E.T. N° 406-407-408. Mars à Août 1968

Dans le Symbolisme d’octobre-décembre 1967, M. Jean-Pierre Berger continue ses traductions commentées des anciens textes de la Maçonnerie anglaise. Cette fois, il ne s’agit plus d’un des Old Charges des Opératifs, mais d’un écrit postérieur à 1717, le célèbre Masonry dissected de Samuel Prichard. Publié en 1730, il connut un succès prodigieux : les trois premières éditions épuisées en 11 jours, une réimpression tous les 3 ans pendant un siècle, etc. L’auteur était pourtant un anti-maçon, comme le montrent -outre certains Nota Bene incompréhensibles- la « signature » de la « récitation de la lettre G » (dont nous reparlerons) et aussi une mention élogieuse des Gormogons. Ce mot, qui dérive de « Gog et Magog », est écrit par Prichard Gorgomons, et fait peut-être allusion aux Gorgones, sœurs de Méduse, qui comme elles pétrifiaient ceux qui les regardaient, et ne furent vaincues que grâce au miroir donné par Minerve à Persée, lequel put ainsi les combattre en regardant derrière lui sans danger, après quoi il s’empara de l’œil unique des trois Grées, accédant ainsi à l’ « éternel présent ». Prichard donne les Gorgomons comme plus anciens que les Maçons, c’est-à-dire comme descendants des « Pré-adamites ». Quoi qu’il en soit des origines de Masonry dissected, les textes reproduits par cet ouvrage sont généralement regardés comme authentiques, et il ne fait guère de doute que les Maçons eux-mêmes s’en servaient comme « aide-mémoire » afin d’apprendre les « instructions » longues et fort compliquées d’alors. Nous n’insisterons pas sur les qualités de la traduction et des commentaires (moins longs que de coutume) de M. Jean-Pierre Berger ; elles sont dignes des plus grandes éloges.

L’ouvrage débute par un résumé de l’ « histoire traditionnelle » de l’Ordre, mentionnant les principales étapes de l’Art Royal, avec les anachronismes dont nous avons déjà parlé, et qui sont évidemment destinés à « dérouter » les Maçons à mentalité profane et à « éveiller » l’attention de ceux qui ne croient ni à l’ignorance ni à la sottise de leurs « Frères des anciens jours ». Rappelons ces étapes : la Tour de Babel, l’Egypte et Euclide, le Temple de Salomon, Mannon Grecus (Naymus Grecus) et Carolus Marcil (Charles Martel), le roi Athelstone (Althelstan). Dans le domaine rituélique, nous nous arrêterons sur quelques points. M. Berger, à propos des symboles de la Maîtrise, n’a pas voulu traduire diamond par « diamant » ; nous pensons qu’il a fait montre de trop de prudence, car quelques-unes des formules qui suivent cette mention du diamond (« Mac-Bénac nous rendra libre », « ce que vous désirez vous sera montré », « les clés de toutes Loges sont en ma possession ») montrent qu’il s’agit bien du diamant avec ses multiples sens, parmi lesquels ceux d’accès au centre, d’achèvement de l’œuvre, d’accomplissement du plan du Grand Architecte, d’arrivée du luz au troisième œil, etc., tout cela étant en rapport avec le « pouvoir des clés », « la possession du monde » et la « libération » (cf. Symboles fondamentaux de la Science Sacrée, pp. 289-291 et 296).

Citons encore un autre point où l’interprétation du traducteur nous a paru ne pas aller assez loin. Hiram-Abif fut enterré dans le Saint des Saints, et M. Berger remarque : « Ceci ne peut s’entendre littéralement, étant donné que le cadavre d’Hiram aurait rendu impur le Saint des Saints ». Si cette façon de voir était adéquate, il faudrait dire aussi pourquoi les « transcripteurs de la légende d’Hiram », qui connaissaient parfaitement les interdits de la loi mosaïque, ne se sont pas laissé arrêter par eux. Remarquons d’abord que le corps d’Hiram-Abif ne peut être considéré comme un cadavre ordinaire. Le fils de la Veuve est le « maître des mystères », le « maître de la parole », par la mort de qui la Parole a été perdue et a dû être remplacée par des « mots substitués ». Il est de plus le « martyr » du secret maçonnique, et s’identifie ainsi avec l’essence même de la Maçonnerie. Son corps est tout « chargé » d’influences spirituelles (il fut découvert parce que, « dans l’obscurité, une lumière émanait de lui »). Il n’y a pas de meilleur lieu de repos que le Saint des Saints, car en réalité il n’est pas cadavre mais « relique ». On sait qu’en principe une construction sacrée requiert un sacrifice humain (cf. le meurtre de Remus par Romulus). Encore aujourd’hui où le culte des reliques (avec leur « invention » et leurs « translations ») est tombé à presque rien, une église ne pourrait être consacrée sans que des reliques (et de préférence des reliques de martyrs) soient déposées sous l’autel. On peut donc dire que la Maçonnerie ordinaire, celle des grades « bleus » (dont le Temple de Salomon est le symbole) est « fondée » sur le corps (ou sur le martyre) d’Hiram-Abif, comme la Maçonnerie « templière » est fondée sur le supplice de Jacques de Molay. Enfin il y a encore autre chose. Quiconque est parvenu au centre, comme Hiram, n’est plus soumis aux limitations et aux interdits (sauf en mode « exemplaire ») d’une tradition particulière. Ceci est en rapport avec un des aspects du symbolisme de l’acacia, que nous ne pouvons songer à aborder ici.

Une des particularités les plus curieuses des « instructions » publiées par Prichard est l’emploi occasionnel du langage versifié, surtout sous la forme de quatrains. Ceci nous a rappelé le quatrain opératif allemand conservé par Franz Rziha (cf. E.T. de janvier 1967, p.44) et surtout les innombrables quatrains initiatiques chinois qu’a commentés notre collaborateur Pierre Grison (notamment dans son article 333 questions de mars 1967).  Nous prendrons quelques exemples de l’usage maçonnique des quatrains dans la dernière partie de l’instruction du second degré, appelé « récitation de la lettre G ».

Questionné sur la signification de la lettre G, l’examiné répond qu’elle représente « le Grand Architecte de l’Univers, Celui qui fut hissé sur le pinacle du Temple » ; mais -cela montre bien qu’on ne doit pas s’en tenir là- l’examinateur ayant repris « Pouvez-vous réciter la lettre G ? », l’examiné répond : « Je vais m’y efforcer ». Il récite alors le quatrain suivant :

« Au milieu du Temple de Salomon il y a un G

Lettre belle à voir et à lire pour tous ;

Mais il est donné à un petit nombre de comprendre

Ce que signifie cette lettre G »

Vient ensuite un dialogue extrêmement compliqué, par quatrains ou par vers isolés, parfois difficiles à comprendre, où il est question de science, de « vue parfaite », de « salut », de changement de nom, de « strophe de noble structure », etc. Vers la fin de cette conversation énigmatique vient le quatrain :

« Par lettres quatre et par science cinq

Ce G demeure

Parfait en art et juste en proportions

Ami, vous avez votre réponse »,

Que Guénon a commenté dans son article La lettre G et le Swastika (cf. S. fondamentaux de la S.S., pp. 139-141). La conclusion de cette « récitation » est une strophe de cinq vers, les vers 1,3 et 5 étant dits par l’examinateur, les vers 2 et 4 par l’examiné. Voici cette strophe :

« Que le salut de Dieu soit dans cette assemblée qui est la nôtre ;

Et tous les Frères et les Compagnons très vénérables

De la Sainte et Respectable Loge de saint Jean,

D’où je viens,

Vous saluent, vous saluent, vous saluent 3 fois très chaleureusement, et désirent connaître votre nom »

A cette demande, Prichard a fait donner une réponse grotesque : « Timothée Ridicule ». Il faut voir là, bien entendu, la « marque du diable », lequel, après avoir « porté pierre », se venge comme il peut.

Cette sorte de « sens » qu’a M. Berger pour « détecter » les formules et les expressions qui remontent à un lointain passé ne pouvaient manquer d’arrêter son attention sur les très nombreux emplois, dans le texte présenté aujourd’hui, du mot « salut » en rapport avec le « secret ». A propos de la formule : « Je vous salue. Je le cache » (les Maçons diraient : « Je le couvre »), le traducteur renvoie à une note importante de son article d’octobre 1966 (note 46), où il signale en particulier l’emploi indifférent, dans plusieurs textes anciens, des verbes to hele (cacher), to heal (guérir) et to hail (saluer). Et il conclut : « Il serait extrêmement intéressant de pouvoir restituer à cette expression sa forme et son sens primitifs, car il doit très vraisemblablement s’agir là d’une formule très ancienne de la Maçonnerie opérative ». Sans avoir aucunement la prétention d’élucider un problème qui touche  au « secret » maçonnique, incommunicable par essence, nous voudrions toutefois apporter quelques indications susceptibles d’éclairer dans une certaine mesure les observations déjà faites par M. Berger. Dans sa jeunesse, René Guénon avait remarqué que les murailles « fissurées » d’un temple maçonnique parisien avaient été consolidées par trois armatures métalliques en forme d’S. Il pensait que cela n’était pas l’effet du hasard, mais devait se rapporter à l’ancienne formule S.S.S. qui figurait autrefois en tête de toutes les « planches » maçonniques. On la traduisait par « Sagesse, Science, Santé », ou encore par « Salut, Silence, Santé » (équivalent de to hail, to hele, to heal), mais plus ordinairement par « Trois fois salut ». Cette dernière formule terminait aussi les discours en Loge avant que les Maçons français eussent trouvé bon de la remplacer par l’expression « j’ai dit ! », empruntée sans aucun doute aux romans « peaux-rouges » qui enchantèrent leur enfance… Or, dans le 21ème degré écossais (« Chevalier du Soleil, ou Prince Adepte »), le symbole fondamental est un delta avec un S dans chacun des angles, et Vuillaume (Manuel maçonnique, p. 190, note 1) rappelle que les trois S sont trois iod déformés. L’iod figurant un « germe », on voit le lien du « salut » avec le « secret » Maçonnique. Mais nous devons nous borner, et nous rappellerons seulement : les « santés » ou « honneurs » rituéliques (en anglais healths) de la Maçonnerie de table, santés dont les « inférieures » doivent être « couvertes : le mot grec Ygieia (santé) dont les Pythagoriciens écrivaient une des cinq lettres (ei étant compté pour une seule lettre) sur chacun des branches du Pentalpha (leur signe de reconnaissance) ; et surtout le « signe » des Fidèles d’Amour, appelé indifféremment le saluto (salut) ou la salute (santé) ; et dont M. Gilberto della Croce rappelait récemment que « la signification n’est pas claire ». Il va sans dire que ces derniers saluts doivent être rapprochés des saluts que Béatrice avait adressés à Dante, et qui décidèrent de son destin.

D’autres formules intéressantes sont rapportées relativement aux secrets de la Maçonnerie, qui -doit répondre l’examiné- sont conservés « sous mon sein gauche », c’est-à-dire « dans mon cœur ». On parvient à ces secrets grâce à une clé qui, dans les rituels ultérieurs, devient tantôt « une langue bien pendue », tantôt « une langue de bonne renommée, qui ne consent jamais à mal parler d’un Frère, qu’il soit présent ou qu’il soit absent ». Dans Masonry dissected, la clé est représentée comme suspendue à une corde (tow-line) que M. Berger a rapprochée du cable-tow, et dont la longueur est, dit-on, de « 9 pouces ou un empan ». 9 pouces (inches) font 22,86 cm. L’empan (en anglais span) est une mesure représentant la distance entre l’extrémité du pouce et l’extrémité de l’auriculaire quand les doigts sont écartés au maximum (et c’est avec les doigts ainsi écartés que se font quelques-uns des signes les plus importants de la Maçonnerie, par exemple le « signe d’horreur » et le « Grand Signe Royal »). L’empan représente 22 à 24 centimètres, ce qui fait bien 9 pouces. En tout cas, on peut le vérifier sur n’importe qui, la longueur de l’empan est exactement égale à la distance entre la « racine » de la langue et le sommet de la tête. En d’autres termes, la corde (tow-line), à quoi est suspendue la « clé du cœur » est la partie de l’artère coronale (cable-tow) qui va de Vishuddha à Brahmarandhra.

Nous terminerons par un vœu à propos des études de M. Jean-Pierre Berger. Il serait déplorable que des travaux de cette valeur ne dépassent pas le cadre étroit des « spécialistes ». Nous pensons que les Loges (celles du moins qui prennent la Maçonnerie au sérieux) pourraient dès maintenant utiliser ces travaux pour donner enfin à leurs membres des « instructions » dignes de l’Ordre, et riches en symboles qui constituent d’incomparables « supports de méditation ».

Décidément, il y a « de la chanoinesse » dans l’air. Après l’article du Symbolisme attribuant à une « intelligence sacrale » les particularités du Rite Rectifié ; après celui de M. Ostabat condamnant la substitution de « Phaleg » (« séparé ») à « Tubalcaïn » (« possession du monde ») comme « nom des Apprentis » (ou plutôt comme « mot de passe ») ; après l’allusion que nous avons faite à la fraternité entre Noéma et Tubalcaïn ; voilà que M. Jean Tourniac revient à la charge et, prenant une position diamétralement opposée à celle de M. Ostabat, soutient, dans un article intitulé Le choix de Phaleg, que ce dernier mot est bien préférable à celui de Tubalcaïn, et même qu’ « il serait dangereux de s’attaquer à Phaleg » ! Il donne pour cela un nombre impressionnant de raisons empruntées à l’herméneutique et à la sémantique ! Mais qu’est-il besoin de tant d’érudition ? Il suffit d’ouvrir le Livre des Initiés où Willermoz consignait, à l’usage des Nodo Raabs de la « Loge élue et chérie », les vaticinations de la chanoinesse inspirée, pour connaître les véritables raisons de la substitution. Et l’on en apprend de belles ! « Tubalcaïn est le père de toutes les abominations…, coupable des plus honteuses prévarications en voie charnelle ». Voilà qui est bien grave déjà. Mais il y a pis. « Il aurait pu par son repentir arrêter le cours de ces maux ; mais entraîné par sa propre concupiscence, il évia les mauvais anges en femmes. Tel est le crime qui corrompit toute chair. O abîme d’horreur ! ». Voilà donc pourquoi tout va si mal de par le monde ! La famille Tubalcaïn était d’ailleurs atroce. « Tubalcaïn voulia les métaux, et sa sœur Noéma voulia les animaux ». Il semble d’ailleurs que dans l’esprit de la bonne chanoinesse, un peu… tourmentée par la sexualité, les crimes de Tubalcaïn et de Noéma se soient parfois confondus avec la « faute » d’Adam et d’Eve, car des expressions similaires sont employées pour la chute du premier homme : « Il osa, cet être sorti de l’être même, s’attribuer la production. Il voulia ses purs ornos qu’il avait en sa séos, etc. ». Fuyons au plus vite ces tristesses pour des horizons plus consolants. Veut-on connaître les véritables raisons du « choix Phaleg » ? « Willermoz imposait aux Loges rectifiées qui suivaient sa direction d’adopter le mot « Phaleg » parce que l’Agent enseignait que le fils d’Héber (Phaleg) était le premier instructeur de la Maçonnerie, dont le second était Salomon et le troisième lui-même », c’est-à-dire l’Agent-chanoinesse. Et n’oublions pas qu’en écrivant ces hautes révélations l’Agent Inconnu voyait sa plume « rougir du sang de Jésus-Christ ». Mme Alice Joly, à qui sont empruntées ces citations, pense que l’Agent se prenait vraiment pour une « nouvelle incarnation » de Marie, la nouvelle incarnation du Christ devant se produire parmi les Nodo Raabs. Prêtons encore l’oreille à l’oracle chanoinesque : « Comme les prophètes furent données à la nation élue pour être sa lumière, ce sont aujourd’hui les vrais Maçons Rectifiés qui sont appelés à former le nouveau Temple choisi. C’est un Grand-Œuvre qui ne fait qu’éclore et paraît devoir ne jamais finir ». Comment les chanoines-comtes de la primatiale Saint-Jean, qui se pressaient en rangs serrés sur les colonnes de la Loge élue et chérie (car jamais Loge maçonnique ne fut plus « cléricalisée » que la « Bienfaisance » de Lyon), accueillaient-ils l’exégèse audacieuse et la théologie sensationnelle de leur consœur en chanoinerie ? Il semble bien que ces personnages triplement vénérables soient restés, en la circonstance, ce que l’Ecriture appelle des « chiens muets ». Quant à Willermoz, à la pensée des éblouissantes destinées promises à sa Loge, il se sentait gagné par le saint délire de la chanoinesse, et, pris d’une sorte de fureur sacrée, il proposait simplement de « brûler tous les livres et toutes les histoires des conciles (sic) », devenus évidemment sans objet. Nous n’inventons rien. C’est le baron de Türkheim qui raconte la chose au duc de Brunswick dans une lettre de 1787. M. Ostabat n’avait pas tort de parler de « funeste égarement » et d’évoquer certains « prestiges ». C’eût été rendre service au Rite Rectifié et aussi à la mémoire de Willermoz que de travailler à combler les « fissures » en commençant par la dernière date, celle qui a trait à « Tubalcaïn ».

Denys ROMAN