l’action se passe au moment du solstice d’été qui, rappelle M. Richer, est la « porte des hommes ». On trouve dans cette étude, comme dans les autres que nous avons signa­lées, de nombreuses remarques sur des sciences telles que l’alchimie et l’astrologie, et aussi sur les initiations de l’antiquité. Il est en effet vraisemblable que Shakespeare (lequel, rappelle M. Richer, « connaissait bien la doctrine occulte ») a inséré dans son œuvre des allusions aux scien­ces traditionnelles encore vivantes de son temps. Mais, à notre avis, on ne saurait trouver dans Le Songe d’une nuit d’été, non plus que dans La Tempête (drame écrit seize ans après Le Songe, et auquel M. Richer se réfère parfois pour son interprétation), quelque chose de comparable à la Divine Comédie ou même aux romans de la Table ronde. Les éléments traditionnels apparaissent ici comme isolés les uns des autres, et pour ainsi dire comme des vestiges qui font penser à ceux qu’on peut relever à peu près à la même époque dans La Vie est un songe de Calderon et dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé.

La porte des hommes étant aussi la Janua Inferni, le plus grand nombre des remarques de l’auteur ont trait à la « descente aux Enfers », et celles que nous avons trou­vées les plus intéressantes se rapportent à l’épisode de Bottom coiffé par Puck d’une tête d’âne. Le nom même de Bottom (oui doit être pris dans l’acception « rabelai­sienne » de ce mot anglais) montre bien que Shakespeare a voulu en faire une antithèse des principaux personnages qui portent ordinairement des noms « nobles » (Thésée, Egée, Hippolyte, Démétrius, Hélène), assez souvent en rap­port avec les légendes d’Athènes et d’Eleusis. Pour M. Ri­cher, Bottom est un candidat « non initiable », c’est-à-dire non qualifié. Les détails, généralement peu connus, donnés ici sont à rapprocher de ce que Guénon a écrit en plusieurs lieux sur le symbolisme infernal de l’âne.

D’après un commentateur de l’Odyssée, Eustathe, « Perséphone envoie une tête de Gorgone pour terrifier les hom­mes comme Hécate envoie Empousa, que certains nomment Onokolis et d’autres Onoskelis ». Et M. Richer ajoute : « Ces deux qualificatifs d’Empousa signifient, l’un comme l’autre, qui a des jambes d’âne. »

Ces jambes d’âne nous font penser à l’âne diabolique El-Mârid, qui grandit démesurément puis rapetisse brus­quement et tue l’imprudent monté sur son dos ; cette der­nière légende est assez proche du récit d’Ulysse au chant XXVI de l’Enfer. Mais surtout, l’assimilation faite par Eustathe entre la Gorgone et Empousa aux jambes d’âne est digne de remarque, car la Gorgone symbolise la « pétrifi­cation » qui est, avec la « chute dans le bourbier », un des plus grands périls encourus lors de la descente aux Enfers. Au chant IX de la Comédie, Virgile dit à Dante : « Tourne- toi par derrière et ferme les yeux. Car si la Gorgone te voyait et si tu la voyais, jamais lu ne remonterais d’ici. » Le poète ajoute : « Ainsi parla le Maître ; et pour plus de sûreté, il me fit lui-même me retourner, et de ses propres mains il me boucha les yeux. » Aussitôt après ces lignes viennent les vers célèbres : « O voi che avete gl’intelletti sani… », que Guénon a placés en tête de L’Esotérisme de Dante.

Mais qu’est donc cette pétrification dont la menace ter­rorisait ainsi le poète psychopompe ? La question est certai­nement importante, car ce n’est pas sans une raison ma­jeure que Dante (pour qui, comme pour Guénon, le symbo­lisme était une science exacte) a placé son avertissement relatif aux versi strani à la fin du 63e vers de son 9e chant, — 63 étant un multiple de 9, et 9 étant le nombre de Béatrice. 7 et 9, facteurs du produit 63, sont, avec 11, 515 et 666, les éléments numériques essentiels de l’architecture symbolique de la Divine Comédie (cf. L’Esotérisme de Dante, p. 51).

D’après d’assez nombreuses allusions de l’Alighieri, et notamment ses « Sonnets contre la Pierre », il semble bien qu’il y ait un rapport entre la « pétrification » et la perte du sens supérieur d’une doctrine traditionnelle, qui conduit naturellement à la méconnaissance de la portée symbolique de ses Ecritures. Si le terme ultime d’une telle dégénérescence finissait par être atteint, une tradition, même si elle avait conservé intacts ses rites et ses symbo­les, ne serait plus en réalité qu’un « âne chargé de reli­ques ».

Nous voilà bien loin du drame de Shakespeare, mais les considérations précédentes nous ont paru découler tout naturellement des rapprochements très suggestifs faits par M. Richer, (qui d’autre part nous donne plusieurs détails sur ce qu’on pourrait appeler le symbolisme bénéfique de l’âne. Il écrit par exemple : « Le braiment sonore de l’âne joue un rôle dans certains récits légendaires ; c’est ainsi que dans ses Catastérismoi, Eratosthène rapporte que, lors de la guerre des géants contre les dieux, Dionysos, Héphaïstos et les Satyres arrivèrent montés sur des ânes dont le braiment effraya les géants, qui prirent la fuite. Déjà dans le Rig-Veda l’âne guerrier était la monture des Asvins (assimilables aux Dioscures). » L’auteur rappelle aussi le sacrifice d’ânes qu’on faisait chaque année à Delphes.

Le père nourricier de Dionysos, Silène, (qui accompa­gnait le dieu dans tous ses déplacements, était monté sur un âne, et il n’est pas besoin de rappeler l’utilisation faite par Rabelais, tout au début de son œuvre, du symbolisme de Silène, symbolisme formellement rapporté par lui aux mystères de l’os et de la « substantifique moelle », c’est-à- dire de l’écorce et du noyau.

M. Richer parle aussi de certaines figurations chrétien­nes de l’âne tisserand. Il est très probable qu’il faut les rapprocher de celles, beaucoup plus nombreuses, de l’âne musicien dont parle abondamment Charbonneau-Lassay dans son Bestiaire du Christ (pp. 231-232). « Le moyen âge occidental, dit-il, n’a pas inventé, comme on l’a dit, ce motif grotesque dont il a orné bien des églises importan­tes : un âne jouant de la lyre, de la harpe ou de la viole. Déjà les anciens Egyptiens avaient figuré, sur leurs papy­rus, des ânes jouant de la grande harpe. Et Phèdre a décrit le piteux embarras d’un âne devant sa trouvaille d’une lyre abandonnée dans un pré. Plusieurs millénaires avant notre ère. les Chaldéens ont figuré ce sujet satyrique que représente une plaque ornée trouvée dans les fouilles d’Ur. »

D’après Charbonneau-Lassay, dans les très nombreuses représentations chrétiennes de l’âne musicien, cet animal doit être regardé comme symbolisant l’absurdité. Cela est probable en effet, mais n’exclut pas une autre interpréta­tion. Le caractère sacré de la lyre et de la harpe fait que ces instruments, quand ils sont utilisés par des êtres indi­gnes ou disqualifies, peuvent être comparés aux perles qu’il est interdit de jeter aux pourceaux. Et précisément, Charbonneau-Lassey remarque que dans certaines sculptures moyenâgeuses l’âne est remplacé par un porc.

Il existe aussi au musée de Limoges un claveau, prove­nant d’un monastère, qui représente un bouc à longues cornes jouant de la lyre. M. Richer, qui nous a signalé cette représentation, y voit une figuration de la « porte des dieux ». Le solstice d’hiver est en effet situé à la jonction des signes du Capricorne et du Sagittaire. Sur le claveau, le Capricorne est figuré par le bouc et le Sagittaire par la lyre qui remplace ici l’arc ordinairement placé dans les mains du centaure Chiron ; ce dernier en effet est donné comme aussi habile à jouer de la lyre qu’à tirer de l’arc ; d’ailleurs, l’arc et la lyre sont des symboles équivalents quant à leur forme, au rôle qu’y joue la corde et à leur attribution commune à Apollon, le dieu des Hyperboréens.

Le symbolisme de l’âne et des autres animaux ordinai­rement regardés comme maléfiques est donc parfois sus­ceptible d’une interprétation favorable, et ici comme ailleurs il faut tenir le plus grand compte du « contexte » figuratif où l’animal est placé. Quoi qu’il en soit, les ques­tions de cet ordre sont bien intéressantes à « scruter » de nos jours. Dans les traditions midrashiques, il est question de deux rabbins qui souhaitaient ardemment la venue du Messie. L’un disait : « Qu’il vienne, et que je sois assis à l’ombre de son âne ! » L’autre disait : « Qu’il vienne, mais que je ne le voie pas ! » Interrogé sur la raison de cette crainte, il répondit qu’elle n’était due ni aux guerres, ni aux cataclysmes, ni aux fléaux de toutes sortes qui accompagneront le grand avènement, mais à une fable populaire selon laquelle le bœuf, un jour qu’il était sorti de son étable, ne put y rentrer parce que l’âne avait pris sa place.

Le Songe d’une nuit d’été, écrit, paraît-il, pour être joué à l’occasion de mariages princiers, n’avait pas à se préoc­cuper de telles considérations. Mais qui peut dire que Shakespeare n’en ait pas eu la prescience ? M. Jean Richer qui, croyons-nous, projette une étude d’ensemble sur l’ésotérisme du dramaturge anglais pense que le Songe décrit un rituel de renouvellement de l’année, très proche des rites antiques. Peut-être aussi aurait-il pu examiner le rôle que Shakespeare fait jouer à Thésée, dont les rapports avec la pétrification sont évidents. Les Gorgones, à la vue de Dante qui ,« sans être mort s’en va par la demeure des morts », criaient : « Viens, Méduse, nous le changerons en pierre ! Nous avons mal vengé l’insulte de Thésée ! » Boccace a écrit une Téséide qu’il serait peut-être utile de consulter, même si le rôle qu’y joue le roi d’Athènes diffère de celui que lui attribue la tradition grecque, — comme c’est le cas pour l’Ulysse du chant XXVI de l’Enfer.

 

Denys Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Darkness visible partie 2

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe d’Automne 2007. N°7

Darkness visible [Deuxième partie]

L’introduction de la formule darkness visible dans le rituel maçonnique anglais de style Emulation apparaît à la suite de l’Union des Anciens et des Modernes de 1813 ; nous n’avons pas de certitudes sur les modalités de son adoption. La traduction littérale « ténèbres visibles » (et non « obscurité visible » comme il est dit parfois) révèle une association de sens contradictoires propres à retenir l’attention, et divers auteurs devaient en effet s’y intéresser, la plupart dans un esprit antimaçonnique et en se plaçant d’un point de vue exotérique exclusif1. En fait, l’expression darkness visible ne peut être vraiment explicitée et comprise – dans les limites de la faculté discursive – qu’en tant qu’elle est étroitement liée à la signification de la séquence rituelle correspondant à ce que les Kabbalistes désignent par le déplacement des lumières, elle-même abandonnée en partie dans la pratique maçonnique d’aujourd’hui (voir infra). Cette séquence ne trouve sa raison d’être et ne révèle sa véritable signification qu’en fonction de la perspective particulière à la Maîtrise qui s’effectue rituellement par un changement formel d’orientation, ce changement correspondant à une interversion dans le sens d’un retournement. D’ailleurs, l’orientation particulière à ce degré, est toujours usitée des Maîtres Maçons dans certains de ses éléments significatifs2. Ainsi, le déplacement des lumières s’accompagne, dans sa mise en œuvre, de l’intégration visible des décors symboliques d’ordre cosmologique qui assurent l’ordonnancement régulier de la Loge. Mais intégrer n’est pas uniformiser systématiquement dans une même perspective d’ensemble ; c’est pourquoi, pour prendre quelques exemples précis, on notera que le Tableau de Loge est occulté ainsi que les deux luminaires que sont le soleil et la lune3 situés au Débir (à l’Orient), équivalent symbolique du Saint des Saints du Temple de Salomon ; les deux luminaires demeurent indissociables car complémentaires : symboles de la dualité, ils s’évanouissent, n’étant plus en conformité avec la nouvelle orientation régulière de la Chambre du Milieu qui exprime l’Unité Primordiale. Cependant, un symbole subsiste, lumineux, à sa station initiale : c’est « l’œil dans le triangle » ou « l’œil qui voit tout », dénommé ordinairement Delta ; mais sa position se trouve dès lors inversée, c’est-à-dire pointe en bas, figurant le schéma du cœur. Ainsi disposé, il est dorénavant la « Porte Solaire », analogue à l’œil du dôme de tout édifice sacré. On se souviendra que, maçonniquement, cette Porte, selon l’enseignement traditionnel dont R. Guénon a été, à notre époque, l’interprète pour l’Occident, n’est autre que l’équivalent de la « porte du Ciel » ou « porte des dieux » ; elle est l’ouverture sur le « Soleil intelligible » dont le « septième rayon » – l’Axis mundi – assure le passage qui conduit « au-delà du Soleil », domaine des états supra-individuels propre aux grands mystères, ce « passage [qui] assure la libération complète »4  ».] des limitations individuelles inhérentes à la manifestation.

Ainsi, pour le Connaissant, le Soleil, « une fois élevé au Zénith, ne se lèvera plus ni ne se couchera, il se tiendra au centre » (Chândogya Upanishad, III, 11, 1 et 3).

Comme possibilité opérative immédiate, c’est-à-dire affranchie de la temporalité, cette interversion permet – ne serait-ce que virtuellement – au Maître Maçon d’ « identifier le centre de sa propre individualité (représenté par le cœur dans le symbolisme traditionnel) [ce qui correspond à une libération du mental] avec le centre cosmique de l’état d’existence auquel appartient cette individualité et qu’il va prendre comme base pour s’élever aux états supérieurs » (L’Esotérisme de Dante, ch. VIII). C’est ainsi que le Travail collectif en Loge permet la restauration de l’état originel par la translation « du centre de la conscience du “cerveau” au “cœur” ». C’est en quelque sorte une autre « vision » (de la Lumière intelligible), que l’on peut rapporter à une « audition » et qui prend appui sur la disposition symbolique ainsi établie et s’y identifie en application de l’analogie inverse5. Reportons-nous à ce que R. Guénon précise à ce sujet : « Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance “par reflet”, comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure ; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’”extérieur” à l’”intérieur”, et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même ; l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles. On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être transféré du “cerveau” au “cœur” ; pour ce transfert, toute “spéculation” et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage ; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective […]. Le passage de l’”extérieur” à l’”intérieur”, c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l'”état primordial”, de s’élever aux états supérieurs […] »6. C’est seulement ainsi que la Maîtrise atteint sa plénitude.

L’ « audition » évoquée est en rapport étroit avec la « Lumière intelligible » ; selon la perspective cosmogonique, le Son précède en quelque sorte la Lumière, et nous verrons que ce point de doctrine n’est pas étranger à notre sujet. Par exemple, l’audition est partie intégrante des éléments symboliques fondamentaux du degré de l’Arche Royale considéré par les anciens – et encore aujourd’hui – comme « la racine, le cœur et la moelle de la Franc-Maçonnerie » en tant que complément de la Maîtrise ; il est le  nec plus ultra  en raison de son caractère universel, de sa perspective ouverte sur les grands mystères, mais également de ses liens avec la Maçonnerie opérative ; mais nous ne pouvons présentement qu’en mentionner l’importance et signaler seulement un point qui est loin d’être négligeable, en correspondance avec nos rituels : il s’agit du rapport entre l’ouïe et la vue qui sont respectivement mises en relation avec la nuit et le jour ; car on connaît « […] l’étroite connexion qui existe, au point de vue cosmogonique, entre le son et la lumière ». Pour les chrétiens et les Maçons, le texte le plus explicite à ce sujet se situe au début du Prologue de l’Evangile de saint Jean qui précise : « Au commencement [au principe] était le Verbe… » ; il s’agit là de « l’acte du Verbe produisant l’”illumination” qui est à l’origine de toute manifestation, et qui se retrouve analogiquement au point de départ du processus initiatique  »7. C’est pourquoi -en particulier dans le domaine initiatique- on accorde prééminence et antériorité à l’ouïe sur la vue et de ce fait à la nuit sur le jour. C’est donc par pure analogie que nous utilisons le terme de « vision » en rapport avec la séquence rituelle du déplacement des lumières, car là réside un des mystères de l’Ordre.

Pour illustrer, dans une certaine mesure, ce rapport étroit entre l’ouïe et la vue et les incidences résultant de leur mise en œuvre, relevons quelques applications souvent négligées parce qu’en apparence banales : elles proviennent de manuscrits de la Maçonnerie des XVIIe et XVIIIe siècles, et plus précisément de leur partie dénommée Lectures ou Instructions qui furent originellement des « tuilages » de caractère synthétique à partir d’éléments rituels ; elles se pratiquent par questions et réponses dans lesquelles se trouvent certaines formules qui sont comme l’écho d’une pratique opérative ; une de celles-ci se situe curieusement entre la question concernant la « naissance virginale » du Christ et celle qui a trait à la construction du Temple de Salomon :

« Question : A quoi la nuit est-elle bonne ?

Réponse : La nuit est meilleure pour entendre que pour voir »8. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter les formules et la gestuelle adoptées par les Maçons de cette époque pour prévenir l’indiscrétion d’un profane (donc l’intrusion d’un point de vue étranger à la démarche initiatique) : cela consistait par exemple à exécuter un « faux pas » (celui-ci étant une figuration irrégulière de la marche ordonnée du Maçon en direction de l’Orient de la Loge) en prononçant à voix basse : « le jour est fait pour voir [sous-entendu: les signes] et la nuit pour entendre [les mots] » ; ces formules sont aussi, comme nous le précisions plus haut, en rapport avec l’épreuve du « tuilage » pratiquée habituellement par le Tuileur à l’entrée extérieure du Temple qui abrite la Loge, comme l’est également la formule bien connue : « il pleut [sur le Temple] ».

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Ainsi l’expression darkness visible correspond-elle, dans la perspective spécifique aux petits mystères, aux « ténèbres perçues », réflexion de la Lumière procédant des « ténèbres supérieures » dont l’accès s’effectuera par le septième rayon du Soleil matérialisé au centre. R. Guénon nous dit que, en tant que symbole du non-manifesté, ces ténèbres « sont en réalité la Lumière qui surpasse toute lumière, [qui est] au-delà de toute manifestation et de toute contingence, l’aspect principiel de la lumière elle-même […] » ; ce reflet de la Lumière que, seul, de par son état, le Maître achevé a qualité pour appréhender dans la Chambre du Milieu. Suivant l’expression maçonnique – équivalente de la formule hermétique se rapportant à la phase nommée « séparation » –, le Maître Maçon doit œuvrer selon le processus ultime du discernement qu’est la discrimination, c’est-à-dire « déceler la lumière dans les ténèbres et les ténèbres dans la lumière ». Est-il nécessaire de préciser que nous sommes très éloignés de la perspective exclusive que retient Milton dans son poème Paradise lost, et qui se rapporte uniquement aux ténèbres entendues dans leur sens le plus inférieur, c’est-à-dire en tant qu’états psychiques qui se manifestent par une « chaleur obscure » (antithèse des ténèbres visibles) et sont relatives aux « lieux » infernaux que Dante évoque dans son Enfer.

En corrélation avec le passage rituel qui est l’objet de ces quelques réflexions, on retiendra également l’usage, en Maçonnerie, de la couleur noire dans son sens supérieur, c’est-à-dire métaphysique, qui correspond aux ténèbres visibles9. Cela concerne notamment la Chambre du Milieu qui est l’expression formelle de cette couleur ; c’est là, pour le Maître, qu’a lieu la deuxième mort qui correspond à une troisième naissance analogue à une « résurrection », véritable changement d’état qui ne peut s’accomplir que dans l’obscurité10.

Ajoutons que la station initiatique qu’est la Maîtrise maçonnique dans la démarche spécifique au Métier a également sa correspondance, en mode constructif, avec le symbole de la Pierre, la Keystone ; c’est la pierre angulaire ou clef de voûte (ou son équivalent) qui, dans tout édifice sacré, a une position inversée par rapport à l’ensemble de la construction ; c’est pourquoi cette pierre, qui en constitue le couronnement, ne peut être mise en place que par en-haut, comme provenant spontanément du Ciel11. En effet, en l’absence de la clef de voûte et malgré l’ajustement conforme des pierres et leur assemblage jusqu’à la limite du sommet, l’édifice qui en résulte ne sera jamais, malgré la convergence de tout l’ensemble vers ce point (c’est le « nœud vital »), qu’un ouvrage imparfait et dénué de stabilité, même si une certaine harmonie s’en dégage nécessairement : il est en quelque sorte le reflet du cosmos non encore résorbé dans son Principe. Mais, par la mise en place de la clef de voûte, se réalise, dans l’instantanéité, l’intégration de la multiplicité dans l’Unité, et ainsi l’ensemble de la construction se trouvera relié et identifié -hors de la modalité temporelle- à son archétype principiel ; c’est un « passage à la limite », un changement d’état. Seule la clef de voûte, « par sa forme aussi bien que sa position, est effectivement unique dans l’édifice tout entier, comme elle doit l’être pour symboliser le principe dont tout dépend »12 ; elle est la synthèse de l’édifice, image parfaite et véritable de l’Unité dont la manifestation procède.

C’est pourquoi le Maître Maçon, qui s’identifie lui-même virtuellement à la Keystone (en raison de l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme), doit intégrer, autant qu’il est possible -et pas uniquement en Chambre du Milieu-, cette « vision très excellente » qui s’origine dans son Principe, réalisant ainsi la synthèse parfaite des trois Piliers de la Loge. En outre, on constate que les éléments rituels de la Maîtrise que nous venons d’évoquer, et qui procèdent de ce symbolisme et en permettent la mise en œuvre conforme, révèlent nettement la finalité initiatique de l’Ordre maçonnique13. Ce « constat symbolique » infirme donc toutes les hypothèses qui reposent sur une conception historiciste exclusive visant à démontrer que le grade de Maître et sa légende – la légende d’Hiram – ou leur équivalent respectif, ne seraient qu’une élaboration humaine tardive. Il est inconcevable que la Maçonnerie ait pu être privée de cette « station » privilégiée (ou de son équivalent), car elle aurait été ainsi bornée à une voie initiatiquement incomplète, ce qui serait inexplicable. Une approche plus correcte sur ce sujet demanderait un examen attentif et sans parti pris, du degré de « Compagnon fini », antérieur à la Maçonnerie spéculative, et une comparaison de certaines de ses particularités avec le « couple » Compagnon/Maître tel qu’il a été codifié ensuite. Ce qui est sûr c’est que la Maîtrise proprement dite a fait défaut à certains fondateurs de la Maçonnerie spéculative. Mais cela est-il un débat ?].

Mais darkness visible évoque également l’origine « polaire » de l’Ordre, le retour à cette origine étant symbolisé, comme nous l’avons dit, par l’inversion d’orientation -et ses compléments-, matérialisée, dans la Chambre du Milieu, par le déplacement des lumières. D’autre part, cette situation primordiale est l’objet d’une « réminiscence » précise, symbolisée par la lettre G -symbole de la Polaire- placée au centre de l’Etoile flamboyante14. Et, à proximité de celle-ci, sont figurées les sept étoiles qui marquent la présence des 7 Rishis dont la demeure symbolique est la Grande Ourse. Selon la tradition hindoue, ceux-ci sont les sept Lumières par lesquelles fut transmise au cycle actuel la Sagesse des cycles antérieurs, ces Lumières qui portent l’héritage de Sagesse de ces cycles et en détiennent en quelque sorte la « mémoire ». Ceci explique pourquoi, par transposition, sont placées sept étoiles autour de la Lune sur le Tableau de Loge présent aux autres degrés « bleus ». En ce qui concerne, entre autres choses d’importance, la constitution de la Loge considérée comme étant « juste et parfaite » ainsi que la validité de la transmission initiatique, il apparaît que les 7 Rishis -en tant qu’Archétype primordial- président à l’Architecture céleste qui est Géométrie. Ils sont ainsi la norme qui se « réfléchit » sur la Terre, déployant son ordonnancement de Sagesse, Force et Beauté, qui rend possible et légitime l’établissement (et la restauration) de multiples applications initiatiques en conformité avec le plan du Grand Architecte de L’Univers15.

Darkness visible est une des nombreuses formules rituelles que véhiculent la Chambre du Milieu et ses mystères. « Lieu » central de la Maçonnerie, l’excellence de la Chambre du Milieu ne peut être appréhendée que par le « lien qui nous unit » (le Cable tow assimilable au Sûtratma), lien qui unit tous les Maçons –passés16et présents- à l’Ordre, et qui n’est autre que le Secret : c’est-à-dire « ce qu’il y a de plus central en tout être […] en raison de [son] caractère d’”incommunicabilité” ».

C’est pourquoi la possession de la Maîtrise est en réalité un état éminent et unique dans l’initiation occidentale d’aujourd’hui, état dont R. Guénon nous dit qu’il correspond à la véritable plénitude17.

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Ces quelques réflexions sur un sujet qui touche à une séquence négligée -parmi d’autres- de la démarche initiatique maçonnique ne prétendent pas en épuiser la richesse ou lever quelque voile impénétrable, d’autant plus qu’en son aspect le plus profond elle rejoint l’inexprimable lié par le Secret. Il reste à souhaiter que les quelques points abordés soient l’occasion et le point de départ de réflexions constructives sur les possibilités « sans nombre » qu’offre l’Ordre maçonnique ; mais il est vrai que seule la méditation sur les symboles peut favoriser l’ouverture sur la Connaissance.

La Maçonnerie est, comme l’évoque toute l’œuvre de l’auteur français Denys Roman, l’Arche vivante des symboles où s’est rassemblé l’essentiel -sous forme de synthèses symboliques- de ce qui subsiste d’organisations initiatiques éteintes, y compris un héritage de l’ésotérisme chrétien. Tous ceux qui s’efforcent, depuis les temps les plus éloignés, d’en obscurcir la Lumière le font en vain, car ils se heurtent à son origine non humaine ainsi qu’à l’assurance donnée, de par la Volonté du Ciel, à saint Jean l’Evangéliste, Ami, Recteur et Protecteur de l’Ordre, de la perpétuité de son domaine. C’est pourquoi, à Pierre qui l’interrogeait sur ce qu’allait devenir Jean, « fils du tonnerre », le Christ répondit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe… »

André Bachelet

  1. Pour plus de développements, et particulièrement en ce qui concerne le Révérend Wilton Hannah, ministre anglican passé ensuite au catholicisme et auteur des livres Darkness visible publié en 1952 et Chritian by degrees (1954), on consultera les études de Pierre Noël dans la revue « Renaissance Traditionnelle » n° 137 de janvier 2004, pp. 66 et suivantes, et Jérôme Rousse-Lacordaire, B.A-BA Antimaçonnisme, Editions Pardès, pp. 57 et suivantes. Un ecclésiastique anglais (anonyme) répliquera au livre d’Hannah dans un ouvrage intitulé Light invisible (Lumière invisible), mais sans grande suite. Les attaques reprendront en 1965 puis en 1985 ; les ennemis de l’Ordre firent preuve à la fois de leur ignorance dans le domaine ésotérique et rituel (qui s’en étonnerait ?), et de leur habituelle faculté de nuisance ; devant le peu de résistance des responsables de la Maçonnerie britannique, ils dénoncèrent l’Ordre comme étant un véhicule du satanisme. Les protestations de Maçons vigilants ne devaient pas empêcher les conséquences dans le domaine rituel, sans compter les incidences temporelles à l’encontre des membres de la Maçonnerie de Grande Bretagne. On décèle dans toutes ces manœuvres l’obstination démentielle caractéristique des milieux instrumentalisés par l’Adv… Lorsque R. Guénon affirmait que « moins l’exotérisme s’occupe de l’ésotérisme, mieux cela vaut », n’avait-il pas tracé par là une attitude de prudence qui n’a pas toujours été respectée par les Autorités initiatiques ? Dans le rituel, le commentaire qui accompagne cette expression ne fait pas état de la signification que nous retiendrons. Voici le passage tiré de la version anglaise imprimée du rituel du 3e degré : « Let me now beg you to observe that the Light of a MM is darkness visible, serving only to express that gloom which rests on the prospect of futurity » ; et en regard relevons la traduction quelque peu différente retenue dans le rituel pratiqué en France : « Permettez-moi de vous faire observer que la lumière que possède un MM (Maître Maçon) n’est qu’une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres et ne fait qu’ajouter à la pénombre qui cache les perspectives de la vie future ». Cette tirade n’est pas satisfaisante car le voile à soulever touche au plus profond de la démarche initiatique procédant de l’aboutissement des petits mystères. Dans ce cadre rituel, tout commentaire est dans l’incapacité d’en traduire la véritable portée, tout ajout verbal appuyé s’avère généralement vain ou susceptible de compromettre une assimilation conforme
  2. On remarquera que la progression singulière du Compagnon lors de son introduction en Chambre du Milieu s’explique par là même ; on peut trouver à cette progression plusieurs significations, dont une est en rapport avec le sacrifice intérieur exigé par l’imminente élévation du Compagnon à la Maîtrise : ce sacrifice consistera, entre autres, à transformer une des composantes de la modalité corporelle ou « existentielle » comprise dans l’objectif fixé par le degré de Compagnon ; en cas contraire, le nouveau Maître serait maintenu dans une démarche « horizontale », c’est-à-dire dépendante de la faculté mentale, ce qu’il doit désormais dépasser progressivement. Quant à l’héritage pythagoricien, compte tenu de sa position centrale dans le 2e degré, il constitue un acquis définitif.
  3. Il s’agit des « deux grands luminaires dont l’un préside au jour et l’autre à la nuit » (Genèse, I, 16).
  4. Pour l’application de l’analogie inverse en rapport avec notre sujet, consulter R. Guénon : Symboles fondamentaux de la Science sacrée (aujourd’hui Symboles de la Science sacrée), Éditions Gallimard 1962, chapitres « Les symboles de l’analogie » et « L’Arbre du Monde » ; également A. K. Coomaraswamy dans son étude « The Inverted Tree » (« L’Arbre inversé »).
  5. R. Guénon : Aperçus sur l’Initiation, Editions Traditionnelles, chapitre XXXII, « Les limites du mental ».
  6. Cf. ibidem, chapitre « Verbum, Lux et Vita ».
  7. L’Herne, Documents fondateurs, 1992, p. 219, note 243 (Manuscrit Dumfries n° 4).
  8. Symboles fondamentaux (Symboles de la Science sacrée), p. 308, note 1, et Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XXXI, « Les deux nuits ».
  9. Aperçus sur l’Initiation, chapitre « De la mort initiatique », et Initiation et Réalisation spirituelle, chapitre « La jonction des extrêmes ».
  10. Ce symbolisme est essentiel au degré complémentaire qu’est l’Arche Royale qui participe de l’Arch masonry (Maçonnerie du Compas), et, de ce fait, se place en rapport avec le domaine céleste, alors que la Square masonry (qui est la Maçonnerie de l’Équerre) se développe plus spécialement dans ce qui appartient au domaine « terrestre » (cf. note suivante).
  11. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XLIII : « La “Pierre angulaire” », p. 281, et l’étude de Franco Peregrino, « Sur la fraternité », parue in « La Lettre G » n° 1, Équinoxe d’Automne 2004.
  12. La Maçonnerie comprend également, comme l’affirme R. Guénon, une perspective sur les « grands mystères » constituée par l’essence de l’Arch masonry ; c’est la raison pour laquelle le degré de l’Arche Royale était lié à celui de la Maîtrise et se trouvait intégré intimement à une Loge ordinaire et plus précisément à la Chambre du Milieu de celle-ci (cf. Aperçus sur l’Initiation, 1953, p. 276, note 1). Ce lien étroit (qui n’est pas sans évoquer le Cable Tow), véritable charnière entre la Chambre du Milieu et l’Arche Royale, apparaît notamment de façon significative dans l’opération de substitution des deux luminaires par le « septième rayon du Soleil » dans sa position centrale et invariable au zénith. Le symbolisme particulier (et sa représentation) de ce septième rayon constitue l’élément fondamental de l’Arche Royale désignée expressément comme complément de la Maîtrise, et ceci en rapport avec la « parole retrouvée ».
  13. Ceci peut être rapporté à la tradition pythagoricienne, véritablement centrale au grade de Compagnon, et en tant qu’héritage de la Maçonnerie
  14. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XXIV : « Le Sanglier et l’Ourse », p.180 note 2.
  15. C’est-à-dire les « Maçons des anciens jours », assimilables dans une certaine mesure aux « Ancêtres » qu’évoquent la plupart des traditions et qui assurent le lien spirituel ininterrompu avec l’origine ; c’est un héritage direct, par la voie initiatique, notamment celle des Collegia fabrorum de la tradition gréco-romaine. Il s’agit également des « Supérieurs Inconnus », détenteurs et inspirateurs de la Sagesse primordiale.
  16. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. LXXV : « La Cité divine ». Rappelons simplement que le rassemblement ordonné -ne serait-il que virtuel- de tous les éléments de l’être, dans le cadre de l’initiation maçonnique, est une possibilité toujours actuelle.