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J. A. LAVIER. Médecine chinoise, médecine totale. 2ème partie

NOTES DE LECTURE

UN LIVRE SUR LA MÉDECINE CHINOISE TRADITIONNELLE

E.T. N° 439 Septembre-Octobre 1973

Passons maintenant à un autre sujet : la psychana­lyse, « question, dit l’auteur, d’une extrême gravité », étant donné les initiatives multiformes de « nos actuels psychologues qui, à divers égards, jouent véritablement le rôle éminemment dangereux d’apprentis sorciers ». M. Lavier n’est pas tendre pour ce qu’il appelle très justement « la toxique psychologie des prétendues profondeurs ». Il écrit : « Que font certains psychanalystes, lorsqu’ils cherchent à rendre conscient ce qui réside dans le subconscient, sinon mettre de l’eau sur le feu, transporter le secteur inférieur dans le conscient (secteur supérieur) ? … De même que la quille est nécessaire à l’équilibre du bateau, le lest du subconscient doit absolument rester à l’état d’immobilité et, dans ce sens précis, certaines écoles semblent prétendre que la position normale d’un bateau est d’avoir la quille en l’air et les voiles dans l’eau ! Tout cela provient de la regrettable confusion commise par ceux qui ont pris l’inférieur pour le supérieur et croient que le subconscient… représente la profondeur même des fonctions psycho-mentales, alors qu’il ne s’agit, en réalité, que de la qualité la plus inférieure que puissent acquérir les idéogènes 1, à un tel point qu’ils sont totalement inutilisables, résidus irrécupérables, de la raison et des automatismes intellectuels. Dans ce sens, le subconscient est en tous points comparable à un vide-ordures de l’intellect. Le plus grand chef-cuisinier du monde est bien obligé de laisser des déchets qui seront versés aux poubelles. Or, est-il pensable un seul instant que le contenu desdites poubelles puisse être de quelque utilité dans la confection d’un prochain repas de gala ?

Qu’on l’exprime bien clairement : il s’agit là d’une authentique subversion, et les malheureux qui se croient guéris par de telles méthodes sont, en réalité, irréversiblement précipités dans le sens de la contre-illumination. »

Examinant la technique de l’intervention psycha­nalytique, l’auteur en souligne les dangers, tant pour le praticien lui-même (à cause du phénomène bien connu du « choc en retour ») que pour le patient, livré sans défense « à tous les influx subtils venus d’en bas ». Et il poursuit : « La plupart des cas de possession viennent de là, et que le lecteur sache bien que ces cas ne sont pas rares, bien au contraire, et nous pouvons même affirmer que beaucoup de malades prétendus atteints de psychose ne sont en fait que des possédés, et que leur cas ne relève aucunement du psychiatre, mais bien plutôt de l’exorciseur, dans la mesure où l’état actuel des religions permet une telle qualification, mais là n’est pas la question. »

Le professeur Lavier aborde aussi la question de la réincarnation. Voici ce qu’il en dit :

« Le seul fait que nous soyons actuellement dans certaines conditions d’existence (l’espace-temps) prouve que nous n’y fûmes jamais antérieurement, et que nous n’y serons jamais plus, ce qui élimine radicalement toute notion de réincarnation (à ne pas confondre avec ce que les sous-traditions appellent métempsycose et transmigration, phénomènes appartenant à certaines catégories de mémoires). Cela n’exclut nullement, au sens métaphysique, la permanence de l’être qui, selon la loi des cycles, persiste au contraire, grâce au centre de son plan supérieur, qualitatif, donc doué d’une durée illimitée que ne possède aucunement la quantité, mais change en quelque sorte d’orbite, c’est-à-dire  de conditions d’existence, chaque fois qu’il termine un cycle pour en commencer un suivant. Donc, si les fantômes ne sont certainement pas des morts qui reviennent, ils n’en existent pas moins pour autant : ce sont des résidus sans individualité aucune, des chevaux anonymes sans aurige 2, disponibles parce que sans char, et qui sont prêts à obéir à n’importe quel ordre, que celui-ci soit conscient, quand le spirite désire voir le spectre de tel ou tel, et lui indique sans en avoir la moindre conscience le comportement qu’il veut qu’il ait. Mais le spiritisme est encore une création du siècle dernier, dont le matérialisme effréné s’est prolongé jusque dans la matérialisation des morts ! Il est bien connu que, lorsqu’un lieu est hanté, il y a toujours un cadavre enterré clandestinement dans les environs, et qu’il suffit alors que le rite funéraire soit accompli pour que les phénomènes de hantise cessent immédiatement et définitivement. »

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer en détail les pré­cisions données par le professeur Lavier sur la méde­cine chinoise traditionnelle, dont il met bien en évi­dence les caractères qui la différencient fondamen­talement de la médecine occidentale moderne. Cette dernière, dit-il, « ne reconnaît que ce qu’elle peut appréhender par la mesure, et laisse ainsi échapper les manifestations qualitatives, qui sont pourtant essentielles ». En conséquence, « la médecine occidentale est finalement restée empirique, et le fait de changer cette dénomination au profit d’une médecine expérimentale n’y change rien ». Pour l’auteur, cette médecine expérimentale représente le troi­sième et dernier stade d’une dégénérescence progres­sive dont l’empirisme était le terme moyen. Cette dernière phase voit se développer une succession « d’hypothèses explicatives, lesquelles sont d’ailleurs toujours révisées, voire même souvent abandonnées au profit d’autres plus nouvelles, mais qui n’en subiront pas moins le même sort tôt ou tard. Dans cette période scientifique, la médecine cherche par là à justifier ses actes par des théories établies postérieurement à eux, ce qui est exactement l’inverse de la démarche traditionnelle. Mais en notre époque de subversion, nous sommes habitués à voir un aveugle tâtonnant mettre la charrue devant les  bœufs ! »

L’auteur ne se fait d’ailleurs aucune illusion sur les conséquences de l’occidentalisation accélérée qu’on peut observer actuellement en Orient. « Même en  Chine, dit-il, des techniques comme l’acupuncture sont devenues empiriques, puis scientifiques et, à l’heure actuelle, si l’on y mentionne encore parfois le système des cinq éléments dans certaines écoles et quelques rares traités, ce n’est qu’à titre épisodique, disons même folklorique » 3.

L’acupuncture, dont on vient de parler et qui, pour la plupart de nos contemporains occidentaux, constitue l’essentiel de la médecine chinoise, n’est pourtant, nous dit l’auteur, qu’un des cinq moyens thérapeu­tiques dont cette médecine dispose, et qui sont, par ordre hiérarchique : l’ouverture du conscient 4, l’alimentation, les remèdes 5, l’acupuncture, les in­terventions chirurgicales. Mais, encore une fois, nous n’avons pas qualité pour nous arrêter trop longue­ment sur la partie proprement médicale de l’ouvrage de M. Lavier. Signalons cependant qu’il a bien vu l’in­fluence désastreuse, pour la santé physique et men­tale de nos contemporains, des « poisons » de la civi­lisation moderne que les Occidentaux exportent dans toutes les parties du monde 6.

Un guénonien qui lit l’ouvrage dont nous venons de parler est constamment amené à penser à l’en­seignement de Guénon, et notamment à La Grande Triade et à certains chapitres du Règne de la Quantité 7. La terminologie des deux auteurs est le plus souvent la même 8. Quelques légères différences doctrinales (par exemple sur la « dignité » respective du cœur et du cerveau) pourraient sans doute s’expli­quer par certaines différences de points de vue. Enfin, quelques nuances d’« appréciation » sont évidem­ment le fait des préférences personnelles de l’un et de l’autre. Le professeur Lavier, sinologue, et qui a pour la tradition extrême-orientale une prédilection bien naturelle, « privilégie » en quelque sorte les tra­ditions des peuples sédentaires, peuples qui furent si souvent victimes des incursions des nomades 9. Du moins, il ne nie aucunement la légitimité des tradi­tions des peuples pasteurs. On a vu que, sur tous les points importants, et en particulier sur la référence à la Tradition primordiale, ses positions sont rigou­reusement orthodoxes. La publication d’un tel ouvrage est donc un événement qu’il importait de signaler.

Denys Roman

  1. C’est-à-dire, selon la terminologie de l’auteur, les « ger­mes des idées ». Voir sur ce point les considérations données aux pages 67 et suivantes, appuyées par la figure 11.
  2. L’auteur emploie très fréquemment le symbolisme tradi­tionnel du char traîné par le cheval et dirigé par l’aurige.
  3. Plus loin il écrit : « Nous avons vu en Occident, et  même récemment en Extrême-Orient (où, inspiré que l’on  est maintenant des idées occidentales, on cherche à rendre  l’acupuncture scientifique), des instruments qui n’ont plus  rien de commun avec ceux que la Tradition exige… Ce sont là des aberrations issues, les unes d’une flagrante incompréhension, les autres de directives politiques, les dernières de conceptions scientistes, tout cela ne devant d’aucune façon être considéré comme conforme à la Tradition, n’étant que la conséquence des multiples contingences de l’époque actuelle ». — Le professeur Lavier insiste en particulier sur le danger d’appliquer l’acupuncture sur des points du corps interdits par les règles traditionnelles : « Il nous est arrivé de voir des malades qui avaient reçu un traitement sur des points interdits, de la part de praticiens insuffisamment informés ; et lesdits malades présentaient tous des troubles organiques, nerveux, psychiques, etc., parfaitement irréversibles, résistant à tous les traitements possibles. Ce sont malheureusement des malades irrécupérables, qui suffisent amplement à montrer que ces interdictions ne doivent pas être prises à la légère, quoi qu’en prétendent d’aucun. »
  4. Sur ce point, cf. le chapitre XI de l’ouvrage. « Il s’agit de récupérer dans la mesure du possible le contact avec le Ciel et, cela obtenu, d’exploiter au maximum cette fonction recouvrée ». Nous ne saurions dire si une telle technique est applicable à ceux qui sont étrangers à la tradition extrême- orientale. En tout cas, l’auteur a tenu à marquer très nette­ment que l’« ouverture du conscient » est en quelque sorte l’opposé « bénéfique » de la psychanalyse
  5. Il semble, dit l’auteur, qu’à l’origine la pharmacopée chinoise ne comprenait que 365 plantes. Par la suite, l’empi­risme gagnant, elle en vint à utiliser un nombre considérable de médicaments empruntés aux trois règnes de la nature. Le répertoire de ces remèdes ne compte pas moins de 2.000 pages (pp. 180-181).
  6. Il énumère plusieurs causes graves de déséquilibre phy­siologique : « Voyages de plus en plus rapides, alimentation délirante, tension nerveuse grandissante, vie nocturne, développement de l’agressivité à laquelle tentent de s’opposer des morales bêlantes, parfaitement inefficaces, recherche effrénée du profit et du pouvoir, industries polluantes, thérapeutiques chimiques hautement toxiques, chirurgies mutilantes, médecines standardisées, où la machine apparaît, psychologies démoniaques, enseignement par conditionnement qui éteint tout le plan intellectuel (par développement des automatismes), lequel ne reçoit dès lors plus d’idéogènes,  d’autant que les religions ont perdu tout sens métaphysique. « A cela s’ajoute l’extinction progressive de la cellule familiale. Passons sur les fausses traditions qui empoisonnent  l’esprit en prétendant remplacer la Pensée perdue, spiritisme, astrologie, fausses synthèses des religions, toutes les doctrines fondées sur la théorie de l’évolution ou sur la matérialité des quatre éléments grecs. De toutes ces écoles soi-disant ésotériques, rien ne peut être retenu, bien au contraire. Et ne parlons pas des dangereuses importations d’Orient,  du genre yoga ou zen, véritablement maléfiques pour l’Occidental. Peut-on alors s’étonner que les mères mettent au  monde de plus en plus de monstres, que des maladies nouvelles apparaissent, telles les terribles collagénoses, processus d’autodestruction de l’organisme ? Après cette faillite qu’est la perte des plus hautes fonctions humaines, suivi de l’anarchie du cancer, voici le suicide collagénique. » (pp. 204-206).
  7. Certains points que Guenon n’avait fait qu’aborder en passant sont l’objet, chez M. Lavier, d’une attention particu­lière. On sait qu’à notre époque où la religion se désacralise de plus en plus en Occident, on assiste à une véritable sacra­lisation des activités profanes les plus insignifiantes. Notre auteur écrit : « L’homme cherchera à sacraliser cette activité artificielle et nocive qu’est le sport ou l’entraînement, en instaurant le culte du muscle, pseudo-rituel auquel rien ne manque, depuis le recueillement avant l’effort jusqu’à la parodie de la flamme soi-disant sacrée des olympiades. ». Il faut rappeler que les véritables Jeux Olympiques, ceux des Grecs, avaient un caractère religieux. Il est même dit que par deux fois Pythagore y concourut et y triompha.
  8. Le professeur Lavier, pour désigner le terme inférieur de la Grande Triade, emploie le mot « Sol », alors que Guénon emploie le mot « Terre ».
  9. On sait que la Grande Muraille de Chine fut élevée pour protéger l’Empire contre les invasions des peuples de race turco-mongole.

J. A. LAVIER. Médecine chinoise, médecine totale. 1ère partie

NOTES DE LECTURE

UN LIVRE SUR LA MÉDECINE CHINOISE TRADITIONNELLE

E.T. N° 439 Septembre-Octobre 1973

Qu’un professeur, sociologue et médecin, publie en 1973 un ouvrage tout empreint d’esprit traditionnel authentique 1, cela surprendra sans doute la plupart des lecteurs habituels d’ouvrages médicaux. Mais nous espérons que plusieurs verront là un « signe des temps » favorable, à ajouter à plusieurs autres que nous avons signalés récemment. La couverture du livre est illustrée par une représentation schématique de la Grande Triade, l’Homme, médiateur entre le Ciel et la Terre, étant figuré par la croix 2). Dans un avant-propos dont il faudrait tout citer, le profes­seur Lavier expose d’emblée la considération qu’il porte à la science traditionnelle et le peu de cas qu’il fait de la pseudo-science moderne. Il écrit : « Lorsqu’on définit la tradition… comme étant la science de nos ancêtres, la réaction habituelle est une sceptique ironie chez les plus polis, un tollé hilare chez les autres, tous étant dûment conditionnés par l’enseignement des écoles et des universités, qui prétendent que les ébauches d’êtres humains qu’étaient ces ancêtres ne sauraient avoir eu les vastes connaissances de l’homme de nos jours. »

L’auteur avertit que le propos de son ouvrage est « justement de montrer… que les connaissances traditionnelles, du fait même qu’elles se placent sur un mode qualitatif alors que la science actuelle  est limitée à la stricte quantité, lui sont incontestablement supérieures ». Prenant comme exemple les constructions des anciens, des Pyramides égyptiennes et amérindiennes aux trilithes de Stonehenge, il remarque : « Il est vraiment trop facile de ne voir dans ces constructions que le simple résultat du labeur de fourmis d’une innombrable armée d’esclaves sans aucune formation particulière, travaillant sous les ordres de quelques illuminés tyranniques… C’est l’ensemble des connaissances anciennes, dont les ouvrages d’art précités portent toujours témoignage, que nous transmet la tradition, bien que celle-ci, au cours des âges, se soit scindée en plusieurs sous-traditions. »

L’auteur pense que la tradition des Protochinois, qui remonte « à une époque non historique… est historiquement la plus reculée, et par conséquent la plus proche de la Grande tradition primordiale des hommes ». Il écrit aussi : « En raison de son caractère fondamentalement universel, et afin d’être comprise de chacun hors des expressions vernaculaires, la Tradition utilise le langage des symboles … L’homme actuel n’a plus du tout les mêmes processus de pensée que celui de jadis, et ce qu’on est convenu d’appeler ses motivations sont totalement différentes ; et ce n’est pas là la moindre erreur des historiens, pour qui l’homme est supposé avoir toujours pensé de la même manière.  Connaissance immuable parce que totale, acquise  par d’autres moyens que les dérisoires découvertes  du monde moderne, qui ne fonde sa science fragmentaire et toujours révisée que sur des observations fortuites ou des incidents expérimentaux, la Tradition ne tolère aucune discussion en ce qui concerne son contenu, et par là échappe à toute espèce de critique : ou bien on l’accepte, ou bien on la rejette dans sa totalité, car chacun de ses  éléments est étroitement dépendant de l’ensemble des autres, et ne peut en être abstrait sous aucun prétexte, car il perdrait alors tout son sens. [Mais] nous nous bornerons simplement, dans le présent livre, à donner une sorte de vue d’ensemble de ce qu’est le point de vue traditionnel en matière de médecine, sans chercher pour autant à vulgariser ce qui ne saurait l’être, car qui dit vulgarisation dit simplification, et par la suite altération : C’est la raison pour laquelle nous respecterons soigneusement le mode de pensée propre à la Tradition, et n’utiliserons que lui, sans chercher aucunement à faire appel à des démonstrations dans le style moderne, qui se révéleraient parfaitement inadéquates à notre sujet. »

Partant de tels principes, il n’est pas étonnant que l’auteur ait retrouvé la presque totalité des thèses formulées par Guénon, que pourtant il ne cite jamais et dont il ne semble pas avoir eu connaissance. A chaque page de son ouvrage, d’une lecture passion­nante, apparaît l’identité des positions prises par les deux auteurs. Citons par exemple quelques phrases prises presque au hasard : « Pour la tradition, tout phénomène cyclique s’applique, sans exception aucune à la manifestation et, comme pour l’homme, se produit en même temps sur le plan de la qualité et celui de la quantité, dont les proportions varient selon le moment du cycle… » (p. 25).

Nous ne nous arrêterons pas sur certaines préci­sions ayant trait à la tradition extrême-orientale 3. L’auteur y fait un constant usage de « la loi d’ana­logie, principal instrument de la connaissance tradi­tionnelle » (p. 33). Mais nous insisterons sur quelques sujets d’une grande actualité, et sur lesquels le pro­fesseur Lavier est particulièrement qualifié pour por­ter un jugement, étant donné que ces sujets touchent directement à des disciplines en rapport étroit avec l’art médical.

Voici en quels termes l’auteur parle de la « doc­trine » évolutionniste :

« Depuis le siècle dernier, la science officielle prétend, sans d’ailleurs apporter aucune preuve à ce qu’elle affirme, que l’homme est une sorte d’animal qui se serait peu à peu perfectionné au cours des âges. Étonnante opinion, qui n’est en fin de compte qu’une pure profession de foi, une hypothèse parfaitement gratuite qu’il nous faut accepter à la façon d’un dogme, et selon laquelle la vie serait apparue par hasard au sein de la mer : des « molécules s’étant par hasard associées, se sont soudain et toujours par hasard, mises à absorber certaines choses qui leur plaisaient, et à en rejeter d’autres qui ne leur convenaient plus. Puis, après cette invention du métabolisme, cette cellule forma, en s’associant par hasard à d’autres… une sorte de colonie appelée tissu. Toujours par hasard, ce tissu en trouva d’autres…, s’associa à eux, et ainsi apparut un organisme.

Il paraît que c’était un poisson ; mais ledit poisson… s’ingénia à transformer incontinent ses branchies en poumons et ses nageoires en pattes pour devenir reptile et vivre sur terre.

Notre supposé ancêtre… se fabriqua aussitôt une paire d’ailes à partir de ses ex-nageoires devenues entre temps pattes antérieures, afin de pouvoir réaliser son nouveau rêve : prendre son vol. D’autres…  refusèrent de changer de milieu mais, pour ne pas  être en reste vis-à-vis de leurs ex-semblables, se  mirent à transformer frénétiquement telle ou telle  partie de leur corps, parce qu’il fallait absolument,  semble-t-il, que les transformations s’accomplissent… »

« Nous préférons arrêter là cette trop absurde cascade de miracles jamais vérifiés, au terme de laquelle un homme serait sorti [d’un ancêtre commun  au singe et à l’homme]. Mais alors, comment se fait-il que nous n’assistions plus à ces extraordinaires phénomènes ? Pourquoi les poissons ne deviennent-ils plus reptiles, etc. ? Ces questions… ont  probablement hanté l’esprit des évolutionnistes, car ils devinrent transformistes en s’appuyant sur le phénomène des mutations… Hypothèse de remplacement qui ne résout rien… Quant aux soi-disant mutants que sont les monstres fabriqués en laboratoire par bombardement de radiations ou inoculations de produits les plus divers, le seul caractère qu’ils ont en commun est l’incapacité de se reproduire 4.

Et les hommes primitifs qui vivent encore de nos jours, protestera-t-on ? Voilà où mène la frénésie de chercher une preuve tangible à la théorie, car la tendance des races blanches à se considérer  comme le parfait aboutissement de la chaîne évolutive est telle qu’elles oublient que les Africains  ou les indigènes d’Australie ne sont en rien des primitifs, mais tout au contraire les survivants de  grandes civilisations antérieures. Leurs rites étranges, leurs médecines, ne sont en aucune façon les balbutiements d’une intelligence naissante, mais  bien les bribes d’une tradition qui fut très élaborée, et qu’ils ne comprennent plus 5. »

Pour le professeur Lavier, l’homme actuel « est au terme non d’une évolution mais d’une involution…  et toutes les sous-traditions, aussi bien orientales  qu’occidentales, font état de cette chute de l’homme, d’une dégradation progressive à partir d’un ancêtre supérieur. Au cours de cette déchéance, n’en déplaise à ceux qui prétendent que l’homme se perfectionne de plus en plus à partir d’un ancêtre inférieur, inspirés, ou plutôt conditionnés qu’ils sont par l’évolutionnisme, l’homme vit ses pouvoir diminuer, à tel point qu’il dut chercher une aide extérieure pour survivre. » Cette aide exté­rieure, c’est précisément la médecine.

Plus loin, l’auteur ajoute : « Nous sommes donc actuellement… à la fin d’un cycle… Et puisque l’eau était l’agent de la précédente catastrophe, c’est bien évidemment l’élément opposé [le feu] qui rasera la surface de la planète… Est-il besoin de préciser à quelle sorte de feu destructeur nous pensons ?  (p. 63) ».

A suivre…

  1. Jacques-André Lavier. Médecine chinoise, médecine totale. (Bernard Grasset, Paris).
  2. L’ouvrage est d’ailleurs accompagné de 25 figures sym­boliques illustrant la doctrine cosmologique et anthropologique chinoise.
  3. Voici par exemple quelques détails intéressants sur le moment auquel les Chinois ont fixé le commencement du jour ; « Le point Matin, que la Tradition nomme point du chant du coq, marque le début réel du nycthémère, qui est le moment où le soleil quitte la zone inactive pour passer en zone active. Ce point correspond à trois heures du matin, à mi-chemin entre minuit et six heures (aube un jour « d’équinoxe) ». La détermination de trois heures du matin com­me commencement du nycthémère est une application de la no­tion de « juste milieu », si importante dans la tradition extrême- orientale. On peut faire à ce propos une curieuse remarque. Si l’on passe des représentations temporales aux représen­tations spatiales, trois heures du matin sur le cadran nycthé­méral correspond à la direction Nord-Est sur la rose des vents. Or, dans la Franc-Maçonnerie, la réception au premier degré (qui marque le commencement de la carrière initiatique du nouvel Apprenti) est constituée par un ensemble de « points » dont le dernier est la « prise de possession de l’angle Nord- Est » de la Loge.
  4. Ici comme en d’autres citations, nous avons dû, pour éviter de reproduire des pages entières de l’ouvrage, conden­ser assez considérablement l’exposé de l’auteur, non sans dé­triment, hélas ! pour la rigueur de l’argumentation — et aussi pour la verve du style.
  5. Un autre argument contre la thèse selon laquelle les sauvages actuels seraient des « primitifs », c’est l’extraordi­naire perfection et complexité de leurs langues. Le géographe Jean Brunhes, dans un recueil intitulé Races, publié entre les deux guerres, avait signalé qu’il existe dans la Terre de Feu une tribu (Yaghans ou Alakaloufs) aujourd’hui réduite à une vingtaine d’individus misérables, vivant nus sous un vent per­pétuel et glacial. Or, cette tribu « porte » une langue tellement riche en mots abstraits qu’on pourrait traduire avec elle l’œuvre entière de Shakespeare.

E.T. N° 429 – janvier- février 1972

Dans Renaissance Traditionnelle de juillet 1971, M. Pierre Chevallier expose les troubles suscités dans une Loge de Troyes par le décret arbitraire pris par Napoléon III en 1862, et qui imposait le maréchal Magnan comme Grand Maître du Grand Orient. — Un autre article, signé « Tétraktys », donne de très curieuses remarques sur les nombres 6, 7 et 8. Il rappelle notamment un problème mathématique célèbre sur le nombre des disci­ples de Pythagore : 25 hommes et 3 femmes, soit 28 ; or, 28 est le « nombre triangulaire. » de 7 (c’est-à-dire la somme des 7 premiers nombres). Les considérations sur les nombres issus de 6 sont particulièrement intéressantes. Le « nombre triangulaire » de 36 (carré de 6) est 666. D’autre part, selon Vitruve, les Pythagoriciens, dans leurs poèmes, limitaient leurs vers au nombre de 216. Or, 216 est le cube de 6, et de plus la somme des cubes des nombres 3, 4 et 5, dont on sait l’importance dans le pythagorisme et aussi dans la Maçonnerie opérative.

A ces propriétés du nombre 216, dont « Tétraktys » relè­ve avec raison le caractère pythagoricien, on peut en ajouter une autre non moins remarquable : 216 est le double de 108, qui est un « nombre cyclique » particulièrement important. En conséquence 216, comme 108, est un sous- multiple de 25920, nombre qui exprime en années la durée de la précession des équinoxes, base fondamentale de toutes les chronologies traditionnelles. 216 est contenu 120 fois dans 25920. Il joue donc en quelque sorte un certain rôle de « mois cosmique » ; et dans un tel sys­tème, 108 est l’équivalent d’une demi-lunaison (croissante ou décroissante). Nous avons signalé, il y a quelque temps, une application, possible du cycle de 108 ans à la date capitale de notre siècle, en rapport avec l’histoire du « Saint-Empire », dont on sait l’importance dans la Maçonnerie. Et nous rappelions aussi que la date en ques­tion (1914) est située à 600 ans de la date capitale (selon Guénon) de notre millénaire. Ce nombre 600 n’est rat­taché que très indirectement à la précession des équi­noxes, mais il n’en a pas moins avec le nombre 216 une « parenté » très significative. Non seulement il procède (comme 216) du nombre 6, dont il est le centuple, — mais il procède aussi (comme 216) des trois nombres pytha­goriciens 3, 4 et 5. Le produit 3x4x5 donne 60, dont 600 est le décuple.

Il faut donner une place à part à deux études qui sortent vraiment de l’ordinaire. Nous citerons d’abord un article « traduit de l’américain », qui est une critique très sévère, mais à notre avis parfaitement justifié, de la décision prise récemment par la Grande Loge Unie d’An­gleterre au sujet des « pénalités corporelles ». M. René Désaguliers avait déjà parlé de cette décision (cf. E.T. de juillet 1971, p. 191). Ce qui nous a surtout frappé dans l’article en question, c’est que l’auteur ne se fait aucune illusion sur certaines « actions souterraines ». « Il est évident, écrit-il, que les plus dangereux ennemis de la Maçonnerie sont ceux de l’intérieur ». Nous le remar­quions récemment ici même, et rappelions l’avertissement solennel lancé par Guénon voici plus de trente ans (cf. E.T. de mars 1971, p. 120). « Les rituels, poursuit l’auteur américain, ont été le domaine de la Maçonnerie qui a connu le plus de changements » ; et il admet d’ailleurs que, dès sa transformation spéculative, l’Ordre connut des « innovations défendues, auxquelles nous pouvons attribuer le déclin régulier » de l’institution maçonnique. Cependant, la mention (faite dans le serment) des châti­ments corporels, qui remonte à l’époque opérative, fut conservée en 1717, et l’on peut penser « que ceux qui les ont maintenus dans le rituel à cette époque-là savaient ce qu’ils faisaient ». L’auteur raconte, avec des détails curieux et des appréciations (qui ne font aucune conces­sion aux préjugés modernes) la campagne menée dans la Maçonnerie anglaise pour faire abolir toute allusion aux pénalités corporelles. Au point de départ de cette cam­pagne, nous trouvons des influences « exotériques », tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’Ordre. La lutte fut assez vive entre partisans et adversaires de l’innovation rituélique, et finalement la Grande Loge Unie laissa chacun de ses ateliers libre d’agir sur ce point à sa convenance.

L’ouvrage antimaçonnique qui, en 1950, avait provoqué toute cette agitation s’intitulait Darkness Visible (littéra­lement : « L’obscurité visible »). Dans une note signée « R.D. », on propose de traduire cette expression par : « Perception des ténèbres ». Cela nous paraît très juste, et l’auteur de la note attire l’attention sur cette formule remarquable, empruntée aux rituels anglais du 3e degré.

— Le deuxième article sur lequel nous voudrions atti­rer l’attention est constitué par le commencement d’une étude de M. Jean Tourniac, intitulé « Le monde des rites ». Dans un avis liminaire, la revue précise que cette étude est la reproduction d’une conférence donnée en Loge par l’auteur, qui a entendu, selon ses propres termes, « présenter un abrégé très sommaire et très approximatif de la doctrine énoncée par René Guénon » tout au long d’une œuvre à laquelle il dit « avoir emprunté nombre de définitions » — et aussi, ajouterons-nous, l’essentiel de ses conceptions. Et la revue rappelle que, d’après Jean Tourniac, la Maçonnerie sans les rites ne serait guère qu’un « scoutisme pour adultes » et que, d’autre part, « ce serait une erreur majeure et irrémédiable de pren­dre l’initiation pour une sorte de doctorat maçonnique ».

Venons-en à l’article lui-même. Le sujet traité par l’au­teur est très vaste, et l’on pourrait craindre qu’un grand nombre d’allusions soient demeurées inaperçues de la grande masse des auditeurs. En revanche, à la lecture ces allusions reprennent toute leur vigueur et leur impor­tance. Nous reproduirons ici certaines des remarques de M. Tourniac, souvent exprimées sous une forme elliptique très heureuse. « Le rite conçu comme geste sacré n’est autre finalement que la Maçonnerie elle-même, comme le veut d’ailleurs l’étymologie du mot rita (qui signifie en sanscrit : Ordre) ». Tous ceux qui participent à ce rite « sont liés ainsi entre eux, selon les vieilles formules, par un mystère qui est l’Ordre lui-même ». Et l’auteur rappelle l’une de ces formules : « Y a-t-il quelque chose entre vous et moi ? » [ou encore : « Quel est le lien qui nous unit? »], question qui a pour réponse : « Un se­cret », secret qui est dit ensuite être « la Franc-Maçon­nerie ». Le rite est un « câble de transmission » (cable tow) d’une « influence spirituelle ».

L’auteur insiste à juste titre sur les caractères propres à l’initiation qui, dit-il, loin de se référer « à quelque construction nébuleuse, repose au contraire sur des tech­niques rigoureuses ». L’initiation se distingue donc essen­tiellement « du mysticisme, peu soucieux de telles exi­gences techniques ». L’initiation maçonnique des grades bleus présente même « un caractère a-religieux et a-sentimental qui lui confère un aspect scientifique ». Il s’agit en réalité « d’une sorte de mathématique appliquée à l’ordre spirituel ».

Tout cela est excellent, d’autant plus que l’auteur pré­cise bien que le caractère « a-religieux » de cette initia­tion ne la met nullement en opposition avec une religion ou une tradition quelconque. Et il faut dire aussi que son caractère « a-sentimental » ne l’empêche pas d’utiliser abondamment, et parfois même avec prédilection, le sym­bolisme des sentiments humains et tout particulièrement celui de l’amour. Certaines allusions à la « Tradition Une et Invariable, justifiant toutes les traditions ou religions qui en découlent » montrent bien le fruit que l’auteur a su tirer de la méditation de ce qu’il appelle lui-même « l’œuvre magistrale de René Guénon ».

— Cet article de M. Jean Tourniac se continue dans le numéro suivant (octobre), et ici nous devons avouer que nous sommes un peu « déroutés » par trop de richesses. Nous ne pouvons que signaler les principaux thèmes abor­dés par l’auteur. Il insiste à nouveau sur la distinction entre le mysticisme (caractérisé par la passivité du sujet) et la voie initiatique « faite de discipline et d’ascèse rituelles », qui « relève de la connaissance symbolique » et « tend vers l’unité avec le Principe recteur de l’Univers ». Le but de cette initiation, « de plus en plus clai­rement appréhendé » à mesure qu’on progresse, n’est pas différent de « ce Royaume évangélique de totale liberté, affranchi de toutes les conditions limitatives, fût-ce même de descriptions paradisiaques formelles et empri­sonnantes ». Ici, croyons-nous, l’auteur a dû penser à l’Alighieri qui, en « montant vers les étoiles », se re­tourne vers le Paradis terrestre et à la tentation de le précipiter, avec toute la montagne du Purgatoire, dans les Enfers.

Le but dernier de l’initiation, qui est « l’Être, ne se possède pas, il est, et ne peut être participé que par une naissance en lui, c’est-à-dire une co-naissance ; au­cune explication discursive ne peut la faire assentir ». Au-delà de l’Être d’ailleurs, il y a le Principe de l’Être, c’est-à-dire le zéro métaphysique, « Nuit contenant le jour, ou silence portant le son ». Ici encore, il est à craindre que ces doctrines essentielles, pourtant correc­tement formulées, n’aient été qu’imparfaitement saisies par un certain nombre d’auditeurs.

Dans une partie intitulée « Rites et Symboles », l’au­teur rappelle que les symboles sont « des éléments rituels d’origine non-humaine ». Il insiste en particulier sur le rôle capital joué par le nombre dans les symboles et les rites, et rappelle à ce propos l’injonction connue : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». En conséquence, « le rite, qu’il soit sonore ou plastique, est toujours lié à la perpétuation d’un rythme, c’est-à-dire d’un nombre mis en action ». La parole biblique : « Dieu a tout disposé en nombres, poids et mesures » est rappelée et mise en parallèle avec les trois piliers du Temple (Sagesse, Force et Beauté) et aussi, bien entendu, avec la croissance du Christ « en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes ».

Après diverses remarques sur « la consanguinité entre le symbole, le rite et le nombre », l’auteur aborde quel­ques points particuliers. Par exemple, il compare « l’inté­grale, (qui permet en mathématiques de faire le saut d’un ordre à l’autre » à « la vibration rituelle qui, elle aussi, fait le saut du temporel à l’éternel ». Citons encore le passage suivant : « Le rythme et le nombre sont en réalité la substance énergétique des rites ».

Cette étude (nous rappelons qu’il s’agit d’une confé­rence) n’est d’ailleurs pas terminée. Il sera intéressant de voir si l’auteur a repris certains points pour les expli­citer. Parmi ceux qui mériteraient quelque développe­ment, il faut sans doute donner la préférence au sui­vant : « L’Esprit et la Vie empruntent la forme rythmée d’une spire, comme celle qui marque la chevelure à l’ex­trémité crânienne de l’artère coronale spirituelle, comme celle de l’ombilic ». Ici, l’auteur a dû certainement penser au manuscrit opératif Dumfries n° 4, qui est peut-être le plus important de tous les Old Charges découverts jusqu’à nos jours. L’allusion qu’on y trouve à « tous les secrets » est à elle seule une éclatante confirmation des thèses ma­çonniques de Guénon.

— Nous signalerons enfin, dans ce numéro, quelques remarques de « Tétraktys » sur la « proportion dorée », — et aussi une étude sur les rapports (ou plutôt l’absence de rapports) entre les Grandes Loges des Etats-Unis d’Amérique, qui ne confèrent l’initiation qu’aux blancs, et la Prince Hall Masonry, organisation régulière mais non « reconnue », qui confère l’initiation aux noirs.

Denys ROMAN

E.T. N° 426 – juillet- août 1971

— Dans le n° 4 (octobre 1970) de Renaissance Tradition­nelle, nous trouvons un article de M. Jean-Pierre Crystal qui reproduit un texte publié en 1745 en Hollande et en Saxe. Ce texte exclut formellement de la Maçonnerie tous les candidats non chrétiens. « L’Ordre, y est-il dit, n’ad­met que des chrétiens. Les Juifs, les Mahométans et les Païens en sont ordinairement exclus ». On voit l’extraordi­naire « limitation d’horizon » de la Maçonnerie andersonnienne ; car le texte reproduit ici n’est pas le seul de son genre. La manifestation des « anciens » en 1751, puis l’ « Union » de 1813 devaient amener en Angleterre une saine réaction. Ce qui est vraiment étrange, c’est que les Maçons athées d’aujourd’hui font honneur à Anderson et à J.-T. Désagulier de leur « largeur de vues » et de leur esprit de tolérance !

Suit un intéressant article de M. Pierre Chevallier sur « les adversaires francs-maçons de Voltaire : Fréron, l’abbé Destrées et le poète Le Franc de Pompignan ». Dans la con­clusion de cette étude fortement documentée, l’auteur rap­pelle que les trois personnages ci-dessus nommés, défen­seurs de l’ « orthodoxie » religieuse et même politique, « sont très représentatifs de la majorité des Maçons de leur temps. » Et il ajoute : « Seule une fraction de l’Ordre, groupée à Paris dans l’atelier des « Neufs Sœurs » à partir de 1776, se distingue nettement, par ses tendance philoso­phiques et ses liens avec le groupe des deuxièmes Encyclo­pédistes, du reste de l’Ordre. » Cette attitude particulière des « Neuf Sœurs » explique « son désir de compter Vol­taire parmi ses membres ». C’est ici le lieu de rappeler que Guénon. il y a 34 ans, avait déjà fait des remarques absolu­ment identiques, mais dont la portée s’ouvrait sur des perspectives relevant de la « grande histoire ». Il écri­vait : « La Loge « Les Neufs Sœurs », dont Franklin qui fut membre et même Vénérable, constitue, par la mentalité spéciale qui y régnait, un cas tout à fait exceptionnel dans la Maçonnerie de cette époque. Elle y fut sans doute l’unique centre où certaines influences extrêmement sus­pectes dont Franklin semble bien avoir été dans la Ma­çonnerie et en dehors d’elle, l’agent propagateur trou­vèrent alors la possibilité d’exercer effectivement leur action destructrice et antitraditionnelle : et ce n’est certes pas à la Maçonnerie elle-même qu’on doit imputer l’initiative et la responsabilité d’une telle action » (cf. Études sur la F.-M., t. I, p. 277). Cette note, rédigée en rendant compte d’un article du Mercure de de France, fut l’occasion d’une discussion assez prolongée avec l’auteur dudit article ; ce qui amena Guénon à évo­quer l’action de la contre – initiation, l’hostilité de Franklin contre Washington, le rôle de Cromwell dans l’Angle­terre du XVIIe siècle, etc. Bien entendu, M. Pierre Cheval­lier n’avait pas à entrer dans des considérations de cet ordre, et il est déjà très remarquable que ses recherches personnelles l’aient conduit à porter sur « Les Neuf Sœurs » un jugement qui tranche notablement sur celui de la plu­part des historiens maçonniques français ou étrangers. Rappelons à ce propos que Guénon, au cours de la discus­sion mentionnée ci-dessus, trouvait « plutôt amusant » qu’on pût en ces matières lui opposer « l’opinion d’un historien », cet historien eût-il des titres aussi prestigieux qu’en avait alors M. Bernard Fay.

 M.René Désaguliers termine ses « Notes sur le serment maçonnique » par des considérations sur les « pénalités corporelles » qui constituent la dernière partie (« l’impré­cation ») de ce serment. Le caractère rigoureux de ces pé­nalités les rend difficilement acceptables pour la mentalité moderne. Aussi ont-elles été supprimées en plusieurs cir­constances : par le Régime Rectifié dès 1778 ; par le Grand- Orient de France au XIXe siècle : et enfin par la Maçonne­rie anglaise à une date récente. M. R. Désaguliers regrette ces concessions à la « sensiblerie » moderne. Pour lui, les pénalités sont étroitement liées aux signes, qui consti­tuent « le langage fondamental de la Maçonnerie ». Il se demande si, dans certains cas, cette disparition a laissé subsister « un niveau suffisant d’instruction maçonnique ». Tout à la fin de son article, il émet des considérations qui soulèvent des problèmes trop peu souvent abordés en Lo­ge, mais pour lesquels, à notre avis, il envisage parfois des solutions discutables. Il écrit par exemple : « Si tous les Maçons disparaissaient de la surface de la terre et que des profanes tombent en possession de leurs « secrets » [c’est- à-dire des signes, attouchements et mots sacrés de chaque grade], ceux-ci ne reformeraient-ils pas une Maçonnerie régulière en se faisant mutuellement prêter le serment tra­ditionnel de ne pas révéler ? » M.R. Désaguliers ne re­garde d’ailleurs une telle éventualité que comme un « cas extrême ». Mais nous pensons, avec la tradition constante de l’Ordre, que des profanes ne peuvent s’initier eux-mê­mes et qu’un Maçon ne peut être « créé » que « dans une Loge juste et parfaite », et par un ensemble de « points » dont douze sont majeurs et dont un est essentiel. Ce rite essentiel, ce ne peut être le serment, malgré son impor­tance pour « lier » le récipiendaire, mais qui ne peut aucunement déterminer la « vibration » nécessaire pour illuminer le chaos de l’individualité et « transmuter » le profane en « frère de Jean » (John’s Brother), c’est-à-dire en frère du « fils du tonnerre ».

Dans le n° 5 (janvier 1971), nous avons surtout remarqué la suite de l’ « Incitation à la connaissance du Compagnon­nage » de M. Gérard Lindien, dont l’étude se continue d’ailleurs dans chaque numéro. Nous y notons une remar­que très juste, mais que ne doivent guère goûter les esprits modernes. « Un Devoir [c’est-à-dire une organisation compagnonnique] n’a jamais été, écrit l’auteur, la création sou­daine et achevée de quelque génie médiéval, serait-ce Ber­nard de Clairvaux. » L’origine de ces Devoirs, est-il préci­sé, remonte aux Collegia gallo-romains. Voilà qui nous change agréablement de ceux qui ne veulent rien voir au-delà du moyen âge. Et l’auteur, décidément en veine de « contestation », ne craint pas d’ajouter, pour expliquer la permanence des techniques et des traditions artisanales : « Lorsque nous aurons éteint les incendies généreusement allumés à chaque page des livres d’histoires scolaires de la Bourgeoisie, et que cesseront les allègres légendes des « grandes invasions horribles », nous saurons que la vie continuait (peut-être pas beaucoup plus terrible qu’en ce 1970 avec non seulement ses nécessités, mais aussi ses luxes ». Ces choses-là font plaisir à entendre. Mais si M. Gérard Lindien se met à critiquer l’Histoire telle qu’on l’enseigne et à blasphémer le « dogme » immarcescible du Progrès, — il va se faire honnir, et pas seulement de « la Bourgeoisie ».

— Dans le n° 6 (avril). M. Henri Amblaine, dans un très long article intitulé « De l’Ordre et des Obédiences en 5970 », rapporte un assez grand nombre de faits qui l’amè­nent à exposer des considérations dont plusieurs concernent dans certaines Loges « la tendance au bavardage et au pseudo-par­lementarisme qui prend de redoutables proportions ». Mais il reconnaît qu’en Maçonnerie la ferveur pour la « laïcité » (assimilée parfois, paraît-il, à la liberté) est en déclin mar­qué : il donne sur ce point des précisions convaincantes. — Par ailleurs, M. Amblaine critique âprement une asser­tion de M. Jean Baylot qui, dans un ouvrage dont nous nous avons parlé, affirmait que les rites d’initiation de la Maçonnerie actuelle « sont très exactement » les mêmes que ceux « des tailleurs de pierre du moyen âge ». Bien entendu, si M. Baylot avait voulu dire par là que rien n’a changé dans les rites d’initiation depuis des siècles, cela serait difficilement soutenable, car il est certain que les rites des Opératifs étaient beaucoup plus longs que ceux d’aujourd’hui. Mais nous pensons et tel était sans doute le propos de M. Baylot — que si les rites ont pu changer substantiellement, ils sont restés rigoureusement les même dans leur « essence ». En particulier, les Opératifs devaient avoir, comme les spéculatifs l’ont encore, soit la consécration par l’épée flamboyante (symbole de la foudre), soit la « cérémonie de la Lumière » opérée sur un « geste » du Vénérable qui symbolise l’éclair. Sans l’un ou l’autre de ces rites « fulguraux » qui manifestent les « influences » éter­nellement jeunes de la Réalité spirituelle, la Maçonnerie actuelle ne serait en somme qu’une vieillerie sans intérêt, et les Maçons des « fossiles d’avant 14 », pour employer l’expression que M. Amblaine, passant par le quartier La­tin un jour de Convent, a pu déchiffrer parmi les innom­brables graffiti qui commentaient sans indulgence une affiche de propagande maçonnique.

Denys Roman

Jean RICHER. Le Rituel et les Noms dans « Le Songe d’une nuit de la mi-été ».

E.T. N° 450 Octobre-novembre-décembre 1975

LES LIVRES
Jean Richer. Le Rituel et les Noms dans « Le Songe d’une nuit de la mi-été ». Extrait des Annales de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Nice, n° 22, 1974. Diffusion : « Les Belles Lettres », Paris.

L’auteur a modifié et précisé le titre de la comédie-féerie de Shakespeare, appelée plus généralement Le Songe d’une nuit d’été. C’est que de nombreux indices montrent que l’action se passe au moment du solstice d’été qui, rappelle M. Richer, est la « porte des hommes ». On trouve dans cette étude, comme dans les autres que nous avons signa­lées, de nombreuses remarques sur des sciences telles que l’alchimie et l’astrologie, et aussi sur les initiations de l’antiquité. Il est en effet vraisemblable que Shakespeare (lequel, rappelle M. Richer, « connaissait bien la doctrine occulte ») a inséré dans son œuvre des allusions aux scien­ces traditionnelles encore vivantes de son temps. Mais, à notre avis, on ne saurait trouver dans Le Songe d’une nuit d’été, non plus que dans La Tempête (drame écrit seize ans après Le Songe, et auquel M. Richer se réfère parfois pour son interprétation), quelque chose de comparable à la Divine Comédie ou même aux romans de la Table ronde. Les éléments traditionnels apparaissent ici comme isolés les uns des autres, et pour ainsi dire comme des vestiges qui font penser à ceux qu’on peut relever à peu près à la même époque dans La Vie est un songe de Calderon et dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé.

La porte des hommes étant aussi la Janua Inferni, le plus grand nombre des remarques de l’auteur ont trait à la « descente aux Enfers », et celles que nous avons trou­vées les plus intéressantes se rapportent à l’épisode de Bottom coiffé par Puck d’une tête d’âne. Le nom même de Bottom (oui doit être pris dans l’acception « rabelai­sienne » de ce mot anglais) montre bien que Shakespeare a voulu en faire une antithèse des principaux personnages qui portent ordinairement des noms « nobles » (Thésée, Egée, Hippolyte, Démétrius, Hélène), assez souvent en rap­port avec les légendes d’Athènes et d’Eleusis. Pour M. Ri­cher, Bottom est un candidat « non initiable », c’est-à-dire non qualifié. Les détails, généralement peu connus, donnés ici sont à rapprocher de ce que Guénon a écrit en plusieurs lieux sur le symbolisme infernal de l’âne.

D’après un commentateur de l’Odyssée, Eustathe, « Perséphone envoie une tête de Gorgone pour terrifier les hom­mes comme Hécate envoie Empousa, que certains nomment Onokolis et d’autres Onoskelis ». Et M. Richer ajoute : « Ces deux qualificatifs d’Empousa signifient, l’un comme l’autre, qui a des jambes d’âne. »

Ces jambes d’âne nous font penser à l’âne diabolique El-Mârid, qui grandit démesurément puis rapetisse brus­quement et tue l’imprudent monté sur son dos ; cette der­nière légende est assez proche du récit d’Ulysse au chant XXVI de l’Enfer. Mais surtout, l’assimilation faite par Eustathe entre la Gorgone et Empousa aux jambes d’âne est digne de remarque, car la Gorgone symbolise la « pétrifi­cation » qui est, avec la « chute dans le bourbier », un des plus grands périls encourus lors de la descente aux Enfers. Au chant IX de la Comédie, Virgile dit à Dante : « Tourne- toi par derrière et ferme les yeux. Car si la Gorgone te voyait et si tu la voyais, jamais lu ne remonterais d’ici. » Le poète ajoute : « Ainsi parla le Maître ; et pour plus de sûreté, il me fit lui-même me retourner, et de ses propres mains il me boucha les yeux. » Aussitôt après ces lignes viennent les vers célèbres : « O voi che avete gl’intelletti sani… », que Guénon a placés en tête de L’Esotérisme de Dante.

Mais qu’est donc cette pétrification dont la menace ter­rorisait ainsi le poète psychopompe ? La question est certai­nement importante, car ce n’est pas sans une raison ma­jeure que Dante (pour qui, comme pour Guénon, le symbo­lisme était une science exacte) a placé son avertissement relatif aux versi strani à la fin du 63e vers de son 9e chant, — 63 étant un multiple de 9, et 9 étant le nombre de Béatrice. 7 et 9, facteurs du produit 63, sont, avec 11, 515 et 666, les éléments numériques essentiels de l’architecture symbolique de la Divine Comédie (cf. L’Esotérisme de Dante, p. 51).

D’après d’assez nombreuses allusions de l’Alighieri, et notamment ses « Sonnets contre la Pierre », il semble bien qu’il y ait un rapport entre la « pétrification » et la perte du sens supérieur d’une doctrine traditionnelle, qui conduit naturellement à la méconnaissance de la portée symbolique de ses Ecritures. Si le terme ultime d’une telle dégénérescence finissait par être atteint, une tradition, même si elle avait conservé intacts ses rites et ses symbo­les, ne serait plus en réalité qu’un « âne chargé de reli­ques ».

Nous voilà bien loin du drame de Shakespeare, mais les considérations précédentes nous ont paru découler tout naturellement des rapprochements très suggestifs faits par M. Richer, (qui d’autre part nous donne plusieurs détails sur ce qu’on pourrait appeler le symbolisme bénéfique de l’âne. Il écrit par exemple : « Le braiment sonore de l’âne joue un rôle dans certains récits légendaires ; c’est ainsi que dans ses Catastérismoi, Eratosthène rapporte que, lors de la guerre des géants contre les dieux, Dionysos, Héphaïstos et les Satyres arrivèrent montés sur des ânes dont le braiment effraya les géants, qui prirent la fuite. Déjà dans le Rig-Veda l’âne guerrier était la monture des Asvins (assimilables aux Dioscures). » L’auteur rappelle aussi le sacrifice d’ânes qu’on faisait chaque année à Delphes.

Le père nourricier de Dionysos, Silène, (qui accompa­gnait le dieu dans tous ses déplacements, était monté sur un âne, et il n’est pas besoin de rappeler l’utilisation faite par Rabelais, tout au début de son œuvre, du symbolisme de Silène, symbolisme formellement rapporté par lui aux mystères de l’os et de la « substantifique moelle », c’est-à- dire de l’écorce et du noyau.

M. Richer parle aussi de certaines figurations chrétien­nes de l’âne tisserand. Il est très probable qu’il faut les rapprocher de celles, beaucoup plus nombreuses, de l’âne musicien dont parle abondamment Charbonneau-Lassay dans son Bestiaire du Christ (pp. 231-232). « Le moyen âge occidental, dit-il, n’a pas inventé, comme on l’a dit, ce motif grotesque dont il a orné bien des églises importan­tes : un âne jouant de la lyre, de la harpe ou de la viole. Déjà les anciens Egyptiens avaient figuré, sur leurs papy­rus, des ânes jouant de la grande harpe. Et Phèdre a décrit le piteux embarras d’un âne devant sa trouvaille d’une lyre abandonnée dans un pré. Plusieurs millénaires avant notre ère. les Chaldéens ont figuré ce sujet satyrique que représente une plaque ornée trouvée dans les fouilles d’Ur. »

D’après Charbonneau-Lassay, dans les très nombreuses représentations chrétiennes de l’âne musicien, cet animal doit être regardé comme symbolisant l’absurdité. Cela est probable en effet, mais n’exclut pas une autre interpréta­tion. Le caractère sacré de la lyre et de la harpe fait que ces instruments, quand ils sont utilisés par des êtres indi­gnes ou disqualifies, peuvent être comparés aux perles qu’il est interdit de jeter aux pourceaux. Et précisément, Charbonneau-Lassey remarque que dans certaines sculptures moyenâgeuses l’âne est remplacé par un porc.

Il existe aussi au musée de Limoges un claveau, prove­nant d’un monastère, qui représente un bouc à longues cornes jouant de la lyre. M. Richer, qui nous a signalé cette représentation, y voit une figuration de la « porte des dieux ». Le solstice d’hiver est en effet situé à la jonction des signes du Capricorne et du Sagittaire. Sur le claveau, le Capricorne est figuré par le bouc et le Sagittaire par la lyre qui remplace ici l’arc ordinairement placé dans les mains du centaure Chiron ; ce dernier en effet est donné comme aussi habile à jouer de la lyre qu’à tirer de l’arc ; d’ailleurs, l’arc et la lyre sont des symboles équivalents quant à leur forme, au rôle qu’y joue la corde et à leur attribution commune à Apollon, le dieu des Hyperboréens.

Le symbolisme de l’âne et des autres animaux ordinai­rement regardés comme maléfiques est donc parfois sus­ceptible d’une interprétation favorable, et ici comme ailleurs il faut tenir le plus grand compte du « contexte » figuratif où l’animal est placé. Quoi qu’il en soit, les ques­tions de cet ordre sont bien intéressantes à « scruter » de nos jours. Dans les traditions midrashiques, il est question de deux rabbins qui souhaitaient ardemment la venue du Messie. L’un disait : « Qu’il vienne, et que je sois assis à l’ombre de son âne ! » L’autre disait : « Qu’il vienne, mais que je ne le voie pas ! » Interrogé sur la raison de cette crainte, il répondit qu’elle n’était due ni aux guerres, ni aux cataclysmes, ni aux fléaux de toutes sortes qui accompagneront le grand avènement, mais à une fable populaire selon laquelle le bœuf, un jour qu’il était sorti de son étable, ne put y rentrer parce que l’âne avait pris sa place.

Le Songe d’une nuit d’été, écrit, paraît-il, pour être joué à l’occasion de mariages princiers, n’avait pas à se préoc­cuper de telles considérations. Mais qui peut dire que Shakespeare n’en ait pas eu la prescience ? M. Jean Richer qui, croyons-nous, projette une étude d’ensemble sur l’ésotérisme du dramaturge anglais pense que le Songe décrit un rituel de renouvellement de l’année, très proche des rites antiques. Peut-être aussi aurait-il pu examiner le rôle que Shakespeare fait jouer à Thésée, dont les rapports avec la pétrification sont évidents. Les Gorgones, à la vue de Dante qui ,« sans être mort s’en va par la demeure des morts », criaient : « Viens, Méduse, nous le changerons en pierre ! Nous avons mal vengé l’insulte de Thésée ! » Boccace a écrit une Téséide qu’il serait peut-être utile de consulter, même si le rôle qu’y joue le roi d’Athènes diffère de celui que lui attribue la tradition grecque, — comme c’est le cas pour l’Ulysse du chant XXVI de l’Enfer.

 

Denys Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pierre Debray-Ritzen, La Scolastique freudienne (Préface d’Arthur Koestler), Fayard, Paris.

E.T. N° 450 Octobre-novembre-décembre 1975

LES LIVRES

Le préfacier de cet ouvrage révèle que son auteur « démolit impitoyablement des prétentions thérapeutiques sans fondement et les fantaisies nosologiques de l’école freudienne ». M. Debray-Ritzen, dont le nom fait autorité en matière de psychiatrie infantile, a voulu, nous dit-il, « aujourd’hui où la psychanalyse a envahi le monde, les mœurs, le langage, la presse, la philosophie, la critique, la polémique, entraînant derrière elle extravagances et obscurantisme, [se] délivrer enfin par ce livre qui a l’ambition de dévoiler tout ce [il croit] savoir sur la nouvelle scolastique ».

Les différents chapitres de l’ouvrage sont précédés d’exergues empruntés le plus souvent à des auteurs tels que Descartes, Schopenhauer, Claude Bernard, Littré, Nietzsche, Marcel Proust, James Joyce, Jacques Monod. C’est dire que les préoccupations de l’auteur sont bien loin d’être traditionnelles, et le titre de son ouvrage le montrent suffisamment. Il lui échappe même assez souvent quelques tirades contre les religions en général et le catholicisme en particulier, que d’ailleurs il connaît assez mal pour croire que le dogme de l’Immaculée Conception se rapporte à la génération virginale du Christ (p. 102). Pour lui, la psychanalyse est une « régression médiévale » qui « n’obéit pas à la méthode expérimentale », et à son point de vue c’est un grief qui entraîne, ipso facto une condamnation sans appel.

L’ouvrage se place avant tout sur le terrain médical, mais il est assez facilement compréhensible  pour la généralité des lecteurs. Ses critiques sont acerbes. Il n’a que mépris pour « l’immense cuistrerie de notre siècle » qui admet sans contrôle « l’épinalerie freudienne », son « jargon libidineux » (expression empruntée à Aldous Huxley) et les « extravagantes bouffonneries » telles que « l’inconscient tarte à la crème à tout faire ». Tout cela, dit-il, est digne de Bouvard et Pécuchet. Les disciples du Maître Sigmund ne sont pas mieux traités que lui, et l’on stigmatise également « la naïveté biologique de Jung » et « les efforts d’un Bachelard pour tout mélanger ».

L’auteur est particulièrement sévère à l’égard des techniques psychanalytiques appliquées aux jeunes enfants ; il s’étend assez longuement sur le cas du petit Hans, dont les déclarations sont à la base de l’élaboration du fameux complexe d’Œdipe. « Pour la première et historique fois, un enfant de cinq ans était soumis, avant tant d’autres, à cette fantastique insufflation mentale qui a envahi le monde et fait dire n’importe quoi (si facilement hélas !) à l’ingénuité lucide et résignée des enfants ».

L’ouvrage souligne maintes fois combien, depuis 1960 surtout et en particulier en France, la mentalité générale a été contaminée par le freudisme. «  Les mots de refoulement, de complexe, de libération, etc. sont ainsi passés dans le langage courant ». De plus, une autre école médicale est née, la psychosomatique, qui « est assurément une poussée d’expansion de la psychanalyse ». On peut même ajouter qu’une doctrine qui se voulait « néo-hippocratique », et dont le fondateur avait formellement condamné la psychanalyse, a vu le successeur du dit fondateur se rallier finalement au freudisme. D’autre part, « grâce à l’ignorance, la candeur méthodologique et force jobardise, une grande partie de la psychologie contemporaine a accepté l’héritage psychanalytique ». Aujourd’hui, selon Percival Bailey, auteur de Sigmund le Tourmenté, « les adhérents du mouvement psychanalytique ont formé une corporation qui aspire à dominer l’éducation psychiatrique du pays ». Des exemples de la dictature exercée dès maintenant dans certaines sphères médicales sont donnés par M. Debray-Ritzen.

Plusieurs chapitres traitent des prolongements idéologiques, philosophiques, littéraires et artistiques  du freudisme qui, grâce « aux trompettes de l’information », trouvèrent un terrain particulièrement réceptif « dans le public qui l’accepte sans esprit critique, [en sorte que la « psychologie des profondeurs »] gagne l’homme de la rue, mais aussi l’artiste, l’écrivain, le penseur ». Et en cet effet la psychanalyse « avait des affinités avec l’écriture automatique, les nouvelles formes de peinture, de musique, de cinéma, de danse ». Ses tentatives pour annexer l’ethnologie et l’histoire des religions sont bien connues, mais sont loin d’avoir obtenu le succès escompté. Il est inutile d’insister sur les efforts faits par la psychanalyse pour « s’infiltrer » dans certaines sphères catholiques et maçonniques.

M. Debray-Ritzen est parfois décontenancé par le succès indéniable et toujours croissant de la psychanalyse et des autres symptômes de décomposition de la société actuelle. Il écrit : « Qui eût dit que, dans les derniers temps du XXème siècle, une passion doctrinaire et menant jusqu’à l’anarchie naîtrait une doctrine du divan ? Qui eût dit que s’installerait finalement un obscurantisme, mobilisant les maladies de l’esprit pour faire la révolution ? Dans l’immense Babel surpeuplée où chacun vocifère sa scolastique, les cervelles s’échauffent et çà-et-là le délire fuse. La rigueur expérimentale pourra-t-elle se maintenir en vie ? Pourra-t-elle dépasser le chaos ? Peut-être pas. Et sans doute est-ce dans cette affreuse perspective que Tchékhov ose écrire : « on dit que la vérité finira par triompher, mais ce n’est pas vrai ».

M. Debray-Ritzen, on l’a vu, a très bien décelé les affinités de la psychanalyse avec d’autres aberrations contemporaines. Mais son rationalisme l’empêche de soupçonner qu’une telle complicité dans la démolition de notre civilisation pourrait bien n’être pas due au hasard. D’ailleurs, qui donc, hormis Guénon, a pu démonter le mécanisme, d’une complexité allant jusqu’à une sorte de perfection, de la « formidable entreprise de détraquement et de corruption » que nous voyons progresser sous nos yeux ? Ceux qui ont lu et médité Le Règne de la quantité et qui ont compris la nécessité providentielle des « deux phases de l’action antitraditonnelle » ne sauraient partager le désarroi scientifique de M. Debray-Ritzen, non plus que le désespoir philosophico-littéraire de Tchékhov. Ils savent que la monstrueuse erreur de la psychanalyse et les autres folies du même ordre viennent à leur heure, qui est « heure de la puissance des ténèbres » où affleurent les possibilités les plus inférieures de la manifestation, symbolisées dans l’Apocalypse par « la Bête qui monte de l’abîme ». Si c’est là une déchéance intellectuelle et un scandale, c’est un scandale nécessaire, qui a sa place dans l’Ordre total. Mais de telles considérations dépassent trop évidemment les perspectives du rationalisme.

Denys Roman

 

 

 

 

 

E.T. N° 415 SEPTEMBRE-OCTOBRE 1969

Dans le symbolisme de janv.-mars 1969, M. Jean Pierre Berger donne la traduction d’une étude publiée dans les Ars Quatuor Coronatorum Transactions par M. James Martin Harvey sous le titre : « L’initiation il y a 200 ans ». C’est une compilation des renseignements puisés dans plusieurs ouvrages anglais de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et dont les plus souvent cités en Angleterre sont trois « divulgations » peut-être anti-maçonniques,  mais en tout cas utilisées pratiquement à l’époque comme « aide-mémoire » : Three distinct Knocks, relatant les usages des « Anciens » ; Jachin and Boaz, relatant les usages des « Modernes » ; et  The Grand Master Key, relatif aux rituels des uns et des autres.

Le travail de M. Harvey est des plus intéressants. On y trouve la mention de plusieurs façons d’opérer tombées en désuétude. Le Vénérable, la tête couverte à tous les degrés, se découvrait cependant pour ouvrir les travaux « au nom de Dieu et de saint Jean ». L’atelier n’utilisait pas de « Tableau de Loge » tout fait, mais on traçait ce Tableau sur le sol avec de la craie ou du charbon. Dans le cours de la réception était incorporée une sorte d’agape avec chants (récitation de l’instruction) et aussi ce qui est devenu, dans certaines Loges anglo-saxonnes la santé « Au plus jeune Maçon dans le monde ». Une autre santé curieuse était celle portée « Au cœur qui recèle et à la langue qui ne révèle jamais ». A la clôture des travaux, tous les assistants formaient la « chaîne d’union » en chantant le « chant de l’Apprenti ».

Mais ce qu’il y a de plus important dans l’article de M. Harvey, c’est la comparaison qu’il permet d’établir entre les rituels des deux Grandes Loges rivales qui devaient s’unir en 1813 pour former la Grande Loge Unie d’Angleterre. Les modernes avaient adopté (vers les années 1730-1739, paraît-il) des signes inversés. Ils ignoraient les Officiers appelés Diacres (qui, chez les Anciens, venaient immédiatement après les Surveillants et portaient comme insigne une longue baguette noire de « sept-pieds ». Chez les Modernes, les deux Surveillants se tenaient à l’Occident. Dans les initiations, « les Modernes inversaient la gauche et la droite et se montraient moins consciencieux que leurs rivaux pour les rites, notamment en ce qui concerne le “dépouillement des métaux” ». La Bible, toujours surmontée du compas et de l’équerre, était ouverte « chez les modernes au premier chapitre de saint Jean et chez les Anciens à la seconde Épitre de saint Pierre ». Nous pensons qu’il y a lieu de nous arrêter quelques instants sur cette dernière indication.

Que les Anciens, dont on connait la fidélité ombrageuse envers les usages des Opératifs, aient ouvert la Bible dans leurs Loges à un texte de saint Pierre plutôt qu’à un texte johannique, voilà qui peut surprendre les Maçons français, mais pas seulement les Maçons français. Mackey, dans les six grandes pages de références bibliques à usage maçonnique placées à la fin de son Encyclopédie, ne cite pas la seconde Épître de Pierre, où l’on ne trouve effectivement aucune allusion susceptible d’être interprétée maçonniquement. Pourquoi donc les Anciens ont-ils décerné de tels honneurs à cette courte lettre, au point, nous apprend M. Harvey, d’en utiliser le début pour l’oration prononcée sur le récipiendaire au cours des rites d’initiation ? Nous sommes en présence d’une énigme. Essayons d’en trouver la clef dans le texte scripturaire lui-même.

Après quelques recommandations d’ordre moral et disciplinaire habituelles dans les écrits apostoliques, l’Épître prend tout à coup un caractère eschatologique, et traite essentiellement du second avènement du Christ dont elle énumère quelques-uns des traits majeurs : l’alternance des destructions du monde par l’eau et par le feu ; l’importance du « millénium » (« Mille ans sont comme un jour aux yeux du Seigneur ») ; le « jour de Dieu » où, dit l’Apôtre par deux fois, « les cieux passeront avec fracas et les éléments embrasés se dissoudront ». Cette dernière formule rappelle (surtout si l’on considère qu’en Loge la Bible, parole de Dieu, est toujours recouverte du compas, symbole du ciel, et de l’équerre, symbole de la terre) la conclusion de la prophétie du Christ sur la fin du monde : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ».

A la fin de son Épître, le Prince des Apôtres fait appel à l’enseignement de l’autre « colonne de l’Église » : « Notre frère bien-aimé, Paul, vous a écrit sur ces questions avec la sagesse qui lui a été donnée ». L’Épître eschatologique de saint Paul est la seconde aux Thessaloniciens. Le  «  vase d’élection » y trace un portrait saisissant de « l’homme d’iniquité, le fils de perdition, l’adversaire qui s’élève contre tout ce qui porte le nom de Dieu et qu’on adore ». (Cette précision est importante ; elle prouve que l’Antéchrist ne s’élèvera pas contre une religion particulière, mais contre toutes les traditions authentiques sans exception). Il séduira les nations égarées par une « faculté d’illusion » qui leur a été envoyée par Dieu lui-même. (Cette remarque peut répondre en partie à la « question » mentionnée par Guénon à la fin du Règne de la Quantité). Et saint Paul, évoquant un enseignement oral sans doute secret qui doit remonter au Christ lui-même, ajoute : « Et maintenant vous savez bien  ce qui lui fait obstacle [à l’Antéchrist], afin qu’il ne se manifeste qu’en son temps ». Ce passage est considéré par les théologiens d’aujourd’hui comme l’un des plus difficiles de la Bible. Mais les anciens Pères de l’Église pensaient communément que l’obstacle à la venue de l’Antéchrist était l’empire Romain, la dernière des grandes monarchies dont il est question dans la prophétie de Daniel relative à la « translation des Empires ». L’empire Romain, avec le triomphe du Christianisme est devenu le Saint-Empire. On voit que nous ne nous sommes éloigné de la Maçonnerie qu’en apparence. Il est vrai que les Maçons actuels ne se préoccupent  guère des « destins » traditionnels de leur Ordre, auxquels cependant bien des formules rituelles qu’ils répètent sans y prendre garde font allusion. Et pourtant, c’est sans doute à des considérations de cet ordre que pensait René Guénon lorsque, rectifiant une assertion d’Albert Lantoine, il envisageait la possibilité pour la Maçonnerie de venir au secours des religions « dans une période d’obscuration spirituelle presque complète », et cela, « d’une façon assez différente de celle » préconisée par l’auteur de la Lettre au Souverain Pontife, « mais qui du reste, pour en être moins apparente extérieurement, n’en serait cependant que d’autant plus efficace ». (Études sur la F.-M., t. II, p. 100).

Denys Roman

EN ATTENDANT L’HEURE DE LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES

Sous ce titre a paru en 2013, dans la revue maçonnique italo-française La Lettera G / La Lettre G n° 18, une version sensiblement « édulcorée » des textes que nous avions initialement prévu d’y publier sous forme d’extraits de chapitres de Denys Roman et d’une introduction.

 La sélection des extraits fut notablement raccourcie ; la teneur de notre introduction rencontra de fortes réticences : leur parution ainsi « amenuisée » fut la dernière contribution que nous accordâmes à cette revue.

 Infiltrée par des tendances inquiétantes contraires aux principes traditionnels qui avaient inspiré sa fondation, La Lettera G / La Lettre G finit par se désagréger et cessa de paraître.

Les thèmes abordés dans ces extraits et leur présentation initiale conservant toute leur portée dans les circonstances présentes, nous les reprenons ici restaurés dans leur version originale.

En effet, compte tenu de l’évolution des choses aujourd’hui, on constate une aggravation considérable : celle-ci donne aux textes de l’auteur encore plus d’importance, ce qui doit être pris en considération.

 A. Bachelet

Saint Jean d’été 2018 E.̇ . V.̇ .

 


« En attendant l’heure de la puissance des ténèbres »

 Présentation

Les événements récents, plus précisément ceux qui se sont produits autour du solstice d’hiver 2012, nous suggèrent quelques réflexions en rapport avec la doctrine des cycles qui détermine l’ensemble du déroulement de la manifestation et de l’humanité depuis l’origine des temps. Ainsi, chaque cycle important ou secondaire est défini à son début par une « orientation » marquante qui le caractérise et détermine l’essentiel de son développement, et cela jusqu’à son achèvement où les éléments qui en constituent la quintessence seront les germes du cycle suivant.

Parmi les évènements qui paraissent illustrer le début d’un cycle secondaire – car il ne peut s’agir présentement de l’achèvement du Kali-Yuga qui marquera la fin de la présente humanité -, nous pensons que l’on peut retenir la renonciation à sa charge par le pape Benoît XVI. En fait, les dates retenues « par lui » (proximité du solstice d’hiver – et, plus précisément, entre celui-ci et l’équinoxe de printemps : les 11 et 28 du mois de février 2013) relèvent d’une détermination dont la signification symbolique appelle l’attention. S’ajoute à cela la convocation au Conclave dans une hâte qui s’apparente à de la précipitation, quelles qu’en puissent être d’ailleurs les raisons pratiques.

Cet évènement serait-il lié à une certaine « prophétie » que Rome n’a jamais ignorée, sans dire négligée ? Bien que ce dernier point ne soit pas à rejeter totalement en rapport avec la décision du Souverain Pontife, nous ne pouvons surtout nous empêcher de penser, d’autre part, à une certaine « révélation » que les papes successifs se sont toujours interdit de dévoiler car elle pourrait concerner plus particulièrement le destin de l’Église des derniers temps, lié à la charge de Pierre et associé au devenir de la « Ville aux sept collines ».

Concernant la « prophétie » (et non la « révélation ») que nous évoquions ci-dessus et qui est celle dite de saint Malachie, ce qui est à remarquer c’est que, comme l’observe Guénon : « le dernier pape est désigné comme Petrus romanus [mais]Comptes Rendus, Éditions Traditionnelles 1973, p. 64) ; on notera également ce qu’il précise ensuite sur « la justesse souvent frappante des devises se rapportant aux papes postérieurs à cette date [du Conclave de 1590] ». On retiendra aussi, en la période que nous vivons, la concomitance d’évènements et incidents « cosmiques » comme une chute de météorites en quantité inhabituelle, etc.

Notons, pour en terminer avec le sujet de cette présentation, la résurgence dans le domaine « social » de la « théorie du genre », tentative « prométhéenne » de l’homme moderne qui nie de façon grotesque l’état de nature propre au couple primordial. C’est, en fait, l’image de l’androgyne originel que l’on s’efforce de pervertir, tout en pensant rendre par là même sa réalisation illusoire et impossible. Cette sinistre influence, d’une extrême gravité dans ses conséquences, porte la marque contre-initiatique que Guénon a si souvent dénoncée comme étant caractéristique du règne de l’Antéchrist.

Ces réflexions préliminaires nous amènent à proposer à nos lecteurs quelques textes de Denys Roman relatifs à la question abordée : ce sont parmi les tout derniers qu’il ait rédigés et qui expriment sa pensée intime. Il s’agit d’extraits de l’Avant-propos de son premier ouvrage (René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, Éditions Traditionnelles 1995) et de passages tirés de deux chapitres de son livre posthume (Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « L’Arche vivante des Symboles », même éditeur, même année) : « En attendant l’heure de la puissance des ténèbres » (titre sous lequel nous avons rassemblé ces extraits) et « Les cinq rencontres de Pierre et de Jean ».

René Guénon, que Denys Roman qualifiait à juste titre de Maître en tant que maître doctrinal, et donc critère de vérité dans ce domaine, est la référence ultime de l’auteur : on retrouvera Guénon bien souvent cité dans une perspective eschatologique qui fut sans aucun doute une de ses principales « préoccupations » et dont son œuvre tout entière témoigne.

André Bachelet


Denys ROMAN
« En attendant l’heure de la puissance des ténèbres »
(Réunion d’extraits)

Avant-propos

[Extraits de René Guénon et Destins de la Franc-Maçonnerie, Éditions Traditionnelles, 1995, pp. 15-16 et 10 à 15.]

[…]

Dans les écrits nombreux de sa jeunesse, et où toute son œuvre future est en quelque sorte ébauchée, Guénon ne parle jamais de la proximité de la fin des temps. Mais, dès 1914, c’est-à-dire 600 ans après le drame de 1314, il a la vision très nette de l’abîme où le monde se précipite, et dans tous ses ouvrages, à une ou deux exceptions près, il fera mention de ses craintes, qui deviendront toujours de plus en plus claires et de plus en plus pressantes.

Et ces craintes étaient surtout vives à l’égard de ce qu’il y a encore de traditionnel en Occident, c’est-à-dire de l’Église et de la Maçonnerie. Il voyait avec inquiétude se multiplier, au sein de ces deux institutions, les « infiltrations » des représentants du néo-spiritualisme et même de la contre-initiation. Il en avait perçu les visées, notamment en ce qui concerne la Maçonnerie, dont les « influences psychiques » pourraient être utilisées à des fins anti-traditionnelles… Si du moins la Toute-Puissance, selon la parole de saint Augustin, « ne préférait tirer le bien du mal plutôt que de ne pas permettre qu’il arrivât aucun mal »[1].

Depuis la mort de Guénon, la situation de la Maçonnerie s’est considérablement aggravée. Il est inutile de donner des détails qui seraient pénibles et que tout le monde connaît. Est-ce une raison, pour les rares personnes qui, selon le vœu secret de Guénon, ont demandé et reçu l’initiation maçonnique, de désespérer de l’Art Royal ? Nous devons nous rappeler que « c’est lorsque tout semblera perdu que tout sera sauvé », et que la « naissance de l’Avatâra  » se fait au cœur de la nuit la plus noire du sombre hiver, de même que la Résurrection a lieu alors que le Pasteur a été frappé et que les brebis du troupeau sont dispersées.

 […]

Le Catholicisme étant une institution fortement hiérarchisée, ce qui importe surtout à notre point de vue, c’est le comportement exercé à l’égard de Guénon par les successeurs de l’apôtre qui reçut, selon la promesse faite dans les champs de Césarée, les clefs qui confèrent le pouvoir pontifical de lier et de délier. Lorsque Guénon publiait son œuvre, sous deux Pontifes de personnalités assez différentes (Pie XI et Pie XII), il y avait au Vatican un dicastère, le plus élevé en dignité puisque le pape lui-même en était le « préfet », dont l’unique objet était de veiller à l’intégrité de la doctrine. Tout ouvrage susceptible de nuire à la foi de l’« Église enseignée » pouvait lui être déféré et faisait l’objet d’enquêtes approfondies. Dans les cas défavorables, Rome n’hésitait pas à condamner : Bergson s’en est aperçu, et aussi quelques autres. Les adversaires catholiques de Guénon peuvent faire confiance a posteriori à la haine vigilante des anti-guénoniens déclarés ou cachés. De l’académicien Henri Massis à l’inquiétant Frank-Duquesne, en passant par Mgr Jouin et le R.P. Allo (nous en omettons et non des moindres), ils ne sont pas rares ceux qui ont abominé Guénon au point de voir en lui un suppôt de l’Enfer. « J’appelle un chat un chat, hurlait Frank-Duquesne, et Guénon un ennemi du Christ et de son Église. » Et le forcené avait de puissantes relations dans les milieux religieux et « littéraires ». Les dénonciations auprès du Saint-Office n’ont pas manqué. Mais Rome a gardé le silence : l’œuvre de Guénon n’a pas été mise à l’Index.

Guénon attachait trop d’importance au « geste »[2] et donc aussi à l’absence de geste pour ne pas interpréter symboliquement une telle attitude. Lui-même a fait observer que Pierre a entendu, en même temps que les deux « fils du tonnerre » les paroles, difficilement traduisibles dans les langages de la terre, qu’échangèrent avec le Christ, sur la montagne de la Transfiguration, les prophètes Moïse et Élie. Dans les Évangiles, Pierre est parfois durement repris par son Maître pour avoir parlé trop à la légère. Et de même que l’inexprimable, dans l’ordre de la connaissance, surpasse incommensurablement tout ce qui peut être exprimé, on peut dire que les silences de Pierre sont parfois plus remplis de « signification » que ses paroles.

Nous voudrions maintenant tenter d’expliquer les raisons de l’attention privilégiée accordée par Guénon à la Franc-Maçonnerie. Nous pensons qu’elle est due en premier lieu au fait que cette organisation admet des membres appartenant à des traditions différentes[3]. En conséquence, les représentants de ces diverses traditions peuvent s’y rencontrer, et c’est même, remarquons-le, le seul « lieu traditionnel » où de tels contacts peuvent s’établir. La chose est loin d’être sans importance à l’époque du cycle où nous sommes présentement.

Mais cette « parenté » de la Maçonnerie avec plusieurs traditions amène une autre conséquence, elle aussi très importante. Lorsqu’une organisation relevant de telle ou telle tradition est sur le point de disparaître, elle peut certes transmettre tout ou partie de son « dépôt » à une autre organisation relevant de la même tradition ; mais elle peut aussi faire cette transmission à la Maçonnerie, puisque cette dernière n’est étrangère à aucune forme traditionnelle. Et c’est pourquoi Guénon a pu écrire que la Maçonnerie a plusieurs origines, ayant reçu l’héritage de nombreuses organisations antérieures.

On sait que les plus célèbres de ces héritages sont l’Orphisme et le Pythagorisme des Grecs et les Collegia fabrorum des Romains, relevant de traditions « disparues »[4], et ensuite l’Ordre du Temple et le « Collège invisible » de la Rose-Croix, relevant de la tradition chrétienne. De tels héritages sont éminemment précieux. Les collèges d’artisans furent fondés par Numa (l’équivalent romain du Manu védique), qui fit construire le temple de Janus, le dieu au double visage, dont le sanctuaire était ouvert pendant la guerre et fermé pendant la paix. Quant à l’héritage orphico-pythagoricien, il relie la Maçonnerie à la Tradition primordiale, à cause des liens de Pythagore avec l’Apollon delphique et hyperboréen.

La Maçonnerie a ainsi permis à des éléments relevant de civilisations mortes de demeurer vivants[5] et d’être ainsi non seulement des vestiges du passé, mais aussi des « germes » pour le futur. Et cela peut faire penser à la « séparation » qui doit s’effectuer à la fin du cycle entre ce qui doit périr et ce qui doit être sauvé[6], séparation qui est analogue à ce qu’est, dans le Christianisme, le « Jugement dernier »[7].

Évidemment, attribuer un tel rôle à la Maçonnerie, c’est la regarder bien autrement que ceux qui voient en elle une « société de pensée » ayant pour but « le Progrès sous toutes ses formes » ou encore un « système particulier de morale », ou même un simple divertissement pour dilettantes, voire une méthode pour faire de l’or. Mais des préoccupations aussi « terrestres » n’auraient jamais pu retenir l’attention d’un René Guénon. Et c’est des idées de Guénon que nous entendons ici nous occuper exclusivement.

Nous pensons, en effet, que cette transmission d’éléments « antiques » à la Maçonnerie implique que cette dernière a un rôle à jouer lors de la fin du cycle et qu’en conséquence, elle doit demeurer vivante jusqu’à ce terme de notre humanité. Ce n’est d’ailleurs pas autre chose que veut exprimer symboliquement la formule rituelle selon laquelle la Loge de saint Jean se tient « dans la vallée de Josaphat ».

Et cette mention de saint Jean nous amène à considérer les héritages que l’Ordre maçonnique a reçus de la « tradition monothéiste » et plus particulièrement de sa forme chrétienne qui, elle, a reçu de son fondateur la promesse de subsister « jusqu’à la consommation du siècle ». C’est donc simplement parce que ces organisations ont disparu, par suppression dans le cas des Templiers, ou encore par suite de leur départ de l’Europe dans le cas de la Rose-Croix, que leur héritage est passé à la Maçonnerie.

La Maçonnerie était d’ailleurs toute désignée pour recevoir le dépôt de l’Ordre Templier, qui était comme elle de caractère «  johannique ». Les Templiers rendaient un culte particulier à saint Jean, ce qui n’est pas étonnant car l’Apôtre préféré du Christ apparaît dans les Évangiles comme le type et le modèle des initiés. N’a-t-il pas été désigné par son Maître comme « fils du tonnerre » ? Il est également « fils de la Vierge », expression hermétique qui, rappelle Guénon, désigne aussi les initiés. Et il n’est pas jusqu’au culte rendu exotériquement par l’Église qui ne reconnaisse à saint Jean des privilèges particuliers et d’un caractère « secret »[8].

Quant aux rapports de saint Jean avec la fin du cycle, ils sont extrêmement marqués. L’Apôtre a reçu l’assurance de « demeurer » jusqu’au retour du Christ dans la gloire ; et c’est sous le nom de Jean qu’est placé le dernier livre de la Bible, relatant symboliquement les évènements qui doivent précéder ce retour, annonciateur de la restauration de l’état primordial.

La Maçonnerie cependant n’est pas placée sous le seul patronage de Jean l’Évangéliste, mais bien sous celui des deux saints Jean, l’Évangéliste et le Précurseur. Or ce dernier a lui aussi des rapports très étroits avec la fin des temps. Le fils de Zacharie (qui, en recevant son nom, a fait « retrouver » la parole à son père qui l’avait « perdue ») est dit en effet devoir « marcher dans l’esprit et la vertu d’Élie », le prophète enlevé au ciel dans un char de feu, et qui est aussi, avec Hénoch, un des deux « témoins » dont parle l’Apocalypse, qui sont les précurseurs du second avènement. Le Christ lui-même a dit de Jean-Baptiste : « Il est Élie qui doit venir. »

De tous les personnages du Nouveau Testament, il n’en est aucun qui ait avec la fin du cycle des rapports aussi intimes que les deux saints Jean[9]. Et l’on peut en déduire qu’un Ordre placé sous leur patronage particulier doit lui aussi avoir quelque relation avec cette fin. Il ne faut pas chercher ailleurs, pensons-nous, la raison pour laquelle cet Ordre a été constamment « élu » pour devenir « l’Arche » où s’est produit « l’entassement » de tout ce qu’il y a eu de vraiment initiatique dans le monde occidental[10].

De tels « destins » ne pouvaient que retenir l’attention de René Guénon, dont l’œuvre, pensons-nous, ne pouvait surgir qu’aux abords de la fin du cycle. […].

 

En attendant l’heure de la puissance des ténèbres

[Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie « L’Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, chapitre XXI, pp. 247 à 250.]

 Durant les années qui suivirent la libération de la France, certains lecteurs de René Guénon, qui avaient retrouvé avec joie la publication régulière de ses articles et de ses chroniques, se plaignaient parfois (entre eux) de ce que le Maître se laissât trop souvent aller à discuter sur « des détails de symbolisme », au lieu de traiter de la seule chose qui importe vraiment : la réalisation métaphysique. Un tel « reproche » – l’avouerons-nous ? – ne laissait pas de nous surprendre, venant de guénoniens. À plusieurs reprises, en effet, Guénon avait mentionné qu’il s’inspirait, pour ses écrits, des événements qui se produisaient dans le monde et qui devait forcément « manifester » certaines de ces réalités d’un ordre supérieur auxquelles seules il attachait quelque intérêt. Négliger ces événements, c’était, selon lui, admettre qu’ils sont le fait du « hasard », conception foncièrement anti-traditionnelle, mais à laquelle certains philosophes ultramodernes, qui se targuent parfois de « spiritualisme », attribuent dans l’évolution du Cosmos un rôle prépondérant. […].

Dans les « critiques » dont nous parlons ci-dessus, nous avions tout de suite été frappé par l’expression « détails de symbolisme ». Il suffit d’avoir étudié quelque peu les traités sur le symbolisme hermétique pour se rendre compte de l’importance capitale qu’y joue le moindre détail. Or, on sait les rapports de l’hermétisme avec la Maçonnerie, rapports soulignés par la présence de la racine HRM à la fois dans les noms Hermès et Hiram. Mais nous aurons dans le cours de cet article à insister sur l’importance de certains détails qu’on trouve dans les textes sacrés du Christianisme, et singulièrement dans les plus sacrés de tous : ceux qui ont trait à la Passion et à la Résurrection du Christ.

 Une des particularités qui distinguent fondamentalement la pensée symbolique de la pensée profane, même « philosophique », c’est l’importance qu’y jouent les différents modes de « correspondance ». On sait, par exemple, les rapports qui relient les sept planètes de l’astrologie traditionnelle aux sept métaux de l’alchimie (et aussi, par extension, aux sept « couleurs » du blason). Nous allons maintenant attirer l’attention sur une correspondance d’un type particulier : celle qu’on peut établir entre les événements de la vie mortelle du Christ et ceux qui ont marqué et qui marqueront l’existence « terrestre » de l’épouse du Christ, qui est l’Église.

Rappelons tout d’abord que l’Église, dans son universalité, comprend à la fois les institutions exotériques connues officiellement sous les noms des différentes Églises, mais aussi l’ésotérisme chrétien, incarné au cours des siècles en diverses organisations qui, pratiquement, ont toutes fini par se résorber dans la seule Franc-Maçonnerie. Pour ne pas alourdir notre exposé, nous nous contenterons de faire un rapprochement entre certains faits qui ont marqué la fin de la vie terrestre de Jésus et ceux (que nous connaissons par la révélation des Écritures) qui marqueront le comportement de l’Église au cours des tribulations de la fin du cycle.

Lors de son arrestation au jardin des Oliviers, le Christ avait dit aux envoyés du prince des prêtres : « C’est maintenant votre heure, l’heure de la puissance des ténèbres » (Luc, XXII, 53). Il fut mis en croix à la sixième heure du jour, et « de la sixième heure à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre » (Matthieu, XXVII, 45 ; Marc, XV, 33 ; Luc, XXIII, 44). Durant cette longue « obscuration », le seul Apôtre présent était Jean, qui avait suivi la « Voie Douloureuse » avec la Vierge Marie et aussi avec quelques femmes parmi lesquelles Marie de Magdala, qui toutes apparaissent dans les Évangiles comme des « myrrhophores », c’est-à-dire des « porteuses de myrrhe », la myrrhe étant, selon Guénon, le « breuvage d’immortalité », le troisième et le plus excellent des présents offerts par les Mages au Christ naissant.

Jean, bien entendu, représente ici l’ésotérisme. Mais où étaient donc les représentants de l’exotérisme ? Tous s’étaient enfuis, à l’exception pourtant de Pierre qui était allé jusqu’au palais de Caïphe où il avait eu le malheur de renier son Maître par trois fois. Rentré en lui-même au chant du coq, il était parti pour « pleurer amèrement », n’ayant pas osé se joindre aux femmes fidèles qui, avec le disciple bien-aimé, avaient eu le courage de monter jusqu’au Golgotha. Nous ne nous arrêterons pas sur la « valeur » exotérique de ces « larmes amères », que nous comparerions volontiers à celles versées par le premier couple humain chassé du Paradis. Mais il convient de rappeler que, dans le langage secret utilisé par Dante et les Fidèles d’Amour, le mot « pleurer » avait une signification très particulière. Les organisations initiatiques d’alors, depuis la destruction de l’Ordre du Temple, avaient décidé de cacher, beaucoup plus complètement qu’auparavant, leurs doctrines et leur existence même. Et c’est le fait de cette « dissimulation » qu’ils désignaient symboliquement par le verbe « pleurer ».

Durant ces trois longues heures d’obscurité surnaturelle, nous savons donc que Pierre « pleurait », tandis que Jean recevait du Christ, comme un « dépôt » particulièrement sacré, la garde de sa mère, ce fait exceptionnel ayant eu comme témoins les seules myrrhophores. Rappelons aussi qu’à la neuvième heure le Christ, avant de mourir, poussa en hébreu un cri que les assistants prirent pour un appel au prophète Élie ; et, dans le symbolisme très complexe de Dante, 9 avait une importance particulière, au point que l’Alighieri a pu écrire : « Béatrice est elle-même le nombre 9. »

La quatrième et dernière partie de notre Manvantara est le Kali-yuga ou âge sombre. Nous sommes à la fin de cet âge de fer, et cette fin connaît une obscuration qui s’accélère rapidement et deviendra bientôt presque totale. Ce sera alors « l’heure de la puissance des ténèbres » qu’on appelle encore le « règne de l’Antéchrist ». Si nous avons raison d’attendre à une telle époque des événements en correspondance avec ceux qui ont précédé la mort du Christ, il devrait se produire quelque chose de comparable à ce que furent autrefois les larmes de Pierre et en même temps une sorte de « promotion » de la fonction de Jean. Nous avons parfaitement conscience de la gravité de ce que nous disons là. Nous savons quel usage peuvent en faire les ennemis de l’Ordre maçonnique, et aussi les chrétiens adversaires de toute idée d’ésotérisme. Mais d’autres avant nous ont envisagé des événements de cet ordre, et ont été frappés par la double prédiction qui termine l’Évangile selon saint Jean et qui semble bien n’avoir pas d’autre but que de faire allusion aux événements des derniers jours. Il est vrai que si la prédiction au sujet de Jean est bien connue (« Je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne »), celle relative à Pierre semble avoir moins attiré l’attention. La voici : « En vérité je te le dis, lorsque tu étais jeune, tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais. Mais quand tu seras vieux, tu étendras les bras, un autre te ceindra et te mènera là où tu ne voudrais pas aller. » Cela ne fait-il pas allusion à une certaine perte d’indépendance pour les successeurs de Pierre ?

L’obscurité est, pour la condition « espace » exactement ce qu’est le silence pour la condition « temps », – ce silence qui est le premier des devoirs imposés aux initiés, et que les Fidèles d’Amour symbolisaient par l’injonction de « pleurer ». Mais l’obscurité a deux aspects, l’un maléfique et l’autre bénéfique. L’obscurité complète symbolise la « mise sous le boisseau » de la Tradition, ou tout au moins de sa partie « visible » : c’est vraiment « l’heure de la puissance des ténèbres ». Mais c’est aussi seulement au sein de cette obscurité que peut s’accomplir le passage d’un cycle à un autre, passage qui est toujours celui de l’âge de fer à l’âge d’or. Pour en revenir au symbolisme évangélique, dans la dernière page du texte johannique, le dernier ordre donné par Jésus à Pierre fut l’injonction : « Suis-moi ! » Et Pierre, se retournant alors, vit que Jean venait derrière eux, c’est-à-dire les suivait. Quelles que puissent être les dernières et terribles tribulations qui assailliront l’Église dans les derniers jours, on peut être certain que Pierre et Jean se retrouveront alors pour être les serviteurs obéissants du Maître incomparable qui a pu dire : « Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la Lumière de la Vie. »

 

Les cinq rencontres de Pierre et de Jean

[Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie « L’Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, chapitre XXII, pp. 255 à 261.]

[…]

Tout ce qui est dit dans les Écritures chrétiennes de saint Jean a un caractère ésotérique et initiatique, mais ce caractère est surtout mis en évidence quand on lui applique les règles du symbolisme universel. Cela n’est pas surprenant, puisque le but du langage symbolique est précisément d’aller plus loin que les possibilités étroitement limitées du langage « ordinaire ». Deux conséquences découlent immédiatement de ce que nous venons de dire. D’abord, les théologiens et les exégètes qui négligent l’importance de ce langage symbolique passent à côté de l’interprétation exacte et « supérieure » des textes qu’ils étudient. Ensuite, dans lesdits textes, le moindre détail, qui pourrait paraître « insignifiant » si on le considère en lui-même, devient au contraire chargé de signification dès lors qu’on le considère à la lumière de la science symbolique.

Les textes relatifs à saint Jean qu’on trouve dans le Nouveau Testament peuvent être divisés en trois classes. Dans la première, saint Jean figure, sinon seul, du moins seul à être nommé entre les douze Apôtres ; le plus important de ces textes est celui où le Christ en croix fait de Jean le fils et le gardien de la Vierge. Dans la seconde classe, nous voyons Jean accompagné de son frère Jacques (lui aussi « fils du tonnerre ») et de Pierre ; ces textes, au nombre de trois, ont trait à la Transfiguration, à la résurrection de la fille de Jaïre et à l’agonie de Jésus au jardin des Oliviers. Enfin, la troisième classe comprend les textes où Jean est mis directement en relation avec le prince des Apôtres, saint Pierre. Ces textes, au nombre de cinq (quatre à la fin de l’Évangile de Jean, un au début des Actes des Apôtres), nous nous proposons de les examiner brièvement[11].

 Jean, XIII, 21-28. – Nous sommes à la dernière Cène. Le Christ vient de dire à ses Apôtres : « L’un de vous me trahira. » Surprise des disciples, qui interrogent l’un après l’autre leur Maître sans obtenir de réponse. Finalement Pierre, voyant Jean qui repose sur la poitrine du Seigneur, lui fait signe d’interroger Jésus, qui donne alors au disciple préféré l’indication du « signe manuel » qui permettra de reconnaître le « fils de perdition ».

Jean, XVIII, 15-25. – Après l’agonie au jardin des Oliviers et l’arrestation de Jésus, tous les disciples, l’abandonnant, se sont enfuis. Pierre et Jean, cependant, suivent de loin le cortège qui conduit le prisonnier à la demeure du grand-prêtre Caïphe. Jean, qui était connu du grand-prêtre, entre dans la cour du palais et y fait aussi entrer Pierre. C’est dans cette cour que vont se produire les trois reniements successifs du prince des Apôtres, lequel, ayant croisé son regard avec celui de Jésus après avoir entendu le coq chanter, sortira de la cour pour « pleurer amèrement ».

Jean, XX, 1-9. – Le Vendredi saint est passé, la fête du sabbat aussi, et, le premier jour de la semaine commençant à luire, Marie de Magdala, accompagnée de quelques autres femmes, achète des parfums et se rend au sépulcre pour embaumer le corps du crucifié. En arrivant, elles trouvent la pierre qui fermait le sépulcre enlevée, l’entrée béante et le tombeau vide. Dans son affolement, Marie-Madeleine se précipite chez les Apôtres pour les informer. Pierre et Jean partent en courant au sépulcre. Jean arrive le premier, mais attend que Pierre soit arrivé et entré dans le sépulcre pour le suivre et constater à son tour qu’il est inutile de chercher parmi les morts l’Auteur de la Vie.

 Jean, XXI, 15-24. – Le quatrième épisode est célèbre, car il termine le quatrième Évangile. Pierre, dont les larmes et l’amour ont lavé la faute, vient d’être confirmé par son Maître dans sa charge de Pasteur des agneaux et des brebis, qui implique, rappelons-le, le « pouvoir des clefs » donnant la faculté de lier et de délier. Devant de pareilles faveurs, Pierre, qui voit alors Jean se diriger vers eux, se demande ce que le Maître a bien pu réserver à son disciple bien-aimé. Il interroge le Christ, qui lui fait alors la réponse célèbre : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? »

Actes des Apôtres, III, 1-10. – Nous sommes maintenant dans les tout premiers jours de l’Église. Pierre et Jean montent au Temple pour y prier. À la porte, un boiteux leur demande l’aumône, et Pierre lui dit : « Je n’ai ni or ni argent, mais ce que j’ai je te le donne. Au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi et marche. » Le miracle s’accomplit aussitôt.

Examinons maintenant, à la clarté du symbolisme, ces cinq épisodes. Pour interpréter le premier rappelons-nous que Pierre représente l’exotérisme, Jean l’ésotérisme et Judas la contre-initiation. On voit alors que l’exotérisme a besoin de l’ésotérisme pour déceler les « prestiges » de la contre-initiation. Et on nous dira sans doute que – Guénon l’avait déjà signalé – l’ésotérisme chrétien et la Maçonnerie en particulier se sont aussi mal défendus contre les infiltrations de la contre-initiation que les Églises chrétiennes et le Catholicisme par exemple[12]. Mais on peut assurer en tout cas que personne, en Occident, n’a autant que Guénon donné de précisions sur les tactiques des forces obscures et, d’une manière générale, sur la « technique de la subversion ». Et c’est à sa connaissance exceptionnelle de tout ce qui touche à l’ésotérisme et à l’initiation qu’il devait ses clartés sur leurs antithèses émanant du « Satellite sombre » : le néo-spiritualisme et la contre-initiation.

Le second épisode que nous avons rapporté est difficile à interpréter, car il pourrait sembler que c’est Jean qui, en introduisant Pierre dans la cour de Caïphe, lui a donné l’occasion de ses trois reniements. Mais il serait bien audacieux, celui qui se permettrait de « juger » une défaillance aussitôt expiée par les larmes. O felix culpa ! chantait l’Église, naguère encore, dans la nuit de la Résurrection, à propos du péché d’Adam, qualifié aussi de « péché nécessaire ». Et nous remarquerons que si Pierre n’avait pas été amené par sa faute à quitter la cour de Caïphe et ainsi à se séparer de Jean, il aurait accompagné ce dernier au Calvaire et aurait été ainsi le témoin du don incomparable fait par Jésus au disciple bien-aimé. De ce don, les seuls témoins auront donc été les femmes qui, bravant les clameurs d’une foule poussant des cris de mort, furent fidèles jusqu’à la fin et purent ainsi assister aux derniers moments de l’homme-Dieu et participer avec Joseph d’Arimathie à sa mise au tombeau[13].

Les troisième et quatrième épisodes sont faciles à interpréter. Le troisième souligne la primauté de celui à qui furent conférés les titres de Pasteur des brebis et de Prince des Apôtres, et à qui furent remises les clefs du royaume des cieux. Le quatrième épisode rappelle cependant que cette autorité s’arrête la où commence le domaine de Jean.

Dans le cinquième épisode, nous voyons Pierre agir seul pour guérir le malheureux frappé du « signe de la lettre B », Jean ne figurant dans cette histoire que par sa seule présence. Nous pensons qu’il y a là une leçon à méditer soigneusement par les « frères de Jean ». Dans la chimie moderne, fille indigente de l’alchimie traditionnelle, on appelle « catalyseur » un corps qui, nécessaire à une réaction, n’est cependant pas affecté par cette réaction qu’il se contente de permettre ou tout au plus d’activer. L’idéal, pour ceux qui se réclament de l’ésotérisme et de l’initiation, serait de pratiquer ce que Guénon appelle une « activité non agissante ». Une telle attitude est plus commune en Orient qu’en Occident, et l’on sait l’importance du « non-agir » (Wu-Wei) dans la tradition extrême-orientale. Mais la tentation de l’« activisme » hélas ! a fait des ravages dans bien des branches de la Maçonnerie.

On pourrait tirer, des cinq rencontres que nous venons d’examiner rapidement, quelques « enseignements pratiques » à l’usage des organisations initiatiques occidentales (et surtout des obédiences maçonniques) et plus spécialement des dignitaires qui ont reçu la lourde tâche de les diriger. Surveillance attentive de l’action insidieuse, mais parfois terriblement efficace, qu’exercent les agents de l’« adversaire » qui ont su s’infiltrer dans les rangs de l’initiation authentique ; patience à toute épreuve à l’égard des autorités exotériques régulières, en dépit de leurs incompréhensions, de leurs injustices et parfois même de leurs calomnies ; enfin refus absolu de céder à la « tentation » d’impliquer la Maçonnerie dans n’importe quelle activité de l’ordre social ou politique. Ceux qui connaissent bien l’œuvre de Guénon savent que de telles recommandations n’ont jamais été d’une nécessité aussi pressante que de nos jours. Et cela nous amène à quelques réflexions sur ce que nous appellerions volontiers le rôle dévolu à la Maçonnerie à la fin du cycle actuel.

Dans les anciens rituels, quand on demandait à un visiteur : « Où se tient la Loge de saint Jean ? », il devait répondre : « Sur la plus haute des montagnes ou dans la plus profonde des vallées, qui est la vallée de Josaphat. » Cette expression reconnaissait donc à la Maçonnerie, et cela en raison de ses rapports avec saint Jean, un lien particulier avec le « Jugement dernier ». D’autre part, au XVIIIe siècle en Angleterre, certains ateliers rattachés à l’obédience la plus traditionnelle d’alors, la « Grande Loge des Anciens », travaillaient avec la Bible ouverte à la seconde Épître de saint Pierre, qui est un des rares textes scripturaires parlant ouvertement des derniers temps. Enfin, nous rappellerons que, selon l’interprétation des plus anciens Pères de l’Église, l’« obstacle » à la venue de l’Antéchrist dont parle saint Paul dans la seconde Épître aux Thessaloniciens n’était autre que l’Empire romain. Cet Empire, reconstitué par Charlemagne, devint bientôt le « Saint Empire Romain Germanique », le mot « germanique » signifiant ici ésotériquement, comme il en sera également dans la Rose-Croix, la « terre des germes ». Cet Empire disparut en 1806, quelques années après qu’eût été fondé aux États-Unis d’Amérique le premier Suprême Conseil du Rite Écossais. Depuis lors, les Suprêmes Conseils de chaque nation portent le titre de « Suprêmes Conseils du Saint-Empire », et les armoiries du trente-troisième degré de l’Écossisme sont les armoiries mêmes du Saint-Empire, avec la devise « Deus meumque jus », que le Grand Orient de France, toujours avide de « modernisation », a cru bon de remplacer par Suum cuique jus. Il se trouve donc que l’« idée » (au sens platonicien de ce mot) du Saint-Empire est actuellement « résorbée » dans la Franc-Maçonnerie, et plus précisément dans le dernier degré du Rite Écossais. Cela n’est pas sans importance, étant donné ce que les anciens auteurs chrétiens ont écrit sur le rôle eschatologique de l’Empire romain.

Nous ne savons si, même parmi les lecteurs les plus attentifs de René Guénon, nombreux ont été ceux qui ont remarqué les lignes qui terminaient son compte rendu de l’article « La Franc-Maçonnerie » d’Albert Lantoine, inséré dans une Histoire générale des religions publiée dans l’immédiat après-guerre[14]. Le Maître, après avoir loué Lantoine « d’avoir fait justice de la légende trop répandue sur le rôle que la Maçonnerie française du XVIIIe siècle aurait joué dans la préparation de la Révolution et au cours de celle-ci » et déploré « l’intrusion de la politique dans certaines Loges », discutait la conclusion de l’auteur pour qui la Maçonnerie pourrait être destinée à devenir « la future citadelle des religions ». Et Guénon, tout en admettant que beaucoup ne verront dans une telle conception « qu’un beau rêve », ne rejetait pas absolument 1’« espérance » de Lantoine, mais il lui faisait subir en quelque sorte une « transmutation » traditionnelle. Précisant que le rôle envisagé par Lantoine « n’est pas tout à fait celui d’une organisation initiatique qui se tiendrait strictement dans son domaine propre », il ajoutait que « si la Maçonnerie peut réellement venir au secours des religions dans une période d’obscuration spirituelle presque complète, c’est d’une façon assez différente » de celle envisagée par l’auteur de la Lettre au Souverain Pontife, « mais qui du reste, pour être moins apparente extérieurement, n’en serait cependant que d’autant plus efficace ».

Ces lignes sont énigmatiques, les plus énigmatiques peut-être qu’ait jamais écrites René Guénon. Mais il est évident que la « période d’obscuration spirituelle presque complète » dont parle Guénon ne peut être que le règne de l’Antéchrist. L’auteur des Aperçus sur l’Initiation, qui dut avoir très tôt la révélation ou, si l’on préfère, la « conscience » du rôle exceptionnel qui lui était réservé, n’écrivait rien sans y avoir mûrement réfléchi, et les « beaux rêves » n’étaient pas son fait. Nous sommes persuadé que le texte que nous venons de rappeler peut fournir l’explication de l’attention que, dès sa première jeunesse et jusqu’à ses derniers jours, il a constamment accordée à la Franc-Maçonnerie, attention qui a causé la surprise de beaucoup et aussi le scandale de quelques-uns. Guénon voyait dans cette organisation, en qui s’est résorbé tout ce qui a compté véritablement dans les initiations occidentales, les marques d’une « vitalité » lui permettant de triompher des attaques incessamment menées contre elle par tout ce qui procède de la « sphère de l’Antéchrist ». Et cette vitalité nous fait penser à celle promise à l’apôtre Jean, un des deux saints patrons de la Maçonnerie, quand il entendit déclarer de lui : « Je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne. » Déclaration bien grave, quand elle est prononcée par celui qui a pu dire : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. »

Denys ROMAN

[1] Manuel, troisième partie.

[2] Guénon avait envisagé la rédaction d’un ouvrage particulier consacré à la « théorie du geste ». Il n’eut jamais l’occasion de le rédiger, et de toutes les œuvres de lui qui nous manquent, c’est peut-être avec l’ouvrage projeté sur la « science des lettres », celle dont l’absence est le plus à regretter.

[3] Il en est de même pour le Compagnonnage ; mais ce dernier […] ne s’est pas répandu hors du monde chrétien, en sorte que son caractère « pluri-traditionnel » est demeuré purement théorique.

[4] La tradition celtique, qui eut une telle importance dans l’Europe antique et médiévale, semble avoir transmis quelques éléments au 22e degré du Rite Écossais (chevalier Royale Hache), dont les ateliers portent le nom de Conseil de la Table Ronde. Le thème de ce grade est la construction en bois, ce qui a entraîné comme conséquence de très nombreuses allusions au Cèdre utilisé pour l’érection du Temple de Salomon : d’où le nom de « Prince du Liban » donné aussi à ce grade.

[5] Comme nous demandions à René Guénon, à la suite de son article « Parole perdue et mots substitués », pourquoi les organisations mourantes s’étaient « réfugiées » dans la seule Maçonnerie au lieu de se disperser dans les diverses fraternités subsistantes il nous répondit : « C’est parce que la Maçonnerie, seule parmi les organisations occidentales, a conservé une certaine vitalité. » C’est, pensons-nous, un certain côté « bénéfique » du manque de discernement initiatique dans le recrutement maçonnique. Bien des « profanes en tablier » sont ainsi entrés dans les Loges, et leur incompréhension, notamment en matière de symbolisme, leur a permis souvent de parvenir aux plus hautes dignités (cf. Le Règne de la Quantité, Avant-propos). En tous cas le nombre même de ces Frères a rendu l’Ordre maçonnique pratiquement indestructible. Ce n’est peut-être pas ce que recherchaient certains de ceux dont Guénon a signalé les desseins obscurs (idem, chap. XXVII). Mais n’est-t-il pas bien connu que « le Diable porte pierre » et peut même contribuer, en certaines circonstances, « à rassembler ce qui est épars », notamment pour la construction de certains « ponts », ainsi qu’il est attesté dans de nombreuses légendes ?

[6] On peut remarquer que c’étaient les organisations qui, même du simple point de vue moral, méritaient le plus le « salut », c’est-à-dire une prolongation de leur existence, qui ont été ainsi incorporées à l’Ordre maçonnique. La chose est très évidente notamment pour le Pythagorisme, dont beaucoup d’entre les premiers chrétiens ont reconnu l’élévation de la doctrine et le  caractère « vertueux » de la discipline qu’il imposait à ses membres.

[7] Cf. La Crise du Monde moderne, Avant-propos.

[8] Le rôle ésotérique de Jean est très nettement suggéré dans les textes officiels de la liturgie romaine. Dans l’office de nuit, par exemple, reviennent à plusieurs reprises dans les antiennes, les répons et les versets, des formules telles que les suivantes, utilisées le 27 décembre pour la fête de saint Jean :

« Celui-ci est Jean, qui pendant la Cène reposa sur la poitrine du Seigneur.
Heureux apôtre à qui furent révélés les secrets célestes !
Le bienheureux Jean est digne d’un grand honneur, lui qui, pendant la Cène a reposé sur la poitrine du Seigneur.
Jean a puisé les eaux vives de l’Évangile à la source sacrée du cœur du Seigneur.
Celui-ci est Jean, Apôtre et Évangéliste qui a mérité d’être honoré plus que les autres par le Seigneur, du privilège d’un amour choisi. C’est le disciple que Jésus aimait, et qui pendant la Cène a reposé sur sa poitrine. »

[9] Les solstices d’été et d’hiver, auxquels sont fixées les fêtes de ces saints, marquent dans le cycle annuel un renversement de tendance. Or le « renversement des pôles » est l’événement capital qui marque le passage entre deux Manvantaras. Il s’agit, bien entendu, avant tout d’un événement d’ordre spirituel, mais qui doit aussi avoir sa répercussion dans l’ordre cosmique. Et n’est-t-il pas vraiment curieux que ce soit au XXe siècle seulement que des « savants », n’ayant aucune préoccupation spirituelle, aient songé à examiner le magnétisme des roches archaïques et aient découvert que ces roches portent des traces irréfutables que des renversements de polarité se sont produits à plusieurs reprises au cours des ères géologiques ?

[10] Nous utilisons ce mot d’entassement par analogie avec l’« entassement des espèces », expression de Fabre d’Olivet que Guénon a reprise dans Le Roi du Monde. Cela nous rappelle qu’un critique profane de la Maçonnerie, d’ailleurs nullement hostile à l’Ordre et fort intelligent, avait écrit, il y a cinquante ans, avec quelque commisération, à propos des Francs-Maçons : « On connaît leur art, qui ne sait qu’assembler des figures hétéroclites et sans goût. » Évidemment, les « Tableaux de Loge » et les Blasons des grades du Rite Écossais ne sauraient atteindre, au « marché de l’Art » – quelle expression ! – les prix d’un Rembrandt ou d’un Picasso. Mais l’art maçonnique, si peu estimé par ce critique, est tout de même, à l’art purement profane qu’est devenu l’art moderne, exactement ce qu’était la poésie de Dante à celle des poètes de son temps dont l’Alighieri disait qu’ils « riment sottement ». L’accumulation, dans les « Tableaux de Loge » et les blasons maçonniques, de symboles apparemment hétéroclites est l’exact équivalent de l’entassement, dans 1Arche, d’« espèces » qui auparavant sont étrangères et même hostiles les unes aux autres. À ce point de vue, il y a dans l’Arche comme un reflet de l’état primordial ou du Paradis terrestre et aussi une préfiguration de ces temps messianiques prédits par Isaïe.

[11] En intitulant le présent article « Les cinq rencontres de Pierre et de Jean » nous voulions dire que c’est en relatant cinq épisodes importants que l’Écriture met pour ainsi dire face-à-face les deux Apôtres dont la personnalité l’emporte incontestablement sur celle des dix autres. Mais il est bien évident que, durant les trois ans de la vie publique du Christ, les douze Apôtres, qui vivaient en commun, se sont rencontrés chaque jour.

[12] Nous pensons surtout ici à la psychanalyse (et particulièrement à celle de Jung), dont Guénon a souligné le caractère dangereux à la fin du Règne de la Quantité. Il est même à remarquer que, dans la Maçonnerie, c’est le Rite Écossais qui semble avoir été spécialement visé, ce qui a permis à certains de donner de son symbolisme des interprétations d’une fantaisie vraiment débordante.

[13] Ce rôle des femmes lors de la Passion et aussi de la résurrection du Christ pourrait aider à résoudre en partie la difficulté mentionnée par Guénon pour l’établissement des rituels destinés à l’initiation féminine.

[14] Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. II, pp.99-100.

Jean Richer, Delphes, Délos et Cumes

Études Traditionnelles : Mai-juin-juillet-août 1973

Jean Richer, Delphes, Délos et Cumes (Juillard, éditeur, Paris).

    Dans son compte-rendu sur l’ouvrage de Xavier Guichard intitulé Eleusis-Alésia, Guénon (en 1938) relevait comme particulièrement digne d’intérêt le fait que les lieux repérés par l’auteur et appelés par lui lieux alésiens « étaient régulièrement disposés sur certaines lignes rayonnant autour d’un centre, et allant d’une extrémité à l’autre de l’Europe ». Nous ne pouvions nous empêcher de penser à l’ouvrage de Guichard en lisant le livre de M. Jean Richer, paru à la fin de 1970, et qui constitue la suite de sa monumentale Géographie sacrée du monde grec. Dans cette étude sur trois des principaux centres religieux du monde antique, il est en effet continuellement question de droites rayonnant autour de centres principaux ou subalternes. Certes, les découvertes de M. Richer ne soulèvent pas les quelques réserves que Guénon avait formulées à propos de celles de Guichard (notamment sur le rôle de « centre » attribué par ce dernier au mont Poupet). Mais Eleusis-Alésia reste tout de même la première tentative faite par un auteur contemporain pour restituer quelques éléments de cette « géographie sacrée » dont Guénon disait qu’elle est « parmi les antiques sciences traditionnelles, une de celles dont la reconstitution donnerait lieu actuellement aux plus grandes difficultés, et peut-être même, sur bien des points, à des difficultés tout-à-fait insurmontables » (Formes traditionnelles et cycles cosmiques, p.163).

    Dans Delphes, Délos et Cumes, l’auteur a raconté (pp. 14-15) les circonstances vraiment étranges qui furent à l’origine des découvertes qui l’amenèrent à écrire sa Géographie sacrée. Nous le citons : « Je m’étais posé une question précise : pourquoi le voyageur, arrivant d’Athènes à Delphes, trouve-t-il, à l’entrée du site sacré, un sanctuaire d’Athéna ? La réponse vint dans un songe d’un matin de printemps. Une statue d’Apollon… m’apparut, de dos, puis lentement elle pivota sur elle-même de 180 degrés, dans le sens des aiguilles d’une montre, jusqu’à me faire face. Dans les minutes qui suivirent, j’appliquais la méthode préconisée dans le Timée… Il suffisait d’une carte de Grèce, d’une règle et d’un compas pour interpréter ce songe. N’avais-je pas affaire à des dieux géomètres ? Encore à moitié endormi, je pris la première carte de Grèce qui me tomba sous la main. Je traçai la ligne Delphes-Athènes. Ô surprise ! … Prolongée, elle aboutissait à Délos [lieu de naissance d’Apollon], et naturellement je connaissais l’histoire des Vierges vénérées à Délos. La découverte était faite mais, pour en tirer les conséquences, il me fallut plusieurs années de réflexion et de recherches. C’est seulement deux ans plus tard, lorsque j’eus réuni des dizaines et des centaines de faits et d’observations concordants, que je commençai à le prendre au sérieux et à songer à l’exploiter… ».

    M. Richer a tiré bien des droites et tracé bien des cercles dans les années dont il parle. Mais le résultat est vraiment surprenant. Son livre n’est pas résumable, puisqu’il est basé sur des cartes et des reproductions de monuments figurés. Nous nous bornerons donc à signaler quelques points où l’auteur apporte une contribution très appréciable aux thèses traditionnelles. Mais on ne peut s’empêcher d’éprouver un regret. L’auteur donne parfois l’impression de s’adresser uniquement aux spécialistes des études helléniques. Quelques explications supplémentaires auraient pu rendre son ouvrage accessible à un bien plus grand nombre de lecteurs. Par exemple, il est probable que les Vierges vénérées à Délos étaient d’origine hyperboréenne ; et l’on eût aimé aussi avoir tous les renseignements possibles sur la « théorie », ce vaisseau sacré que les Athéniens, tous les quatre ans, envoyaient au mois de mai en grande pompe célébrer à Délos les jeux rituels.

    Parmi le grand nombre d’axes méridiens (Nord-Sud) et parallèles (Est-Ouest) qui sont étudiés dans l’ouvrage, plusieurs ont dû avoir une importance particulière. C’est ainsi que le méridien de Délos passe au Nord par le mont Haemus en Thrace (où Borée résidait dans une caverne) et au Sud par l’oasis d’Ammon, où se trouvait un oracle fameux qui proclama Alexandre fils de Zeus (c’est-à-dire « nouveau Dionysos » et fils du tonnerre) et qui marqua le limite occidentale des conquêtes macédoniennes. M. Richer regarde d’ailleurs cet axe mont Haemus-Délos-Ammon comme ayant un caractère solsticial, en relation avec l’ « arbre du monde ». Il reproduit un relief conservé au musée de Délos et représentant le serpent enroulé autour de l’omphalos et flanqué de deux arbres.

    Indépendamment de ce qui constitue le domaine propre de ses recherches, M. Richer apporte sur de nombreux points des « jugements » où se manifeste l’indépendance de son esprit et qui font parfois un heureux contraste avec certaines opinions un peu trop « conformistes ». Nous allons citer quelques passages remarquables.

« Nous vivons à une époque bien étrange, où il existe de graves commentateurs de Platon qui se moquent d’un auteur assez naïf pour avoir cru à la divination par les songes et qui le soupçonnent de cautèle ou de calcul politique parce que, dans le Timée et dans Phèdre, il a accordé sa caution morale aux oracles delphiques (p.13)… La mentalité moderne ne permet pas de comprendre [certains] phénomènes… Nous sommes toujours à chercher des trucs, des ficelles, et à supposer que les anciens étaient plus naïfs que nous. Ce qui se passait exactement dans le mantéion de Delphes, en quoi consistaient exactement les initiations de Samothrace et d’Eleusis, ce sont des questions dont nous n’aurons probablement jamais la réponse complète ».

    Ailleurs, M. Richer écrit : « La symbolique dont s’est servi Homère était à base d’astrologie, parce que les initiés de Delphes, d’Eleusis, de Samothrace, connaissaient ce langage et qu’en l’adoptant, l’aède était certain de n’être compris que d’une élite. En ces temps lointains, on savait que rien ne s’obtient sans peine et qu’il faut rompre l’os médullaire avant de pouvoir sucer la substantifique moelle ».

    L’auteur fait de nombreuses remarques sur les rites observés par les Grecs lors de la fondation de leurs « colonies » ; cela nous a rappelé ce qu’écrivait Guénon au sujet de la construction des villes anciennes. Les Grecs, avant de fonder une colonie, consultaient l’oracle de Delphes, et la réponse donnée (qui spécifiait le lieu où devait se faire la nouvelle fondation) était conservée avec le plus grand soin. M. Richer écrit : « A propos du rôle joué par l’oracle de Delphes dans la fondation des villes, M. P. Amandry a fait remarquer que le texte des anciens oracles soit apocryphe ne prouve rien contre l’authenticité d’une intervention de l’oracle. Pour notre part, nous dirions même qu’un oracle fabriqué a posteriori est presque plus probant qu’un oracle authentique, en ce qui concerne le rattachement symbolique à « Delphes ». Une telle remarque nous paraît très juste, et serait d’ailleurs susceptible de s’appliquer à bien d’autres domaines de la science sacrée, et tout d’abord à l’interprétation des textes scripturaires, dussent les tenants de la fameuse « méthode historique » se voiler la face d’horreur. C’est en somme la question des rapports de la « véracité » avec l’ « authenticité ».

    Citons encore d’autres remarques intéressantes : « Comme si l’idée de blancheur rayonnante, évoquant ce que devait être la pureté du candidat à l’initiation, était indissociable du début du cycle zodiacal, tous les lieux liés symboliquement au point vernal portent un nom où paraît le radical Leuké ». L’auteur illustre sa remarque par un nombre considérable de références, allant des Leukai (jeunes filles initiées d’Aptère en Crête, qui pratiquaient le plongeon rituel dans la mer) au rocher de Leucade (célèbre par la mort de Sapho) et à l’île Leuké à l’embouchure du Danube (où Achille fut transporté après sa mort pour y vivre d’une façon mystérieuse). Il mentionne même qu’ « au point de la côte d’Irlande situé à la latitude de l’île de Man (omphalos des Iles Britanniques) on trouve l’Ile d’Achille ». De telles concordances sont vraiment curieuses. L’enquête de M. Richer, on le voit, déborde très largement le cadre purement hellénique. « Tout se passe, dit-il, comme si l’astrologie avait constitué le commun dénominateur des religions antiques (ce qui s’explique si on songe qu’elle en représente l’élément extrahumain ou surhumain) et comme s’il y avait eu entre les clergés des diverses religions un accord tacite ou explicite quant à des tracés directeurs et à la constitution de la zone d’influence et de rayonnement de chaque grand centre religieux » (pp. 210-211).

    Nous pensons même que ces différents « clergés » avaient comme base d’accord non seulement l’astrologie, mais surtout la métaphysique. Voici un autre point d’intérêt : « L’origine de tout le système des centres traditionnels, écrit l’auteur, semble avoir été Babylone ; de là on est passé à Toushpa, capitale du royaume d’Ourartou sur la rive sud du lac de Van [état qui fut vers le 1er millénaire avant notre ère en lutte constante avec l’Assyrie]. Toushpa est située sur le méridien d’Assur et de Ninive, et sur le parallèle de Milid (capitale du royaume des Hittites, les Héthéens de la Bible), de Sardes et de Delphes. Le nom de la capitale hittite, Milid ou Milidia, voulait dire milieu ; c’est l’actuelle Malatya » (p. 211).

    M. Richer, à propos de l’importance de l’omphalos de Sardes (capitale de la Lydie), n’oublie pas de rappeler que, selon Hérodote et Tite-Live, les Etrusques (qui transmirent leur religion aux Romains) étaient d’origine lydienne. D’autre part, les Lydiens enseignèrent aux Grecs d’Asie mineure l’art de la frappe des monnaies et, très vraisemblablement, « la symbolique du décor de ces monnaies et les règles qui présidaient au choix des signes qui les ornaient ». Parlant à ce propos des oracles de Delphes consultés par le roi de Lydie Crésus et dont Hérodote nous a conservé les réponses (« Tu vas détruire un grand empire » et « Quand un mulet sera roi des Mèdes… », M. Richer remarque : « Cette démarche était en quelque sorte normale si on considère que l’oracle de Delphes était le légitime successeur d’un ancien oracle ayant son siège à Sardes où, rappelons-le, avait régné Omphale à l’époque d’Héraclès » (p. 213). Ici nous avons été surpris que l’auteur ne pousse pas plus loin l’examen des correspondances symboliques. En effet, Héraclès, « délivré » de son esclavage par Omphale, l’épousa ; et l’on rapporte qu’ayant revêtu la robe de la reine, il filait la laine à ses pieds, tandis qu’Omphale, couverte de la peau du lion de Némée, brandissait la massue du héros. Nous avons là un exemple particulièrement parlant d’ « échange hiérogamique » : l’accès à l’omphalos (c’est-à-dire au centre) implique immédiatement la « résolution des oppositions » symbolisée ici par le mariage sacré, comme elle peut l’être ailleurs par le Rébis hermétique. Il faut noter aussi que la quenouille (tenue de la main gauche) et la massue (tenue de la main droite) sont l’une et l’autre des symboles axiaux qui jouent, vis-à-vis du couple Héraclès-Omphale, le même rôle que les deux arbres qui flanquent l’omphalos délien et que les croix des deux larrons de part et d’autre de la croix du Christ.

Mais on n’en finirait pas à relever tous les détails qui aiguisent l’intérêt de tout lecteur un peu familier avec la science du symbolisme. Nous lisons par exemple : « Les Grecs semblent avoir considéré (et en cela aussi les Romains les imitèrent) que l’occupation d’un pays impliquait d’abord la prise de possession des points remarquables où les lignes zodiacales coupaient les côtes ».  Il est d’ailleurs probable de beaucoup d’autres peuples (peut-être tous les peuples anciens) agissaient de même ; et cette façon d’agir s’est parfois poursuivie jusqu’en plein moyen âge. Guénon, après Coomaraswamy, a parlé d’un ancien texte islandais exposant les règles de la « prise de possession de la terre ». M. Richer expose très heureusement « le sens mystique profond » de telles façons d’agir, qui constituent une « immense œuvre collective, poursuivie durant deux millénaires par des peuples théocratiquement gouvernés : il s’agissait de diviniser la surface de la terre occupée par les hommes, de la rendre semblable au ciel, d’en faire en somme un immense mandala (p. 213).

    Çà et là dans son ouvrage, l’auteur fait allusion à « la persistance à travers les siècles de la religion préhistorique » [Il serait peut-être plus exact de dire : de la Tradition primordiale]. Il explique, par des arguments qui nous semblent convaincants, l’emplacement des alignements de Carnac et le nom du golfe du Lion ; il pense que Glastonbury et Stonehenge correspondent à l’enceinte et au temple des Hyperboréens dont Diodore de Sicile nous a laissé la description. Mais on pourrait se demander si les thèses de l’auteur s’appliquent aussi en dehors du monde « polythéiste », et si Jérusalem, ce centre commun aux trois « aspects » de la tradition monothéiste, est elle aussi en rapport linéaire avec les centres religieux de la « Gentilité ». En prolongeant l’axe qui joint Jérusalem à Delphes, on arrive à Mediolanum (Saint-Benoît-sur-Loire), qui était l’omphalos des Gaules. Ainsi donc, les centres spirituels des trois grandes traditions (celtique, hellénique et judéo-chrétienne) qui sont à l’origine de la civilisation occidentale traditionnelle se trouvent sur le même axe. Une telle constatation revêt évidemment une grande importance.

    M. Richer, parmi les nombreuses conclusions que ses découvertes l’ont amené à tirer, remarque : « On est obligé de conclure que, même si les anciens ne possédaient pas de bonnes cartes, ils avaient une idée précise et exacte de la configuration des côtes et des positions respectives des caps et des îles ». Guénon (op. cit., p.160) allait beaucoup plus loin et il pensait que les Anciens « devaient connaître avec précision les véritables dimensions de la sphère terrestre ». Il mentionnait que, pour Xavier Guichard, « les connaissances possédées par les géographes de l’antiquité classique, tels que Strabon et Ptolémée, loin d’être le résultat de leurs propres découvertes, ne représentaient que les restes d’une science beaucoup plus ancienne, voire même préhistorique dont la plus grande partie était alors perdue ».

    Guichard avait aussi insisté sur les « jalons de distance » qu’on peut repérer sur les « itinéraires alésiens », où ils sont disposés à des intervalles fixes dont la mesure est en rapport avec le stade grec, le mille romain et la lieue gauloise (cf. Guénon, op. cit., p. 160). C’est là une question des plus importantes. En effet, cette régularité dans les distances, qui exprime une sorte de rythme spatial, devrait jouer dans la géographie sacrée absolument le même rôle que les rythmes temporels, exprimés par la doctrine des cycles, jouent dans l’histoire traditionnelle. La géographie sacrée, basée (comme l’astrologie et l’alchimie) sur le symbolisme, doit être comme celui-ci une « science exacte ». Il serait bien utile que des recherches suivies soient effectuées sur un tel sujet. Les recherches que Guichard avait poursuivies durant toute son existence « dans la joie, dit-il, de découvertes inattendues » ne pourraient-elles pas être confrontées avec le grand nombre de faits établis par M. Richer ? Ce dernier écrit en conclusion de son ouvrage : « Du jour où les spécialistes prendront la peine de nous lire, on verra les exemples se multiplier, et bien des textes obscurs, bien des récits légendaires deviendront relativement clairs ».

    Certains des « jalons de distance » repérés par Guichard portent encore aujourd’hui des noms tels que Millières, Myon, etc., qui évoquent l’idée de « milieu ». Il en est de même pour la Milid des Hittites et la Mediolanum des Gaulois. D’autre part, Tolède, que M. Richer rencontre sur l’un des axes principaux, fait penser à Thulé ; et ne pourrait-on pas aussi rapprocher de ce dernier mot ceux de Délos et de Delphes ? Thulé et Délos sont l’une et l’autre des « centres » et des « terres de stabilité », avec cette différence que Délos, centre d’une tradition « dérivée », fut d’abord une île errante avant d’être « stabilisée » au centre des Cyclades. Pour le dire en passant, le symbolisme de Latone qui, sur le point d’accoucher, est poursuivie par le serpent Python et doit se réfugier sur Délos où elle met au monde Diane (la lune) et Apollon (le soleil) est bien proche de celui de la Femme de l’Apocalypse « vêtue du soleil » et dressée sur la lune, qui « crie dans les douleurs de l’enfantement », met au monde un enfant mâle et, poursuivie par le « Dragon roux », doit se réfugier au désert. Dans les deux cas, il s’agit de la manifestation « dans la douleur » d’une nouvelle tradition, particulière dans le mythe grec, universelle dans le symbolisme apocalyptique. Et si l’on objectait que saint-Bernard assimile formellement la Mulier amicta sole à la Vierge Marie, il serait facile de répondre que cela ne fait que confirmer l’interprétation donnée plus haut : il est bien connu en effet que, dans la liturgie catholique, Marie est constamment identifiée avec la Sagesse éternelle.

    M. Richer annonce quatre livres en préparation, traitant de la décoration des vases grecs, de la symbolique des monuments funéraires, de l’histoire du calendrier et de la géographie sacrée du monde romain. Il se félicite que ses découvertes aient déjà attiré l’attention de nombreux chercheurs et peut-être éveillé certaines vocations. Voilà une excellente nouvelle. Car si M. Richer fait école, non seulement il nous aura révélé une Grèce plus profonde et surtout beaucoup plus « authentique » que celle qui fit l’enchantement des humanistes de la Renaissance, mais encore il aura jeté les fondements nécessaires à la « résurgence » de cette science traditionnelle « perdue » : la géographie sacrée, dont Xavier Guichard avait entrevu l’existence, mais sans oser l’appeler par son nom. Une telle résurgence ne serait-elle pas un « signe des temps », heureux et « faste » celui-là, à côté de tant de signes néfastes ? Il est dit qu’à la fin du cycle, tout ce qui avait été perdu sera retrouvé. Nous souhaitons que les « dieux géomètres » continuent à guider les recherches de M. Richer.

Denys ROMAN

 

E.T. N° 404. Novembre-décembre 1967

    Dans le Symbolisme de juillet-septembre, M. Marius Lepage évoque les souvenirs et sentiments qu’a ravivés en lui la disparition de son ami et collaborateur François Ménard. Un article de ce dernier, intitulé Mises au point, expose, à l’usage, semble-t-il, de ceux qui se préparent à entrer dans la voie maçonnique, quelques-uns des caractères essentiels de la Doctrine « perpétuelle et unanime ». Continuer la lecture