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E.T. N° 421-422 SEPT- OCT-NOV-DEC 1970 1ère partie

LES REVUES

NUMÉRO SPÉCIAL SUR RENÉ GUENON

  La revue Le Nouveau Planète a publié, en avril 1970, un numéro spécial consacré à René Guénon. Ce fascicule de 150 pages porte en exergue ces lignes de notre collaborateur Luc Benoist : « Il ne faudrait pas confondre la tradition vraie avec ses caricatures humaines qui servent tellement bien à camoufler les ignorances et les convoitises. Il s’agit exclusivement ici de la tradition intégrale et primordiale que tous les hommes à leur apparition sur la terre ont reçue en dépôt avec la vie même, puisque la vie est l’une des manifestations de cette vérité ». Sous le titre excellent : « Les dures vérités », on a donné en trente pages un très bon choix de longs extraits de Guénon, puisés dans un assez grand nombre d’ouvrages, et qui montrent bien l’universalité des sujets traités par le Maître. — Parmi les dix articles nous mentionnerons d’abord la reproduction, sous le nouveau titre : « L’Esprit d’une œuvre », des remarquables pages autrefois publiées par M. Frithjof Schuon dans le numéro spécial des Etudes Traditionnelles consacré à René Guénon.

  Un autre article d’une grande importance est celui intitulé : « Rien sans l’initiation », par M. Jean During. « On a coutume, dit-il, de désigner sous le nom de « mystique » toute voie de développement spirituel ». Et il remarque que « cette attitude est sans doute la meilleure façon de reléguer dans l’ombre une doctrine au caractère universel dont toutes les cultures renferment des résidus plus ou moins vivants, mais conservés dans des structures immuables ». Puis l’auteur rappelle les distinctions essentielles entre la voie mystique et la voie initiatique, distinction dont la plus fondamentale est sans doute celle entre la passivité et l’activité, l’une ou l’autre de ces deux qualifications étant absolument requise pour entrer dans telle ou telle, voie. M. Jean During insiste, comme l’avait fait M. Frithjof Schuon, sur l’importance capitale du symbolisme : « Le symbolisme est la forme sensible de tout enseignement initiatique ; c’est le seul mode de représentation possible de l’Universel, car comme langage il détient la compréhension la plus limitée et l’extension la plus vaste. […] La signification du symbole est incommunicable, cachée, secrète et inviolable ».

  Ne pouvant tout mentionner, nous nous bornerons à signaler encore d’excellentes considérations sur le rôle sacré du secret, sur la nature du silence, sur le caractère irréversible de la dégradation actuelle de l’humanité ; et nous reproduirons ces quelques lignes : « L’initié ne possède pas de signes de reconnaissance au regard du profane ; il vit dans l’anonymat le plus total, sous le masque du silence, bien qu’il soit parfois amené à prendre les déguisements les plus variés selon les circonstances, ce qui n’est nullement une dissimulation, mais une façon de revêtir la pureté de son Soi des apparences de l’individualisme et du moi social dont il a dépassé la condition ».

  Sous le titre : « Réticences chrétiennes », S.E. le cardinal Daniélou a exposé le point de vue de l’exotérisme chrétien, — nous pourrions presque dire de l’exotérisme tout court. En effet, les arguments qu’il avance en faveur du caractère absolument privilégié et exclusivement transcendant du christianisme, les représentants de n’importe quelle autre religion pourraient, en effectuant de légères modifications, les utiliser au bénéfice de leur doctrine propre. La chose serait vraie pour l’Islam exotérique ; elle le serait aussi pour l’Hindouisme, qui pourtant ne connaît pas la distinction entre exotérisme et ésotérisme 1.

  Toute tradition, dès lors qu’elle se limite à sa partie extérieure, devient exclusive de toutes les autres. Elle se prétend l’unique expression de la Vérité, et les expressions différentes deviennent « maîtresses d’erreur ». Et comme, dans les traditions écrites, l’aspect exotérique de la doctrine, destiné à tous, est exposé ouvertement alors que l’aspect ésotérique, réservé à un petit nombre, est toujours enveloppé d’un voile symbolique, les tenants de l’exotérisme exclusif n’ont aucune peine à étayer leur argumentation par un assez grand nombre de textes scripturaires.

  L’essentiel de l’article du cardinal Daniélou est conforme au chapitre intitulé : « Grandeur et faiblesse de René Guénon » de son ouvrage : Essai sur le mystère de l’Histoire 2. A vrai dire, le cardinal, dans Planète, ne fait que répondre à diverses questions qui toutes gravitent autour du thème, majeur pour Guénon, de l’équivalence essentielle des traditions. Cette équivalence est naturellement contestée par l’auteur de l’article, qui soutient la « nouveauté absolue du christianisme ». Il semble même que, pour lui, ce qu’il appelle « l’irruption de Dieu dans l’histoire » ne se soit produite qu’au sein de la tradition judéo-chrétienne. On ne saurait évidemment faire montre d’un exclusivisme plus radical.

  L’auteur reconnaît l’importance de l’œuvre guénonienne, surtout en face de « certaines formes de modernisme, de progressisme, qui s’imaginent qu’il y a dans l’ordre de la métaphysique elle-même un progrès ». II faut aussi lui reconnaître le mérite d’avoir épargné à Guénon les accusations faciles et coutumières d’« orgueil » et de panthéisme. Mais on s’étonne, après tout ce que Guénon a écrit sur la nature de la doctrine qu’il expose, de voir le cardinal Daniélou traiter le Védânta de « philosophie » et lui reprocher de nous laisser « incertains sur des données aussi essentielle que la transcendance absolue de Dieu, l’immortalité personnelle, la création ». Après quoi, il écrit que « chez Guénon, la vérité supérieure est d’ordre philosophique ». Il est inutile de rappeler que Guénon a constamment soutenu le contraire.

  Nous relevons l’assertion du cardinal selon laquelle, pour Guénon, « le processus de l’histoire est uniquement un processus de désagrégation par rapport à une tradition primitive ». En réalité, Guénon, notamment au début de La Crise du Monde moderne, a clairement spécifié que, lorsque la décadence devient extrême, une « action divine » intervient en sens contraire, constituant une « réadaptation » de telle ou telle tradition. On peut dire qu’alors il y a « irruption de la Divinité dans l’histoire » ; mais de telles irruptions n’ont pas eu lieu au seul bénéfice du monde judéo-chrétien.

  Parmi les questions qui furent posées au cardinal Daniélou, on ne saurait trop regretter qu’il ne s’en soit trouvé aucune concernant l’ésotérisme chrétien et les Ordres initiatiques dans le christianisme. Les allusions à de tels sujets ne manquent pourtant pas dans la Bible. Par exemple, au début de son ministère, le Christ, constituant le collège des Apôtres, nomme Jacques et Jean « fils du tonnerre ». Et à l’heure suprême, sur le Golgotha, il institue Jean « fils de la Vierge ». Entre ces deux « sacres » solennels, se place un événement insolite et même « scandaleux » au point de vue exotérique : c’est la « demande de la mère des fils de Zébédée », qui suscite contre Jacques et Jean l’indignation envieuse des autres Apôtres. Or, qu’on le remarque bien : la demande exorbitante de Marie-Salomé n’est pas rejetée par le Christ, qui répond évasivement et se borne à émettre quelques doutes sur la conscience que peuvent avoir les deux frères et leur mère quant à la « portée » véritable de leur requête.

  Ce sont des sujets de ce genre que nous aurions aimé voir aborder dans les questions posées au cardinal Daniélou. Les difficultés qu’elles présentent sont immédiatement résolues dès qu’on se place au point de vue initiatique. Il eût été intéressant qu’à l’occasion un membre du Sacré-Collège, spécialiste éminent de l’antiquité chrétienne et des Pères grecs, apportât la contribution du point de vue exotérique. Le problème qui pouvait être soulevé ainsi, en effet, n’est pas de médiocre importance : c’est le problème de la distinction, capitale pour René Guénon, entre le « salut » et la « délivrance ».

  De l’article de M. Jean Filliozat, intitulé : « Rien sans l’Orient », il y a peu à dire. Guénon a eu la dent si dure pour les orientalistes qu’ils sont bien excusables de n’éprouver aucune sympathie pour un auteur qui se permet de parler de l’Orient sans l’approbation des autorités universitaires. M. Filliozat paraît trouver particulièrement choquant le fait que l’élève Guénon n’ait témoigné aucune gratitude à son « maître » Sylvain Lévi, dont il avait quelque temps suivi les cours de sanscrit. Que Sylvain Lévi ait été un sanscritiste distingué, soit. Mais ses idées en métaphysique (s’il en avait) ont eu sur L’Homme et son Devenir exactement la même influence que celle exercée sur Le Règne de la Quantité par les conceptions cosmologiques des honorables personnes qui enseignèrent le B-A-Ba au jeune Guénon alors qu’il fréquentait l’école maternelle.

  Venons-en maintenant à l’article de M. Raymond Abellio : « Guénon, oui. Mais… » Dans un tel titre, ce n’est pas le « mais » qui nous surprend ; c’est le « oui ». Nous entendions récemment M. Abellio parler de l’« astrologie électronique », prôner l’emploi des ordinateurs dans les sciences traditionnelles (qu’il appelle « sciences parallèles ») et, tout en critiquant les « souffleurs » et « brûleurs de charbon », admettre, avec un « alchimiste » contemporain, M. Armand Barbault (dont il a d’ailleurs préfacé l’ouvrage), qu’on peut réaliser le Grand Œuvre en prenant comme matière première « de la terre arable parfaitement pure ». Tout cela est normal, disons, du point de vue des idées modernes. Mais un tel point de vue est à l’opposé de celui de Guénon. Ce n’est pas sans raison, estime l’auteur, que l’Occident a cru « devenir majeur au temps de Galilée et de Descartes ». D’où l’éloge de la « table rase » cartésienne et le recours à la « phénoménologie husserlienne ».

  Il est cependant un point abordé par M. Raymond Abellio et sur lequel il convient de s’arrêter. Il écrit : « Les guénoniens qui accablent l’Occident se réfèrent à un Orient traditionaliste idéal, tout à fait théorique et intemporel, alors que l’Orient réel, nullement protégé par sa Tradition, est engagé dans un processus qui n’a rien à envier à celui de l’Occident ». — Il y a beaucoup de vrai dans ces remarques ; et l’on peut même dire que l’Occident, en proie depuis six siècles à une action anti-traditionnelle incessante, s’est en quelque sorte « mithridatisé », au moins en apparence, contre certains dangers extérieurs de la subversion, tandis que l’Orient (en dehors des organisations initiatiques) n’oppose pas plus de résistance aux poisons de l’Occident moderne que n’en offraient les populations « vierges » de l’Amérique aux maladies apportées par les Européens. Il conviendra sans doute de revenir sur ce point.

  « Ce monde condamné », tel est le titre de l’article de M. Paul Sérant, extrait de son ouvrage : René Guénon, publié en 1953. Cet auteur a fait paraître par la suite un autre ouvrage : Au seuil de l’Esotérisme, avec une très longue introduction (intitulée : « L’Esprit moderne et la Tradition ») de M. Raymond Abellio. Il semble pourtant que les conceptions de M. Sérant soient moins éloignées de celles de Guénon que ne le sont les conceptions de M. Abellio. Le chapitre reproduit ici expose en tout cas assez fidèlement les thèses guénoniennes. Remarquons cependant que si Satan, en tant que « principe d’individuation », n’est pas personnifié, il peut très bien se personnifier en de multiples circonstances.

   M. Jean-Claude Frère, qui a participé à la composition de ce numéro de Planète, a donné un récit fort intéressant et bien documenté de la vie et de l’activité de Guénon, sous le titre : « Une vie en esprit ». Il faut pourtant regretter la présence dans cet article de plusieurs inexactitudes et de points qui pourraient prêter à discussion 3. Par exemple, parlant du passage de Guénon à l’Islam, M. Frère, reprenant une thèse déjà exprimée par Gonzague Truc, écrit : « Il ne pouvait guère supporter les aspects si féminins de la chrétienté, qui fait, par la présence de Marie, une si large part à l’affectivité ». A notre avis, ce qui devait indisposer surtout Guénon dans le catholicisme de son temps, c’étaient d’autres manifestations, moins admissibles, d’un sentimentalisme envahissant : l’accent mis à tout propos sur le caractère « consolant » de la religion, ou encore l’assertion courante selon laquelle le peu de certitude chez un « croyant » augmente les « mérites » de sa « foi ». Et ne parlons pas des « ragots » qui circulaient alors dans trop de milieux ecclésiastiques encore influencés par les calomnies de Léo Taxil.

  M. Frère mentionne également « l’horreur » de Guénon pour les grandes civilisations de notre antiquité classique. Le mot « horreur » est certainement excessif. Guénon a parlé avec estime de la Grèce mycénienne, des philosophies pré-socratiques, de l’Orphisme, du Pythagorisme, des « mystères » grecs, voire d’Aristote et des néo-platoniciens. L’ouvrage récemment paru de M. Jean Biès sur Empédocle d’Agrigente montre combien les Hellénistes auraient avantage à s’inspirer pour leurs études des principes exposés par Guénon.

  Il y a encore dans cet article des affirmations contestables quant aux rapports de Guénon avec Oswald Wirth et aux raisons qui l’ont fait renoncer à la rédaction de L’Erreur occultiste. Nous terminerons sur une autre remarque. M. Frère écrit que telle Obédience — qu’il désigne d’ailleurs incomplètement — « doit l’esprit ésotérique de ses travaux aux principes fondamentaux insufflés par Guénon ». N’est-ce pas là un excès d’optimisme ? Il y a dans cette Obédience — et d’ailleurs dans toutes les autres — un certain nombre de guénoniens, plus un bon nombre d’anti-guénoniens souvent très actifs, et enfin une immense masse d’indifférents. Tout ce qu’on peut dire, c’est que les guénoniens sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux et plus « écoutés » dans la Maçonnerie qu’ils ne l’étaient à la mort de Guénon. L’article (très attrayant) de M. Jean-Claude Frère en est un témoignage. Laissons faire « le temps et les circonstances ». La vérité triomphe de tout(*).

(*) Note de la Rédaction. Nous avons reçu de la part de M. J.-C. Frère les lignes suivantes : Quelques remarques à propos des critiques que pourraient soulever mes travaux (que je reconnais comme étant très imparfaits) sur René Guénon qui parurent dans un numéro de la revue « Planète-Plus ».

« Je tiens à porter à la connaissance de la direction des « Etudes Traditionnelles » que j’avais, sur un jeu d’épreuves, corrigé grand nombre d’erreurs que l’on peut aujourd’hui m’imputer. Le fait était particulièrement net pour les paragraphes traitant de la connaissance et de l’estime que Guénon pouvait avoir et pour le christianisme en particulier et pour la civilisation occidentale en général. Des points précis où il était question de Philon d’Alexandrie et d’Origène avaient été entièrement transformés. Les lignes qui traitaient de la situation de René Guénon dans l’Islâm, avaient fait l’objet d’un travail d’approfondissement systématique. Or, j’ai pu constater que la version qui fut publiée par « Planète » présente, au contraire, des simplifications dangereuses, lesquelles n’avaient pas été voulues par l’auteur.

Bien d’autres points avaient été revus, mais jamais je n’ai pu, par la suite, rentrer en possession de mes corrections qui remontent au mois de mars 1970. Et, je suis forcé de souligner qu’en fin de compte, toutes mes corrections (qui avaient trait tant à l’article sur la vie de René Guénon qu’aux autres travaux que j’avais pu faire dans ce même numéro de « Planète-Plus »), malgré l’assentiment, plusieurs fois exprimé, de la direction de < Planète », furent écartées de la version du travail qui devait être publiée. »

J.-C. Frère

   Les mêmes reproches, mais considérablement aggravés, doivent être adressés à l’article publié par M. Sylvain de Wendel sous le titre inattendu de : « Vive la Résistance ». Il n’est pas agréable de critiquer un auteur qui, visiblement, éprouve la plus grande sympathie pour Guénon et n’a donc aucune intention de déformer ses idées. Mais comment demeurer sans réaction en lisant cette esquisse de l’histoire de la Tradition en Occident, par laquelle l’auteur se propose de rechercher « les sources profondes de l’œuvre guénonienne » ? On pourrait même parfois y déceler une sorte d’hostilité contre le christianisme, par exemple lorsqu’il écrit : « Quand se tut la voix puissante du monde antique, et que les Dieux négligés désertèrent les temples ruinés par la rage des chrétiens, toute une conception de l’Univers se trouvait mise en veilleuse dans nos terres d’Occident ». C’est oublier que le christianisme se substitua à une tradition gréco-latine moribonde, et qu’il portait en lui un ésotérisme qu’on perçoit dans les Evangiles, et assez « universel » pour intégrer de très nombreux éléments des traditions auxquelles il avait porté le coup de grâce.

  Pour M. de Wendel, le moyen âge c’est la nuit : « Il faudra plus de mille ans à l’Occident, et l’éclosion de cette Renaissance que Guénon détestait tellement, pour qu’en présence des grands textes latins, grecs, arabes et juifs, on s’aperçoive enfin de l’inépuisable trésor que l’on avait maudit (tout au moins officiellement) durant les hautes heures de la foi chrétienne ».

  Nous citerons encore d’autres assertions déconcertantes. M. de Wendel semble considérer la Maçonnerie spéculative comme un « progrès » sur la Maçonnerie opérative. Il croit au rôle joué par l’Ordre dans la Révolution française. Il considère comme de « grands initiés » Martinez de Pasqually, Saint-Martin et Willermoz. Il pense que la Maçonnerie « connaissait un grand renouveau au début de ce XXe siècle », et il écrit que Schopenhauer a inclus dans son système de philosophie « des doctrines authentiquement orientales ».

  Nous finirons par un passage particulièrement regrettable : « De 1933 à 1945, l’Allemagne va connaître avec le national-socialisme les horreurs d’un feu irrationnel. Toutefois, on ne peut pas ne pas remarquer que Hitler fut le seul homme d’Etat de ce siècle à en appeler à des forces traditionnelles pour mettre son pouvoir en place, […] Ces quelques mots pour constater que la manifestation du sacré débouchait alors sur la grande scène du monde, et que la plus horrible guerre que connut l’humanité en cette fin de cycle devait être une guerre, en grande partie, d’opposition entre la brutale résurgence d’idées traditionnelles, en l’occurrence charriées par les lointaines nostalgies germaniques, face à l’Univers rationnel et progressiste ».

  Il est impossible à quiconque a lu et médité René Guénon d’admettre que le « cancer » national-socialiste représente en Europe une résurgence des idées traditionnelles. L’origine de cette attribution illégitime et abusive est parfois ignorée, de ceux-là même qui la propagent : c’est la Revue Internationale des Sociétés Secrètes qui avait lancé ce « bobard ». Un régime qui, à mesure qu’il étendait sur le monde sa sinistre domination, commençait par supprimer la seule organisation initiatique qui soit commune à tout l’Occident, et qui soumettait à une extermination sans pitié et vraiment démoniaque les derniers vestiges, dans nos pays, des peuples nomades (Juifs et Bohémiens), ne saurait être mû que par les passions brutales les plus « inférieures », et nullement par quoi que ce soi se rattachant à la Tradition.

  Mélangées à ces assertions critiquables, on trouve dans l’étude de M. Sylvain de Wendel un assez grand nombre de vues intéressantes, qui font regretter encore davantage la hâte que l’auteur semble avoir mise à rédiger son article. Il faut souhaiter qu’il reprenne sérieusement les principales objections que nous avons eu la tâche peu enviable de lui adresser. L’attrait qu’il ressent visiblement pour la doctrine exposée par Guénon nous donne l’assurance qu’il y a beaucoup à attendre des travaux à venir de cet auteur.

  Après ces deux articles qui, dans le domaine maçonnique surtout, souffrent d’un manque d’information, nous allons parler maintenant de celui de M. Jean Baylot : « Guénon Maçon ? ». Et tout d’abord nous devons dire notre surprise. Les productions antérieures de cet auteur, et notamment son dernier ouvrage, écrit en collaboration avec le R.P. Riquet, ne pouvaient en aucune façon laisser supposer qu’il eût quelque goût pour la pensée de Guénon. Mais enfin nous devons parler de son article dans Planète, et il faut convenir que cet article fait montre, dans, son ensemble, d’une évidente compréhension. Il débute ainsi : « Les relations de René Guénon avec la Franc-Maçonnerie institutionnelle apparaissent floues, chaotiques et déroutantes. Nous prouverons ici, quoi que l’on en ait dit, qu’elles ne furent jamais hostiles et que l’œuvre guénonienne demeure essentielle à l’intelligence maçonnique du présent et de l’avenir. Le philosophe de la tradition y exerce un magistère qui n’a pas fini de porter fruit. On oublie cet impact, aux résonances encore en propagation, pour ne retenir que des incidents mineurs, nés de l’incompréhension, mal interprétés ou amplifiés ».

  Il n’y a de réserve à faire que sur un point : Guénon n’est pas « le philosophe de la tradition », il en est un interprète. En tout cas, il est très vrai que les premières activités maçonniques de Guénon sont entourées de brume, — comme le sont les origines de la Maçonnerie elle-même. — Il y a d’autres défectuosités de terminologie dans la suite de l’article. On ne peut dire, par exemple, que Guénon, dans les années 1907 et suivantes, « assemblait les prémices d’une métaphysique originale ». On s’étonne aussi de la considération que M. Baylot semble porter à Papus et à tout ce qui s’agitait autour de lui. Ne va-t-il pas jusqu’à écrire que « le jeune Guénon aboutit dans ce milieu, ayant rencontré le Maître à l’Ecole des Sciences Hermétiques » 4 ? Parlant de la fondation en 1910 de la revue La Gnose, M. Baylot souligne que « ses textes contiennent en puissance tous les grands thèmes autour desquels foisonnera l’œuvre guénonienne ». C’est là une des grandes énigmes de la vie de Guénon. Il ne faut pas oublier qu’il n’avait alors que 23 ans. Peu de temps auparavant, certaines de ses lettres qui ont été publiées ne diffèrent en rien des productions ordinaires des occultistes et même des Maçons politiciens et anticléricaux d’alors. Il s’est passé à cette époque quelque chose qui a transformé de fond en comble l’intellectualité du jeune homme ; et cette transformation s’est répercutée jusque dans sa façon d’écrire, qui devient dès lors, ainsi que M. Jean-Claude Frère l’a fait très justement observer, « celle d’un des grands maîtres du style au XX” siècle ».

  Pour nous, cette transformation est liée à la fondation de l’Ordre du Temple rénové, qui suscita les violentes attaques de Téder dans la revue Hiram dont Papus était le directeur ; mais les compagnons de Guénon étaient trois et non pas deux, comme l’écrit M. Baylot. Il est très vrai que la campagne de Téder était ridicule ; mais on y trouve aussi des indices qui laissent supposer qu’il y eut là une intervention directe de la contre-initiation. Quant aux « opérations » de l’Ordre du Temple rénové, nous pensons qu’elles ne sont pas sans rapport avec certaines des possibilités envisagées dans L’Erreur spirite.

  A ce propos, nous nous étonnons que M. Baylot, qui parle abondamment des relations de Guénon avec Papus, Guaita, Sédir et autres occultistes, ne fasse pas mention de celles qu’il entretint avec F.-Ch. Barlet (Albert Faucheux), qui fut un des membres français de la H.B. of L., organisation autrement sérieuse que toutes celles qui faisaient tant de bruit et tant de propagande dans les cercles pseudo-initiatiques parisiens.

  Nous ne nous arrêterons pas sur l’esquisse tracée par M. Baylot des événements qui suivirent. Relevons cependant que Guénon n’a pas pu souhaiter « que le catholicisme serve de support ésotérique à l’élite » ; c’est, bien entendu, de support exotérique qu’il était question. Renseignements pris, il s’agissait là d’une coquille typographique.

  Venons-en à la conclusion, où l’auteur se demande si la Maçonnerie, en regard du labeur accompli par Guénon pour élever un édifice « à son honneur et à sa gloire » a répondu par un « geste » équivalent. Il écrit :   « La réponse est très nettement affirmative. Dans la fraction qui met un soin vigilant à sauvegarder l’essence traditionnelle de l’Ordre maçonnique, nombreux sont ceux qui se réclament de Guénon […]. La Franc-Maçonnerie, en France, vit un retour assez marqué à ses sources, par besoin, sans que tous ceux qui y aspirent le sachent. Ceux qui le réalisent invoquent Guénon. S’il est constant que les œuvres fortes n’atteignent la vraie consécration qu’après un premier temps d’effacement, l’épreuve fut ici très brève et concluante. L’association de sa pensée à la vie maçonnique est un phénomène irréversible. Une Loge parisienne a pour nom « La Grande Triade » ; ce choix est sans commentaires. Exemple de l’intérêt qu’il maintint, il lui adressa, lors de sa création, une lettre de souhaits. La Loge demande à ses membres une profession de foi guénonienne 5 qu’elle entretient en cultivant fidélité et intelligence autour des textes. Tout ceci n’est-il pas l’écla­tant témoignage des liens de René Guénon et de la Franc- Maçonnerie, attestés par le comportement des deux par­ties ? […] Rien n’est plus réconfortant que l’intérêt dont il a honoré — et elle le lui rend avec ferveur — l’institution maçonnique ».

  Comme on aimerait que la réalité répondit en tous points au tableau esquissé par M. Baylot ! Hélas ! Où est la réponse très nettement affirmative (même limitée à une petite fraction fidèle) dont nous parle l’auteur ? Où est l’attention à ses mises en garde réitérées ? Où est la ferveur ?

  Si la Maçonnerie française était vraiment consciente de l’importance capitale qu’a pour elle l’œuvre de Guénon, cela devrait s’exprimer dans les ouvrages, assez nombreux actuellement, que publient les Maçons actifs qui ont leur mot à dire dans leur Loge et dans leur Obédience. Or que voyons-nous ? La plupart de ces ouvrages passent entièrement sous silence le nom même de Guénon. D’autres contestent ses qualifications maçonniques, mettent en doute l’authenticité de son information, ou l’accusent tout simplement de « cécité ». Ne parlons pas de ceux qui préconisent l’abandon du secret maçonnique, ou qui interprètent le symbolisme de l’Ordre à la lumière (si l’on peut dire) de la psychanalyse. D’autre encore militent en faveur de thèses peut sympathiques à Guénon : l’origine exclusivement chrétienne de la Maçonnerie, l’absence de rapport entre l’Art Royal et l’hermétisme, l’irréalité de l’héritage templier, la légitimité des innovations willermoziennes, etc.

  De telles constatations peuvent être faites par tous. La chose est d’autant plus regrettable que la Maçonnerie semble être actuellement l’institution la plus apte à « illustrer » pour l’Occident le « message » guénonien, et à briser la « conspiration du silence » soigneusement entretenue autour de ce message par tout ce qui, de près ou de loin, relève de la mentalité moderne. Nous venons de parler de « conspiration du silence », et c’est ici le lieu de dire pourquoi, en dépit des réserves que nous venons de formuler, l’article de M. Baylot nous semble important. Pour la première fois, en effet, un haut dignitaire de l’Ordre maçonnique proclame « publiquement » l’importance exceptionnelle de l’œuvre de Guénon et la nécessité d’y avoir recours pour permettre à la Maçonnerie d’« assumer » son destin. Une telle prise de position était inattendue ; elle suppose une juste appréciation du « temps » et des « circonstances » ; elle pourrait avoir un certain retentissement. Nous souhaitons vivement qu’il en soit ainsi, et qu’un assez proche avenir vienne confirmer les vues de M. Jean Baylot et démentir les restrictions que nous avons cru devoir y apporter. De toute façon, le « geste » qui vient d’être accompli fera date, pensons-nous, dans l’histoire de la Maçonnerie française.

  Tout ce numéro de Planète est illustré par des photographies de scènes ou de sites orientaux, et en plus, par six portraits de René Guénon, depuis son adolescence jusqu’au lit de la mort. — Pour terminer, M. Jean-Claude Frère a donné une esquisse de l’évolution de la revue Le Voile d’Isis, devenu les Etudes Traditionnelles, et a commenté succinctement les principales publications des « Editions Traditionnelles ». En ce qui concerne plus particulièrement notre revue, nous tenons à le remercier des paroles très élogieuses qu’il a bien voulu avoir à son égard. Il est très vrai que ses divers collaborateurs — ceux qu’il nomme et ceux qu’il ne nomme pas — s’efforcent avant tout de marcher dans la voie ouverte par Guénon. Dans la mesure où ils y parviennent, cela est pour eux une suffisante récompense.

Denys Roman.

(à suivre)

  1. Certains seront peut-être étonnés de cette assertion ; et pourtant le Grand Shankarâchârya lui-même, dans ses Commentaires sur les Brahma-sûtras, a fait preuve de l’exclusivisme le plus incroyable envers le Bouddhisme, allant jusqu’à écrire que cette doctrine avait été inventée par Shakyamuni par suite de la haine féroce qu’il avait conçue pour tout le genre humain !
  2. Dans la bibliographie placée à la fin de ce numéro de Planète, le chapitre en question est intitulé par erreur : « Grandeur et Misère de René Guénon ».
  3. Nous ne nous attarderons pas sur certains points mineurs. M. Frère écrit de Guenon : « Toujours il courtise le nous. Son pluriel est celui de la majesté incontestable ». Guénon eut un jour l’occasion de rappeler à Paul Le Cour que. l’usage du « nous » quand on écrit est une règle de convenance traditionnelle, susceptible d’ailleurs d’une interprétation métaphysique intéressante.
  4. L’auteur se réfère aux Compagnons de la Hiérophanie de Victor-Emile Michelet ; il semble aussi avoir eu accès aux volumineux ouvrages de Swinburne Clymer, où se trouve reproduit un document du Convent maçonnique spiritualiste de 1908.
  5. Cette expression est défectueuse. Il ne peut y avoir de « profession de foi » à l’égard d’une doctrine qui ne requiert aucunement la « foi ». En réalité, il avait été convenu que ne seraient admis à « La Grande Triade » que ceux qui auraient acquis une connaissance suffisante des œuvres de Guénon.

Darkness visible partie 2

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe d’Automne 2007. N°7

Darkness visible [Deuxième partie]

L’introduction de la formule darkness visible dans le rituel maçonnique anglais de style Emulation apparaît à la suite de l’Union des Anciens et des Modernes de 1813 ; nous n’avons pas de certitudes sur les modalités de son adoption. La traduction littérale « ténèbres visibles » (et non « obscurité visible » comme il est dit parfois) révèle une association de sens contradictoires propres à retenir l’attention, et divers auteurs devaient en effet s’y intéresser, la plupart dans un esprit antimaçonnique et en se plaçant d’un point de vue exotérique exclusif1. En fait, l’expression darkness visible ne peut être vraiment explicitée et comprise – dans les limites de la faculté discursive – qu’en tant qu’elle est étroitement liée à la signification de la séquence rituelle correspondant à ce que les Kabbalistes désignent par le déplacement des lumières, elle-même abandonnée en partie dans la pratique maçonnique d’aujourd’hui (voir infra). Cette séquence ne trouve sa raison d’être et ne révèle sa véritable signification qu’en fonction de la perspective particulière à la Maîtrise qui s’effectue rituellement par un changement formel d’orientation, ce changement correspondant à une interversion dans le sens d’un retournement. D’ailleurs, l’orientation particulière à ce degré, est toujours usitée des Maîtres Maçons dans certains de ses éléments significatifs2. Ainsi, le déplacement des lumières s’accompagne, dans sa mise en œuvre, de l’intégration visible des décors symboliques d’ordre cosmologique qui assurent l’ordonnancement régulier de la Loge. Mais intégrer n’est pas uniformiser systématiquement dans une même perspective d’ensemble ; c’est pourquoi, pour prendre quelques exemples précis, on notera que le Tableau de Loge est occulté ainsi que les deux luminaires que sont le soleil et la lune3 situés au Débir (à l’Orient), équivalent symbolique du Saint des Saints du Temple de Salomon ; les deux luminaires demeurent indissociables car complémentaires : symboles de la dualité, ils s’évanouissent, n’étant plus en conformité avec la nouvelle orientation régulière de la Chambre du Milieu qui exprime l’Unité Primordiale. Cependant, un symbole subsiste, lumineux, à sa station initiale : c’est « l’œil dans le triangle » ou « l’œil qui voit tout », dénommé ordinairement Delta ; mais sa position se trouve dès lors inversée, c’est-à-dire pointe en bas, figurant le schéma du cœur. Ainsi disposé, il est dorénavant la « Porte Solaire », analogue à l’œil du dôme de tout édifice sacré. On se souviendra que, maçonniquement, cette Porte, selon l’enseignement traditionnel dont R. Guénon a été, à notre époque, l’interprète pour l’Occident, n’est autre que l’équivalent de la « porte du Ciel » ou « porte des dieux » ; elle est l’ouverture sur le « Soleil intelligible » dont le « septième rayon » – l’Axis mundi – assure le passage qui conduit « au-delà du Soleil », domaine des états supra-individuels propre aux grands mystères, ce « passage [qui] assure la libération complète »4  ».] des limitations individuelles inhérentes à la manifestation.

Ainsi, pour le Connaissant, le Soleil, « une fois élevé au Zénith, ne se lèvera plus ni ne se couchera, il se tiendra au centre » (Chândogya Upanishad, III, 11, 1 et 3).

Comme possibilité opérative immédiate, c’est-à-dire affranchie de la temporalité, cette interversion permet – ne serait-ce que virtuellement – au Maître Maçon d’ « identifier le centre de sa propre individualité (représenté par le cœur dans le symbolisme traditionnel) [ce qui correspond à une libération du mental] avec le centre cosmique de l’état d’existence auquel appartient cette individualité et qu’il va prendre comme base pour s’élever aux états supérieurs » (L’Esotérisme de Dante, ch. VIII). C’est ainsi que le Travail collectif en Loge permet la restauration de l’état originel par la translation « du centre de la conscience du “cerveau” au “cœur” ». C’est en quelque sorte une autre « vision » (de la Lumière intelligible), que l’on peut rapporter à une « audition » et qui prend appui sur la disposition symbolique ainsi établie et s’y identifie en application de l’analogie inverse5. Reportons-nous à ce que R. Guénon précise à ce sujet : « Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance “par reflet”, comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure ; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’”extérieur” à l’”intérieur”, et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même ; l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles. On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être transféré du “cerveau” au “cœur” ; pour ce transfert, toute “spéculation” et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage ; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective […]. Le passage de l’”extérieur” à l’”intérieur”, c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l'”état primordial”, de s’élever aux états supérieurs […] »6. C’est seulement ainsi que la Maîtrise atteint sa plénitude.

L’ « audition » évoquée est en rapport étroit avec la « Lumière intelligible » ; selon la perspective cosmogonique, le Son précède en quelque sorte la Lumière, et nous verrons que ce point de doctrine n’est pas étranger à notre sujet. Par exemple, l’audition est partie intégrante des éléments symboliques fondamentaux du degré de l’Arche Royale considéré par les anciens – et encore aujourd’hui – comme « la racine, le cœur et la moelle de la Franc-Maçonnerie » en tant que complément de la Maîtrise ; il est le  nec plus ultra  en raison de son caractère universel, de sa perspective ouverte sur les grands mystères, mais également de ses liens avec la Maçonnerie opérative ; mais nous ne pouvons présentement qu’en mentionner l’importance et signaler seulement un point qui est loin d’être négligeable, en correspondance avec nos rituels : il s’agit du rapport entre l’ouïe et la vue qui sont respectivement mises en relation avec la nuit et le jour ; car on connaît « […] l’étroite connexion qui existe, au point de vue cosmogonique, entre le son et la lumière ». Pour les chrétiens et les Maçons, le texte le plus explicite à ce sujet se situe au début du Prologue de l’Evangile de saint Jean qui précise : « Au commencement [au principe] était le Verbe… » ; il s’agit là de « l’acte du Verbe produisant l’”illumination” qui est à l’origine de toute manifestation, et qui se retrouve analogiquement au point de départ du processus initiatique  »7. C’est pourquoi -en particulier dans le domaine initiatique- on accorde prééminence et antériorité à l’ouïe sur la vue et de ce fait à la nuit sur le jour. C’est donc par pure analogie que nous utilisons le terme de « vision » en rapport avec la séquence rituelle du déplacement des lumières, car là réside un des mystères de l’Ordre.

Pour illustrer, dans une certaine mesure, ce rapport étroit entre l’ouïe et la vue et les incidences résultant de leur mise en œuvre, relevons quelques applications souvent négligées parce qu’en apparence banales : elles proviennent de manuscrits de la Maçonnerie des XVIIe et XVIIIe siècles, et plus précisément de leur partie dénommée Lectures ou Instructions qui furent originellement des « tuilages » de caractère synthétique à partir d’éléments rituels ; elles se pratiquent par questions et réponses dans lesquelles se trouvent certaines formules qui sont comme l’écho d’une pratique opérative ; une de celles-ci se situe curieusement entre la question concernant la « naissance virginale » du Christ et celle qui a trait à la construction du Temple de Salomon :

« Question : A quoi la nuit est-elle bonne ?

Réponse : La nuit est meilleure pour entendre que pour voir »8. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter les formules et la gestuelle adoptées par les Maçons de cette époque pour prévenir l’indiscrétion d’un profane (donc l’intrusion d’un point de vue étranger à la démarche initiatique) : cela consistait par exemple à exécuter un « faux pas » (celui-ci étant une figuration irrégulière de la marche ordonnée du Maçon en direction de l’Orient de la Loge) en prononçant à voix basse : « le jour est fait pour voir [sous-entendu: les signes] et la nuit pour entendre [les mots] » ; ces formules sont aussi, comme nous le précisions plus haut, en rapport avec l’épreuve du « tuilage » pratiquée habituellement par le Tuileur à l’entrée extérieure du Temple qui abrite la Loge, comme l’est également la formule bien connue : « il pleut [sur le Temple] ».

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Ainsi l’expression darkness visible correspond-elle, dans la perspective spécifique aux petits mystères, aux « ténèbres perçues », réflexion de la Lumière procédant des « ténèbres supérieures » dont l’accès s’effectuera par le septième rayon du Soleil matérialisé au centre. R. Guénon nous dit que, en tant que symbole du non-manifesté, ces ténèbres « sont en réalité la Lumière qui surpasse toute lumière, [qui est] au-delà de toute manifestation et de toute contingence, l’aspect principiel de la lumière elle-même […] » ; ce reflet de la Lumière que, seul, de par son état, le Maître achevé a qualité pour appréhender dans la Chambre du Milieu. Suivant l’expression maçonnique – équivalente de la formule hermétique se rapportant à la phase nommée « séparation » –, le Maître Maçon doit œuvrer selon le processus ultime du discernement qu’est la discrimination, c’est-à-dire « déceler la lumière dans les ténèbres et les ténèbres dans la lumière ». Est-il nécessaire de préciser que nous sommes très éloignés de la perspective exclusive que retient Milton dans son poème Paradise lost, et qui se rapporte uniquement aux ténèbres entendues dans leur sens le plus inférieur, c’est-à-dire en tant qu’états psychiques qui se manifestent par une « chaleur obscure » (antithèse des ténèbres visibles) et sont relatives aux « lieux » infernaux que Dante évoque dans son Enfer.

En corrélation avec le passage rituel qui est l’objet de ces quelques réflexions, on retiendra également l’usage, en Maçonnerie, de la couleur noire dans son sens supérieur, c’est-à-dire métaphysique, qui correspond aux ténèbres visibles9. Cela concerne notamment la Chambre du Milieu qui est l’expression formelle de cette couleur ; c’est là, pour le Maître, qu’a lieu la deuxième mort qui correspond à une troisième naissance analogue à une « résurrection », véritable changement d’état qui ne peut s’accomplir que dans l’obscurité10.

Ajoutons que la station initiatique qu’est la Maîtrise maçonnique dans la démarche spécifique au Métier a également sa correspondance, en mode constructif, avec le symbole de la Pierre, la Keystone ; c’est la pierre angulaire ou clef de voûte (ou son équivalent) qui, dans tout édifice sacré, a une position inversée par rapport à l’ensemble de la construction ; c’est pourquoi cette pierre, qui en constitue le couronnement, ne peut être mise en place que par en-haut, comme provenant spontanément du Ciel11. En effet, en l’absence de la clef de voûte et malgré l’ajustement conforme des pierres et leur assemblage jusqu’à la limite du sommet, l’édifice qui en résulte ne sera jamais, malgré la convergence de tout l’ensemble vers ce point (c’est le « nœud vital »), qu’un ouvrage imparfait et dénué de stabilité, même si une certaine harmonie s’en dégage nécessairement : il est en quelque sorte le reflet du cosmos non encore résorbé dans son Principe. Mais, par la mise en place de la clef de voûte, se réalise, dans l’instantanéité, l’intégration de la multiplicité dans l’Unité, et ainsi l’ensemble de la construction se trouvera relié et identifié -hors de la modalité temporelle- à son archétype principiel ; c’est un « passage à la limite », un changement d’état. Seule la clef de voûte, « par sa forme aussi bien que sa position, est effectivement unique dans l’édifice tout entier, comme elle doit l’être pour symboliser le principe dont tout dépend »12 ; elle est la synthèse de l’édifice, image parfaite et véritable de l’Unité dont la manifestation procède.

C’est pourquoi le Maître Maçon, qui s’identifie lui-même virtuellement à la Keystone (en raison de l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme), doit intégrer, autant qu’il est possible -et pas uniquement en Chambre du Milieu-, cette « vision très excellente » qui s’origine dans son Principe, réalisant ainsi la synthèse parfaite des trois Piliers de la Loge. En outre, on constate que les éléments rituels de la Maîtrise que nous venons d’évoquer, et qui procèdent de ce symbolisme et en permettent la mise en œuvre conforme, révèlent nettement la finalité initiatique de l’Ordre maçonnique13. Ce « constat symbolique » infirme donc toutes les hypothèses qui reposent sur une conception historiciste exclusive visant à démontrer que le grade de Maître et sa légende – la légende d’Hiram – ou leur équivalent respectif, ne seraient qu’une élaboration humaine tardive. Il est inconcevable que la Maçonnerie ait pu être privée de cette « station » privilégiée (ou de son équivalent), car elle aurait été ainsi bornée à une voie initiatiquement incomplète, ce qui serait inexplicable. Une approche plus correcte sur ce sujet demanderait un examen attentif et sans parti pris, du degré de « Compagnon fini », antérieur à la Maçonnerie spéculative, et une comparaison de certaines de ses particularités avec le « couple » Compagnon/Maître tel qu’il a été codifié ensuite. Ce qui est sûr c’est que la Maîtrise proprement dite a fait défaut à certains fondateurs de la Maçonnerie spéculative. Mais cela est-il un débat ?].

Mais darkness visible évoque également l’origine « polaire » de l’Ordre, le retour à cette origine étant symbolisé, comme nous l’avons dit, par l’inversion d’orientation -et ses compléments-, matérialisée, dans la Chambre du Milieu, par le déplacement des lumières. D’autre part, cette situation primordiale est l’objet d’une « réminiscence » précise, symbolisée par la lettre G -symbole de la Polaire- placée au centre de l’Etoile flamboyante14. Et, à proximité de celle-ci, sont figurées les sept étoiles qui marquent la présence des 7 Rishis dont la demeure symbolique est la Grande Ourse. Selon la tradition hindoue, ceux-ci sont les sept Lumières par lesquelles fut transmise au cycle actuel la Sagesse des cycles antérieurs, ces Lumières qui portent l’héritage de Sagesse de ces cycles et en détiennent en quelque sorte la « mémoire ». Ceci explique pourquoi, par transposition, sont placées sept étoiles autour de la Lune sur le Tableau de Loge présent aux autres degrés « bleus ». En ce qui concerne, entre autres choses d’importance, la constitution de la Loge considérée comme étant « juste et parfaite » ainsi que la validité de la transmission initiatique, il apparaît que les 7 Rishis -en tant qu’Archétype primordial- président à l’Architecture céleste qui est Géométrie. Ils sont ainsi la norme qui se « réfléchit » sur la Terre, déployant son ordonnancement de Sagesse, Force et Beauté, qui rend possible et légitime l’établissement (et la restauration) de multiples applications initiatiques en conformité avec le plan du Grand Architecte de L’Univers15.

Darkness visible est une des nombreuses formules rituelles que véhiculent la Chambre du Milieu et ses mystères. « Lieu » central de la Maçonnerie, l’excellence de la Chambre du Milieu ne peut être appréhendée que par le « lien qui nous unit » (le Cable tow assimilable au Sûtratma), lien qui unit tous les Maçons –passés16et présents- à l’Ordre, et qui n’est autre que le Secret : c’est-à-dire « ce qu’il y a de plus central en tout être […] en raison de [son] caractère d’”incommunicabilité” ».

C’est pourquoi la possession de la Maîtrise est en réalité un état éminent et unique dans l’initiation occidentale d’aujourd’hui, état dont R. Guénon nous dit qu’il correspond à la véritable plénitude17.

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Ces quelques réflexions sur un sujet qui touche à une séquence négligée -parmi d’autres- de la démarche initiatique maçonnique ne prétendent pas en épuiser la richesse ou lever quelque voile impénétrable, d’autant plus qu’en son aspect le plus profond elle rejoint l’inexprimable lié par le Secret. Il reste à souhaiter que les quelques points abordés soient l’occasion et le point de départ de réflexions constructives sur les possibilités « sans nombre » qu’offre l’Ordre maçonnique ; mais il est vrai que seule la méditation sur les symboles peut favoriser l’ouverture sur la Connaissance.

La Maçonnerie est, comme l’évoque toute l’œuvre de l’auteur français Denys Roman, l’Arche vivante des symboles où s’est rassemblé l’essentiel -sous forme de synthèses symboliques- de ce qui subsiste d’organisations initiatiques éteintes, y compris un héritage de l’ésotérisme chrétien. Tous ceux qui s’efforcent, depuis les temps les plus éloignés, d’en obscurcir la Lumière le font en vain, car ils se heurtent à son origine non humaine ainsi qu’à l’assurance donnée, de par la Volonté du Ciel, à saint Jean l’Evangéliste, Ami, Recteur et Protecteur de l’Ordre, de la perpétuité de son domaine. C’est pourquoi, à Pierre qui l’interrogeait sur ce qu’allait devenir Jean, « fils du tonnerre », le Christ répondit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe… »

André Bachelet

  1. Pour plus de développements, et particulièrement en ce qui concerne le Révérend Wilton Hannah, ministre anglican passé ensuite au catholicisme et auteur des livres Darkness visible publié en 1952 et Chritian by degrees (1954), on consultera les études de Pierre Noël dans la revue « Renaissance Traditionnelle » n° 137 de janvier 2004, pp. 66 et suivantes, et Jérôme Rousse-Lacordaire, B.A-BA Antimaçonnisme, Editions Pardès, pp. 57 et suivantes. Un ecclésiastique anglais (anonyme) répliquera au livre d’Hannah dans un ouvrage intitulé Light invisible (Lumière invisible), mais sans grande suite. Les attaques reprendront en 1965 puis en 1985 ; les ennemis de l’Ordre firent preuve à la fois de leur ignorance dans le domaine ésotérique et rituel (qui s’en étonnerait ?), et de leur habituelle faculté de nuisance ; devant le peu de résistance des responsables de la Maçonnerie britannique, ils dénoncèrent l’Ordre comme étant un véhicule du satanisme. Les protestations de Maçons vigilants ne devaient pas empêcher les conséquences dans le domaine rituel, sans compter les incidences temporelles à l’encontre des membres de la Maçonnerie de Grande Bretagne. On décèle dans toutes ces manœuvres l’obstination démentielle caractéristique des milieux instrumentalisés par l’Adv… Lorsque R. Guénon affirmait que « moins l’exotérisme s’occupe de l’ésotérisme, mieux cela vaut », n’avait-il pas tracé par là une attitude de prudence qui n’a pas toujours été respectée par les Autorités initiatiques ? Dans le rituel, le commentaire qui accompagne cette expression ne fait pas état de la signification que nous retiendrons. Voici le passage tiré de la version anglaise imprimée du rituel du 3e degré : « Let me now beg you to observe that the Light of a MM is darkness visible, serving only to express that gloom which rests on the prospect of futurity » ; et en regard relevons la traduction quelque peu différente retenue dans le rituel pratiqué en France : « Permettez-moi de vous faire observer que la lumière que possède un MM (Maître Maçon) n’est qu’une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres et ne fait qu’ajouter à la pénombre qui cache les perspectives de la vie future ». Cette tirade n’est pas satisfaisante car le voile à soulever touche au plus profond de la démarche initiatique procédant de l’aboutissement des petits mystères. Dans ce cadre rituel, tout commentaire est dans l’incapacité d’en traduire la véritable portée, tout ajout verbal appuyé s’avère généralement vain ou susceptible de compromettre une assimilation conforme
  2. On remarquera que la progression singulière du Compagnon lors de son introduction en Chambre du Milieu s’explique par là même ; on peut trouver à cette progression plusieurs significations, dont une est en rapport avec le sacrifice intérieur exigé par l’imminente élévation du Compagnon à la Maîtrise : ce sacrifice consistera, entre autres, à transformer une des composantes de la modalité corporelle ou « existentielle » comprise dans l’objectif fixé par le degré de Compagnon ; en cas contraire, le nouveau Maître serait maintenu dans une démarche « horizontale », c’est-à-dire dépendante de la faculté mentale, ce qu’il doit désormais dépasser progressivement. Quant à l’héritage pythagoricien, compte tenu de sa position centrale dans le 2e degré, il constitue un acquis définitif.
  3. Il s’agit des « deux grands luminaires dont l’un préside au jour et l’autre à la nuit » (Genèse, I, 16).
  4. Pour l’application de l’analogie inverse en rapport avec notre sujet, consulter R. Guénon : Symboles fondamentaux de la Science sacrée (aujourd’hui Symboles de la Science sacrée), Éditions Gallimard 1962, chapitres « Les symboles de l’analogie » et « L’Arbre du Monde » ; également A. K. Coomaraswamy dans son étude « The Inverted Tree » (« L’Arbre inversé »).
  5. R. Guénon : Aperçus sur l’Initiation, Editions Traditionnelles, chapitre XXXII, « Les limites du mental ».
  6. Cf. ibidem, chapitre « Verbum, Lux et Vita ».
  7. L’Herne, Documents fondateurs, 1992, p. 219, note 243 (Manuscrit Dumfries n° 4).
  8. Symboles fondamentaux (Symboles de la Science sacrée), p. 308, note 1, et Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XXXI, « Les deux nuits ».
  9. Aperçus sur l’Initiation, chapitre « De la mort initiatique », et Initiation et Réalisation spirituelle, chapitre « La jonction des extrêmes ».
  10. Ce symbolisme est essentiel au degré complémentaire qu’est l’Arche Royale qui participe de l’Arch masonry (Maçonnerie du Compas), et, de ce fait, se place en rapport avec le domaine céleste, alors que la Square masonry (qui est la Maçonnerie de l’Équerre) se développe plus spécialement dans ce qui appartient au domaine « terrestre » (cf. note suivante).
  11. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XLIII : « La “Pierre angulaire” », p. 281, et l’étude de Franco Peregrino, « Sur la fraternité », parue in « La Lettre G » n° 1, Équinoxe d’Automne 2004.
  12. La Maçonnerie comprend également, comme l’affirme R. Guénon, une perspective sur les « grands mystères » constituée par l’essence de l’Arch masonry ; c’est la raison pour laquelle le degré de l’Arche Royale était lié à celui de la Maîtrise et se trouvait intégré intimement à une Loge ordinaire et plus précisément à la Chambre du Milieu de celle-ci (cf. Aperçus sur l’Initiation, 1953, p. 276, note 1). Ce lien étroit (qui n’est pas sans évoquer le Cable Tow), véritable charnière entre la Chambre du Milieu et l’Arche Royale, apparaît notamment de façon significative dans l’opération de substitution des deux luminaires par le « septième rayon du Soleil » dans sa position centrale et invariable au zénith. Le symbolisme particulier (et sa représentation) de ce septième rayon constitue l’élément fondamental de l’Arche Royale désignée expressément comme complément de la Maîtrise, et ceci en rapport avec la « parole retrouvée ».
  13. Ceci peut être rapporté à la tradition pythagoricienne, véritablement centrale au grade de Compagnon, et en tant qu’héritage de la Maçonnerie
  14. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XXIV : « Le Sanglier et l’Ourse », p.180 note 2.
  15. C’est-à-dire les « Maçons des anciens jours », assimilables dans une certaine mesure aux « Ancêtres » qu’évoquent la plupart des traditions et qui assurent le lien spirituel ininterrompu avec l’origine ; c’est un héritage direct, par la voie initiatique, notamment celle des Collegia fabrorum de la tradition gréco-romaine. Il s’agit également des « Supérieurs Inconnus », détenteurs et inspirateurs de la Sagesse primordiale.
  16. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. LXXV : « La Cité divine ». Rappelons simplement que le rassemblement ordonné -ne serait-il que virtuel- de tous les éléments de l’être, dans le cadre de l’initiation maçonnique, est une possibilité toujours actuelle.