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Le Symbolisme a fait paraître un numéro double (juin-septembre) qui compte presque 200 pages. Nous ne pouvons songer à en donner un compte-rendu détaillé, et nous croyons préférable de nous arrêter un peu longuement sur les articles ayant trait à la Maçonnerie, qui sont d’ailleurs particulièrement intéressants.
Citons d’abord l’article intitulé : « Notes sur la Bauhütte » (c’est-à-dire sur la Maçonnerie opérative allemande). Cette étude est la traduction de fragments d’un ouvrage publié à Vienne en 1883 par l’architecte autrichien Frantz Rziha, et qui contient de nombreux renseignements sur les tailleurs de pierre germaniques. Les sources de ces renseignements sont une vingtaine de « règlements corporatifs », dont le plus ancien, celui de Trèves, remonterait à 1397. Remarquons à ce propos que le Regius Manuscript, le plus ancien des documents des documents anglais appelé Old Charges, est regardé comme datant de 1390. Il semble que cette période de la fin du XIVème siècle constitue (pour ce qui concerne la Maçonnerie) une de ces « barrières » dont a parlé René Guénon, et au-delà desquelles l’histoire « officielle », basée sur des documents écrits, ne saurait remonter. Rziha, d’ailleurs, n’a pas cédé à la tentation de faire de la Maçonnerie opérative une institution spécifiquement chrétienne. Bien au contraire, il rappelle fréquemment que les artisans du Moyen Age, pour chrétiens qu’ils aient été, et même, en général, d’une extrême ferveur dans leur « foi », n’en étaient pas moins les légitimes successeurs des collegia fabrorum de la Rome antique, auxquels les rattachaient une filiation continue. Une chose assez singulière, c’est qu’ils semblent avoir ignoré totalement les deux saints Jean, et regardaient comme principaux patrons de leur Ordre les Quatre saints Couronnés, sculpteurs romains martyrisés au temps de Dioclétien sur la voie Lavicane. Les Bauhütten (Loges de constructeurs) auraient dépendu d’une Grande Loge (Haupthütte) siégeant à Strasbourg, ville où fut promulgué en 1459 un règlement ou « charte » parfois mis en parallèle avec la charte de Cologne (mais Rziha, avec la généralité des auteurs germaniques, regarde cette dernière comme apocryphe, ce qui n’empêche pas, bien entendu, que la cathédrale de Cologne présente une importance capitale au point de vue symbolique). Les rituels de la Bauhütte auraient présenté de nombreuses analogies avec ceux de la Maçonnerie actuelle. Citons par exemple : les deux colonnes, les trois piliers, la houppe dentelée, la station du Vénérable à l’Orient, la distinction des trois grades, l’ouverture des travaux par trois coups de maillet, les trois voyages du récipiendaire au grade d’Apprenti, les « marches » rituelles, la « génuflexion à l’équerre » (attitude qui, pour la prestation de serment, a un rapport évident avec le swastika), la manière de boire, de saluer, de remercier rituellement, etc. Tout cela est des plus intéressants, mais nous mentionnerons encore les aperçus de l’auteur sur les « marques » corporatives, dont il semble avoir fait une étude très poussée. Une marque était donnée au Compagnon nouvellement reçu ; et il convient de rappeler que l’actuelle « Maçonnerie de la Marque » (qui, contrairement à ce qu’écrit Rziha, n’est pas une « secte ») est considérée comme un appendice (appendage) du grade de Compagnon. Une page entière est d’ailleurs consacrée à la reproduction de telles marques, et montre bien leur complexité croissante, depuis les lignes sobres de l’art grec jusqu’aux extravagances du « style rococo » où elles n’ont plus qu’un caractère purement ornemental. Les Opératifs allemands, nous dit Rziha, semblent avoir attaché une particulière importance aux trois figures : le triangle, le carré et le cercle. Ne faudrait-il pas voir là une des raisons de leur culte pour les Sancti Quatuor Coronati, le cercle représentant la couronne, le carré le nombre 4, et le triangle la « sainteté » (à cause du dieu trois fois saint) ? Nous nous contenterons de poser le problème. En terminant, l’auteur signale la parenté entre les marques artisanales et la « clé » de « l’alphabet cryptique » des Francs-Maçons, clé dont la connaissance est d’ailleurs communiquée au grade de Compagnon (l’apprenti étant sensé ne savoir ni « lire » ni « écrire ») ; mais dans cet alphabet, le point joue un rôle essentiel, alors qu’il ne figure jamais dans les marques opératives. Et Rziha cite à ce propos un « dicton maçonnique » en forme de quatrain, qu’il dit tenir de « l’architecte de la cathédrale » (sans doute l’architecte de la cathédrale Saint-Etienne de Vienne), et que voici : « Un point qui suggère le cercle, -qui est dans le carré ou le triangle ; -Si tu le connais tant mieux ! -Sinon, tout est vain ». Nous pensons que le point en question n’est autre chose que le « point sensible » dont René Guénon a parlé dans un article précisément intitulé Cologne ou Strasbourg ? et par quoi débutent les Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage. Ce point sensible, qui existe dans toute cathédrale construite « selon les règles de l’art », et qui est la même chose que le « nœud vital » du composé humain, Guénon a rappelé ses rapports avec le « pouvoir des clés », la « solution » hermétique et le symbolisme de Janus. Il a rappelé enfin la célèbre histoire du « nœud gordien ». On sait comment Alexandre, après la bataille de Granique, ne pouvant parvenir à dénouer l’inextricable enchevêtrement du lien qui rattachait le chariot du roi de Phrygie à son timon (et on notera le caractère « polaire » d’un tel symbolisme), prit le parti de trancher ce nœud avec son épée, s’assurant ainsi « l’empire de l’Asie » (c’est-à-dire de l’Orient), élément indispensable à la réalisation du Saint-Empire, ou encore, selon une expression équivalente, à la « possession du Monde » qu’évoque le « mot de passe qui mène du deuxième au troisième appartement ».
– Par une rencontre assez curieuse, le frontispice de ce numéro reproduit le tableau de Loge (pour le Rite écossais) du grade de Compagnon, dessiné par Oswald Wirth. Ce tableau a le mérite d’être plus complet que beaucoup de ceux que l’on voit dans certains ateliers. On y trouve notamment la « clé » de l’alphabet cryptique, les 7 étoiles disposées par 3 et 4, représentant la Grande Ourse (allusions aux origines « boréennes » de l’Ordre, particulièrement mises en évidence dans ce grade), et enfin une épée dont la pointe s’engage dans le nœud qui précède le premier des trois lacs d’amour de la houppe dentelée. Ce qu’on pourrait pourtant critiquer dans ce Tableau, c’est les positions respectives du compas et de l’équerre autour de l’étoile flamboyante, et aussi le fait que les deux colonnes y sont de style égyptien, alors qu’elles doivent être d’ordre corinthien, à cause du symbolisme « spiral » de la feuille d’acanthe.
– Un autre article sur la Maçonnerie allemande, par M. Yves Dangers, est intitulé : Ephraïm – Joseph Hirschfeld et les « Frères de l’Asie ». Il s’agit ici d’un de ces Régimes maçonniques qui pullulèrent au XVIIIème siècle en Allemagne, dans l’ombre où à la suite de la Stricte Observance. Les « Frères d’Asie », ou, pour leur donner leur titre complet, les « Frères de saint Jean l’Evangéliste en Europe, originaires de l’Asie », furent fondés à Vienne en 1780 par le baron d’Ecker et Eckhofen, mais leur siège fut bientôt transféré à Hambourg. En 1786, le landgrave Charles de Hesse en devint le Grand-Maître. Le baron d’Ecker mourut en 1790, et son Ordre, continuellement en conflit avec les Maçons « réguliers » allemands qui lui reprochaient de « judaïser », tomba en décadence et finit par s’éteindre en 1813. En 1782, un Juif plus ou moins kabbalisant, Ephraïm – Joseph Hirschfeld (qui avait peut-être inspiré Ecker dès le début), fut admis dans l’Ordre sous le nom initiatique de Markus Ben Bina (on notera la ressemblance de ces noms avec le « mot de Maître »). Sur cet étrange personnage, M. Dangers nous apporte une foule de renseignements curieux, empruntés aux travaux de M. Scholem, dont le nom fait autorité en matière d’étude juives, et qui a rassemblé sur la question une documentation considérable, ayant nécessité des recherches poursuivies pendant plusieurs dizaines d’années. Hirschfeld prétendait posséder une partie des manuscrits dont Pasqually s’était servi pour fonder l’Ordre des Elus Coëns, et déclarait même que ses manuscrits étaient plus corrects que ceux de Martinez. Peut-être ; mais Martinez ne prétendait pas tirer son autorité de la possession de manuscrits, mais bien d’une tradition orale que lui avaient communiquée des Maîtres vivants. En tout cas Hirschfeld n’a jamais joui, auprès des « Frères de l’Asie », de l’autorité sans limites que Pasqually exerçait sur son Ordre, ni de la vénération que les Elus Coëns portaient à leur Maître. Bien plus, huit ans seulement après son initiation, Hirschfeld fut l’objet d’une sentence d’exclusion. C’est alors qu’il publia son ouvrage capital, le Biblisches Organon, commentaires sur les premiers versets de la Genèse, où, nous dit M. Dangers, les conceptions de Kant et de Spinoza « se mêlent à l’authentique Kabbale ». Nous voilà loin, évidemment, du Traité de la Réintégration des êtres, et ce détail permet de se faire une idée suffisante de la mentalité du personnage. Incidemment, nous voudrions signaler à M. Dangers une erreur qui n’est pas sans importance. La marquise de la Croix ne fut jamais, comme il l’écrit, « Elue Coën » ; après la mort de Pasqually, elle adressa bien une demande d’initiation à son successeur, Caignet de Leslère, mais ce dernier répondit par une fin de non-recevoir. En terminant, M. Dangers souhaite que son étude en suscite d’autres du même genre, afin de découvrir « quelles sortes de choses ont tenté, au cours du XVIIIème siècle, de se greffer sur le tronc vénérable de la Franc-Maçonnerie ». On ne peut que s’associer à ce vœu ; bien plus, on souhaiterait volontiers que M. Dangers se chargeât lui-même de cette tâche, et mît à notre disposition, sur des organisations allemandes telles que les « Architectes Africains », la « Rose-Croix d’or », les Clerici, la « Late Observance », etc., une somme de renseignements comparable à celle qu’il vient de nous fournir sur les « Frères de l’Asie ».
– Voici encore un autre article maçonnique, lui aussi des plus intéressants ; il est intitulé : A propos de la tour de Nemrod et de la Tour de Babel. Son auteur, M. Jean-Pierre Berger, se réfère fréquemment à l’œuvre de Guénon, dont il semble avoir fait une étude approfondie et féconde. Il examine ici ce qu’il appelle « un point quelque peu insolite de l’histoire légendaire de la Maçonnerie », à savoir, le rôle important, et nullement défavorable, qu’y joue Nemrod ». Déjà, M. Jean Palou, dans un ouvrage assez récent, avait fait une rapide allusion à ce fait curieux, à propos du grade de « Noachite ou Chevalier Prussien » (21ème degré de l’Ecossisme). M. Jean-Pierre Berger, lui, a interrogé, non plus les rituels des hauts grades, mais les Old Charges de la Maçonnerie opérative anglaise, pour comprendre l’intérêt porté par l’Art Royal à celui que Bossuet, écho fidèle de la tradition judéo-chrétienne exotérique, appelait « maudit rejeton de Cham maudit par son père ». Dans le Cooke’s Manuscript (le plus ancien des Old Charges connu après le Regius, et qui doit dater de 1450 environ), Nemrod est dit avoir commencé la Tour de Babel et avoir enseigné le métier de constructeur à 40 000 Maçons (chiffre évidemment symbolique). M. Berger a utilisé surtout un document beaucoup plus récent, le Dumfries Manuscript n° 4 (vers 1700), qui assimile Nemrod à Hermès, lequel, d’après une légende maçonnique, aurait retrouvé les deux colonnes édifiées par Hénoch avant le déluge, et sur lesquelles ce patriarche avait gravé « les secrets de la Sagesse et de la Science ». A vrai dire, Hermès n’avait retrouvé que l’une des deux colonnes, celle construite en bronze, et qui avait ainsi résisté aux eaux du déluge. Mais peu importe ici. Partant de cette assimilation de Nemrod à Hermès, M. Berger nous donne une masse impressionnante de renseignements (puisées notamment dans les traditions juives et arabes) sur Hénoch, Noé, Hermès, Salomon, Romulus, Alexandre Dhùl-Karnaïm, et aussi sur le nom divin El-Shaddaï, lequel selon le Sloane Manuscript (vers 1701) aurait été prononcé pour la première fois à la Tour de Babel. Tout cela ne saurait être résumé. Nous nous souvenons avoir appris jadis, d’une source vraisemblablement bien informée, que les Opératifs avaient un serment particulier, appelé « serment de Nemrod » auquel ils attachaient une grande importance. Mais nous voudrions maintenant attirer l’attention de M. Berger sur un point. A trois reprises, il rappelle que l’histoire de la Tour de Babel constitue la plus ancienne des références bibliques à l’art de construire dont il soit fait mention dans la Maçonnerie. C’est vrai sans doute en ce qui concerne les Old Charges, mais c’est pourtant un texte maçonnique qui s’appuie sur la Bible pour faire remonter plus haut encore l’art dont il s’agit. Dans la réception au grade de Compagnon selon le Rite écossais (tel du moins qu’il est pratiqué par la Grande Loge de France), la « lecture » qui suit le second voyage, et qui a trait à l’histoire traditionnelle de l’architecture, donne pour ancêtre de cet art un nom encore plus « scandaleux » que celui de Nemrod pour les exotéristes exclusifs. Il s’agit en effet de Caïn, dont il est écrit : « Caïn connut sa femme qui conçut et enfanta Hénoch ; Caïn bâtit alors une ville qu’il appela Hénoch, du nom de son fils » (Genèse, IV, 17). Il convient de rappeler qu’en hébreu, Hénoch signifie « initié ». Cet Hénoch, fils de Caïn, est d’ailleurs différent de l’Hénoch constructeur des deux colonnes, et qui, lui, descendait de Seth à la cinquième génération. Mais il est bien évident que, si la construction d’une ville (quand elle est mentionnée dans un livre sacré) symbolise la fondation d’un centre spirituel, la construction d’une ville du nom d’Hénoch doit se rapporter à un centre particulièrement important. Certes le « parrainage » de Caïn a dû paraître un peu compromettant aux yeux de ceux qui, à la « charnière » du monde antique et du monde médiéval, « christianisèrent » la doctrine et les rites de la Maçonnerie. On peut même se demander si l’accent qui fut mis alors sur l’ « amour fraternel » n’avait pas un caractère de « compensation », en sorte que la « conduite non-fraternelle » devint le premier (en importance) des « crimes maçonniques », comme le fratricide de Caïn avait été le premier (chronologiquement) des crimes relatés par la Bible. Ce qui pourrait justifier une telle façon de voir, c’est que, dans l’organisation-sœur de la Maçonnerie, le Compagnonnage, on ne se qualifie nullement de Frère, mais de « Pays » ou de « Coterie » ; et naguère, quand des Compagnons de rites différents se rencontraient sur le « tour », ce qui s’en suivait n’avait rien de particulièrement « fraternel »… Il est vrai, cependant, que les Carbonari se qualifiaient entre eux de « Bons Cousins ». Quoi qu’il en soit, dans l’adaptation de la Maçonnerie à un monde renouvelé (adaptation qui entraîna notamment la substitution – qui ne fut d’ailleurs que partielle – d’un symbolisme « solaire » à un symbolisme « polaire » des origines), la figure de Caïn, le fondateur de la « Ville initiatique », fut laissée dans l’ombre. Mais sa descendance par contre, fut tenue en grand honneur, en la personne surtout de Tubalcain. Il y a entre ces personnages : Caïn, Tubalcain, Nemrod, une parenté parfois charnelle et parfois symbolique. La défaveur évidente avec laquelle leurs actions sont rapportées dans l’Ancien Testament ne doit pas nous faire illusion. Même quand elle prend l’allure d’un « jugement » moral, il s’agit de tout autre chose, car ce qui nous est dit de ces époques reculées a un caractère symbolique et non pas historique. Ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est que la Maçonnerie, qui « construit » les demeures des humains, est l’art « sédentaire » par excellence, et que l’Ancien Testament (et plus particulièrement le Pentateuque) a été originellement révélé à un peuple nomade. Comme l’a écrit René Guénon : « de là la façon dont est présentée l’histoire de Caïn et d’Abel, qui, du point de vue des peuples sédentaires, apparaîtrait sous un autre jour et serait susceptible d’une autre interprétation » (Le Règne de la Quantité et le Signe des Temps, p. 144). Nous ne pousserons pas plus loin ces considérations, mais nous tenons à redire l’intérêt du travail de M. Jean-Pierre Berger, que nous souhaitons voir continuer ses recherches dans le domaine difficile (et partant si peu exploré) des « légendes maçonniques ».
– Nous signalerons enfin une étude de M. Jean Clerbois, intitulé : « Fils du Ciel et de la Terre ». L’auteur utilisant La Grande Triade et en général l’œuvre de Guénon (auquel il rend d’ailleurs hommage), a résumé en quelques pages les affinités si nombreuses, et parfois si déconcertantes, qu’on peut relever entre le symbolisme maçonnique et le symbolisme extrême-oriental. Il est agréable de voir les idées traditionnelles authentiques se frayer une voie, malgré les « vents » et « marées », dans les milieux maçonniques.
Denys Roman