Études Traditionnelles : N° 443-444 Mai-juin-juillet-août 1974
Jacques Paul, Histoire intellectuelle de l’Occident Médiéval (Armand Colin, Paris).
Cet ouvrage important de 500 pages, d’une vaste érudition, aborde tous les aspects de l’intellectualité et de la spiritualité occidentale durant douze siècles, su IVème au XVème. L’auteur insiste sur l’influence exercée dans le domaine du savoir (comme dans tous les autres domaines du reste) par la foi chrétienne. Les dogmes religieux étaient, dit-il, « comme antérieurs à l’exercice de la pensée » ; ils étaient les principes étudiés par « la théologie, reine des sciences », et « à partir desquels s’exerçait la raison ». Pour les clercs, « la Bible était un livre familier », constamment étudié et médité pour en découvrir les quatre sens selon la méthode transmise par les Pères de l’antiquité ; et cette méthode des multiples significations n’était pas appliquée qu’aux textes sacrés, car « les poètes sont au moyen-âge des experts en théorie du sens », et ils aiment à « cacher le sens le plus profond de leurs œuvres au naïf ou au lecteur superficiel ». Trois exemples illustres sont cités ici par l’auteur : Dante, Villon et aussi le Roman de la Rose, dont « l’influence considérable à tous égards est difficilement imaginable pour un homme du XXème siècle » et dont les éditions se succèderont jusqu’à celle de Clément Marot au XVIème siècle. Quant aux fidèles, les récits et les enseignements des livres saints « faisaient partie de la culture la plus élémentaire », par le moyen des sermons, des peintures murales et des vitraux, et même des représentations théâtrales. Tout cela « façonnait l’esprit des simples ». Pour les hommes du moyen-âge, que l’orgueil moderne qualifierait volontiers d’ « analphabètes », l’enseignement oral et symbolique était roi.
Parmi les très nombreux sujets traités, certains seront particulièrement attrayants pour le lecteur guénonien. Il remarquera par exemple les pages consacrées à Scot Erigène, auteur du De divisione naturae, et traducteur de l’Aréopagite et de Grégoire de Nysse, qui « arrive vers 845 à la cour de Charles le Chauve sans que l’on sache d’où ni pourquoi » ; mais son cas, dit M. Jacques Paul, n’est pas unique au moyen-âge ; il cite notamment un autre personnage originaire de l’ « île des Saints » : le poète Sedulius, auteur de très nombreux hymnes dont la liturgie latine a retenu celle pour l’Epiphanie : Crudelis Herodes. Au XIIème siècle, le biographe de saint Bernard, Guillaume de Saint-Thierry, est également « très marqué par les théologiens grecs Origène et Grégoire de Nysse. Il doit également beaucoup à Scot Erigène ». Cette filiation des plus illustres métaphysiciens médiévaux est vraiment intéressante.
Les thèses du Cistercien Joachim de Flore sont aussi résumées, en particulier celle qui assignait à la chrétienté une durée de 42 générations : transposition évidente des 42 générations (14 x 3) qui séparent Abraham du Christ selon l’Evangile de saint Matthieu ; 42 générations font 1260 ans (et il est au moins curieux que Dante soit né en 1265). Bien que condamné au 4ème concile de Latran, le Joachimisme recrutera des partisans enthousiastes dans les siècles suivants, surtout dans l’Ordre franciscain. Les « Spirituels » troubleront profondément la paix de l’Eglise. Tout cela se relie assez étrangement à l’élection, puis à l’abdication de Célestin V, donc à la crise qui devait provoquer le Grand Schisme d’Occident, et Guénon pensait que de nombreux courants, les uns « orthodoxes », les autres déviés, étaient à l’origine de cette agitation.
Les pages sur le Roman de la Rose sont également intéressantes. Mais surtout un chapitre entier est consacré à Dante, et mentionne parfois de menus faits dont le caractère « politique » sert peut-être de « voile » à leur signification symbolique. Par exemple, Dante, selon l’usage établi à Florence pour les nobles qui voulaient participer à la vie publique, avait dû se faire inscrire dans un corps d’état, celui des apothicaires (dont il devenait ainsi un membre « accepté »). M. Jacques Paul qui, semble-t-il, ne se réfère jamais à l’école de Luigi Valli ni aux travaux du R.P. Asin Palacios, insiste toutefois beaucoup sur l’importance des écrits d’Alghieri, qui sont pour ainsi dire le « couronnement » de ce que la littérature du moyen-âge a produit de plus excellent. « Dans la Divine Comédie, écrit-il un même épisode peut recevoir plusieurs sens… Les rapports les plus subtils, ceux qui demandent l’esprit le plus délié, nous échappent peut-être, tant l’architecture de la Divine Comédie intègre des principes différents en un tout cohérent… L’art littéraire médiéval, qui a si profondément mis au point une théorie de la signification, trouve ici son sommet, car la capacité suggestive du symbole donne au poème son élan spirituel ».
Ainsi donc, l’ouvrage dont nous venons de parler, et qui pourtant est de type « universitaire » et d’esprit très « contemporain », reconnaît explicitement le caractère essentiel de la littérature médiévale, si différente à cet égard de celles qui l’ont suivie. Comme dans toutes les civilisations traditionnelles, les œuvres littéraires du moyen-âge comportent, en plus de leur sens immédiat et littéral, une pluralité de sens supérieurs, qui en principe doivent se superposer hiérarchiquement. Il en est ainsi pour de nombreuses œuvres étudiées par M. Jacques Paul : la poésie latine des « goliards », les œuvres dérivées de l’Art d’aimer d’Ovide (et en particulier celle d’André Chapelain), les trouvères et troubadours, les romans de chevalerie, etc. Pour avoir accès à la compréhension correcte de ces textes, dont la signification n’est pas étroitement limitée comme dans les œuvres des auteurs modernes, il convient d’user d’une « clé » aux possibilités également illimitées ; cette clé unique, universelle et « immortelle », c’est la science du symbolisme traditionnel.
Denys Roman