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E.T. N° 432-433 juillet-août et septembre-octobre 1972

La revue Archeologia, dans ses numéros de janvier-fé­vrier 1970, mars-avril 1970 et janvier-février 1971, a publié de très intéressantes études sur les Templiers, écrites par M. le chanoine P.-M. Tonnellier. Cet ecclésiastique a fait, dans le château de Domme, en Périgord, une découverte qui, dit-il, lui « parut, par la suite, capable de faire pâlir de jalousie les chercheurs les plus chevronnés ». Il a trouvé en effet, dans plusieurs pièces de ce château qui servirent de prison aux Templiers, « une abondante série de gravures pieuses », trésor « qui est daté et signé du nom même du Temple ». On trouve notamment la date 1307, qui est celle de l’arrestation des Templiers, et sur­tout la date 1312, qui est celle de la suppression de leur Ordre. Les articles d’Archeologia reproduisent l’essentiel de cette illustration très intéressante, commentée par l’au­teur avec beaucoup de science et de prudence. Relevons la présence, parmi les figures représentées, de la croix templière, de la croix de Jérusalem, de la double enceinte avec la croix templière au centre, de l’hostie, du calice (assimilé par l’auteur au Saint Graal) et surtout d’une mul­titude de représentations de la crucifixion. « On dirait, écrit M. Tonnellier, que chacun des prisonniers a voulu avoir la sienne, à l’endroit où il se tenait habituellement ».

La représentation qui semble être la plus importante, ne serait-ce que par ses dimensions, est ainsi décrite par l’auteur : « Comme en une fresque, quatre personnages s’alignent au premier plan : de gauche à droite, saint Michel brandissant l’épée, la Vierge portant la fleur de lys, le Christ montrant l’hostie et le calice, et saint Jean portant la coupe… Chacun d’eux est accompagné de son nom… Le Christ et la Vierge sont assis ». L’auteur sou­ligne, en y insistant, que « la présence de saint Michel et de saint Jean prouve que cette illustration est bien d’inspiration templière ». Car, dit-il, saint Jean était « patron du Temple, bien que certains aient paru en dou­ter ». Quant à saint Michel, il était le patron de la cheva­lerie toute entière, mais « spécialement des Templiers ».

Il est frappant que cette représentation, essentiellement religieuse, soit pour ainsi dire confusément recouverte par une autre composition représentant une scène de bataille, les deux figurations « se compénétrant totalement, au point qu’on ne peut voir l’une qu’au travers de l’autre ».

Laissons l’auteur ajouter quelques remarques : « C’est un  heureux symbole… que cette superposition qui paraît extravagante… Comme si l’on avait voulu traduire ainsi la double vocation du Templier, celle du religieux et celle du soldat… Toute l’âme du Templier n’est-elle pas là ? »

Très nombreuses également sont les allusions au drame que vivaient alors les prisonniers. L’inscription : « Destructor Templi Clemens V » revient, obsédante, « se répercutant à tous les échos ». M. Tonnellier y voit le témoignage de la douloureuse indignation qu’éprou­vaient les Templiers en songeant à tous les maux qui leurs venaient « de la main de ceux qu’ils avaient toujours servis avec la plus noble fidélité et en qui ils avaient cru pouvoir placer toute leur confiance »… L’auteur inter­prète très justement, nous semble-t-il, les sentiments des prisonniers : « Clément V leur a ôté toute raison d’être en ce monde ; il a commis le crime inexpiable de s’en prendre… à l’Ordre ! Il a osé supprimer le Temple. Alors ils le considèrent comme traître à l’Eglise qu’il devait défendre ».

Il faut d’ailleurs convenir que l’attitude de Clément V en cette affaire fut indigne d’un vicaire du Christ. Le Souverain Pontife fit parvenir aux Templiers, dans les trois jours qui suivirent leur arrestation, « les meilleures assurances d’une heureuse solution de cette affaire, leur demandant de ne pas se décourager, de ne même pas « songer à s’enfuir… On pourrait dire que la grande faute des Templiers (une faute plus grave qu’un crime, aurait dit Talleyrand), ce fut de croire qu’il suffisait d’être innocent pour n’avoir rien à craindre de la justice ».

M. Tonnellier écrit ailleurs : « Ces hommes énergiques, qui avaient su jusque-là mater leur colère tant que ne furent en cause que leur honneur personnel et leur vie, s’estiment déliés de toute contrainte le jour où l’on touche à l’honneur et à la vie de l’Ordre. Devant l’abolition de cet Ordre, ils se déchaînent tout à coup, car c’est là pour eux le scandale des scandales, l’abomination de la désolation dans le Temple prédite par le prophète Daniel. Toucher à l’Ordre ! à l’Ordre de Notre-Dame ! à l’Ordre de saint Bernard ! à l’Ordre, gloire et pilier de la Chrétienté ! à l’Ordre, leur seule raison de vivre et leur seule fierté ! Leur retirer le manteau dans lequel ils n’auraient même plus la consolation d’être ensevelis un jour ! »

Ailleurs nous lisons encore : « Il est bon, il est salubre d’entendre enfin les Templiers clamer leur révolte et leur dégoût, exhaler leur rancœur, clouer au pilori  et Clément et Philippe le Bel. Ils ne s’avouaient donc pas coupables, et criaient vengeance au ciel ! »

Une figuration très suggestive est celle d’une hydre à deux têtes, représentant évidemment Clément V et Philippe le Bel. Sur ce dernier personnage, l’auteur porte une appréciation absolument identique à celle de René Guénon, et en contraste absolu avec celle de la plupart des historiens « officiels ». Il écrit : « Profondément imbu des principes laïcs et régaliens, comme ses familiers, les Pierre Flotte, les Dubois, les Enguerrand de Marigny, les du Plessis et l’excommunié Nogaret, Philippe était déjà l’archétype de ce que nous appellerions aujourd’hui le catholique anticlérical. Il voulait que le Pape fût à sa main et marchât à son fouet. Et il pouvait disposer maintenant, après Boniface VIII et Benoît XI, d’un pape français. Gageons que le procès des Templiers n’eût pas eu lieu si Boniface VIII ou Benoît XI eussent vécu ».

M. Tonnellier a tracé des Templiers, à la lumière de ses découvertes, un portrait inoubliable et qui remet admi­rablement les choses au point : « Nous sommes bien loin des soudards débauchés et sans foi ni loi que certaine Histoire a voulu nous montrer. Il y a de quoi rester rêveur, et on est amené à se demander — une fois de plus — comment on a pu traîner de tels hommes devant l’inquisition, par le moyen de quelle machination un tel procès a pu être monté. J’avoue ne pas être de ceux qui croient à la pureté des motifs qui ont guidé Philippe le Bel, ce prince pieux, nous dit-on, qui n’aurait agi que pour la défense de la foi. C’est oublier trop facilement Anagni et l’excommunication dont le roi fut frappé ».

L’auteur s’attache soigneusement à ruiner la plus infâme calomnie qu’ait inventée l’enfer contre la milice du Tem­ple : celle qui les accusait de profaner la croix. Il écrit : « Que voyons-nous à Domme ? Ces archives secrètes, restées secrètes depuis 650 ans, nous révèlent tout à coup, chez les Templiers, un ardent amour du Crucifix. Ces hommes le mettent partout en honneur dans leur cachot. Croix, crucifix, scènes de Crucifixions y abondent et forment comme le fond même de la méditation des prisonniers… La croix elle-même est entourée d’honneurs et de ses bras s’échappent des rayons glorieux. Est-ce le fait d’hommes qui, en un jour solennel, auraient craché sur cette même croix, sur ce même crucifix ?… Les murs de Domme nous racontent la vie spirituelle d’hommes qui étaient incontestablement des amants de la Croix… Tout cela n’a pas été fait pour les besoins de la cause : tout cela est trop vrai et ne peut tromper ».

M.Tonnellier, commentant une inscription : « Sancta Maria Mater Dei ora pro me Peccator », reproduite trois fois sur une représentation de la mise en croix, pense que l’illustrateur a voulu ici exprimer son remord « d’avoir avoué une faute qu’il n’avait pas commise, mais qu’il fallait avouer pour avoir la vie sauve, d’avoir avoué qu’il méprisait l’eucharistie, qu’il profanait le crucifix alors que ce n’était pas vrai… Il écrit cela dans la pierre, en cachette des gardiens, à l’intention des lecteurs à venir, pour l’honneur de l’Ordre, pour mériter à son heure dernière l’indulgence de la Mère de Dieu, Patronne des Templiers, à l’égard des aveux qu’en un jour de détresse inhumaine il avait fini par consentir ».

Nous pensons que ce sur quoi il importe d’insister, c’est l’observation suivante. Si les Templiers, dont la foi pro­fonde et l’ardente piété ne peuvent être mises en doute, avaient vraiment renié le Christ et profané la croix au jour de leur profession, — alors les murs de leur prison seraient couverts des témoignages écrits nous disant leur honte et leur repentir. Peut-être même n’auraient-ils pas osé représenter le symbole sacré de la croix, et en tout cas Clément V leur serait apparu comme le juste vengeur d’une faute exceptionnellement grave, une des formes de ce péché contre l’Esprit dont il est écrit qu’il ne sera pas pardonné. Ce n’est pas cela que nous voyons sur les murs de Domine.

Sur la fin des prisonniers, l’auteur écrit quelques lignes émouvantes : « Il est probable qu’ils moururent sans bruit, l’un après l’autre, dans leur prison. La dernière date que nous avons relevée est celle de 1320. Et ils n’étaient sans doute pas tout jeunes lors de leur arrestation en 1307. Et l’on vieillit vite en prison… Ils s’en allèrent, priant de toute leur âme le Christ et la Vierge, saint Jean et saint Michel… et emportant dans la tombe une fidélité farouche à l’Ordre du Temple et une haine non moins solide à l’égard de celui qui en était le destructeur ».

Il convient de féliciter M. le chanoine Tonnellier pour son heureuse découverte, et de le remercier pour l’écla­tant témoignage qu’il a rendu à ces Templiers, véritable­ment « crucifiés » par la difficulté où ils étaient mis de demeurer fidèles — malgré le roi et malgré le pape —, fidèles en dépit de tout à cette devise de la Chevalerie que rappelle l’auteur : « A Dieu mon âme, — Mon corps au roi, — Mon cœur à ma Dame, — Et mon honneur à moi ».

Dans Renaissance Traditionnelle de juillet 1972, Ma­dame Marina Scriabine étudie les très nombreuses allu­sions à la parole, à l’ « appellation » des êtres et à leurs noms qu’on rencontre dans les trois premiers chapitres de la Genèse. L’auteur précise d’ailleurs que « l’importance de l’acte de nommer » se retrouve « dans toutes les civi­lisations traditionnelles ». Cet article contient des remar­ques qui permettent de donner un sens spirituel à certains épisodes qui ne sont anthropomorphiques qu’en appa­rence : c’est le cas, par exemple, de l’histoire d’Adam qui, après la chute, « entendit les pas de l’Éternel se prome­nant dans le jardin à la brise du soir ». L’auteur explique comment l’homme, chassé de l’Éden (c’est-à-dire éloigné du centre), se dispersera de plus en plus dans l’étude des apparences, mais parallèlement s’efforcera de retrou­ver « cette parole qui ne faisait qu’un avec connaissance et création et qui soumettait l’univers à sa volonté ». Cette parole « ne peut accepter les limites du langage parlé, mais englobe, pour saisir la réalité dans toute son ampleur et sa complexité, l’image et toutes les autres formes d’expression (…) pour vaincre l’épée tournoyante et flam­boyante qui défend l’entrée de l’Éden ». Il s’agit d’«  un langage irréductible aux équivalences rationnelles,… qui se veut connaissance mais non savoir… Ce second langage, cette recherche de la parole perdue, s’exprime par l’image symbolique, et plus généralement par le symbole, par la parabole, l’emblème, l’oracle, l’incantation ou l’action liturgique ».

L’auteur mentionne que « l’Égypte a utilisé ce langage avec une ampleur sans doute unique dans l’histoire » ; mais on doit se souvenir que l’hermétisme occidental et oriental est, sur ce point comme sur d’autres, l’héritier de l’Égypte. Un point sur lequel on aimerait voir revenir l’au­teur, c’est celui du changement des noms. L’article rap­pelle celui du couple Abram-Saraï, devenu Abraham-Sara. Un autre peut-être encore plus important est celui de Jacob devenu Israël. Certains des épisodes qui accompa­gnent ce changement ont pu être mis en parallèles avec les faits rapportés dans la Seconde Épitre aux Corinthiens (XII, 1-8). Bien qu’il n’y soit pas fait mention d’un chan­gement de nom, on peut se demander si la « transmuta­tion » de Saul en Paul, qui apparaît brusquement et sans explication dans les Actes des Apôtres, lui est tout à fait étrangère. Le Nouveau Testament est ainsi plein d’énigmes, qu’il serait fort intéressant d’examiner à la lumière du symbolisme universel.

Il faut encore signaler, dans ce numéro, un article de M. Daniel Ligou sur les relations du Régime Ecossais Rec­tifié avec le Grand Orient de France ; — une étude de « Tétraktys » sur la cathédrale Notre-Dame de Paris ; la suite de l’article de Madame Françoise de Ligneris sur Stanislas de Guaïta ; —  et surtout de nouvelles notes sur le Compagnonnage par M. Gérard Lindien. Cet auteur rappelle notamment que les itinéraires compagnonniques négligent la France du Nord pour « ne vivre qu’en pays de vignobles » ; Guénon avait noté cette singularité. Il faut remarquer également — M. Lindien y est revenu à maintes reprises — que les règles de préséance, très stric­tes chez les Compagnons, accordent la primauté aux métiers qui s’exercent au-dessus du sol (par exemple à celui de couvreur) ; cet usage est facile à expliquer si l’on établit une équivalence entre les symboles de la maison et de la montagne. La partie la plus riche de l’article apporte d’abondantes informations sur les « couleurs » du Compagnonnage. « Chaque métier — à plus forte raison chaque Devoir — possède sa couleur, c’est-à-dire des rubans…, soit marqués de cachets…, soit frappés de symboles compagnonniques à l’aide de rouleaux gravés… ou de fers à chaud ». La « prise des couleurs » était un événement important dans la vie d’un Compagnon. « Le Père des Compagnons du Devoir, établi à Saint-Maximin, près de la Sainte-Baume, avait le monopole de la vente des couleurs et des cannes ». A l’origine, les couleurs compa­gnonniques étaient « le blanc et le bleu, les couleurs mariales ». Dans la suite, ce furent « dans un ordre varia­ble, le rouge, le vert et le blanc ». On sait l’importance de ces trois couleurs pour Dante ; ce sont aussi les trois couleurs liturgiques dominantes du culte catholique (le violet étant réservé aux temps de pénitence). M. Lindien semble regretter qu’ « aujourd’hui, les écharpes tendent à supplanter les traditionnelles couleurs par rubans ». Il mentionne aussi que « celles de l’Union Compagnonnique (une des organisations actuellement existantes) copient le symbolisme de la Maçonnerie spéculative » (Delta lumi­neux, œil qui voit tout, etc.). Bien d’autres informations seraient à recueillir dans cet article, et notamment la sui­vante : « Les Compagnons précisent que pour construire les cathédrales, ils disposaient d’une alchimie plus que d’une technique ».

Quand Guenon laissait entendre que les proches années verraient sans doute se manifester bien des découvertes touchant à plusieurs points de la doctrine traditionnelle, il ne pensait pas seulement — croyons-nous — à des découvertes d’ordre archéologique ou historique. Les sciences physiques, c’est-à-dire les sciences de la nature, doivent avoir aussi leur part dans ce mouvement de « résurgence ». Pourtant, nous ne croyons pas que Guénon, qui — en particulier dans Le Règne de la Quantité — a parlé en termes énigmatiques du « renversement des pôles », ait eu jamais connaissance des découvertes effectuées depuis 50 ans par une légion de géologues, géophysiciens, paléomagnéticiens et archéomagnéticiens — tous ces noms figurent dans l’étude que nous allons citer —, lesquels ont établi que « pendant les derniers millions d’années, le nord magnétique s’est transporté à plusieurs reprises au pôle sud ». La revue Sciences et Avenir de juillet 1972 a donné, sous la signature de M. François de Closets, un article très documenté sur cette question qui bouleverse actuellement bien des conceptions qu’on croyait « solidement » établies. « Il aura fallu, dit-il, plus de 50 ans pour que soient acceptées les premières constatations du géographe Jean Brunhes sur les inver­sions magnétiques, et c’est seulement pendant les années 60 que l’on a définitivement admis la possibilité pour le Nord magnétique de se déplacer d’un pôle à l’autre au cours des âges. Mais à peine le fait était-il accepté que les découvertes se sont multipliées — les découvertes et aussi les problèmes ». Nous n’avons pas à préciser ici la technique de ces découvertes, basée sur l’aimantation des cristaux de magnétite contenus dans les laves. On admet aujourd’hui qu’au cours des âges géologiques s’est manifesté « un phénomène périodique d’inversion » du magnétisme terrestre, ces phénomènes se renouvelant à des intervalles plus ou moins éloignés. « On en est actuellement à distinguer une trentaine de périodes de polarité magnétique différente pour les quatre derniers millions d’années. La moins étonnante en ce domaine n’est pas celle de l’événement de Laschamps, en Auvergne, qui semble indiquer une époque de polarité « inverse entre les années 30 000 à 20 000 avant notre ère. Cette découverte, due à Norbert Bonhommet, de l’institut de Physique du Globe de Strasbourg, a suscité « le plus grand intérêt, mais on attend encore une autre observation pour la confirmer. Elle tendrait à prouver que l’Homo sapiens connut un pôle Sud dans l’Arctique… sans s’en douter évidemment ». Sans s’en douter ? Qui peut le dire ?

La cause de ces inversions est inconnue. Les spécialistes « en sont réduits aux hypothèses, presque aux spécula­tions ». De nombreuses disciplines ont été mises à contri­bution pour les recherches. Il semble « que le rythme des inversions magnétiques était beaucoup plus lent dans le passé ». Les spécialistes qui s’occupent de ces questions reconnaissent qu’ils sont aux prises avec de véritables « casse-tête ». Des points intéressants demeurent cepen­dant acquis. On sait aujourd’hui que « l’intensité du champ magnétique terrestre ne cesse de varier » et l’on soupçonne l’existence d’ « une fluctuation régulière sur une période d’environ 4 000 ans… En certains points favo­rables du cycle, une perturbation suffirait à faire bas­culer la polarité ». L’auteur termine son article en remar­quant : « La découverte de Brunhes, qui a mis un demi- siècle à se faire reconnaître, risque de mettre un siècle à se faire expliquer ».

Tel est donc actuellement l’état de la question, du point de vue scientifique. Du point de vue traditionnel qui est celui de notre revue, on ne peut que se féliciter de cette « illustration » d’une des thèses les plus « sensa­tionnelles » de la cosmologie sacrée, que Guénon a été le seul à formuler en mode logique. Dans l’ordre des sym­boles, on pense évidemment au sablier, avec sa double application microcosmique (sablier du Tableau hermétique de la chambre de réflexion maçonnique) et macrocos­mique (clepsydre de la Melancolia d’Albert Dürer). Les questions de datation ne sauraient préoccuper beaucoup les guénoniens, car elles portent sur des événements qui sont bien au-delà des « limites de l’histoire ». Et d’ailleurs « les mystères du Pôle (Asrâr qutbâniyah) sont bien gardés ». En tout cas, il sera bon de suivre l’évolution de la question au cours des prochaines années. Peut-être devons-nous nous attendre à d’autres découvertes non moins surprenantes.

Denys Roman

E.T. N° 426 – juillet- août 1971

— Dans le n° 4 (octobre 1970) de Renaissance Tradition­nelle, nous trouvons un article de M. Jean-Pierre Crystal qui reproduit un texte publié en 1745 en Hollande et en Saxe. Ce texte exclut formellement de la Maçonnerie tous les candidats non chrétiens. « L’Ordre, y est-il dit, n’ad­met que des chrétiens. Les Juifs, les Mahométans et les Païens en sont ordinairement exclus ». On voit l’extraordi­naire « limitation d’horizon » de la Maçonnerie andersonnienne ; car le texte reproduit ici n’est pas le seul de son genre. La manifestation des « anciens » en 1751, puis l’ « Union » de 1813 devaient amener en Angleterre une saine réaction. Ce qui est vraiment étrange, c’est que les Maçons athées d’aujourd’hui font honneur à Anderson et à J.-T. Désagulier de leur « largeur de vues » et de leur esprit de tolérance !

Suit un intéressant article de M. Pierre Chevallier sur « les adversaires francs-maçons de Voltaire : Fréron, l’abbé Destrées et le poète Le Franc de Pompignan ». Dans la con­clusion de cette étude fortement documentée, l’auteur rap­pelle que les trois personnages ci-dessus nommés, défen­seurs de l’ « orthodoxie » religieuse et même politique, « sont très représentatifs de la majorité des Maçons de leur temps. » Et il ajoute : « Seule une fraction de l’Ordre, groupée à Paris dans l’atelier des « Neufs Sœurs » à partir de 1776, se distingue nettement, par ses tendance philoso­phiques et ses liens avec le groupe des deuxièmes Encyclo­pédistes, du reste de l’Ordre. » Cette attitude particulière des « Neuf Sœurs » explique « son désir de compter Vol­taire parmi ses membres ». C’est ici le lieu de rappeler que Guénon. il y a 34 ans, avait déjà fait des remarques absolu­ment identiques, mais dont la portée s’ouvrait sur des perspectives relevant de la « grande histoire ». Il écri­vait : « La Loge « Les Neufs Sœurs », dont Franklin qui fut membre et même Vénérable, constitue, par la mentalité spéciale qui y régnait, un cas tout à fait exceptionnel dans la Maçonnerie de cette époque. Elle y fut sans doute l’unique centre où certaines influences extrêmement sus­pectes dont Franklin semble bien avoir été dans la Ma­çonnerie et en dehors d’elle, l’agent propagateur trou­vèrent alors la possibilité d’exercer effectivement leur action destructrice et antitraditionnelle : et ce n’est certes pas à la Maçonnerie elle-même qu’on doit imputer l’initiative et la responsabilité d’une telle action » (cf. Études sur la F.-M., t. I, p. 277). Cette note, rédigée en rendant compte d’un article du Mercure de de France, fut l’occasion d’une discussion assez prolongée avec l’auteur dudit article ; ce qui amena Guénon à évo­quer l’action de la contre – initiation, l’hostilité de Franklin contre Washington, le rôle de Cromwell dans l’Angle­terre du XVIIe siècle, etc. Bien entendu, M. Pierre Cheval­lier n’avait pas à entrer dans des considérations de cet ordre, et il est déjà très remarquable que ses recherches personnelles l’aient conduit à porter sur « Les Neuf Sœurs » un jugement qui tranche notablement sur celui de la plu­part des historiens maçonniques français ou étrangers. Rappelons à ce propos que Guénon, au cours de la discus­sion mentionnée ci-dessus, trouvait « plutôt amusant » qu’on pût en ces matières lui opposer « l’opinion d’un historien », cet historien eût-il des titres aussi prestigieux qu’en avait alors M. Bernard Fay.

 M.René Désaguliers termine ses « Notes sur le serment maçonnique » par des considérations sur les « pénalités corporelles » qui constituent la dernière partie (« l’impré­cation ») de ce serment. Le caractère rigoureux de ces pé­nalités les rend difficilement acceptables pour la mentalité moderne. Aussi ont-elles été supprimées en plusieurs cir­constances : par le Régime Rectifié dès 1778 ; par le Grand- Orient de France au XIXe siècle : et enfin par la Maçonne­rie anglaise à une date récente. M. R. Désaguliers regrette ces concessions à la « sensiblerie » moderne. Pour lui, les pénalités sont étroitement liées aux signes, qui consti­tuent « le langage fondamental de la Maçonnerie ». Il se demande si, dans certains cas, cette disparition a laissé subsister « un niveau suffisant d’instruction maçonnique ». Tout à la fin de son article, il émet des considérations qui soulèvent des problèmes trop peu souvent abordés en Lo­ge, mais pour lesquels, à notre avis, il envisage parfois des solutions discutables. Il écrit par exemple : « Si tous les Maçons disparaissaient de la surface de la terre et que des profanes tombent en possession de leurs « secrets » [c’est- à-dire des signes, attouchements et mots sacrés de chaque grade], ceux-ci ne reformeraient-ils pas une Maçonnerie régulière en se faisant mutuellement prêter le serment tra­ditionnel de ne pas révéler ? » M.R. Désaguliers ne re­garde d’ailleurs une telle éventualité que comme un « cas extrême ». Mais nous pensons, avec la tradition constante de l’Ordre, que des profanes ne peuvent s’initier eux-mê­mes et qu’un Maçon ne peut être « créé » que « dans une Loge juste et parfaite », et par un ensemble de « points » dont douze sont majeurs et dont un est essentiel. Ce rite essentiel, ce ne peut être le serment, malgré son impor­tance pour « lier » le récipiendaire, mais qui ne peut aucunement déterminer la « vibration » nécessaire pour illuminer le chaos de l’individualité et « transmuter » le profane en « frère de Jean » (John’s Brother), c’est-à-dire en frère du « fils du tonnerre ».

Dans le n° 5 (janvier 1971), nous avons surtout remarqué la suite de l’ « Incitation à la connaissance du Compagnon­nage » de M. Gérard Lindien, dont l’étude se continue d’ailleurs dans chaque numéro. Nous y notons une remar­que très juste, mais que ne doivent guère goûter les esprits modernes. « Un Devoir [c’est-à-dire une organisation compagnonnique] n’a jamais été, écrit l’auteur, la création sou­daine et achevée de quelque génie médiéval, serait-ce Ber­nard de Clairvaux. » L’origine de ces Devoirs, est-il préci­sé, remonte aux Collegia gallo-romains. Voilà qui nous change agréablement de ceux qui ne veulent rien voir au-delà du moyen âge. Et l’auteur, décidément en veine de « contestation », ne craint pas d’ajouter, pour expliquer la permanence des techniques et des traditions artisanales : « Lorsque nous aurons éteint les incendies généreusement allumés à chaque page des livres d’histoires scolaires de la Bourgeoisie, et que cesseront les allègres légendes des « grandes invasions horribles », nous saurons que la vie continuait (peut-être pas beaucoup plus terrible qu’en ce 1970 avec non seulement ses nécessités, mais aussi ses luxes ». Ces choses-là font plaisir à entendre. Mais si M. Gérard Lindien se met à critiquer l’Histoire telle qu’on l’enseigne et à blasphémer le « dogme » immarcescible du Progrès, — il va se faire honnir, et pas seulement de « la Bourgeoisie ».

— Dans le n° 6 (avril). M. Henri Amblaine, dans un très long article intitulé « De l’Ordre et des Obédiences en 5970 », rapporte un assez grand nombre de faits qui l’amè­nent à exposer des considérations dont plusieurs concernent dans certaines Loges « la tendance au bavardage et au pseudo-par­lementarisme qui prend de redoutables proportions ». Mais il reconnaît qu’en Maçonnerie la ferveur pour la « laïcité » (assimilée parfois, paraît-il, à la liberté) est en déclin mar­qué : il donne sur ce point des précisions convaincantes. — Par ailleurs, M. Amblaine critique âprement une asser­tion de M. Jean Baylot qui, dans un ouvrage dont nous nous avons parlé, affirmait que les rites d’initiation de la Maçonnerie actuelle « sont très exactement » les mêmes que ceux « des tailleurs de pierre du moyen âge ». Bien entendu, si M. Baylot avait voulu dire par là que rien n’a changé dans les rites d’initiation depuis des siècles, cela serait difficilement soutenable, car il est certain que les rites des Opératifs étaient beaucoup plus longs que ceux d’aujourd’hui. Mais nous pensons et tel était sans doute le propos de M. Baylot — que si les rites ont pu changer substantiellement, ils sont restés rigoureusement les même dans leur « essence ». En particulier, les Opératifs devaient avoir, comme les spéculatifs l’ont encore, soit la consécration par l’épée flamboyante (symbole de la foudre), soit la « cérémonie de la Lumière » opérée sur un « geste » du Vénérable qui symbolise l’éclair. Sans l’un ou l’autre de ces rites « fulguraux » qui manifestent les « influences » éter­nellement jeunes de la Réalité spirituelle, la Maçonnerie actuelle ne serait en somme qu’une vieillerie sans intérêt, et les Maçons des « fossiles d’avant 14 », pour employer l’expression que M. Amblaine, passant par le quartier La­tin un jour de Convent, a pu déchiffrer parmi les innom­brables graffiti qui commentaient sans indulgence une affiche de propagande maçonnique.

Denys Roman

E.T. N° 423 JANVIER-FEVRIER 1971

LES REVUES

Une nouvelle publication a commencé de paraître en 1970- : « Renaissance traditionnelle, revue d’études tradi­tionnelles ». La couverture est illustrée de l’emblème du Rite Rectifié : le Phénix. Nous avons remarqué que dans les deux premiers numéros aucune référence n’est faite à l’œuvre de Guénon ; mais nous verrons plus loin que ce silence a été rompu au n° 3. La Tradition, pour les rédac­teurs de cet organe, n’est pas un « refus de l’évolution ré­trograde ou réactionnaire » et ne doit pas demeurer « fi­gée dans un passéisme douloureusement crispé ». Il fau­drait, pensons-nous, aller plus loin encore : car la Tradi­tion véritable transcende l’ « évolution » aussi bien que le « passéisme », toutes choses lui apparaissant « présentes » et « actuelles » dans la permanence de l’éternité.

— Dans le n° de janvier, le premier article, signé « René Désaguliers », est intitulé : « Notes sur le serment maçonnique du premier, grade ». Ce qui nous a le plus intéressé dans cette étude, soigneusement rédigée et enrichie d’une abon­dante documentation anglaise et française, opérative et spé­culative, — ce sont les précisions apportées sur l’évolu­tion du serment dans le Régime Rectifié. L’auteur sou­ligne très bien que ce serment apportait deux innovations considérables. D’abord, le récipiendaire jurait « d’être fidèle à la Sainte religion chrétienne », ce qui n’avait ja­mais été exigé auparavant, ni en France ni en Angleterre. Ce point est bien mis en lumière par l’auteur pour ce qui concerne la Maçonnerie opérative, dont il reproduit les formules de serment qui nous sont parvenues et qui — la chose est à noter — sont toutes originaires de l’Ecosse. La seconde modification de Willermoz, c’est, dans la der­nière partie du serment, « la suppression complète de toute allusion aux châtiments physiques ou moraux ». On sait que ces châtiments (on disait autrefois « patiments ») ont un rapport intime avec les « signes » de chaque grade et avec les « centres subtils » de l’être humain. Willermoz semble avoir eu quelque « remords » de cette suppression car, dans l’« instruction morale » des rituels rectifiés, on a inséré un « rappel » curieux où sont évoquées les an­ciennes « pénalités » relatives à la gorge, au cœur et aux entrailles, et qui commence ainsi : « Cependant, comme l’ancienne formule du serment pourrait avoir quelque rap­port aux mystères de l’Ordre, le Convent général, en l’abo­lissant pour la pratique, arrêta néanmoins qu’elle serait conservée dans l’instruction que vous recevez mainte­nant ».

 

Dans le même n°, notons encore une « Incitation à l’étu­de du Compagnonnage », et quelques remarques sur un épisode de l’Evangile selon saint Marc : après l’arrestation du Christ, « un jeune homme le suivait, couvert seulement d’un drap. On se saisit de lui. Mais lui, lâchant le drap, se sauva tout nu ».

— Le n° d’avril de la même revue débute par un article de M. René Désaguliers sur les serments des 2e et 3e de­grés, article où se retrouvent les mêmes qualités que nous avions remarquées dans l’étude analysée plus haut. Dans les premiers temps de la Maçonnerie spéculative, il n’y avait pas de textes de serments particuliers pour les 2° et 3° degrés. Pour les réceptions de ces deux grades, ou bien on ne prêtait pas de nouveau serment, ou bien on ré­pétait celui du 1er degré. De plus, ce serment du 1er degré faisait mention des trois « pénalités » corporelles (lan­gue, cœur et entrailles) qui sont propres respectivement à chacun des trois degrés. Cela était vrai pour l’Angleterre et aussi pour la France. L’auteur souligne que « ce système n’était pas satisfaisant pour la logique », ni même, ajou­terons-nous, pour la pleine efficacité des rites, liée aux « signes de reconnaissance » correspondant à ces diverses pénalités. Mais en 1760 est publié Three distinct Knocks, et nous trouvons dans cet ouvrage anglais un texte de serment propre à chaque grade, chacun ayant sa pénalité particulière. Et M. René Désaguliers met cette « rectifica­tion » en rapport avec la fondation, en 1751, de la Grande Loge des « Anciens », dont on sait qu’elle opéra un re­dressement traditionnel. Les modifications introduites en Angleterre passèrent en France et semblent s’être imposée surtout après la fin des guerres napoléoniennes. Le Rite Ecossais les adopta tout d’abord. Le Rite français (prati­qué par le Grand Orient) le suivit avec beaucoup de re­tard ; et ce n’est qu’en 1858 qu’il adopta un « signe de reconnaissance » (ombilical) pour le 3e degré. Peut-être ne faut-il pas trop s’en étonner, et cette réserve du Grand Orient s’explique-t-elle par une certaine conscience que « les signes originels de la maîtrise sont perdus » et ne seront « restitués » que lorsque « le temps et les cir­constances » le permettront. — Nous ferons encore deux remarques sur les articles de M. R. Désaguliers. D’abord, il est possible que dans les derniers temps de la Maçon­nerie opérative les trois grades symboliques aient été par­fois conférés au récipiendaire le même jour, ce qui pour­rait justifier l’existence d’un seul serment. Enfin, il est bien entendu que tout ce qui se rapporte à ces questions, touchant à la technique opérative et au secret de l’Ordre, ne pouvait être exposé ouvertement dans les rituels im­primés.

Dans ce même n°, suite de l’ « Incitation à l’étude du Compagnonnage ». — Nous y trouvons aussi les éléments d’une discussion au sujet du terme maçonnique anglais cowan. M. Désaguliers le traduit par « manœuvre », c’est- à-dire ouvrier de second ordre. M. J. Corneloup, évoquant des renseignements sur le Compagnonnage qu’il tient de son père, précise que cowan se prononce en anglais exac­tement comme le terme « couenne » (prononcé couane), qui désigne un mauvais ouvrier (tout au moins dans le langa­ge des Compagnons tanneurs-corroveurs). En somme, les interprétations des deux contestataires ne nous semblent pas différer tellement. Rappelons que Guénon a fait entre le due guard des Maçons anglais et le « devoir » des Compagnons un rapprochement absolument parallèle à ce­lui que propose M. Corneloup entre cowan et « couenne » (cf. Etudes sur la F.-M., t. T, p. 247).

— Dans le n° de juillet, M. René Désaguliers continue son étude sur le serment maçonnique, dont il rappelle le caractère sacré (« serment » venant du latin sacramentum). Il mentionne aussi qu’à l’origine un dieu ou plu­sieurs dieux étaient toujours invoqués au début d’un ser­ment. Mais, très sagement, il s’abstient de critiques trop sévères à l’égard du comportement des Maçonneries non-déistes. « On se doute, dit-il, que le débat sur ce point n’est pas nouveau et qu’il n’est pas près de se clore ». L’auteur donne aussi des détails souvent ignorés en Fran­ce sur les conditions dans lesquelles s’opéra, en Angleterre, l’« union » de 1813 : « On sait que les Modernes (c’est- à-dire la première Grande Loge, fondée en 1717, et qui fut sous l’influence d’Anderson et de Jean-Théophile Dé­saguliers) avaient apporté des modifications dans les mo­des de reconnaissance des deux premiers grades ». La Grande Loge des Anciens, fondée en 1751, prit à tâche de rétablir les usages antérieurs, et en conséquence fut en violente hostilité avec les Modernes. La résistance de ces derniers ne cessa de s’affaiblir durant la seconde moitié du siècle. Des pourparlers tendant à la réunion s’engagè­rent. Le pas décisif allait enfin être franchi. « Le jour de la Saint-Jean d’hiver, 27 décembre 1813, les Frères des différentes Loges… ouvrirent dans une salle une Grande Loge des Modernes et dans une autre salle une Grande Loge des Anciens. Puis ils entrèrent dans le Hall et les deux Grands Maîtres s’assirent de chaque côté du trône dans deux chaires semblables… L’acte d’Union fut alors lu et ratifié… Le duc de Sussex, Grand Maître des Moder­nes, fut alors élu Grand Maître de la Grande Loge Unie des Anciens Francs-Maçons d’Angleterre ». Les Anciens, qui avaient triomphé sur toute la ligne en faisant adopter leurs usages rituels, pouvaient bien laisser aux Modernes, cette consolation honorifique. Une conséquence assez inattendue, c’est que ce triomphe des Anciens, c’est-à-dire de  la tradition, allait provoquer en quelque sorte la résurgen­ce effective de l’universalisme maçonnique. Jusqu’alors, en effet, seuls les chrétiens et les juifs semblent avoir été admis dans l’Ordre. Mais la propagation de la Maçonnerie hors d’Europe, et notamment aux Indes, va bientôt faire admettre la réception de non-chrétiens, à condition que chacun prête serment sur le livre de sa tradition propre. M. René Désaguliers admet parfaitement cette « innovation ». « Mais, ajoute-t-il, la Maçonnerie anglaise d’après 1813 a franchi un pas beaucoup plus grave, et qui n’était nullement nécessaire, en déchristianisant les rituels et les instructions, acte par lequel elle s’est peut-être coupée de ses origines ». Nos lecteurs se doutent bien qu’ici nous ne pouvons plus suivre l’auteur. Pour nous, l’action des novateurs de 1717 fut une « hyper-christianisation » par­faitement illégitime de la Maçonnerie, et les Anciens, en restituant à l’Ordre un caractère extra-confessionnel qui, après tout, est naturel à une organisation artisanale, ont rendu à l’Ordre un service incomparable. Grâce à eux, la Maçonnerie est actuellement la seule organisation initia­tique du monde qui ne soit pas liée à une tradition par­ticulière à forme religieuse ou autre.

Dans le même n°, suite de l’« Incitation à la connais­sance du Compagnonnage », signée « Gérard Lindien ». L’article d’aujourd’hui est surtout consacré à l’examen de la « légende » de Maître Jacques, rapportée selon la ver­sion la plus courante parmi les Compagnons du Devoir. Né à Saint-Rémy-de-Provence, Maître Jacques aurait voya­gé en Grèce où Pythagore lui enseigna l’architecture. De là, il se rendit en Egypte, puis il gagna Jérusalem, prit part à la construction du Temple de Salomon et fut élevé à la maîtrise. Le Temple achevé, Maître Jacques et le Père Soubise, qui s’étaient liés d’amitié, regagnèrent les Gau­les, mais ne tardèrent pas à se brouiller. Au cours de ses voyages, Maître Jacques fut un jour assailli par quelques disciples de Soubise « et, voulant se sauver, il tomba dans un marais, dont les joncs l’ayant soutenu le mirent à l’abri de leurs coups ». Échappé ainsi au danger, il passa la fin de sa vie dans le désert de la Sainte Baume, oui de­meure aujourd’hui encore la principale station sur l’itiné­raire du Tour de France. On sait que, selon une « légende » dont il semble bien que l’origine doive être cherchée chez les troubadours, la Sainte Baume fut également le lieu de contemplation de Marie-Madeleine. Maître Jacques mourut assassiné par d’autres disciples de Soubise, à l’âge de 47 ans. Son chien, qui poussait un « hurlement » à intervalles réguliers, attira l’attention des disciples, qui recueillirent le dernier soupir de leur Maître et trouvèrent sous sa robe un petit jonc qu’il portait constamment en mémoire des joncs qui l’avaient sauvé lors de sa chute dans le marais. L’auteur donne d’intéressantes précisions sur le rite funèbre essentiel du Compagnonnage (le « hur­lement sur la tombe »), sur le culte des Compagnons pour sainte Marie-Madeleine, etc. ; mais il faut surtout le louer d’avoir recherché le symbolisme de la légende et notam­ment d’avoir fait un rapprochement fort ingénieux entre l’âge de la mort de Maître Jacques (47 ans) et la 47e pro­position d’Euclide (théorème de Pythagore). Nous vou­drions lui suggérer un autre rapprochement. Le marais de la légende, auquel échappe Maître Jacques, est évidemment la même chose que le « bourbier » de la Voie Sacrée qui menait les initiés d’Athènes à Eleusis (cf. Le Règne de la Quantité, pp. 226-227). Dans l’Enfer de Dante, ce bourbier devient un marais, résidence de Méduse dont l’apparition épouvante Dante et Virgile ; le danger de « pétrification » n’est surmonté que grâce à la baguette du mystérieux Altri. Il va sans dire que le jonc sur la poitrine de Maître Jacques, prototype de la canne compagnonnique si sem­blable au caducée d’Hermès, est à rapprocher du cable tow de la Maçonnerie « où gisent tous les secrets ».

Nous mentionnerons encore deux autres articles. Dans le premier, M. Roland Renais, étudiant les écrits maçon­niques français de la première moitié du XIXe siècle, re­lève qu’ils s’accordent tous à faire remonter l’Ordre « beaucoup plus aux mystères antiques qu’aux bâtisseurs de cathédrales ». L’auteur reproduit une « gravure allégo­rique » extraite d’un ouvrage publié en 1817 : Manuel du Franc-Maçon, par Bazot. Les symboles représentés sur cet­te gravure montrent à l’évidence l’intention de rattacher la Maçonnerie non seulement à la tradition judéo-chré­tienne, mais encore aux Mystères celtiques, grecs, égyp­tiens et chaldéens. On pourrait même ajouter quelque cho­se. La déesse Minerve, qui occupe tout le centre de la gravure, porte au-dessus de son diadème une couronne de 7 étoiles, qui rappellent les 7 étoiles figurant sur les Ta­bleaux de loge français et qu’on peignait aussi autrefois au plafond des ateliers. D’après Guénon, ces sept étoiles représentent celles de la Grande Ourse et évoquent les origines « hyperboréennes » de la Maçonnerie. A noter que Minerve, patronne des Collegia fabrorum, était la dées­se de la Sagesse, de la Force et de la Beauté ; fille du tonnerre (puisque née d’un coup de hache), elle était in­voquée par les architectes qui lui dédiaient les plus re­marquables de leurs œuvres : le navire « Argo », le che­val de bois qui permit de prendre Troie, etc.

L’autre article à signaler est celui de M. Henri Amblaine : « Que savons-nous du Morin de la Patente ? » Ce per­sonnage, qui joue un grand rôle dans l’histoire de l’Ecossisme, est, comme le dit l’auteur, entouré de mystère. Il est même frappant de voir combien l’histoire des protago­nistes du Rite Ecossais Ancien et Accepté nous est peu connue, alors que celle du Rite Ecossais Rectifié nous est connue dans ses moindres détails, grâce surtout à cet épistolier infatigable qu’était Willermoz. En particulier, la patente d’Etienne Morin, délivrée en 1762, est dite avoir été octroyée au Grand Orient de France, corps qui pourtant n’a été fondé qu’en 1773.

— Toujours dans le même n° de juillet, nous trouvons un article d’un tout autre genre, par M. Pierre Stables, in­titulé : « Etude ésotérique sur saint Jean Climaque ». Cet auteur avait déjà publié dans le Symbolisme trois articles dont nous avons rendu compte, et dont le dernier témoi­gnait d’une hostilité qui se voulait ironique envers les traditions de l’Orient (cf. E.T. de septembre 1968, pp. 281- 282). A vrai dire, dans le présent article, il est à peine question de « saint Jean l’Echelle » ; mais le but évident de l’auteur est d’attaquer René Guénon, surtout en ce qui concerne ses rapports avec les exotérismes religieux. L’argumentation utilisée est parfois obscure, même et surtout quand l’auteur annonce qu’il va être clair. Qu’on en juge :« Nous voulons dire ceci : si le pouvoir expérientiel est donné à toute religion de type non-sacrificiel comme il l’est en dehors de toute religion, le sacrifice du Christ est inutile. Si le pouvoir expérientiel est donné par toute religion de type sacrificiel, ce ne peut être que par l’aspect sacrificiel ».

M. Stables prétend exposer sur le christianisme ce qu’il appelle une « théologie valable ». Pour lui, « ce que le Christ est venu souligner, c’est l’importance de l’acte ». Il nous semble que les textes évangéliques proclament souventes fois le contraire. Mais laissons cela. Les Etudes Traditionnelles ne sont pas une revue de théologie, et au surplus un récent congrès de théologiens a montré qu’en cette matière on peut soutenir n’importe quoi dans le catholicisme d’aujourd’hui.

Venons-en aux critiques plus précises adressées à Guénon qui, rappelle M. Stables, a modifié sa position à l’égard du Bouddhisme. Il aurait pu ajouter qu’il l’a également modifiée, à la même époque et sous la même influence, à l’égard du Jaïnisme. M. Stables ajoute que, « selon cer­tains », Guénon aurait aussi modifié sa position « à l’égard du christianisme, dans des lettres non publiées ». Il se trouve précisément crue nous avons eu connaissance de lettres adressées à divers correspondants au cours des années 49 et 50. Il n’en résultait nullement que Guénon, au soir de sa vie, avait modifié sa position sur le sujet qui nous occupe. Mais il insistait sur le fait que, dans certains textes du christianisme primitif (et notamment pour ce qui touche aux sacrements), les points de vue exotérique et ésotérique sont si intimement liés qu’il est parfois difficile de les dissocier.

L’auteur voudrait aussi nous faire croire que la doctri­ne de Guénon a été regardée comme sans importance par les grandes religions d’Europe occidentale. Il écrit : « Le protestantisme l’a ignoré, pour ne pas se dévoiler. Le ca­tholicisme l’a vaguement combattu ». Nous ne savions pas que le protestantisme était « voilé ». En tout cas, on pour­rait faire observer à M. Stables qu’un exotérisme, comme tel, ne peut qu’ignorer l’ésotérisme. Si en effet il le con­naissait, toute connaissance étant identification à son ob­jet, l’exotérisme serait l’ésotérisme, ce qui est absurde. Cela dit, un bon nombre de protestants ont lu Guénon avec un intérêt soutenu. Et à sa mort, le périodique pro­testant le plus lu en France, l’hebdomadaire Réforme, eut l’élégance de lui consacrer un article entièrement élogieux sous le titre : « Un sage français vivait au pied des Pyramides ». Hommage chevaleresque rendu à un « ad­versaire » dont on estimait la haute spiritualité ? Sans doute. Mais peut-être aussi conscience de ce que nous ap­pellerions volontiers le « paradoxe protestant ». Nous vou­lons dire que cette forme religieuse, qui s’est toujours voulue strictement exotérique, a cependant fourni la quasi-totalité des initiés connus en Occident depuis la Réfor­me. Citons seulement — outre les premiers Rosicruciens « historiques » — le plus remarquable (parce que le plus « symboliste ») des théosophes : Jacob Boëhme ; le der­nier des artistes pour lesquels on puisse poser la question de l’ésotérisme : Albert Durer ; et le seul des philosophes « modernes » à qui Guénon ait témoigné quelque consi­dération : Gottfried Leibniz.

Passons maintenant au catholicisme, qui aurait « vague­ment combattu » Guénon. M. Stables nous surprend. Il ne peut ignorer cependant que bien des choses ont changé à Rome depuis vingt ans. Lorsque Guénon publiait son œuvre, sous deux pontificats de tendances très différentes, il existait une Congrégation (la première en dignité puis­que le pape en était le « Préfet ») dont l’unique objet était de veiller à la rigoureuse orthodoxie de la doctrine. Tout écrit susceptible de nuire à la foi de l’ « Eglise en­seignée » pouvait lui être déféré et donnait lieu à des en­quêtes minutieuses. Dans les cas défavorables, Rome ne combattait pas « vaguement » ; elle condamnait ; Berg­son s’en est aperçu, et aussi quelques autres. M. Stables peut faire confiance a posteriori à la haine recuite des anti-guénoniens, déclarés ou sournois. De l’académicien Henri Massis (qui vient de mourir un peu oublié) à l’in­quiétant Frank-Duquesne, en passant par Mgr Jouin et le R.P. Allo (nous en omettons, et non des moindres), ils ne sont pas rares, ceux qui ont abominé Guénon jusqu’à le regarder comme un suppôt de l’enfer. « J’appelle un chat un chat, hurlait Frank-Duquesne, et Guénon un ennemi du Christ et de son Eglise ». Et le forcené avait de puis­santes relations, dans les milieux religieux et « littérai­res ». Les dénonciations auprès du Saint-Office n’ont pas manqué. Mais Rome a gardé le silence. L’œuvre de Gué­non n’a pas été mise à l’index.

Les prétextes pourtant ne manquaient pas. Guénon, ca­tholique passé a l’Islam, et par surcroît Franc-Maçon, avait durant 40 ans accumulé les thèses les plus propres à exaspérer tous ceux « qui sont catholiques dans la me­sure où ce mot s’oppose à celui d’universel ». Par exem­ple, il soutenait que le Nouveau Testament comporte un sens caché, non opposé mais transcendant par rapport à celui qu’enseigne l’Eglise ; que l’initié est supérieur au clerc ; que le salut n’est pas le but suprême proposé à l’homme ; que le christianisme n’est aucunement une religion « privilégiée », etc. Et Rome n’a rien dit ! Guénon a parfois fait allusion à ce silence de Pierre et à son importance symbolique. Il ne faut pas oublier en effet que Pierre, bien que n’étant pas « fils du tonnerre », a entendu, comme les deux Boanergès, les paroles — intraduisibles dans le langage des hommes — qu’échangèrent avec le Christ Moïse et Elie. Dans les Evan­giles, Pierre est souvent durement repris pour avoir par­lé trop à la légère. Et de même que l’inexprimable, dans l’ordre de la connaissance, surpasse infiniment tout ce qui peut être exprimé, on peut dire que les silences de Pier­re sont souvent plus remplis de signification que ses pa­roles.

Et, puisque nous venons d’évoquer l’inexprimable et le silence, nous voulons citer encore ce passage de l’« Etude ésotérique » de M. Pierre Stables : « Quant à l’affirmation de Guénon que le secret n’est un secret que parce qu’il est inexprimable, c’est à notre avis le plus grossier des voiles qu’on puisse jeter sur lui pour ne pas en parler, alors que les initiés devraient, nous semble-t-il, se reconnaître de prime abord ».

On pourrait observer que Guénon, au chapitre XIII des Aperçus sur l’initiation, a distingué diverses sortes de secrets. Il en est qui sont exprimables par les mots, d’autres par les symboles, d’autres enfin rigoureusement inex­primables. Mais à quoi bon ? Admirons plutôt l’aisance de M. Pierre Stables qui se meut sans crainte ni tremble­ment là ou l’esprit grossier d’un René Guénon n’a perçu que ténèbres. Et terminons notre compte rendu sur cette « perle », une perle qui nous paraît vraiment resplendir du plus vif « orient ».

Denys Roman.

E.T. N° 416 novembre – décembre 1969- 2ème partie

Nous avons reçu le premier numéro pour 1969 des Cahiers de Saint-Jean, bulletin officiel de l’Ordre Souverain de Saint-Jean de Jérusalem, Chevaliers Hospitaliers de Malte. Ce bulletin paraît deux fois par an, pour les fêtes de saint Jean-Baptiste et de saint Jean l’Evangéliste. Le numéro dont nous parlons, très bien rédigé, apporte un bon nombre de renseignements peu connus. Sait-on, par exemple, que le calife Haroun-al-Rachid établit le premier hospice « franc » de Jérusalem, et que son allié Charlemagne « avait été le premier souverain à régler le bon fonctionnement des hospices sur les étapes et les lieux de pèlerinage » ? Vers 1048, des italiens « obtinrent du calife d’Egypte la permission d’ouvrir pour les chrétiens latins un nouvel et vaste hospice tout près du Saint-Sépulcre, et ceci sur un terrain donné en présent par le prince musulman ». Quand les turques eurent substitué leur domination à celle des arabes, l’amitié latino-islamique fut compromise, et ce furent les croisades. L’hospice franc avait subsisté. De nombreux seigneurs y entrèrent pour se vouer au service des pèlerins et des malades. Gérard de Martigues, considéré comme le fondateur des hospitaliers, prit l’habit monastique ; la nouvelle institution fut approuvée en 1113 par le pape Pascal II, qui lui conféra de nombreux privilèges, et notamment celui d’élire son chef sans ingérence de l’autorité ecclésiastique. Gérard de Martigues mourut en odeur de sainteté, et son successeur Raymond du Puy, élu en 1118, « décida de transformer son couvent et ses ramifications en une troupe régulière de moines-soldats ». L’Ordre religieux et militaire de Saint-Jean de Jérusalem était fondé. Nous ne nous étendrons pas sur les rivalités et les jalousies qui s’élevèrent entre Hospitaliers et Templiers. Le bulletin en parle avec tristesse et sans parti-pris, et il préfère citer les extraits de la Règle du Temple, où saint Bernard fait le panégyrique du moine-soldat, et insister sur les nombreuses circonstances où les deux Ordres agirent de concert. Tous deux étaient riches et « c’est grâce à leurs ressources financières que la rançon qui permit de libérer le roi saint Louis, prisonnier à Damiette, fut réunie ». Le bulletin ne parle pas des gloires de l’Ordre après la perte définitive de la Terre Sainte en 1291. Le séjour à Chypre et enfin à Malte, les sièges où s’illustrèrent Villiers de l’Isle-Adam et La Valette ne sont pas rappelés. Venons-en maintenant aux évènements qui allaient si profondément transformer l’Ordre souverain. En 1797, le Grand Maître Emmanuel de Rohan conclut un traité avec le tzar Paul 1er : une branche russe de l’Ordre était fondée « pour des temps éternels », à l’intention surtout des sujets catholiques (c’est-à-dire polonais) du tzar. Ce dernier devenait « Protecteur de l’Ordre ». Quelques mois après, sous Ferdinand de Hompesch, Malte était prise par Bonaparte. Les chevaliers affluèrent en Russie, déposèrent le Grand Maître de Hompesch et élurent pour lui succéder le tzar Protecteur. Ceci se passait à la fin de 1798. Il semble bien qu’il s’agissait là, dans la pensée du tzar et aussi des chevaliers électeurs, de quelque chose de plus que d’une élection ordinaire. Paul 1er  ̶  que la revue s’applique à présenter (notamment par des citations du Mémorial de Sainte-Hélène) comme un souverain beaucoup moins fantasque et dégénéré que ne l’ont prétendu certains historiens  ̶  modifia les armes impériales de l’Etat russe, dont l’aigle bicéphale porta, pendant son règne, la croix de Malte à huit pointes. Le tzar fonda un nouveau Grand Prieuré pour ses sujets non catholiques. Toutes les puissances européennes (à l’exception de la France révolutionnaire) furent avisées de l’élection et en accusèrent réception. « Il est à noter que cette reconnaissance internationale ne se trouva inaugurée par personne d’autre que par le premier souverain (en rang) du concert européen, l’empereur du Saint-Empire romain-germanique et roi apostolique de Hongrie ». Cependant, le Souverain Pontife Pie VII ne voulu pas reconnaitre la validité de l’élection : en 1802, un nouvel Ordre de Malte, strictement catholique, fut fondé. C’est lui dont M. Roger Peyrefitte a parlé dans un ouvrage paru il y a une dizaine d’années, et qui évoque les démêlées de ses membres avec certains milieux de la Curie romaine. Il est à remarquer que les deux Ordres, le russe et le « romain », devenaient dès lors non-monastiques (nous ne disons pas « laïques »). Les tzars de Russie prirent de nombreux oukases pour affermir l’implantation des chevaliers dans leurs Etats : un corps de pages de Malte fut créé, ainsi qu’un régiment de chevaliers-gardes devant servir de gardes du corps au souverain en temps que Grand Maître. L’ordre de Malte était donc devenu une institution spécifiquement russe et orthodoxe. Les tzars en étaient les Grands Maîtres héréditaires. Ils le sont restés jusqu’à l’effondrement de leur empire en 1917. La Grande Maîtrise redevint alors élective. Il est à souhaiter que des détails soient donnés ultérieurement sur ces évènements, et on aimerait aussi savoir s’il y avait des chevaliers parmi la très nombreuse émigration russe à Paris. Cet Ordre, dirigé aujourd’hui par un prince orthodoxe, mais qui semble compter parmi ses membres des chrétiens de toutes les Eglises, se qualifie lui-même d’ « Ordre de Malte légitimiste », et il désigne l’Ordre fondé en 1802 par le nom d’ « Ordre pontifical ». Nous devons dire d’ailleurs que la revue parle de ce dernier Ordre sans aucune acrimonie : il est bien évident, au surplus, que les deux Ordres sont « réguliers », en ce sens que les très légères irrégularités qu’on peut déceler dans la fondation de l’un et de l’autre n’entachent pas la validité de la transmission chevaleresque. Il faut aussi louer cette revue de n’être ni anti-catholique, ni anti-templière, ni anti-maçonnique. Il y a même plus : ces héritiers des héros de Chypre, de Rhodes, de Malte et de Lépante parlent de l’Islam qu’ils ont si longtemps combattu en termes élogieux et parfois presque admiratifs. C’est là une attitude vraiment chevaleresque, bien rare aujourd’hui hélas ! Mais une question se pose : l’initiation chevaleresque ne consistait pas seulement à former des hommes d’honneur et  ̶  dans le cas des Ordres hospitaliers  ̶  des hommes de charité ; elle visait aussi et surtout à former des initiés. Qu’en est-il aujourd’hui dans le cas de l’Ordre des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem ? Le bulletin que nous venons de lire avec le plus grand intérêt ne nous fournit sur ce point aucune réponse.

Dans le Symbolisme d’avril-juin 1969, M. André Serres termine son long article : « Ce qui est épars… », où il reproduit de très nombreux passages empruntés pour la plupart à René Guénon. Il étudie notamment le symbolisme de la Veuve, des trois points, des signes d’ordre, du secret, de l’acacia, du maillet, de la Parole perdue, du Nom. L’auteur insiste à juste titre sur la multiplicité de sens des symboles. Il rappelle aussi qu’ « il serait vain de retrouver la Parole accidentellement, dans un manuscrit ancien par exemple ». Il est vain également d’espérer retrouver la Parole grâce à l’étude de l’Hébreu. Que pourrait-on en effet retirer d’une telle étude ? On a toujours su comment s’écrit le Nom ineffable, mais personne ne sait plus depuis longtemps comment il se prononce. C’est pourtant cela qui importerait, car le « Fiat lux originel » s’est exprimé dans le verbe et non pas dans l’écriture ; et la tradition, chez tous les peuples a toujours été orale avant d’être écrite. C’est pourquoi nous ne pouvons suivre M. André Serres quand il se rallie à l’opinion de M. Jean Reyor, lequel affirmait « la nécessité pour le Maçon d’étudier l’hébreu de l’Ancien Testament ». Nous avons connu pas mal de Maçons qui demandèrent à Guénon des conseils d’ordre très général, et nous pouvons dire que jamais il n’a conseillé à aucun d’entreprendre l’étude de la langue hébraïque, dont au surplus Le Symbolisme rappelait récemment les difficultés insoupçonnées qui « font le désespoir des exégètes ». Pour citer la Bible, Guénon utilisait la traduction du chanoine Crampon, introuvable aujourd’hui. D’ailleurs, si la connaissance de l’hébreu était indispensable à la « réalisation » maçonnique, alors la Maçonnerie spéculative serait supérieure à la Maçonnerie opérative, car M. André Serres conviendra certainement que dans les Loges opératives, personne  ̶  même si l’on tient compte du prêtre, du médecin et des nobles « protecteurs » qui en faisaient ordinairement partie  ̶  n’avait la moindre connaissance de l’hébreu.

Passons à un autre sujet. M. Serres écrit : « Tout avait été dit et écrit sur le symbolisme de l’équerre et du compas, tout sauf l’essentiel qui n’a été dégagé que par Guénon ». On souscrira entièrement à cette remarque. Nous pensons même qu’une appréciation aussi élogieuse pour le Maître devrait être généralisée. Ce n’est pas tel ou tel symbole dont Guénon a donné les diverses significations. C’est la science maçonnique tout entière qui a été renouvelée par lui, Guénon a restitué à la Maçonnerie la conscience de son caractère proprement initiatique. Ce faisant, il lui a rendu le plus grand de tous les services. Lui qui, intellectuellement, ne devait rien à la Maçonnerie, il lui a fait le don incomparable de la « révéler » à elle-même. C’est pour cela sans doute que Guénon a tant aimé l’Art royal. Que son œuvre ne soit encore qu’insuffisamment connue dans la Maçonnerie Universelle, et que les Guénoniens stricts, même en France et en Italie, n’aient la parole nulle part dans les Obédiences, ce sont là des détails sans importance. L’insignifiance – pour ne pas dire la puérilité – des tentatives non guénoniennes d’interprétation des symboles suffirait à montrer à qui, dans ce domaine, appartient l’avenir.

A la fin de ce long article, M. André Serre écrit que «  Guénon s’est plu à souligner les marques incontestables de l’origine catholique de la Maçonnerie ». Cela est vrai, mais il faut ajouter que Guénon pensait alors surtout à la Maçonnerie qui précédait immédiatement le coup de force de 1717. Quant à la Maçonnerie opérative proprement dite, Guénon l’a toujours considérée comme aussi ancienne que l’art de construire lui-même, c’est-à-dire comme bien antérieure au christianisme. En mars 1939, par exemple, à propos d’un article du Grand Lodge Bulletin d’lowa sur « l’âge de la Maçonnerie », il écrivait : « Cet âge est en réalité Impossible à déterminer. [Dans les plus anciens documents de l’Ordre] la Maçonnerie est toujours donnée comme remontant à une antiquité fort reculée. Que l’organisation maçonnique ait été introduite en Angleterre en 926 ou même en 627 comme ils l’affirment, ce fut déjà non comme une nouveauté, mais comme une continuation d’organisations préexistantes en Italie et sans doute ailleurs encore ; et ainsi… on peut dire que la Maçonnerie existe vraiment from time immemorial, ou, en d’autres termes, qu’elle n’a pas de point de départ historiquement assignable » (cf. Etudes sur la F.-M. t. I, p. 304). On n’en finirait pas de citer les textes de Guénon où il rattache la Maçonnerie aux Collegia fabrorum, rappelle les liens de l’Ordre avec la Tradition primordiale, affirme que «  la philosophie maçonnique est plus orientale qu’occidentale », etc. Tout cela est incompatible avec une origine uniquement catholique. La Maçonnerie a été christianisée dans le haut moyen âge et, quand l’Europe se confondait avec la « chrétienté », elle fut catholique comme l’était aussi le, « Saint-Empire romain », dont l’origine pourtant était elle aussi antérieure au christianisme. Il convient pourtant d’ajouter que la Maçonnerie ; dans ses rituels et ses textes officiels (Old Charges), n’a jamais été christianisée au point où le furent d’autres organisations similaires, parmi lesquelles on doit citer la Charbonnerie et le Compagnonnage.

Dans le même numéro, nous signalerons un article de M. Jean-Pierre Berger qui tente d’interpréter deux épisodes évangéliques (la guérison du serviteur du centurion et celle de l’homme à la main desséchée) ; – et aussi une longue étude de M. Ostabat sur les rituels de Chevaliers Profès du Rite Rectifié : dans ces rituels, Willermoz s’était efforcé d’introduire, avec un succès des plus contestables, ce qu’il avait pu comprendre des doctrines de Pasqually sur la Réintégration.

Denys ROMAN.

E.T. N° 414 Juillet-Août 1969

La revue Atlantis traite d’un sujet particulier dans chacun de ses numéros. Celui de mars-avril 1968 est consacré à Louis-Claude de Saint-Martin. On y trouve reproduit un ancien article de Paul Le Cour sur les manifestations « métapsychiques » auxquelles il assista entre les deux guerres mondiales. Sous le titre : « Carnet d’un jeune Elu Coën », M. Robert Amadou publie de très nombreuses pensées inédites écrites alors que Saint-Martin, âgé de 25 ans, venait tout juste d’entrer dans l’Ordre de Martinez de Pasqually. Le style de ces pensées est élégant ; quant au fond, il est souvent intéressant et parfois même assez remarquable. Mais d’une façon générale, elles ont une allure assez « sentimentale »,  et témoignent ainsi que leur auteur, à l’heure même qu’il se préparait à devenir l’homme de confiance et le secrétaire du « Grand Souverain » Martinez, avait déjà des tendances plutôt mystiques que vraiment initiatiques. Comme le remarque M. Raymond Christoflour, « ces pratiques de magie cérémonielle dans lesquelles Saint-Martin dit s’être engagé…, il est curieux qu’il n’y fasse ici à peu près aucune allusion ».

Le dernier article de ce numéro, dû à M. Pierre Tettoni, est intitulé : « Le nouvelle Église de Mme de Krüdener ». Se référant à plusieurs ouvrages, en français et en allemand, il donne une bonne bibliographie de cette femme peu ordinaire. Sa « nouvelle Église » n’est guère originale, et l’on trouve des conceptions de ce genre chez un grand nombre de mystiques (surtout chez ceux dont l’imagination n’est pas tenue en bride par les disciplines d’une Église « établie »). Par contre, les idées politiques de la baronne eurent une fortune singulière. Née à Riga en 1764, la future baronne de Krüdener subit des influences aussi diverses que celles de Bernardin de Saint-Pierre, de John Stilling (continuateur de Lavater) et du comte de Zinzendorf, protecteur des « Frères Moraves ». D’un mysticisme exalté, elle entra en relation en 1815 avec la Tzar Alexandre Ier. Ce souverain qui, depuis 1803, était Franc-Maçon (et même Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte), était devenu en 1812 (c’est-à-dire au moment où Napoléon entreprenait la campagne de Russie) d’une religiosité extrême, mais un peu en dehors des normes de l’Eglise orthodoxe ; il avait pour familiers des « piétistes » et même un quaker. Lui et la baronne de Krüdener étaient faits pour s’entendre. Ce fut la baronne qui inspira au Tzar l’idée de la « Sainte Alliance des rois », véritable ersatz du Saint-Empire supprimé 9 ans plus tôt, et qui était destinée à restaurer et à consolider en Europe l’« ordre » monarchique, profondément ébranlé par la Révolution française, dont l’Empire avait propagé de toutes parts les idées. Peu importe d’ailleurs que le texte originel de la Sainte-Alliance ait été profondément remanié par le chancelier autrichien Metternich et le ministre anglais Castlereagh, pour être finalement incorporé aux traités de Vienne sous l’œil sans doute narquois de l’inquiétant Talleyrand. Ce qu’il y a lieu de noter surtout (mais naturellement M. Tettoni n’avais pas à y faire allusion), c’est que la Sainte-Alliance est une de ces tentatives sans avenir dont il est question au chapitre XXXI du Règne de la Quantité. On y présentait comme « l’ordre » sans épithète ce qui n’était, dans la meilleure des hypothèses, qu’un état de moindre désordre. La Sainte-Alliance deviendra vite une « quadruple alliance », dont les membres se méfiaient terriblement les uns des autres. Quand Mme de Krüdener s’éteindra en 1824 (un an avant la mort d’Alexandre Ier, mort qui donna et donne encore lieu à tant de controverses), le « grand dessein » de la baronne, cette Sainte-Alliance qui n’avait pourtant que 9 ans, ne sera guère plus qu’un souvenir.

— Le numéro de mai-juin 1968 traite du Compagnonnage. On y trouve des articles de Fernand Pignatel et de MM. Jacques d’Arès et Lucien Carny. Les auteurs ont notamment mis l’accent sur l’attitude assez généralement observée par les Compagnons à l’égard des conditions du travail moderne, conditions si peu compatibles avec le caractère « sacré » du travail dans les civilisations traditionnelles. Ces conditions rendent d’ailleurs  aux Compagnons actuels l’« œuvre » initiatique de plus en plus difficile, puisque pour eux (contrairement à ce qui se passe pour les Maçons) l’activité professionnelle est restée le rite essentiel.

— Le numéro de juillet-août 1968 parle des calendriers luni-solaires antiques. Dans  le premier article, dû à M. Dupuy-Pacherand, nous trouvons quelques précisions intéressantes, notamment sur les calendriers romain, chinois et maya. C’est ainsi qu’est rappelé le rôle joué dans la constitution de l’année romaine par le roi Numa (année de 10 mois), puis par Jules César (année de 12 mois) qui utilisa pour cette réforme certaines données astronomiques de source égyptienne. On remarquera que ces questions relèvent essentiellement de l’« art sacerdotal » ; l’action de Numa en cette matière s’explique aisément ; quant à César, on sait qu’il était le Pontifex Maximus. Ces deux règnes marquent effectivement des « tournants » décisifs dans l’histoire de la religion romaine. Une réadaptation de la tradition doit nécessairement entraîner une réforme du calendrier, qui chez tous les peuples a un caractère religieux en rapport avec les « déterminations qualitatives du temps ». On pourrait faire observer en passant que, même en Occident, l’action de l’autorité spirituelle en cette matière n’a jamais été sérieusement contestée. Aujourd’hui encore, dans notre monde moderne qui se fait gloire d’être presque totalement « désacralisé », on ne conçoit guère que la date de Pâques puisse être « stabilisée » sans un accord préalable des différentes Églises chrétiennes. Une chose assez singulière, c’est que le calendrier de César (calendrier julien) a été conservé tel quel par les diverses Églises, qui se sont bornées à supprimer la distinction entre « jours fastes » et « jours néfastes ». L’Église byzantine et la plupart des autres Églises orientales ont d’ailleurs conservé le calendrier julien jusqu’à nos jours. Par contre, l’Église romaine (suivie en cela par les Églises protestantes) a remplacé le calendrier julien par le calendrier grégorien. C’est le pape Grégoire XIII qui, en 1582, décida que le lendemain du 4 octobre de cette année serait appelé non pas 5 octobre, mais bien 15 octobre. Une chose curieuse est rappelée par Atlantis. Dans cette nuit du 4 au 15 octobre 1582, survint ce que l’Église appelle le natalis (c’est-à-dire la « naissance au ciel », ou la mort à la terre) de sainte Thérèse d’Avila, réformatrice du Carmel, qui avait si profondément infléchi la haute spiritualité de son Église que certains spécialistes de l’histoire du sentiment religieux (nous pensons surtout à Edouard Estaunié) ont appelé la rapide expansion de sa doctrine « l’invasion mystique ». Un autre point moins connu, c’est que le Carmel perdit à cette époque la plus grande partie de ses caractères orientaux et abandonna son antique liturgie, qui avait une allure « pascale » très accentuée. A la suite de ces modifications, Carmes et Carmélites adoptèrent la liturgie romaine, continuant toutefois à honorer les prophètes Elie et Elisée comme leurs fondateurs.

Un autre article, par M. Georges-A. Mathis, traite du « calendrier celtique » en bronze découvert en 1897 à Coligny (département du Jura) ; les fragments originaux de ce calendrier sont au musée de Lyon ; mais des moulages en existent au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye. L’article donne des citations de la revue Ogam rappelant l’extrême difficulté de toute interprétation des monuments de ce genre. Nous pensons du reste, comme l’auteur de l’article, que les éléments que l’on peut tirer du calendrier de Coligny sont suffisants pour montrer à l’évidence que les Celtes qui le fabriquèrent ou l’inspirèrent avaient des connaissances dans la science sacrée de l’astrologie qui ne peuvent être le fait de simples barbares.

D’une façon générale, nous avons remarqué dans ces divers numéros d’Atlantis beaucoup de traces d’un esprit tourné vers la Tradition, qui ne peuvent que rendre cette revue très sympathique à nos lecteurs. Ce qu’il faut noter aussi, c’est que ses collaborateurs ne professent aucune vénération pour l’idole Progrès, et ne restent pas béats d’admiration devant les « miracles de la science ». Le fait aujourd’hui est assez rare pour mériter d’être signalé. M. Jacques d’Arès, qui rédige dans chaque numéro l’article de tête, stigmatise avec raison le rôle d’apprentis-sorciers joué par les savants modernes, qui s’essayent à échapper au « monde sublunaire », et cela, dit-il, « sans se soucier des conséquences que de telles entreprises peuvent avoir ». Nous avons noté aussi avec intérêt une allusion aux rapports actuels entre la science et la religion qui, dit-il, « cherchent à se rapprocher en utilisant des chemins qui ne débouchent que sur des impasses ».

Denys Roman

EN ATTENDANT L’HEURE DE LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES

Sous ce titre a paru en 2013, dans la revue maçonnique italo-française La Lettera G / La Lettre G n° 18, une version sensiblement « édulcorée » des textes que nous avions initialement prévu d’y publier sous forme d’extraits de chapitres de Denys Roman et d’une introduction.

 La sélection des extraits fut notablement raccourcie ; la teneur de notre introduction rencontra de fortes réticences : leur parution ainsi « amenuisée » fut la dernière contribution que nous accordâmes à cette revue.

 Infiltrée par des tendances inquiétantes contraires aux principes traditionnels qui avaient inspiré sa fondation, La Lettera G / La Lettre G finit par se désagréger et cessa de paraître.

Les thèmes abordés dans ces extraits et leur présentation initiale conservant toute leur portée dans les circonstances présentes, nous les reprenons ici restaurés dans leur version originale.

En effet, compte tenu de l’évolution des choses aujourd’hui, on constate une aggravation considérable : celle-ci donne aux textes de l’auteur encore plus d’importance, ce qui doit être pris en considération.

 A. Bachelet

Saint Jean d’été 2018 E.̇ . V.̇ .

 


« En attendant l’heure de la puissance des ténèbres »

 Présentation

Les événements récents, plus précisément ceux qui se sont produits autour du solstice d’hiver 2012, nous suggèrent quelques réflexions en rapport avec la doctrine des cycles qui détermine l’ensemble du déroulement de la manifestation et de l’humanité depuis l’origine des temps. Ainsi, chaque cycle important ou secondaire est défini à son début par une « orientation » marquante qui le caractérise et détermine l’essentiel de son développement, et cela jusqu’à son achèvement où les éléments qui en constituent la quintessence seront les germes du cycle suivant.

Parmi les évènements qui paraissent illustrer le début d’un cycle secondaire – car il ne peut s’agir présentement de l’achèvement du Kali-Yuga qui marquera la fin de la présente humanité -, nous pensons que l’on peut retenir la renonciation à sa charge par le pape Benoît XVI. En fait, les dates retenues « par lui » (proximité du solstice d’hiver – et, plus précisément, entre celui-ci et l’équinoxe de printemps : les 11 et 28 du mois de février 2013) relèvent d’une détermination dont la signification symbolique appelle l’attention. S’ajoute à cela la convocation au Conclave dans une hâte qui s’apparente à de la précipitation, quelles qu’en puissent être d’ailleurs les raisons pratiques.

Cet évènement serait-il lié à une certaine « prophétie » que Rome n’a jamais ignorée, sans dire négligée ? Bien que ce dernier point ne soit pas à rejeter totalement en rapport avec la décision du Souverain Pontife, nous ne pouvons surtout nous empêcher de penser, d’autre part, à une certaine « révélation » que les papes successifs se sont toujours interdit de dévoiler car elle pourrait concerner plus particulièrement le destin de l’Église des derniers temps, lié à la charge de Pierre et associé au devenir de la « Ville aux sept collines ».

Concernant la « prophétie » (et non la « révélation ») que nous évoquions ci-dessus et qui est celle dite de saint Malachie, ce qui est à remarquer c’est que, comme l’observe Guénon : « le dernier pape est désigné comme Petrus romanus [mais]Comptes Rendus, Éditions Traditionnelles 1973, p. 64) ; on notera également ce qu’il précise ensuite sur « la justesse souvent frappante des devises se rapportant aux papes postérieurs à cette date [du Conclave de 1590] ». On retiendra aussi, en la période que nous vivons, la concomitance d’évènements et incidents « cosmiques » comme une chute de météorites en quantité inhabituelle, etc.

Notons, pour en terminer avec le sujet de cette présentation, la résurgence dans le domaine « social » de la « théorie du genre », tentative « prométhéenne » de l’homme moderne qui nie de façon grotesque l’état de nature propre au couple primordial. C’est, en fait, l’image de l’androgyne originel que l’on s’efforce de pervertir, tout en pensant rendre par là même sa réalisation illusoire et impossible. Cette sinistre influence, d’une extrême gravité dans ses conséquences, porte la marque contre-initiatique que Guénon a si souvent dénoncée comme étant caractéristique du règne de l’Antéchrist.

Ces réflexions préliminaires nous amènent à proposer à nos lecteurs quelques textes de Denys Roman relatifs à la question abordée : ce sont parmi les tout derniers qu’il ait rédigés et qui expriment sa pensée intime. Il s’agit d’extraits de l’Avant-propos de son premier ouvrage (René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, Éditions Traditionnelles 1995) et de passages tirés de deux chapitres de son livre posthume (Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « L’Arche vivante des Symboles », même éditeur, même année) : « En attendant l’heure de la puissance des ténèbres » (titre sous lequel nous avons rassemblé ces extraits) et « Les cinq rencontres de Pierre et de Jean ».

René Guénon, que Denys Roman qualifiait à juste titre de Maître en tant que maître doctrinal, et donc critère de vérité dans ce domaine, est la référence ultime de l’auteur : on retrouvera Guénon bien souvent cité dans une perspective eschatologique qui fut sans aucun doute une de ses principales « préoccupations » et dont son œuvre tout entière témoigne.

André Bachelet


Denys ROMAN
« En attendant l’heure de la puissance des ténèbres »
(Réunion d’extraits)

Avant-propos

[Extraits de René Guénon et Destins de la Franc-Maçonnerie, Éditions Traditionnelles, 1995, pp. 15-16 et 10 à 15.]

[…]

Dans les écrits nombreux de sa jeunesse, et où toute son œuvre future est en quelque sorte ébauchée, Guénon ne parle jamais de la proximité de la fin des temps. Mais, dès 1914, c’est-à-dire 600 ans après le drame de 1314, il a la vision très nette de l’abîme où le monde se précipite, et dans tous ses ouvrages, à une ou deux exceptions près, il fera mention de ses craintes, qui deviendront toujours de plus en plus claires et de plus en plus pressantes.

Et ces craintes étaient surtout vives à l’égard de ce qu’il y a encore de traditionnel en Occident, c’est-à-dire de l’Église et de la Maçonnerie. Il voyait avec inquiétude se multiplier, au sein de ces deux institutions, les « infiltrations » des représentants du néo-spiritualisme et même de la contre-initiation. Il en avait perçu les visées, notamment en ce qui concerne la Maçonnerie, dont les « influences psychiques » pourraient être utilisées à des fins anti-traditionnelles… Si du moins la Toute-Puissance, selon la parole de saint Augustin, « ne préférait tirer le bien du mal plutôt que de ne pas permettre qu’il arrivât aucun mal »[1].

Depuis la mort de Guénon, la situation de la Maçonnerie s’est considérablement aggravée. Il est inutile de donner des détails qui seraient pénibles et que tout le monde connaît. Est-ce une raison, pour les rares personnes qui, selon le vœu secret de Guénon, ont demandé et reçu l’initiation maçonnique, de désespérer de l’Art Royal ? Nous devons nous rappeler que « c’est lorsque tout semblera perdu que tout sera sauvé », et que la « naissance de l’Avatâra  » se fait au cœur de la nuit la plus noire du sombre hiver, de même que la Résurrection a lieu alors que le Pasteur a été frappé et que les brebis du troupeau sont dispersées.

 […]

Le Catholicisme étant une institution fortement hiérarchisée, ce qui importe surtout à notre point de vue, c’est le comportement exercé à l’égard de Guénon par les successeurs de l’apôtre qui reçut, selon la promesse faite dans les champs de Césarée, les clefs qui confèrent le pouvoir pontifical de lier et de délier. Lorsque Guénon publiait son œuvre, sous deux Pontifes de personnalités assez différentes (Pie XI et Pie XII), il y avait au Vatican un dicastère, le plus élevé en dignité puisque le pape lui-même en était le « préfet », dont l’unique objet était de veiller à l’intégrité de la doctrine. Tout ouvrage susceptible de nuire à la foi de l’« Église enseignée » pouvait lui être déféré et faisait l’objet d’enquêtes approfondies. Dans les cas défavorables, Rome n’hésitait pas à condamner : Bergson s’en est aperçu, et aussi quelques autres. Les adversaires catholiques de Guénon peuvent faire confiance a posteriori à la haine vigilante des anti-guénoniens déclarés ou cachés. De l’académicien Henri Massis à l’inquiétant Frank-Duquesne, en passant par Mgr Jouin et le R.P. Allo (nous en omettons et non des moindres), ils ne sont pas rares ceux qui ont abominé Guénon au point de voir en lui un suppôt de l’Enfer. « J’appelle un chat un chat, hurlait Frank-Duquesne, et Guénon un ennemi du Christ et de son Église. » Et le forcené avait de puissantes relations dans les milieux religieux et « littéraires ». Les dénonciations auprès du Saint-Office n’ont pas manqué. Mais Rome a gardé le silence : l’œuvre de Guénon n’a pas été mise à l’Index.

Guénon attachait trop d’importance au « geste »[2] et donc aussi à l’absence de geste pour ne pas interpréter symboliquement une telle attitude. Lui-même a fait observer que Pierre a entendu, en même temps que les deux « fils du tonnerre » les paroles, difficilement traduisibles dans les langages de la terre, qu’échangèrent avec le Christ, sur la montagne de la Transfiguration, les prophètes Moïse et Élie. Dans les Évangiles, Pierre est parfois durement repris par son Maître pour avoir parlé trop à la légère. Et de même que l’inexprimable, dans l’ordre de la connaissance, surpasse incommensurablement tout ce qui peut être exprimé, on peut dire que les silences de Pierre sont parfois plus remplis de « signification » que ses paroles.

Nous voudrions maintenant tenter d’expliquer les raisons de l’attention privilégiée accordée par Guénon à la Franc-Maçonnerie. Nous pensons qu’elle est due en premier lieu au fait que cette organisation admet des membres appartenant à des traditions différentes[3]. En conséquence, les représentants de ces diverses traditions peuvent s’y rencontrer, et c’est même, remarquons-le, le seul « lieu traditionnel » où de tels contacts peuvent s’établir. La chose est loin d’être sans importance à l’époque du cycle où nous sommes présentement.

Mais cette « parenté » de la Maçonnerie avec plusieurs traditions amène une autre conséquence, elle aussi très importante. Lorsqu’une organisation relevant de telle ou telle tradition est sur le point de disparaître, elle peut certes transmettre tout ou partie de son « dépôt » à une autre organisation relevant de la même tradition ; mais elle peut aussi faire cette transmission à la Maçonnerie, puisque cette dernière n’est étrangère à aucune forme traditionnelle. Et c’est pourquoi Guénon a pu écrire que la Maçonnerie a plusieurs origines, ayant reçu l’héritage de nombreuses organisations antérieures.

On sait que les plus célèbres de ces héritages sont l’Orphisme et le Pythagorisme des Grecs et les Collegia fabrorum des Romains, relevant de traditions « disparues »[4], et ensuite l’Ordre du Temple et le « Collège invisible » de la Rose-Croix, relevant de la tradition chrétienne. De tels héritages sont éminemment précieux. Les collèges d’artisans furent fondés par Numa (l’équivalent romain du Manu védique), qui fit construire le temple de Janus, le dieu au double visage, dont le sanctuaire était ouvert pendant la guerre et fermé pendant la paix. Quant à l’héritage orphico-pythagoricien, il relie la Maçonnerie à la Tradition primordiale, à cause des liens de Pythagore avec l’Apollon delphique et hyperboréen.

La Maçonnerie a ainsi permis à des éléments relevant de civilisations mortes de demeurer vivants[5] et d’être ainsi non seulement des vestiges du passé, mais aussi des « germes » pour le futur. Et cela peut faire penser à la « séparation » qui doit s’effectuer à la fin du cycle entre ce qui doit périr et ce qui doit être sauvé[6], séparation qui est analogue à ce qu’est, dans le Christianisme, le « Jugement dernier »[7].

Évidemment, attribuer un tel rôle à la Maçonnerie, c’est la regarder bien autrement que ceux qui voient en elle une « société de pensée » ayant pour but « le Progrès sous toutes ses formes » ou encore un « système particulier de morale », ou même un simple divertissement pour dilettantes, voire une méthode pour faire de l’or. Mais des préoccupations aussi « terrestres » n’auraient jamais pu retenir l’attention d’un René Guénon. Et c’est des idées de Guénon que nous entendons ici nous occuper exclusivement.

Nous pensons, en effet, que cette transmission d’éléments « antiques » à la Maçonnerie implique que cette dernière a un rôle à jouer lors de la fin du cycle et qu’en conséquence, elle doit demeurer vivante jusqu’à ce terme de notre humanité. Ce n’est d’ailleurs pas autre chose que veut exprimer symboliquement la formule rituelle selon laquelle la Loge de saint Jean se tient « dans la vallée de Josaphat ».

Et cette mention de saint Jean nous amène à considérer les héritages que l’Ordre maçonnique a reçus de la « tradition monothéiste » et plus particulièrement de sa forme chrétienne qui, elle, a reçu de son fondateur la promesse de subsister « jusqu’à la consommation du siècle ». C’est donc simplement parce que ces organisations ont disparu, par suppression dans le cas des Templiers, ou encore par suite de leur départ de l’Europe dans le cas de la Rose-Croix, que leur héritage est passé à la Maçonnerie.

La Maçonnerie était d’ailleurs toute désignée pour recevoir le dépôt de l’Ordre Templier, qui était comme elle de caractère «  johannique ». Les Templiers rendaient un culte particulier à saint Jean, ce qui n’est pas étonnant car l’Apôtre préféré du Christ apparaît dans les Évangiles comme le type et le modèle des initiés. N’a-t-il pas été désigné par son Maître comme « fils du tonnerre » ? Il est également « fils de la Vierge », expression hermétique qui, rappelle Guénon, désigne aussi les initiés. Et il n’est pas jusqu’au culte rendu exotériquement par l’Église qui ne reconnaisse à saint Jean des privilèges particuliers et d’un caractère « secret »[8].

Quant aux rapports de saint Jean avec la fin du cycle, ils sont extrêmement marqués. L’Apôtre a reçu l’assurance de « demeurer » jusqu’au retour du Christ dans la gloire ; et c’est sous le nom de Jean qu’est placé le dernier livre de la Bible, relatant symboliquement les évènements qui doivent précéder ce retour, annonciateur de la restauration de l’état primordial.

La Maçonnerie cependant n’est pas placée sous le seul patronage de Jean l’Évangéliste, mais bien sous celui des deux saints Jean, l’Évangéliste et le Précurseur. Or ce dernier a lui aussi des rapports très étroits avec la fin des temps. Le fils de Zacharie (qui, en recevant son nom, a fait « retrouver » la parole à son père qui l’avait « perdue ») est dit en effet devoir « marcher dans l’esprit et la vertu d’Élie », le prophète enlevé au ciel dans un char de feu, et qui est aussi, avec Hénoch, un des deux « témoins » dont parle l’Apocalypse, qui sont les précurseurs du second avènement. Le Christ lui-même a dit de Jean-Baptiste : « Il est Élie qui doit venir. »

De tous les personnages du Nouveau Testament, il n’en est aucun qui ait avec la fin du cycle des rapports aussi intimes que les deux saints Jean[9]. Et l’on peut en déduire qu’un Ordre placé sous leur patronage particulier doit lui aussi avoir quelque relation avec cette fin. Il ne faut pas chercher ailleurs, pensons-nous, la raison pour laquelle cet Ordre a été constamment « élu » pour devenir « l’Arche » où s’est produit « l’entassement » de tout ce qu’il y a eu de vraiment initiatique dans le monde occidental[10].

De tels « destins » ne pouvaient que retenir l’attention de René Guénon, dont l’œuvre, pensons-nous, ne pouvait surgir qu’aux abords de la fin du cycle. […].

 

En attendant l’heure de la puissance des ténèbres

[Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie « L’Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, chapitre XXI, pp. 247 à 250.]

 Durant les années qui suivirent la libération de la France, certains lecteurs de René Guénon, qui avaient retrouvé avec joie la publication régulière de ses articles et de ses chroniques, se plaignaient parfois (entre eux) de ce que le Maître se laissât trop souvent aller à discuter sur « des détails de symbolisme », au lieu de traiter de la seule chose qui importe vraiment : la réalisation métaphysique. Un tel « reproche » – l’avouerons-nous ? – ne laissait pas de nous surprendre, venant de guénoniens. À plusieurs reprises, en effet, Guénon avait mentionné qu’il s’inspirait, pour ses écrits, des événements qui se produisaient dans le monde et qui devait forcément « manifester » certaines de ces réalités d’un ordre supérieur auxquelles seules il attachait quelque intérêt. Négliger ces événements, c’était, selon lui, admettre qu’ils sont le fait du « hasard », conception foncièrement anti-traditionnelle, mais à laquelle certains philosophes ultramodernes, qui se targuent parfois de « spiritualisme », attribuent dans l’évolution du Cosmos un rôle prépondérant. […].

Dans les « critiques » dont nous parlons ci-dessus, nous avions tout de suite été frappé par l’expression « détails de symbolisme ». Il suffit d’avoir étudié quelque peu les traités sur le symbolisme hermétique pour se rendre compte de l’importance capitale qu’y joue le moindre détail. Or, on sait les rapports de l’hermétisme avec la Maçonnerie, rapports soulignés par la présence de la racine HRM à la fois dans les noms Hermès et Hiram. Mais nous aurons dans le cours de cet article à insister sur l’importance de certains détails qu’on trouve dans les textes sacrés du Christianisme, et singulièrement dans les plus sacrés de tous : ceux qui ont trait à la Passion et à la Résurrection du Christ.

 Une des particularités qui distinguent fondamentalement la pensée symbolique de la pensée profane, même « philosophique », c’est l’importance qu’y jouent les différents modes de « correspondance ». On sait, par exemple, les rapports qui relient les sept planètes de l’astrologie traditionnelle aux sept métaux de l’alchimie (et aussi, par extension, aux sept « couleurs » du blason). Nous allons maintenant attirer l’attention sur une correspondance d’un type particulier : celle qu’on peut établir entre les événements de la vie mortelle du Christ et ceux qui ont marqué et qui marqueront l’existence « terrestre » de l’épouse du Christ, qui est l’Église.

Rappelons tout d’abord que l’Église, dans son universalité, comprend à la fois les institutions exotériques connues officiellement sous les noms des différentes Églises, mais aussi l’ésotérisme chrétien, incarné au cours des siècles en diverses organisations qui, pratiquement, ont toutes fini par se résorber dans la seule Franc-Maçonnerie. Pour ne pas alourdir notre exposé, nous nous contenterons de faire un rapprochement entre certains faits qui ont marqué la fin de la vie terrestre de Jésus et ceux (que nous connaissons par la révélation des Écritures) qui marqueront le comportement de l’Église au cours des tribulations de la fin du cycle.

Lors de son arrestation au jardin des Oliviers, le Christ avait dit aux envoyés du prince des prêtres : « C’est maintenant votre heure, l’heure de la puissance des ténèbres » (Luc, XXII, 53). Il fut mis en croix à la sixième heure du jour, et « de la sixième heure à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre » (Matthieu, XXVII, 45 ; Marc, XV, 33 ; Luc, XXIII, 44). Durant cette longue « obscuration », le seul Apôtre présent était Jean, qui avait suivi la « Voie Douloureuse » avec la Vierge Marie et aussi avec quelques femmes parmi lesquelles Marie de Magdala, qui toutes apparaissent dans les Évangiles comme des « myrrhophores », c’est-à-dire des « porteuses de myrrhe », la myrrhe étant, selon Guénon, le « breuvage d’immortalité », le troisième et le plus excellent des présents offerts par les Mages au Christ naissant.

Jean, bien entendu, représente ici l’ésotérisme. Mais où étaient donc les représentants de l’exotérisme ? Tous s’étaient enfuis, à l’exception pourtant de Pierre qui était allé jusqu’au palais de Caïphe où il avait eu le malheur de renier son Maître par trois fois. Rentré en lui-même au chant du coq, il était parti pour « pleurer amèrement », n’ayant pas osé se joindre aux femmes fidèles qui, avec le disciple bien-aimé, avaient eu le courage de monter jusqu’au Golgotha. Nous ne nous arrêterons pas sur la « valeur » exotérique de ces « larmes amères », que nous comparerions volontiers à celles versées par le premier couple humain chassé du Paradis. Mais il convient de rappeler que, dans le langage secret utilisé par Dante et les Fidèles d’Amour, le mot « pleurer » avait une signification très particulière. Les organisations initiatiques d’alors, depuis la destruction de l’Ordre du Temple, avaient décidé de cacher, beaucoup plus complètement qu’auparavant, leurs doctrines et leur existence même. Et c’est le fait de cette « dissimulation » qu’ils désignaient symboliquement par le verbe « pleurer ».

Durant ces trois longues heures d’obscurité surnaturelle, nous savons donc que Pierre « pleurait », tandis que Jean recevait du Christ, comme un « dépôt » particulièrement sacré, la garde de sa mère, ce fait exceptionnel ayant eu comme témoins les seules myrrhophores. Rappelons aussi qu’à la neuvième heure le Christ, avant de mourir, poussa en hébreu un cri que les assistants prirent pour un appel au prophète Élie ; et, dans le symbolisme très complexe de Dante, 9 avait une importance particulière, au point que l’Alighieri a pu écrire : « Béatrice est elle-même le nombre 9. »

La quatrième et dernière partie de notre Manvantara est le Kali-yuga ou âge sombre. Nous sommes à la fin de cet âge de fer, et cette fin connaît une obscuration qui s’accélère rapidement et deviendra bientôt presque totale. Ce sera alors « l’heure de la puissance des ténèbres » qu’on appelle encore le « règne de l’Antéchrist ». Si nous avons raison d’attendre à une telle époque des événements en correspondance avec ceux qui ont précédé la mort du Christ, il devrait se produire quelque chose de comparable à ce que furent autrefois les larmes de Pierre et en même temps une sorte de « promotion » de la fonction de Jean. Nous avons parfaitement conscience de la gravité de ce que nous disons là. Nous savons quel usage peuvent en faire les ennemis de l’Ordre maçonnique, et aussi les chrétiens adversaires de toute idée d’ésotérisme. Mais d’autres avant nous ont envisagé des événements de cet ordre, et ont été frappés par la double prédiction qui termine l’Évangile selon saint Jean et qui semble bien n’avoir pas d’autre but que de faire allusion aux événements des derniers jours. Il est vrai que si la prédiction au sujet de Jean est bien connue (« Je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne »), celle relative à Pierre semble avoir moins attiré l’attention. La voici : « En vérité je te le dis, lorsque tu étais jeune, tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais. Mais quand tu seras vieux, tu étendras les bras, un autre te ceindra et te mènera là où tu ne voudrais pas aller. » Cela ne fait-il pas allusion à une certaine perte d’indépendance pour les successeurs de Pierre ?

L’obscurité est, pour la condition « espace » exactement ce qu’est le silence pour la condition « temps », – ce silence qui est le premier des devoirs imposés aux initiés, et que les Fidèles d’Amour symbolisaient par l’injonction de « pleurer ». Mais l’obscurité a deux aspects, l’un maléfique et l’autre bénéfique. L’obscurité complète symbolise la « mise sous le boisseau » de la Tradition, ou tout au moins de sa partie « visible » : c’est vraiment « l’heure de la puissance des ténèbres ». Mais c’est aussi seulement au sein de cette obscurité que peut s’accomplir le passage d’un cycle à un autre, passage qui est toujours celui de l’âge de fer à l’âge d’or. Pour en revenir au symbolisme évangélique, dans la dernière page du texte johannique, le dernier ordre donné par Jésus à Pierre fut l’injonction : « Suis-moi ! » Et Pierre, se retournant alors, vit que Jean venait derrière eux, c’est-à-dire les suivait. Quelles que puissent être les dernières et terribles tribulations qui assailliront l’Église dans les derniers jours, on peut être certain que Pierre et Jean se retrouveront alors pour être les serviteurs obéissants du Maître incomparable qui a pu dire : « Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la Lumière de la Vie. »

 

Les cinq rencontres de Pierre et de Jean

[Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie « L’Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, chapitre XXII, pp. 255 à 261.]

[…]

Tout ce qui est dit dans les Écritures chrétiennes de saint Jean a un caractère ésotérique et initiatique, mais ce caractère est surtout mis en évidence quand on lui applique les règles du symbolisme universel. Cela n’est pas surprenant, puisque le but du langage symbolique est précisément d’aller plus loin que les possibilités étroitement limitées du langage « ordinaire ». Deux conséquences découlent immédiatement de ce que nous venons de dire. D’abord, les théologiens et les exégètes qui négligent l’importance de ce langage symbolique passent à côté de l’interprétation exacte et « supérieure » des textes qu’ils étudient. Ensuite, dans lesdits textes, le moindre détail, qui pourrait paraître « insignifiant » si on le considère en lui-même, devient au contraire chargé de signification dès lors qu’on le considère à la lumière de la science symbolique.

Les textes relatifs à saint Jean qu’on trouve dans le Nouveau Testament peuvent être divisés en trois classes. Dans la première, saint Jean figure, sinon seul, du moins seul à être nommé entre les douze Apôtres ; le plus important de ces textes est celui où le Christ en croix fait de Jean le fils et le gardien de la Vierge. Dans la seconde classe, nous voyons Jean accompagné de son frère Jacques (lui aussi « fils du tonnerre ») et de Pierre ; ces textes, au nombre de trois, ont trait à la Transfiguration, à la résurrection de la fille de Jaïre et à l’agonie de Jésus au jardin des Oliviers. Enfin, la troisième classe comprend les textes où Jean est mis directement en relation avec le prince des Apôtres, saint Pierre. Ces textes, au nombre de cinq (quatre à la fin de l’Évangile de Jean, un au début des Actes des Apôtres), nous nous proposons de les examiner brièvement[11].

 Jean, XIII, 21-28. – Nous sommes à la dernière Cène. Le Christ vient de dire à ses Apôtres : « L’un de vous me trahira. » Surprise des disciples, qui interrogent l’un après l’autre leur Maître sans obtenir de réponse. Finalement Pierre, voyant Jean qui repose sur la poitrine du Seigneur, lui fait signe d’interroger Jésus, qui donne alors au disciple préféré l’indication du « signe manuel » qui permettra de reconnaître le « fils de perdition ».

Jean, XVIII, 15-25. – Après l’agonie au jardin des Oliviers et l’arrestation de Jésus, tous les disciples, l’abandonnant, se sont enfuis. Pierre et Jean, cependant, suivent de loin le cortège qui conduit le prisonnier à la demeure du grand-prêtre Caïphe. Jean, qui était connu du grand-prêtre, entre dans la cour du palais et y fait aussi entrer Pierre. C’est dans cette cour que vont se produire les trois reniements successifs du prince des Apôtres, lequel, ayant croisé son regard avec celui de Jésus après avoir entendu le coq chanter, sortira de la cour pour « pleurer amèrement ».

Jean, XX, 1-9. – Le Vendredi saint est passé, la fête du sabbat aussi, et, le premier jour de la semaine commençant à luire, Marie de Magdala, accompagnée de quelques autres femmes, achète des parfums et se rend au sépulcre pour embaumer le corps du crucifié. En arrivant, elles trouvent la pierre qui fermait le sépulcre enlevée, l’entrée béante et le tombeau vide. Dans son affolement, Marie-Madeleine se précipite chez les Apôtres pour les informer. Pierre et Jean partent en courant au sépulcre. Jean arrive le premier, mais attend que Pierre soit arrivé et entré dans le sépulcre pour le suivre et constater à son tour qu’il est inutile de chercher parmi les morts l’Auteur de la Vie.

 Jean, XXI, 15-24. – Le quatrième épisode est célèbre, car il termine le quatrième Évangile. Pierre, dont les larmes et l’amour ont lavé la faute, vient d’être confirmé par son Maître dans sa charge de Pasteur des agneaux et des brebis, qui implique, rappelons-le, le « pouvoir des clefs » donnant la faculté de lier et de délier. Devant de pareilles faveurs, Pierre, qui voit alors Jean se diriger vers eux, se demande ce que le Maître a bien pu réserver à son disciple bien-aimé. Il interroge le Christ, qui lui fait alors la réponse célèbre : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? »

Actes des Apôtres, III, 1-10. – Nous sommes maintenant dans les tout premiers jours de l’Église. Pierre et Jean montent au Temple pour y prier. À la porte, un boiteux leur demande l’aumône, et Pierre lui dit : « Je n’ai ni or ni argent, mais ce que j’ai je te le donne. Au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi et marche. » Le miracle s’accomplit aussitôt.

Examinons maintenant, à la clarté du symbolisme, ces cinq épisodes. Pour interpréter le premier rappelons-nous que Pierre représente l’exotérisme, Jean l’ésotérisme et Judas la contre-initiation. On voit alors que l’exotérisme a besoin de l’ésotérisme pour déceler les « prestiges » de la contre-initiation. Et on nous dira sans doute que – Guénon l’avait déjà signalé – l’ésotérisme chrétien et la Maçonnerie en particulier se sont aussi mal défendus contre les infiltrations de la contre-initiation que les Églises chrétiennes et le Catholicisme par exemple[12]. Mais on peut assurer en tout cas que personne, en Occident, n’a autant que Guénon donné de précisions sur les tactiques des forces obscures et, d’une manière générale, sur la « technique de la subversion ». Et c’est à sa connaissance exceptionnelle de tout ce qui touche à l’ésotérisme et à l’initiation qu’il devait ses clartés sur leurs antithèses émanant du « Satellite sombre » : le néo-spiritualisme et la contre-initiation.

Le second épisode que nous avons rapporté est difficile à interpréter, car il pourrait sembler que c’est Jean qui, en introduisant Pierre dans la cour de Caïphe, lui a donné l’occasion de ses trois reniements. Mais il serait bien audacieux, celui qui se permettrait de « juger » une défaillance aussitôt expiée par les larmes. O felix culpa ! chantait l’Église, naguère encore, dans la nuit de la Résurrection, à propos du péché d’Adam, qualifié aussi de « péché nécessaire ». Et nous remarquerons que si Pierre n’avait pas été amené par sa faute à quitter la cour de Caïphe et ainsi à se séparer de Jean, il aurait accompagné ce dernier au Calvaire et aurait été ainsi le témoin du don incomparable fait par Jésus au disciple bien-aimé. De ce don, les seuls témoins auront donc été les femmes qui, bravant les clameurs d’une foule poussant des cris de mort, furent fidèles jusqu’à la fin et purent ainsi assister aux derniers moments de l’homme-Dieu et participer avec Joseph d’Arimathie à sa mise au tombeau[13].

Les troisième et quatrième épisodes sont faciles à interpréter. Le troisième souligne la primauté de celui à qui furent conférés les titres de Pasteur des brebis et de Prince des Apôtres, et à qui furent remises les clefs du royaume des cieux. Le quatrième épisode rappelle cependant que cette autorité s’arrête la où commence le domaine de Jean.

Dans le cinquième épisode, nous voyons Pierre agir seul pour guérir le malheureux frappé du « signe de la lettre B », Jean ne figurant dans cette histoire que par sa seule présence. Nous pensons qu’il y a là une leçon à méditer soigneusement par les « frères de Jean ». Dans la chimie moderne, fille indigente de l’alchimie traditionnelle, on appelle « catalyseur » un corps qui, nécessaire à une réaction, n’est cependant pas affecté par cette réaction qu’il se contente de permettre ou tout au plus d’activer. L’idéal, pour ceux qui se réclament de l’ésotérisme et de l’initiation, serait de pratiquer ce que Guénon appelle une « activité non agissante ». Une telle attitude est plus commune en Orient qu’en Occident, et l’on sait l’importance du « non-agir » (Wu-Wei) dans la tradition extrême-orientale. Mais la tentation de l’« activisme » hélas ! a fait des ravages dans bien des branches de la Maçonnerie.

On pourrait tirer, des cinq rencontres que nous venons d’examiner rapidement, quelques « enseignements pratiques » à l’usage des organisations initiatiques occidentales (et surtout des obédiences maçonniques) et plus spécialement des dignitaires qui ont reçu la lourde tâche de les diriger. Surveillance attentive de l’action insidieuse, mais parfois terriblement efficace, qu’exercent les agents de l’« adversaire » qui ont su s’infiltrer dans les rangs de l’initiation authentique ; patience à toute épreuve à l’égard des autorités exotériques régulières, en dépit de leurs incompréhensions, de leurs injustices et parfois même de leurs calomnies ; enfin refus absolu de céder à la « tentation » d’impliquer la Maçonnerie dans n’importe quelle activité de l’ordre social ou politique. Ceux qui connaissent bien l’œuvre de Guénon savent que de telles recommandations n’ont jamais été d’une nécessité aussi pressante que de nos jours. Et cela nous amène à quelques réflexions sur ce que nous appellerions volontiers le rôle dévolu à la Maçonnerie à la fin du cycle actuel.

Dans les anciens rituels, quand on demandait à un visiteur : « Où se tient la Loge de saint Jean ? », il devait répondre : « Sur la plus haute des montagnes ou dans la plus profonde des vallées, qui est la vallée de Josaphat. » Cette expression reconnaissait donc à la Maçonnerie, et cela en raison de ses rapports avec saint Jean, un lien particulier avec le « Jugement dernier ». D’autre part, au XVIIIe siècle en Angleterre, certains ateliers rattachés à l’obédience la plus traditionnelle d’alors, la « Grande Loge des Anciens », travaillaient avec la Bible ouverte à la seconde Épître de saint Pierre, qui est un des rares textes scripturaires parlant ouvertement des derniers temps. Enfin, nous rappellerons que, selon l’interprétation des plus anciens Pères de l’Église, l’« obstacle » à la venue de l’Antéchrist dont parle saint Paul dans la seconde Épître aux Thessaloniciens n’était autre que l’Empire romain. Cet Empire, reconstitué par Charlemagne, devint bientôt le « Saint Empire Romain Germanique », le mot « germanique » signifiant ici ésotériquement, comme il en sera également dans la Rose-Croix, la « terre des germes ». Cet Empire disparut en 1806, quelques années après qu’eût été fondé aux États-Unis d’Amérique le premier Suprême Conseil du Rite Écossais. Depuis lors, les Suprêmes Conseils de chaque nation portent le titre de « Suprêmes Conseils du Saint-Empire », et les armoiries du trente-troisième degré de l’Écossisme sont les armoiries mêmes du Saint-Empire, avec la devise « Deus meumque jus », que le Grand Orient de France, toujours avide de « modernisation », a cru bon de remplacer par Suum cuique jus. Il se trouve donc que l’« idée » (au sens platonicien de ce mot) du Saint-Empire est actuellement « résorbée » dans la Franc-Maçonnerie, et plus précisément dans le dernier degré du Rite Écossais. Cela n’est pas sans importance, étant donné ce que les anciens auteurs chrétiens ont écrit sur le rôle eschatologique de l’Empire romain.

Nous ne savons si, même parmi les lecteurs les plus attentifs de René Guénon, nombreux ont été ceux qui ont remarqué les lignes qui terminaient son compte rendu de l’article « La Franc-Maçonnerie » d’Albert Lantoine, inséré dans une Histoire générale des religions publiée dans l’immédiat après-guerre[14]. Le Maître, après avoir loué Lantoine « d’avoir fait justice de la légende trop répandue sur le rôle que la Maçonnerie française du XVIIIe siècle aurait joué dans la préparation de la Révolution et au cours de celle-ci » et déploré « l’intrusion de la politique dans certaines Loges », discutait la conclusion de l’auteur pour qui la Maçonnerie pourrait être destinée à devenir « la future citadelle des religions ». Et Guénon, tout en admettant que beaucoup ne verront dans une telle conception « qu’un beau rêve », ne rejetait pas absolument 1’« espérance » de Lantoine, mais il lui faisait subir en quelque sorte une « transmutation » traditionnelle. Précisant que le rôle envisagé par Lantoine « n’est pas tout à fait celui d’une organisation initiatique qui se tiendrait strictement dans son domaine propre », il ajoutait que « si la Maçonnerie peut réellement venir au secours des religions dans une période d’obscuration spirituelle presque complète, c’est d’une façon assez différente » de celle envisagée par l’auteur de la Lettre au Souverain Pontife, « mais qui du reste, pour être moins apparente extérieurement, n’en serait cependant que d’autant plus efficace ».

Ces lignes sont énigmatiques, les plus énigmatiques peut-être qu’ait jamais écrites René Guénon. Mais il est évident que la « période d’obscuration spirituelle presque complète » dont parle Guénon ne peut être que le règne de l’Antéchrist. L’auteur des Aperçus sur l’Initiation, qui dut avoir très tôt la révélation ou, si l’on préfère, la « conscience » du rôle exceptionnel qui lui était réservé, n’écrivait rien sans y avoir mûrement réfléchi, et les « beaux rêves » n’étaient pas son fait. Nous sommes persuadé que le texte que nous venons de rappeler peut fournir l’explication de l’attention que, dès sa première jeunesse et jusqu’à ses derniers jours, il a constamment accordée à la Franc-Maçonnerie, attention qui a causé la surprise de beaucoup et aussi le scandale de quelques-uns. Guénon voyait dans cette organisation, en qui s’est résorbé tout ce qui a compté véritablement dans les initiations occidentales, les marques d’une « vitalité » lui permettant de triompher des attaques incessamment menées contre elle par tout ce qui procède de la « sphère de l’Antéchrist ». Et cette vitalité nous fait penser à celle promise à l’apôtre Jean, un des deux saints patrons de la Maçonnerie, quand il entendit déclarer de lui : « Je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne. » Déclaration bien grave, quand elle est prononcée par celui qui a pu dire : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. »

Denys ROMAN

[1] Manuel, troisième partie.

[2] Guénon avait envisagé la rédaction d’un ouvrage particulier consacré à la « théorie du geste ». Il n’eut jamais l’occasion de le rédiger, et de toutes les œuvres de lui qui nous manquent, c’est peut-être avec l’ouvrage projeté sur la « science des lettres », celle dont l’absence est le plus à regretter.

[3] Il en est de même pour le Compagnonnage ; mais ce dernier […] ne s’est pas répandu hors du monde chrétien, en sorte que son caractère « pluri-traditionnel » est demeuré purement théorique.

[4] La tradition celtique, qui eut une telle importance dans l’Europe antique et médiévale, semble avoir transmis quelques éléments au 22e degré du Rite Écossais (chevalier Royale Hache), dont les ateliers portent le nom de Conseil de la Table Ronde. Le thème de ce grade est la construction en bois, ce qui a entraîné comme conséquence de très nombreuses allusions au Cèdre utilisé pour l’érection du Temple de Salomon : d’où le nom de « Prince du Liban » donné aussi à ce grade.

[5] Comme nous demandions à René Guénon, à la suite de son article « Parole perdue et mots substitués », pourquoi les organisations mourantes s’étaient « réfugiées » dans la seule Maçonnerie au lieu de se disperser dans les diverses fraternités subsistantes il nous répondit : « C’est parce que la Maçonnerie, seule parmi les organisations occidentales, a conservé une certaine vitalité. » C’est, pensons-nous, un certain côté « bénéfique » du manque de discernement initiatique dans le recrutement maçonnique. Bien des « profanes en tablier » sont ainsi entrés dans les Loges, et leur incompréhension, notamment en matière de symbolisme, leur a permis souvent de parvenir aux plus hautes dignités (cf. Le Règne de la Quantité, Avant-propos). En tous cas le nombre même de ces Frères a rendu l’Ordre maçonnique pratiquement indestructible. Ce n’est peut-être pas ce que recherchaient certains de ceux dont Guénon a signalé les desseins obscurs (idem, chap. XXVII). Mais n’est-t-il pas bien connu que « le Diable porte pierre » et peut même contribuer, en certaines circonstances, « à rassembler ce qui est épars », notamment pour la construction de certains « ponts », ainsi qu’il est attesté dans de nombreuses légendes ?

[6] On peut remarquer que c’étaient les organisations qui, même du simple point de vue moral, méritaient le plus le « salut », c’est-à-dire une prolongation de leur existence, qui ont été ainsi incorporées à l’Ordre maçonnique. La chose est très évidente notamment pour le Pythagorisme, dont beaucoup d’entre les premiers chrétiens ont reconnu l’élévation de la doctrine et le  caractère « vertueux » de la discipline qu’il imposait à ses membres.

[7] Cf. La Crise du Monde moderne, Avant-propos.

[8] Le rôle ésotérique de Jean est très nettement suggéré dans les textes officiels de la liturgie romaine. Dans l’office de nuit, par exemple, reviennent à plusieurs reprises dans les antiennes, les répons et les versets, des formules telles que les suivantes, utilisées le 27 décembre pour la fête de saint Jean :

« Celui-ci est Jean, qui pendant la Cène reposa sur la poitrine du Seigneur.
Heureux apôtre à qui furent révélés les secrets célestes !
Le bienheureux Jean est digne d’un grand honneur, lui qui, pendant la Cène a reposé sur la poitrine du Seigneur.
Jean a puisé les eaux vives de l’Évangile à la source sacrée du cœur du Seigneur.
Celui-ci est Jean, Apôtre et Évangéliste qui a mérité d’être honoré plus que les autres par le Seigneur, du privilège d’un amour choisi. C’est le disciple que Jésus aimait, et qui pendant la Cène a reposé sur sa poitrine. »

[9] Les solstices d’été et d’hiver, auxquels sont fixées les fêtes de ces saints, marquent dans le cycle annuel un renversement de tendance. Or le « renversement des pôles » est l’événement capital qui marque le passage entre deux Manvantaras. Il s’agit, bien entendu, avant tout d’un événement d’ordre spirituel, mais qui doit aussi avoir sa répercussion dans l’ordre cosmique. Et n’est-t-il pas vraiment curieux que ce soit au XXe siècle seulement que des « savants », n’ayant aucune préoccupation spirituelle, aient songé à examiner le magnétisme des roches archaïques et aient découvert que ces roches portent des traces irréfutables que des renversements de polarité se sont produits à plusieurs reprises au cours des ères géologiques ?

[10] Nous utilisons ce mot d’entassement par analogie avec l’« entassement des espèces », expression de Fabre d’Olivet que Guénon a reprise dans Le Roi du Monde. Cela nous rappelle qu’un critique profane de la Maçonnerie, d’ailleurs nullement hostile à l’Ordre et fort intelligent, avait écrit, il y a cinquante ans, avec quelque commisération, à propos des Francs-Maçons : « On connaît leur art, qui ne sait qu’assembler des figures hétéroclites et sans goût. » Évidemment, les « Tableaux de Loge » et les Blasons des grades du Rite Écossais ne sauraient atteindre, au « marché de l’Art » – quelle expression ! – les prix d’un Rembrandt ou d’un Picasso. Mais l’art maçonnique, si peu estimé par ce critique, est tout de même, à l’art purement profane qu’est devenu l’art moderne, exactement ce qu’était la poésie de Dante à celle des poètes de son temps dont l’Alighieri disait qu’ils « riment sottement ». L’accumulation, dans les « Tableaux de Loge » et les blasons maçonniques, de symboles apparemment hétéroclites est l’exact équivalent de l’entassement, dans 1Arche, d’« espèces » qui auparavant sont étrangères et même hostiles les unes aux autres. À ce point de vue, il y a dans l’Arche comme un reflet de l’état primordial ou du Paradis terrestre et aussi une préfiguration de ces temps messianiques prédits par Isaïe.

[11] En intitulant le présent article « Les cinq rencontres de Pierre et de Jean » nous voulions dire que c’est en relatant cinq épisodes importants que l’Écriture met pour ainsi dire face-à-face les deux Apôtres dont la personnalité l’emporte incontestablement sur celle des dix autres. Mais il est bien évident que, durant les trois ans de la vie publique du Christ, les douze Apôtres, qui vivaient en commun, se sont rencontrés chaque jour.

[12] Nous pensons surtout ici à la psychanalyse (et particulièrement à celle de Jung), dont Guénon a souligné le caractère dangereux à la fin du Règne de la Quantité. Il est même à remarquer que, dans la Maçonnerie, c’est le Rite Écossais qui semble avoir été spécialement visé, ce qui a permis à certains de donner de son symbolisme des interprétations d’une fantaisie vraiment débordante.

[13] Ce rôle des femmes lors de la Passion et aussi de la résurrection du Christ pourrait aider à résoudre en partie la difficulté mentionnée par Guénon pour l’établissement des rituels destinés à l’initiation féminine.

[14] Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. II, pp.99-100.

Note 6 : Denys Roman : « Euclide, élève d’Abraham »

[2010 : Équinoxe de printemps, La Lettera G / La Lettre G,  N° 12]

Denys ROMAN :
« Euclide, élève d’Abraham »*

Le texte de Denys Roman sur « Euclide, élève d’Abraham » expose un aspect fondamental de la « légende du Métier »[1], légende très chère à nos Anciens qui l’ont intégrée dans la plupart des manuscrits appelés Old Charges ou « Anciens Devoirs » ; les Maçons opératifs voyaient symboliquement dans cette légende, non seulement l’histoire traditionnelle qui permet d’entrevoir les « origines » de la Maçonnerie, mais aussi l’excellence de l’Art Royal dans cette expression particulière de la Construction universelle qu’est la Géométrie.

Ce texte de D. Roman fut publié primitivement dans le numéro 32 d’octobre 1977 de la revue maçonnique « Renaissance Traditionnelle » ; il était d’ailleurs accompagné, dans d’autres numéros de cette revue, d’une série d’articles que l’auteur présentait sous la rubrique « René Guénon et les “destins” de la Franc-Maçonnerie » qu’il retiendra comme titre pour son premier ouvrage paru en 1982 et réédité en 1995. Les lecteurs qui connaissent cette revue d’histoire de la Franc-Maçonnerie[2] dont la tendance, les « valeurs » et la méthode sont très éloignés du point de vue traditionnel dont R. Guénon fut l’interprète le plus autorisé pour notre temps, s’étonneront sans doute de la publication, dans ce cadre, d’un article aussi éloigné d’une vision historique profane sur l’Ordre maçonnique. On conçoit donc la surprise et le mécontentement que suscitera ce texte parmi les lecteurs de cette revue, au point de provoquer quelques réactions très hostiles à René Guénon, comme il s’en produit souvent.

Dans cet article, D. Roman reprend et commente l’histoire légendaire qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham, histoire véhiculée pratiquement par tous les Old Charges de la Maçonnerie opérative jusqu’à un manuscrit comme le Dumfries n° 4 qui, datant de 1710 environ, appartenait à la période « pré-spéculative ». En fait, ce manuscrit ne se compose pas uniquement de la « légende du Métier » car il comprend également le « serment de Nemrod », les questions et réponses rituelles et le blason de l’Ordre qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. Ainsi, dans le chapitre « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours » de son second ouvrage signalé dans notre note 1, l’auteur relève notamment que ce manuscrit pourtant tardif contient quelques formules rituelles qui proviennent d’une tradition orale et éclairent les « opérations » des « Maçons des anciens jours ». Il signale notamment, dans les Lectures que comprend le Dumfries, une réponse relative à ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « joyau intact » : le cable-tow (et sa longueur), qui « est aussi long qu’entre l’extrémité de mon nombril et le plus court de mes cheveux » ; à la question : « Quelle en est la raison ? », l’interrogé répond : « Parce que tous les secrets gisent là ». Signalons que cette séquence rituelle du cable-tow doit s’accompagner d’une gestuelle, expression du « lien » en question qui signifie que les « secrets » sont là en sommeil tant que l’initiation reste virtuelle. Mais, pour bien en percevoir la nature, il convient d’y associer le due guard (qui pourrait avoir une parenté, sinon une identité, avec le Devoir du Compagnonnage), et est un signe en rapport étroit avec les secrets de la Maîtrise dans leur plénitude ; ce signe, particulier à la Maçonnerie de Rite dit d’York, symbolise l’accomplissement dans l’ordre des petits mystères : on aura une idée plus précise des multiples sens qu’il recèle en le représentant comme l’exact schéma de la lettre arabe nûn, à laquelle est associée la partie supérieure du symbole qui en complète la signification essentielle. Quant au rapport « opératif » entre ces deux éléments rituels que sont le cable-tow et le due guard, il se construit selon la géométrie organique du corps humain basée sur les centres subtils.

On a beaucoup glosé, et encore aujourd’hui, à propos de l’anachronisme évident sur lequel est basée la légende que l’auteur examine, alors qu’on sait que deux millénaires environ séparent la période où vécut le « père de la multitude », de celle du « noble Euclide » qui enseignait en Égypte sous le règne de Ptolémée 1er (305-282 av. J.-C.)[3]. Les « esprits forts » du stupide XIXe siècle (et ceux d’aujourd’hui encore) n’ont pas manqué de relever avec condescendance le défaut de chronologie historique de cette légende, mettant l’accent sur la « naïveté » et l’ « inculture » des Maçons opératifs réputés analphabètes ; en cela, on oubliait un peu rapidement que cet « analphabétisme » ne les avait pas empêchés d’édifier les chefs-d’œuvre que nous connaissons et qui témoignent encore, malgré les restaurations mutilantes, de leur unité originelle. Si les faits historiques ont leur importance, on ne peut pas réduire l’histoire aux faits en tant qu’événements rapportés à l’individuel ; seul, leur sens symbolique –qui ne s’oppose pas aux faits mais éclaire leur raison d’être –  est essentiel : il est la traduction et l’expression, en mode manifesté, de la Volonté divine. C’est cela qu’exprimaient les « Maçons des anciens jours » pour lesquels le sens symbolique primait éminemment sur une quelconque chronologie historique. En réalité, ils exposaient « à couvert », dans le cours de cette histoire légendaire, ce qui caractérise fondamentalement les origines mythiques de l’Ordre qui a recueilli, au cours des ans et en raison de l’élection dont il fut investi par « décret » divin, de vénérables héritages.

André Bachelet

NOTES :

* René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, chapitre XII.

[1] On trouvera des développements complémentaires de l’auteur sur le sens et la portée de cette légende (qui comprend d’ailleurs deux anachronismes historiques) contenue dans le Dumfries n°4, dans le remarquable chapitre VIII, « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours », de son ouvrage Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – L’« Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, Paris.

[2] Mis à part une idéologie humaniste et une méthodologie historiciste qui ne sont pas en adéquation avec le but assigné à l’initiation, cette revue propose un contenu documentaire maçonnique généralement intéressant.

[3] L’expression « bon clerc » est parfois utilisée trop systématiquement par certains traducteurs ou commentateurs ; elle a l’inconvénient de comporter une connotation trop attachée au sens que ce terme recouvre uniquement aujourd’hui dans le christianisme ; il est peu vraisemblable que ce sens ait été retenu exclusivement par les Maçons opératifs que la mise en œuvre du Métier conduisait à une autre perspective. Lorsqu’ils utilisaient l’expression de « noble Euclide » dans sa signification de « prince » dans l’ordre de la construction universelle héritée d’Abraham, c’est parce qu’ils reconnaissaient à ce dernier une « paternité spirituelle ».


 

Denys ROMAN : « EUCLIDE, ÉLÈVE D’ABRAHAM »[1]

« Quant aux trois lois données par Dieu
aux trois peuples (juif, chrétien et musulman),
pour ce qui est de savoir quelle est la véritable,
la question est pendante et peut-être
le restera-t-elle longtemps encore. »
Boccace, cité par R. Guénon

La Tradition, dont Guénon fut le serviteur exclusif et l’interprète incomparable, a été qualifiée par lui de « perpétuelle et unanime ». On peut dire que la Maçonnerie participe de cette perpétuité, en tant que ses Loges se tiennent « sur les plus hautes des montagnes et dans les plus profondes des vallées »[2]. D’autre part, l’« universalité » dont se réclame la Maçonnerie fait écho, pour ainsi dire, au caractère « unanime » de la Tradition. Cette universalité est bien connue, mais on peut se demander si la généralité des Maçons en sentent bien toutes les implications.

La Maçonnerie est sans doute la seule organisation initiatique du monde qui ne soit pas liée à un exotérisme particulier. Et si, au dire de Guénon, cela ne devrait pas dispenser les Maçons de se rattacher à l’un des exotérismes existant actuellement (car l’homme traditionnel ne saurait être un homme sans religion), cela devrait les inciter à ne pas limiter leur intérêt à leur tradition propre, mais bien au contraire à étudier, grâce à la « clef » du symbolisme universel, toutes les traditions dont ils peuvent avoir connaissance[3]. Une chose très remarquable dans cet ordre d’idées, c’est qu’une Loge maçonnique constitue le lieu idéal où des hommes appartenant à des religions différentes peuvent se rencontrer, sur un pied de parfaite égalité, pour traiter de questions d’ordre traditionnel et doctrinal.

Si toutes les religions sont admises au sein de la Maçonnerie, on doit cependant reconnaître que les formes traditionnelles les plus orientales (Hindouisme, Bouddhisme, Confucianisme, Taoïsme, Shintoïsme, etc.), sont tellement étrangères à certains aspects importants du symbolisme de l’Ordre, aspects liés à la construction du Temple de Salomon, que les adhérents à ces traditions se trouvent en quelque sorte dépaysés dans l’atmosphère des ateliers[4]. À la vérité, ce sont les trois religions monothéistes (Judaïsme, Christianisme et Islam) qui ont fourni à la Maçonnerie le plus grand nombre de ses fils et les plus illustres de ses initiés.

Les trois traditions monothéistes sont dérivées d’Abraham, et il est très significatif que le nom divin El-Shaddaï, dont on sait l’importance dans la Maçonnerie opérative (et qui n’est pas inconnu dans la Maçonnerie spéculative), soit précisément le nom du Dieu d’Abraham[5]. Guénon, dans une page essentielle[6], a souligné que, lors de la rencontre du Père des croyants avec Melchissédec, le nom El Shaddaï fut associé à celui d’El-Elion[7] et que cette rencontre marque le point de contact de la tradition abrahamique avec la grande Tradition primordiale.

Il y a dans l’histoire traditionnelle de la Maçonnerie, telle qu’elle est rapportée dans les anciens documents appelés Old Charges, une assertion singulière, qui ne peut manquer de surprendre ceux qui en prennent connaissance : il s’agit de celle qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham[8]. Comme nous avions fait allusion à cette « légende », on nous demanda des explications, en soulignant le formidable anachronisme qu’elle implique, Euclide ayant vécu en Égypte au IIIe siècle avant notre ère, alors que le séjour d’Abraham dans ce pays se situe deux millénaires auparavant.

C’est justement le caractère démesuré de cet anachronisme qui montre bien que nous n’avons pas affaire ici à un « fait historique » au sens que les modernes donnent à ces mots[9]. Il s’agit en réalité d’« histoire sacrée » exprimant une relation d’un caractère tout à fait exceptionnel et qui, de par sa nature, ne peut être formulé que dans un langage « couvert » par le voile du symbolisme.

Si l’on se rappelle qu’au Moyen Âge Euclide personnifiait la géométrie[10] et que, d’autre part, dans les anciens documents, la Maçonnerie est fréquemment assimilée à la géométrie, on comprendra que faire d’Euclide l’élève d’Abraham, c’est dire qu’il y a entre le Patriarche et l’Ordre Maçonnique une relation de Maître à disciple, équivalent rigoureusement à une « paternité spirituelle ».

Il est évident que la Maçonnerie est antérieure à Abraham, puisque traditionnellement elle remonte à l’origine même de l’humanité. Mais on sait que toute tradition, à mesure qu’elle s’éloigne de son principe, court le risque de s’affaiblir, voire de se corrompre : et alors, s’il s’agit d’une tradition ayant pour elle « les promesses de la vie éternelle » une action divine intervient pour la redresser et contrecarrer la tendance à suivre « la mauvaise pente »[11]. Tel est le cas pour la Maçonnerie qui, bénéficiant du privilège de la perpétuité[12], a dû connaître au cours de sa longue histoire des périodes d’obscuration suivies de spectaculaires redressements.

De ces redressements, qui chaque fois lui ont conféré pour ainsi dire une nouvelle jeunesse, la Maçonnerie doit avoir conservé certaines traces, en particulier dans son « histoire traditionnelle » ou encore dans ses rituels. Il est très vraisemblable que les noms divins El-Shaddaï et « Dieu Très-Haut »[13] sont à rattacher à la transformation qui dut s’opérer à l’époque de la vocation d’Abraham. Une autre période cruciale pour le monde occidental, dans l’ordre initiatique aussi bien que dans l’ordre religieux, fut celle de la naissance du Christianisme, et c’est évidemment de cette époque que date la vénération de la Maçonnerie pour les deux saints Jean[14].

Au moment de l’irruption du Christianisme dans le monde gréco-romain et à plus forte raison à l’époque de la vocation d’Abraham, il y avait en Occident un grand nombre d’organisations initiatiques liées à la pratique des métiers, et dont les plus connues sont les Collegia fabrorum. Leurs mots sacrés, s’ils en avaient, n’étaient pas empruntés à l’hébreu, et le symbolisme solsticial de Janus jouait pour eux le rôle des deux saints Jean. Il serait téméraire de vouloir expliquer comment s’effectua la mutation ; car on ne saurait oublier que, selon le Maître que nous suivons et qui fut certainement l’initié ayant reçu les plus amples lumières dans le domaine dont il s’agit, « la transmission des doctrines ésotériques » s’effectue par une « obscure filiation », en sorte que « les attaches de la Maçonnerie moderne avec les organisations antérieures sont extrêmement complexes »[15]. C’est pourquoi, plutôt que de vouloir percer des mystères « couverts » du voile impénétrable de l’« anonymat traditionnel »[16], il est sans doute préférable de rechercher dans la Maçonnerie actuelle, les marques des influences respectives des trois traditions abrahamiques.

Les marques de l’influence juive sont trop évidentes et trop connues pour qu’il soit besoin d’y insister. L’usage de l’hébreu pour les mots sacrés, les continuelles références aux Temples de Salomon et de Zorobabel, le calendrier luni-solaire, le travail tête couverte au 3ème degré, la datation rituelle coïncidant à peu de chose près avec la datation hébraïque, tous ces indices et bien d’autres encore sont là pour attester l’importance du trésor symbolique hérité des fils de l’Ancienne Alliance.

L’influence chrétienne est d’un ordre tout différent. Certes, dans les hauts grades, il est fait mention de certains événements de l’histoire du Christianisme, par exemple de la destruction des Templiers. Mais il faut surtout remarquer que c’est dans le monde chrétien que la Fraternité maçonnique s’est le plus développée, au point qu’une carte géographique qui représenterait la « densité chrétienne » des diverses contrées de la terre coïnciderait presque exactement avec celle qui représenterait leur « densité maçonnique ». On pourrait presque dire que la Maçonnerie est une organisation qui travaille sur un matériau symbolique principalement judaïque, et dont le recrutement est principalement chrétien.

Si l’apport judaïque et l’apport chrétien à la Maçonnerie sont des faits essentiels et évidents, il ne semble pas à première vue qu’il y ait dans cet Ordre un apport islamique quelconque. L’assertion de Vuillaume selon laquelle l’acclamation écossaise serait un mot arabe est erronée.

Certes, un Sheikh arabe a pu dire que « si les Francs-Maçons comprenaient leurs symboles, ils se feraient tous musulmans » ; mais un rabbin pourrait dire la même chose au profit de sa religion propre, et un théologien chrétien au profit de la sienne. Faudrait-il donc croire que ce « tiers » de la postérité d’Abraham, que l’initié Boccace, par la voix du juif Melchissédec, déclare être aussi « cher » au Père céleste que le sont les deux autres tiers, n’aurait apporté aucune contribution à un Art placé sous le patronage d’« Euclide, disciple d’Abraham » ?

La réponse que nous allons tenter de donner à cette question surprendra sans doute bien des lecteurs. Mais nous ne saurions l’esquiver dans cet ouvrage relatif aux conceptions de Guénon sur le rôle « eschatologique » de la Maçonnerie. Nous pensons en effet que l’œuvre de cet auteur, écrite à proximité et en vue de la fin des temps, vient combler d’un seul coup, et magistralement, le vide laissé jusqu’alors par la tradition islamique, dont Guénon était un représentant éminent, dans l’héritage abrahamique transmis à la Maçonnerie.

On a parfois écrit qu’avant Guénon tout avait été dit sur la Maçonnerie, excepté l’essentiel. Cela est très exact, et nous voudrions ajouter que personne ne s’est fait de la Fraternité maçonnique une idée plus haute que ce Maître, pourtant méconnu, plagié et attaqué, particulièrement en France par tant de Maçons.

Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une particularité très importante, qui est commune à la fois aux traditions juive, chrétienne et islamique ainsi qu’à la Franc-Maçonnerie. Les musulmans sont en effet très conscients du caractère « totalisateur » de leur tradition[17], dû au fait que Muhammad est le « Sceau de la Prophétie ». Ce qu’on oublie parfois, c’est que Guénon attribuait un même caractère totalisateur au Christianisme, dont il disait qu’« il a apporté avec lui tout l’héritage des traditions antérieures, qui l’a conservé vivant autant que l’a permis l’état de l’Occident, et qui en porte toujours en lui-même les possibilités latentes »[18]. Il est bien des choses qui permettent de penser que l’insistance apportée par lui à faire reprendre aux Maçons conscience de la pluralité de leurs héritages et en conserver la « mémoire » dans leurs rituels s’explique par la certitude où il était que la Maçonnerie a elle aussi une destinée « totalisatrice ».

Totaliser, c’est « rassembler ce qui est épars ». Abraham, le père du monothéisme, est aussi, selon la signification hébraïque de son nom, le « Père de la multitude », comme l’Unité est le principe de la multiplicité. Et de même qu’à l’origine il n’y a que l’Unique qui crée toutes choses, de même à la fin toutes choses doivent se résorber dans l’Unité. Si maintenant nous passons du macrocosme au microcosme, nous trouvons quelque chose de rigoureusement équivalent dans la doctrine hindoue. « Lorsqu’un homme est près de mourir, la parole, suivie du reste des dix facultés externes […], est résorbée dans le sens interne (manas) […] qui se retire ensuite dans le souffle vital (prâna), accompagnée pareillement de toutes les fonctions vitales […]. Le souffle vital, accompagné semblablement de toutes les autres fonctions et facultés (déjà résorbées en lui […]), est retiré à son tour dans l’âme vivante (jîvâtmâ) […]) […]. Comme les serviteurs d’un roi s’assemblent autour de lui lorsqu’il est sur le point d’entreprendre un voyage, ainsi toutes les fonctions vitales et les facultés de l’individu se rassemblent autour de l’âme vivante (ou plutôt en elle-même, de qui elles procèdent toutes, et dans laquelle elles sont résorbées) au dernier moment (de la vie […]) […][19].

Avons-nous réussi à laisser pressentir que la « légende » qui rattache Euclide, c’est-à-dire la Géométrie, c’est-à-dire la Maçonnerie, au patriarche Abraham est autre chose qu’une bévue phénoménale qui témoignerait simplement de l’imagination et de l’ignorance de son « inventeur » ? Nous n’avons certainement fait qu’effleurer un tel sujet. Peut-être aussi nous fera-t-on remarquer que la Maçonnerie, dans son état actuel, semble peu digne du rôle éminent que nous semblons vouloir lui attribuer.

Mais on peut répondre que cet Ordre, placé sous le patronage des deux saints Jean, dont l’un est « l’ami de l’Époux » et l’autre « le disciple que Jésus aimait », peut en conséquence revendiquer tous les privilèges que confère l’amitié, et qu’il devrait donc être certain de son « salut » final. Nous employons ici ce mot de « salut » dans le sens que lui donne René Guénon : il s’agit, pour un homme, de son maintien après la mort dans les « prolongements de l’état humain » ; et l’on peut légitimement transposer cette doctrine à une organisation traditionnelle, initiatique ou exotérique.

À la fin d’un cycle, le « salut » des « espèces » destinées à être « conservées » pour le cycle futur est assuré par leur « entassement » dans l’Arche ou dans tout autre réceptacle équivalent, Il est probable que l’un de ces équivalents est le « sein d’Abraham » où, selon la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, se reposent après leur mort les âmes des justes sauvés. Que le patriarche ami de Dieu[20], béni par Melchissédec et vénéré par les trois religions « abrahamiques », soit en même temps le « précepteur » de la Maçonnerie, c’est là une tradition tellement « honorable », mais qui implique de telles « obligations », que cet Ordre n’a pas le droit de la méconnaître ou de l’oublier.

Selon le Melchissédec du conte Les trois anneaux de Boccace[21], le Père céleste a fait en sorte que chacun de ses trois fils également aimés soit persuadé d’avoir reçu le seul anneau authentique, l’anneau originel transmis « de temps immémorial ».

Deux millénaires d’histoire de l’Occident sont là pour nous prouver qu’en effet chacun des trois fils est bien certain d’être le préféré, et même le seul à être aimé, le seul qui ait reçu l’anneau véritable, l’anneau nuptial qui scelle les épousailles éternelles. Il faut respecter de telles convictions voulues par le Père. Elles ont conforté la « foi » de chacun, aux dépens sans doute de la « charité » fraternelle[22].

Qu’en est-il de l’« espérance » ? Il est écrit qu’à la fin des temps la foi disparaîtra et la charité sera languissante. Peut-être alors ce sera l’occasion pour la Maçonnerie « centre de l’union » et qui appartient elle aussi à la « postérité spirituelle » d’Abraham, de se souvenir de la devise qui fut, dit-on, celle de ses ancêtres opératifs : « En El-Shaddaï est tout notre espoir ».

 Denys Roman


[1] Ce texte a été publié dans la revue Renaissance Traditionnelle.

[2] Cette expression, bien connue dans les rituels de langue anglaise, est explicitée dans certains anciens documents selon lesquels la Loge de Saint-Jean se tient « dans la vallée de Josaphat », ce qui veut dire que la Maçonnerie doit se maintenir jusqu’au Jugement dernier qui marquera la fin du cycle. Selon le même symbolisme, « les plus hautes montagnes » doivent signifier le commencement du cycle ; et de fait, le Paradis terrestre, selon La Divine Comédie, est situé au sommet de la plus haute des montagnes terrestres, puisqu’il touche à la sphère de la Lune. De même, quand le Christ exprime sa volonté de voir saint Jean « demeurer » jusqu’à son retour, il est bien évident (et l’Évangile le précise) qu’il ne s’agit pas en premier lieu de l’individualité du disciple bien-aimé ; il s’agit avant tout de l’ésotérisme chrétien, ésotérisme « personnifié » par saint Jean, et qui s’est résorbé dans la Maçonnerie. On peut dire que les paroles du Christ sur saint Jean confèrent à cet Ordre les « promesses de la vie éternelle », de même que celles adressées à saint Pierre sont le gage que la Papauté l’emportera finalement sur les prestiges des « portes de l’Enfer ».

[3] C’est pourquoi Guénon, insistant sur la nécessité pour chaque Loge d’avoir la Bible ouverte sur l’autel du Vénérable, précisait bien que ce livre « symbolise l’ensemble des textes sacrés de toutes les religions ».

[4] Il ne faudrait d’ailleurs pas tomber dans l’esprit de système en prenant cette assertion rigoureusement à la lettre, car elle souffre de très notables exceptions. Tout le monde sait que la Maçonnerie, introduite dans l’Inde par les Anglais, y a connu un vif succès. Kipling, dans ses nouvelles maçonniques, a raconté comment les Hindous orthodoxes initiés à la Maçonnerie se comportaient, lors des agapes fraternelles, pour ne pas enfreindre les règles leur interdisant de prendre leurs repas avec des hommes de castes différentes.

[5] La valeur numérique de ce nom est 345 ; les chiffres 3, 4 et 5, qui servent à écrire ce nombre, expriment aussi la longueur des côtés du triangle rectangle de Pythagore figuré sur le bijou du Maître Passé.

[6] Le Roi du Monde, p. 50.

[7] Le Dieu qu’invoquait Abraham est El-Shaddaï (le Tout-Puissant) ; et Melchissédec était prêtre d’El-Elion (le Très-Haut). Il importe de rappeler que les Maçons de langue anglaise travaillent au 3degré « au nom du Très- Haut ».

[8] Mackey, dans son Encyclopédie, précise que « tous les vieux manuscrits des constitutions » contiennent la légende d’Euclide, généralement appelé « le digne clerc Euclide ». Voici en quels termes cette légende est rapportée dans le Dowland Manuscript, texte remontant à 1550 environ : « Lorsqu’Abraham et Sarah se rendirent en Égypte, Abraham enseigna aux Égyptiens les sept sciences. Parmi ses élèves se trouvait Euclide, qui était particulièrement doué. ». La légende rapporte que plus tard Euclide fut chargé de l’éducation des enfants du roi ; il leur apprit la géométrie et ses applications, la manière de construire les temples et les châteaux. Le texte conclut : « Ainsi grandit cette science dénommée géométrie, mais qui désormais dans nos contrées s’appelle Maçonnerie. »

[9] Il est d’ailleurs évident que les Maçons opératifs ont toujours compté dans leurs rangs un bon nombre de gens instruits et assez familiers avec les Écritures pour savoir qu’Abraham s’était comporté en Égypte bien plutôt comme un pasteur de troupeaux que comme un maître d’école.

[10] Il en était de même d’Aristote pour la dialectique, de Socrate pour la morale, de Cicéron pour l’éloquence, etc.

[11] Cf. Guénon, La Crise du Monde moderne, chap. I.

[12] C’est ce qui est exprimé par les paroles du Christ attestant sa volonté de voir saint Jean (c’est-à-dire l’ésotérisme chrétien) « demeurer » jusqu’à son retour.

[13] Il est curieux que le nom du Très-Haut, qui est le Dieu de Melchissédec, soit utilisé en Maçonnerie en langue vulgaire et non en hébreu ; cela pourrait être mis en relation avec le fait que Melchissédec appartient à la Tradition primordiale et non pas à la tradition juive. De même, la Maçonnerie de Royal Arch fait appel, dans le rite qui lui est essentiel, à la fois à la langue hébraïque, à deux langues sacrées disparues (le chaldéen et l’égyptien) et enfin à la langue vulgaire. D’après Guénon, commentant le traité De vulgari eloquio de Dante, la langue vulgaire, que tout homme reçoit par voie orale, symbolise, dans un sens supérieur, la langue primordiale qui ne fut jamais écrite.

[14] La légende faisant de Jean-Baptiste un Grand-Maître de la Maçonnerie opérative qui, de longues années après son martyre, aurait été remplacé par Jean l’Évangéliste n’a évidemment qu’un sens purement symbolique.

[15] Guenon, L’Ésotérisme de Dante, chap. IV [« Dante et le rosicrucianisme »], in fine.

[16] De même que toute œuvre traditionnelle est d’autant plus proche du véritable « chef-d’œuvre » que l’artisan a « sublimé » son « moi » individuel pour le transformer dans le « Soi » (cf. Le Règne de la Quantité, chap. IX [« Le double sens de l’anonymat »]), on peut dire que les transformations auxquelles nous faisons allusion sont des chefs-d’œuvre d’autant plus parfaits que leurs artisans nous sont restés totalement inconnus. Le cas le plus récent de telles mutations semble être celui du passage de la notion traditionnelle du « Saint-Empire » dans la Maçonnerie écossaise.

[17] Nous pensons qu’il est inutile de préciser que ce dont il s’agit n’a rien à voir avec les conceptions politiques qualifiées de « totalitaires ». On sait d’ailleurs comment les régimes qui se réclament de telles conceptions ont coutume de se comporter avec la Maçonnerie quand ils accèdent au pouvoir.

[18] La Crise du Monde moderne, chap. VII.

[19] Brahma-Sûtras, traduits et commentés par Guénon au chapitre XVIII de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta.

[20] Le changement du nom d’Abram (« père élevé ») en celui d’Abraham (« père de la multitude ») se place entre la victoire du patriarche sur les adversaires des rois de la Pentapole et la destruction par le feu de cette même Pentapole. Cette destruction est naturellement une « figure » de la destruction finale du monde, et le rôle d’intercesseur joué par Abraham pour obtenir de Dieu une « limitation » de la destruction mériterait de retenir l’attention.

[21] Décaméron, 1re journée, conte III. On voit que le « Fidèle d’Amour » Boccace, pour placer, parmi ses contes d’une galanterie parfois un peu poussée, ceux qui avaient un sens doctrinal et qui certainement étaient pour lui ceux qui importaient le plus, savait utiliser le symbolisme des nombres.

[22] La « fable » symbolique utilisée par Boccace est d’ailleurs, comme tout ce qui est symbolique, susceptible d’une pluralité d’interprétations. En voici une qui, se plaçant à un point de vue plus élevé et proprement initiatique, répond sans doute davantage aux intentions de l’initié que fut Boccace. Si l’on doit assurément respecter les convictions de chacune des traditions en tant qu’elles prétendent avoir un statut privilégié les unes par rapport aux autres, d’un point de vue supérieur on ne doit pas être illusionné par de telles prétentions. Effectivement, cette prétention à l’élection relève d’une nécessité inhérente à la perspective exotérique et Boccace veut dire en fait que la vraie foi est cachée sous les aspects extérieurs des diverses croyances, vraie foi qui est la Tradition unique dont Melchissédec est le représentant. Cette vraie foi, c’est la « sainte foi », la fede santa dont Boccace, comme Dante, était, en Occident, un des fidèles.

E.T. N°402-403 07-08 et 09-10 1967

Le Symbolisme, qui a maintenant pour Rédacteur en chef M. Pierre Morlière, continue à publier des articles intéressants. Dans le numéro d’avril-juin1967, plusieurs se rapportent, de près ou de loin, à la tradition maçonnique. C’est ainsi que M. Pierre Stables commence des Etudes sur le Symbolisme chevaleresque dont nous reparlerons quand elles seront terminées, d’autant plus que l’auteur, sortant des sentiers battus, annonce son intention d’étudier « les légendes » de la chevalerie. Continuer la lecture

E.T. N° 400. mars-avril 1967

Le Symbolisme, octobre-décembre 1966.

M. J.P. Berger, dont nous avons récemment signalé l’article sur Nemrod et la Tour de Babel, publie dans ce numéro la traduction, accompagnée de notes très abondantes, de la « source » principale du dit article : le Dumfries Manuscript n°4. L’auteur est d’une grande érudition, non seulement dans la langue anglaise (ce qui lui permet de surmonter parfois avec bonheur les difficultés causées par la présence de nombreux termes archaïques), mais aussi, semble-t-il, dans les langues sémitiques, ce qui lui donne l’occasion de proposer quelques rapprochements judicieux. Le Dumfries Manuscript n°4, qu’on pense remonter à 1710 environ, fut découvert en 1891 et semble avoir appartenu à la vieille Loge (opérative) de Dumfries en Ecosse. Il comprend une version des Old Charges (avec le « serment de Nemrod »), les questions et réponses rituelles, et enfin le blason de l’Ordre, qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. D’après M. Berger, c’est le plus long des documents de ce genre actuellement connus. C’est aussi l’un des plus récents, puisqu’il fut écrit à la veille des événements de 1717. C’est enfin celui « dont la perspective spécifiquement chrétienne est la plus accusée », et il est « le seul à mentionner l’obligation d’appartenir à la Sainte Eglise Catholique ». Nous nous proposons de revenir ultérieurement sur la « Légende du Métier », partie essentielle des Old Charges et nous nous bornerons aujourd’hui à mentionner certains points abordés par M. Berger dans ses notes. Parlant des trois fils de Lamech : Jabel, Jubal et Tubalcaïn, il nous apprend que, d’après le Cooke’s Manuscript (début du XVème siècle), Jabel fut l’architecte de Caïn (son ancêtre à la sixième génération) pour la construction de la ville d’Hénoch. L’auteur relève la présence de la racine JBL dans les noms Jabel et Jubal, et aussi dans le « mot de passe » Shibboleth. Il rappelle que cette racine, qui est celle du mot Jubilé, évoque une idée de « retour au Principe ». Cela est intéressant ; mais, bien entendu, ce qu’il y a d’essentiel dans le mot Shibboleth, c’est sa connexion avec le « passage des eaux ». Continuer la lecture

E.T. N° 399. janvier-février 1967

les revues

Le Symbolisme a fait paraître un numéro double (juin-septembre) qui compte presque 200 pages. Nous ne pouvons songer à en donner un compte-rendu détaillé, et nous croyons préférable de nous arrêter un peu longuement sur les articles ayant trait à la Maçonnerie, qui sont d’ailleurs particulièrement intéressants.

Citons d’abord l’article intitulé : « Notes sur la Bauhütte » (c’est-à-dire sur la Maçonnerie opérative allemande). Cette étude est la traduction de fragments d’un ouvrage publié à Vienne en 1883 par l’architecte autrichien Frantz Rziha, et qui contient de nombreux renseignements sur les tailleurs de pierre germaniques. Les sources de ces renseignements sont une vingtaine de « règlements corporatifs », dont le plus ancien, celui de Trèves, remonterait à 1397. Remarquons à ce propos que le Regius Manuscript, le plus ancien des documents des documents anglais appelé Old Charges, est regardé comme datant de 1390. Il semble que cette période de la fin du XIVème siècle constitue (pour ce qui concerne la Maçonnerie) une de ces « barrières » dont a parlé René Guénon, et au-delà desquelles l’histoire « officielle », basée sur des documents écrits, ne saurait remonter. Rziha, d’ailleurs, n’a pas cédé à la tentation de faire de la Maçonnerie opérative une institution spécifiquement chrétienne. Bien au contraire, il rappelle fréquemment que les artisans du Moyen Age, pour chrétiens qu’ils aient été, et même, en général, d’une extrême ferveur dans leur « foi », n’en étaient pas moins les légitimes successeurs des collegia fabrorum de la Rome antique, auxquels les rattachaient une filiation continue. Continuer la lecture