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E.T. N° 426 – juillet- août 1971

— Dans le n° 4 (octobre 1970) de Renaissance Tradition­nelle, nous trouvons un article de M. Jean-Pierre Crystal qui reproduit un texte publié en 1745 en Hollande et en Saxe. Ce texte exclut formellement de la Maçonnerie tous les candidats non chrétiens. « L’Ordre, y est-il dit, n’ad­met que des chrétiens. Les Juifs, les Mahométans et les Païens en sont ordinairement exclus ». On voit l’extraordi­naire « limitation d’horizon » de la Maçonnerie andersonnienne ; car le texte reproduit ici n’est pas le seul de son genre. La manifestation des « anciens » en 1751, puis l’ « Union » de 1813 devaient amener en Angleterre une saine réaction. Ce qui est vraiment étrange, c’est que les Maçons athées d’aujourd’hui font honneur à Anderson et à J.-T. Désagulier de leur « largeur de vues » et de leur esprit de tolérance !

Suit un intéressant article de M. Pierre Chevallier sur « les adversaires francs-maçons de Voltaire : Fréron, l’abbé Destrées et le poète Le Franc de Pompignan ». Dans la con­clusion de cette étude fortement documentée, l’auteur rap­pelle que les trois personnages ci-dessus nommés, défen­seurs de l’ « orthodoxie » religieuse et même politique, « sont très représentatifs de la majorité des Maçons de leur temps. » Et il ajoute : « Seule une fraction de l’Ordre, groupée à Paris dans l’atelier des « Neufs Sœurs » à partir de 1776, se distingue nettement, par ses tendance philoso­phiques et ses liens avec le groupe des deuxièmes Encyclo­pédistes, du reste de l’Ordre. » Cette attitude particulière des « Neuf Sœurs » explique « son désir de compter Vol­taire parmi ses membres ». C’est ici le lieu de rappeler que Guénon. il y a 34 ans, avait déjà fait des remarques absolu­ment identiques, mais dont la portée s’ouvrait sur des perspectives relevant de la « grande histoire ». Il écri­vait : « La Loge « Les Neufs Sœurs », dont Franklin qui fut membre et même Vénérable, constitue, par la mentalité spéciale qui y régnait, un cas tout à fait exceptionnel dans la Maçonnerie de cette époque. Elle y fut sans doute l’unique centre où certaines influences extrêmement sus­pectes dont Franklin semble bien avoir été dans la Ma­çonnerie et en dehors d’elle, l’agent propagateur trou­vèrent alors la possibilité d’exercer effectivement leur action destructrice et antitraditionnelle : et ce n’est certes pas à la Maçonnerie elle-même qu’on doit imputer l’initiative et la responsabilité d’une telle action » (cf. Études sur la F.-M., t. I, p. 277). Cette note, rédigée en rendant compte d’un article du Mercure de de France, fut l’occasion d’une discussion assez prolongée avec l’auteur dudit article ; ce qui amena Guénon à évo­quer l’action de la contre – initiation, l’hostilité de Franklin contre Washington, le rôle de Cromwell dans l’Angle­terre du XVIIe siècle, etc. Bien entendu, M. Pierre Cheval­lier n’avait pas à entrer dans des considérations de cet ordre, et il est déjà très remarquable que ses recherches personnelles l’aient conduit à porter sur « Les Neuf Sœurs » un jugement qui tranche notablement sur celui de la plu­part des historiens maçonniques français ou étrangers. Rappelons à ce propos que Guénon, au cours de la discus­sion mentionnée ci-dessus, trouvait « plutôt amusant » qu’on pût en ces matières lui opposer « l’opinion d’un historien », cet historien eût-il des titres aussi prestigieux qu’en avait alors M. Bernard Fay.

 M.René Désaguliers termine ses « Notes sur le serment maçonnique » par des considérations sur les « pénalités corporelles » qui constituent la dernière partie (« l’impré­cation ») de ce serment. Le caractère rigoureux de ces pé­nalités les rend difficilement acceptables pour la mentalité moderne. Aussi ont-elles été supprimées en plusieurs cir­constances : par le Régime Rectifié dès 1778 ; par le Grand- Orient de France au XIXe siècle : et enfin par la Maçonne­rie anglaise à une date récente. M. R. Désaguliers regrette ces concessions à la « sensiblerie » moderne. Pour lui, les pénalités sont étroitement liées aux signes, qui consti­tuent « le langage fondamental de la Maçonnerie ». Il se demande si, dans certains cas, cette disparition a laissé subsister « un niveau suffisant d’instruction maçonnique ». Tout à la fin de son article, il émet des considérations qui soulèvent des problèmes trop peu souvent abordés en Lo­ge, mais pour lesquels, à notre avis, il envisage parfois des solutions discutables. Il écrit par exemple : « Si tous les Maçons disparaissaient de la surface de la terre et que des profanes tombent en possession de leurs « secrets » [c’est- à-dire des signes, attouchements et mots sacrés de chaque grade], ceux-ci ne reformeraient-ils pas une Maçonnerie régulière en se faisant mutuellement prêter le serment tra­ditionnel de ne pas révéler ? » M.R. Désaguliers ne re­garde d’ailleurs une telle éventualité que comme un « cas extrême ». Mais nous pensons, avec la tradition constante de l’Ordre, que des profanes ne peuvent s’initier eux-mê­mes et qu’un Maçon ne peut être « créé » que « dans une Loge juste et parfaite », et par un ensemble de « points » dont douze sont majeurs et dont un est essentiel. Ce rite essentiel, ce ne peut être le serment, malgré son impor­tance pour « lier » le récipiendaire, mais qui ne peut aucunement déterminer la « vibration » nécessaire pour illuminer le chaos de l’individualité et « transmuter » le profane en « frère de Jean » (John’s Brother), c’est-à-dire en frère du « fils du tonnerre ».

Dans le n° 5 (janvier 1971), nous avons surtout remarqué la suite de l’ « Incitation à la connaissance du Compagnon­nage » de M. Gérard Lindien, dont l’étude se continue d’ailleurs dans chaque numéro. Nous y notons une remar­que très juste, mais que ne doivent guère goûter les esprits modernes. « Un Devoir [c’est-à-dire une organisation compagnonnique] n’a jamais été, écrit l’auteur, la création sou­daine et achevée de quelque génie médiéval, serait-ce Ber­nard de Clairvaux. » L’origine de ces Devoirs, est-il préci­sé, remonte aux Collegia gallo-romains. Voilà qui nous change agréablement de ceux qui ne veulent rien voir au-delà du moyen âge. Et l’auteur, décidément en veine de « contestation », ne craint pas d’ajouter, pour expliquer la permanence des techniques et des traditions artisanales : « Lorsque nous aurons éteint les incendies généreusement allumés à chaque page des livres d’histoires scolaires de la Bourgeoisie, et que cesseront les allègres légendes des « grandes invasions horribles », nous saurons que la vie continuait (peut-être pas beaucoup plus terrible qu’en ce 1970 avec non seulement ses nécessités, mais aussi ses luxes ». Ces choses-là font plaisir à entendre. Mais si M. Gérard Lindien se met à critiquer l’Histoire telle qu’on l’enseigne et à blasphémer le « dogme » immarcescible du Progrès, — il va se faire honnir, et pas seulement de « la Bourgeoisie ».

— Dans le n° 6 (avril). M. Henri Amblaine, dans un très long article intitulé « De l’Ordre et des Obédiences en 5970 », rapporte un assez grand nombre de faits qui l’amè­nent à exposer des considérations dont plusieurs concernent dans certaines Loges « la tendance au bavardage et au pseudo-par­lementarisme qui prend de redoutables proportions ». Mais il reconnaît qu’en Maçonnerie la ferveur pour la « laïcité » (assimilée parfois, paraît-il, à la liberté) est en déclin mar­qué : il donne sur ce point des précisions convaincantes. — Par ailleurs, M. Amblaine critique âprement une asser­tion de M. Jean Baylot qui, dans un ouvrage dont nous nous avons parlé, affirmait que les rites d’initiation de la Maçonnerie actuelle « sont très exactement » les mêmes que ceux « des tailleurs de pierre du moyen âge ». Bien entendu, si M. Baylot avait voulu dire par là que rien n’a changé dans les rites d’initiation depuis des siècles, cela serait difficilement soutenable, car il est certain que les rites des Opératifs étaient beaucoup plus longs que ceux d’aujourd’hui. Mais nous pensons et tel était sans doute le propos de M. Baylot — que si les rites ont pu changer substantiellement, ils sont restés rigoureusement les même dans leur « essence ». En particulier, les Opératifs devaient avoir, comme les spéculatifs l’ont encore, soit la consécration par l’épée flamboyante (symbole de la foudre), soit la « cérémonie de la Lumière » opérée sur un « geste » du Vénérable qui symbolise l’éclair. Sans l’un ou l’autre de ces rites « fulguraux » qui manifestent les « influences » éter­nellement jeunes de la Réalité spirituelle, la Maçonnerie actuelle ne serait en somme qu’une vieillerie sans intérêt, et les Maçons des « fossiles d’avant 14 », pour employer l’expression que M. Amblaine, passant par le quartier La­tin un jour de Convent, a pu déchiffrer parmi les innom­brables graffiti qui commentaient sans indulgence une affiche de propagande maçonnique.

Denys Roman

EN ATTENDANT L’HEURE DE LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES

Sous ce titre a paru en 2013, dans la revue maçonnique italo-française La Lettera G / La Lettre G n° 18, une version sensiblement « édulcorée » des textes que nous avions initialement prévu d’y publier sous forme d’extraits de chapitres de Denys Roman et d’une introduction.

 La sélection des extraits fut notablement raccourcie ; la teneur de notre introduction rencontra de fortes réticences : leur parution ainsi « amenuisée » fut la dernière contribution que nous accordâmes à cette revue.

 Infiltrée par des tendances inquiétantes contraires aux principes traditionnels qui avaient inspiré sa fondation, La Lettera G / La Lettre G finit par se désagréger et cessa de paraître.

Les thèmes abordés dans ces extraits et leur présentation initiale conservant toute leur portée dans les circonstances présentes, nous les reprenons ici restaurés dans leur version originale.

En effet, compte tenu de l’évolution des choses aujourd’hui, on constate une aggravation considérable : celle-ci donne aux textes de l’auteur encore plus d’importance, ce qui doit être pris en considération.

 A. Bachelet

Saint Jean d’été 2018 E.̇ . V.̇ .

 


« En attendant l’heure de la puissance des ténèbres »

 Présentation

Les événements récents, plus précisément ceux qui se sont produits autour du solstice d’hiver 2012, nous suggèrent quelques réflexions en rapport avec la doctrine des cycles qui détermine l’ensemble du déroulement de la manifestation et de l’humanité depuis l’origine des temps. Ainsi, chaque cycle important ou secondaire est défini à son début par une « orientation » marquante qui le caractérise et détermine l’essentiel de son développement, et cela jusqu’à son achèvement où les éléments qui en constituent la quintessence seront les germes du cycle suivant.

Parmi les évènements qui paraissent illustrer le début d’un cycle secondaire – car il ne peut s’agir présentement de l’achèvement du Kali-Yuga qui marquera la fin de la présente humanité -, nous pensons que l’on peut retenir la renonciation à sa charge par le pape Benoît XVI. En fait, les dates retenues « par lui » (proximité du solstice d’hiver – et, plus précisément, entre celui-ci et l’équinoxe de printemps : les 11 et 28 du mois de février 2013) relèvent d’une détermination dont la signification symbolique appelle l’attention. S’ajoute à cela la convocation au Conclave dans une hâte qui s’apparente à de la précipitation, quelles qu’en puissent être d’ailleurs les raisons pratiques.

Cet évènement serait-il lié à une certaine « prophétie » que Rome n’a jamais ignorée, sans dire négligée ? Bien que ce dernier point ne soit pas à rejeter totalement en rapport avec la décision du Souverain Pontife, nous ne pouvons surtout nous empêcher de penser, d’autre part, à une certaine « révélation » que les papes successifs se sont toujours interdit de dévoiler car elle pourrait concerner plus particulièrement le destin de l’Église des derniers temps, lié à la charge de Pierre et associé au devenir de la « Ville aux sept collines ».

Concernant la « prophétie » (et non la « révélation ») que nous évoquions ci-dessus et qui est celle dite de saint Malachie, ce qui est à remarquer c’est que, comme l’observe Guénon : « le dernier pape est désigné comme Petrus romanus [mais]Comptes Rendus, Éditions Traditionnelles 1973, p. 64) ; on notera également ce qu’il précise ensuite sur « la justesse souvent frappante des devises se rapportant aux papes postérieurs à cette date [du Conclave de 1590] ». On retiendra aussi, en la période que nous vivons, la concomitance d’évènements et incidents « cosmiques » comme une chute de météorites en quantité inhabituelle, etc.

Notons, pour en terminer avec le sujet de cette présentation, la résurgence dans le domaine « social » de la « théorie du genre », tentative « prométhéenne » de l’homme moderne qui nie de façon grotesque l’état de nature propre au couple primordial. C’est, en fait, l’image de l’androgyne originel que l’on s’efforce de pervertir, tout en pensant rendre par là même sa réalisation illusoire et impossible. Cette sinistre influence, d’une extrême gravité dans ses conséquences, porte la marque contre-initiatique que Guénon a si souvent dénoncée comme étant caractéristique du règne de l’Antéchrist.

Ces réflexions préliminaires nous amènent à proposer à nos lecteurs quelques textes de Denys Roman relatifs à la question abordée : ce sont parmi les tout derniers qu’il ait rédigés et qui expriment sa pensée intime. Il s’agit d’extraits de l’Avant-propos de son premier ouvrage (René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, Éditions Traditionnelles 1995) et de passages tirés de deux chapitres de son livre posthume (Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « L’Arche vivante des Symboles », même éditeur, même année) : « En attendant l’heure de la puissance des ténèbres » (titre sous lequel nous avons rassemblé ces extraits) et « Les cinq rencontres de Pierre et de Jean ».

René Guénon, que Denys Roman qualifiait à juste titre de Maître en tant que maître doctrinal, et donc critère de vérité dans ce domaine, est la référence ultime de l’auteur : on retrouvera Guénon bien souvent cité dans une perspective eschatologique qui fut sans aucun doute une de ses principales « préoccupations » et dont son œuvre tout entière témoigne.

André Bachelet


Denys ROMAN
« En attendant l’heure de la puissance des ténèbres »
(Réunion d’extraits)

Avant-propos

[Extraits de René Guénon et Destins de la Franc-Maçonnerie, Éditions Traditionnelles, 1995, pp. 15-16 et 10 à 15.]

[…]

Dans les écrits nombreux de sa jeunesse, et où toute son œuvre future est en quelque sorte ébauchée, Guénon ne parle jamais de la proximité de la fin des temps. Mais, dès 1914, c’est-à-dire 600 ans après le drame de 1314, il a la vision très nette de l’abîme où le monde se précipite, et dans tous ses ouvrages, à une ou deux exceptions près, il fera mention de ses craintes, qui deviendront toujours de plus en plus claires et de plus en plus pressantes.

Et ces craintes étaient surtout vives à l’égard de ce qu’il y a encore de traditionnel en Occident, c’est-à-dire de l’Église et de la Maçonnerie. Il voyait avec inquiétude se multiplier, au sein de ces deux institutions, les « infiltrations » des représentants du néo-spiritualisme et même de la contre-initiation. Il en avait perçu les visées, notamment en ce qui concerne la Maçonnerie, dont les « influences psychiques » pourraient être utilisées à des fins anti-traditionnelles… Si du moins la Toute-Puissance, selon la parole de saint Augustin, « ne préférait tirer le bien du mal plutôt que de ne pas permettre qu’il arrivât aucun mal »[1].

Depuis la mort de Guénon, la situation de la Maçonnerie s’est considérablement aggravée. Il est inutile de donner des détails qui seraient pénibles et que tout le monde connaît. Est-ce une raison, pour les rares personnes qui, selon le vœu secret de Guénon, ont demandé et reçu l’initiation maçonnique, de désespérer de l’Art Royal ? Nous devons nous rappeler que « c’est lorsque tout semblera perdu que tout sera sauvé », et que la « naissance de l’Avatâra  » se fait au cœur de la nuit la plus noire du sombre hiver, de même que la Résurrection a lieu alors que le Pasteur a été frappé et que les brebis du troupeau sont dispersées.

 […]

Le Catholicisme étant une institution fortement hiérarchisée, ce qui importe surtout à notre point de vue, c’est le comportement exercé à l’égard de Guénon par les successeurs de l’apôtre qui reçut, selon la promesse faite dans les champs de Césarée, les clefs qui confèrent le pouvoir pontifical de lier et de délier. Lorsque Guénon publiait son œuvre, sous deux Pontifes de personnalités assez différentes (Pie XI et Pie XII), il y avait au Vatican un dicastère, le plus élevé en dignité puisque le pape lui-même en était le « préfet », dont l’unique objet était de veiller à l’intégrité de la doctrine. Tout ouvrage susceptible de nuire à la foi de l’« Église enseignée » pouvait lui être déféré et faisait l’objet d’enquêtes approfondies. Dans les cas défavorables, Rome n’hésitait pas à condamner : Bergson s’en est aperçu, et aussi quelques autres. Les adversaires catholiques de Guénon peuvent faire confiance a posteriori à la haine vigilante des anti-guénoniens déclarés ou cachés. De l’académicien Henri Massis à l’inquiétant Frank-Duquesne, en passant par Mgr Jouin et le R.P. Allo (nous en omettons et non des moindres), ils ne sont pas rares ceux qui ont abominé Guénon au point de voir en lui un suppôt de l’Enfer. « J’appelle un chat un chat, hurlait Frank-Duquesne, et Guénon un ennemi du Christ et de son Église. » Et le forcené avait de puissantes relations dans les milieux religieux et « littéraires ». Les dénonciations auprès du Saint-Office n’ont pas manqué. Mais Rome a gardé le silence : l’œuvre de Guénon n’a pas été mise à l’Index.

Guénon attachait trop d’importance au « geste »[2] et donc aussi à l’absence de geste pour ne pas interpréter symboliquement une telle attitude. Lui-même a fait observer que Pierre a entendu, en même temps que les deux « fils du tonnerre » les paroles, difficilement traduisibles dans les langages de la terre, qu’échangèrent avec le Christ, sur la montagne de la Transfiguration, les prophètes Moïse et Élie. Dans les Évangiles, Pierre est parfois durement repris par son Maître pour avoir parlé trop à la légère. Et de même que l’inexprimable, dans l’ordre de la connaissance, surpasse incommensurablement tout ce qui peut être exprimé, on peut dire que les silences de Pierre sont parfois plus remplis de « signification » que ses paroles.

Nous voudrions maintenant tenter d’expliquer les raisons de l’attention privilégiée accordée par Guénon à la Franc-Maçonnerie. Nous pensons qu’elle est due en premier lieu au fait que cette organisation admet des membres appartenant à des traditions différentes[3]. En conséquence, les représentants de ces diverses traditions peuvent s’y rencontrer, et c’est même, remarquons-le, le seul « lieu traditionnel » où de tels contacts peuvent s’établir. La chose est loin d’être sans importance à l’époque du cycle où nous sommes présentement.

Mais cette « parenté » de la Maçonnerie avec plusieurs traditions amène une autre conséquence, elle aussi très importante. Lorsqu’une organisation relevant de telle ou telle tradition est sur le point de disparaître, elle peut certes transmettre tout ou partie de son « dépôt » à une autre organisation relevant de la même tradition ; mais elle peut aussi faire cette transmission à la Maçonnerie, puisque cette dernière n’est étrangère à aucune forme traditionnelle. Et c’est pourquoi Guénon a pu écrire que la Maçonnerie a plusieurs origines, ayant reçu l’héritage de nombreuses organisations antérieures.

On sait que les plus célèbres de ces héritages sont l’Orphisme et le Pythagorisme des Grecs et les Collegia fabrorum des Romains, relevant de traditions « disparues »[4], et ensuite l’Ordre du Temple et le « Collège invisible » de la Rose-Croix, relevant de la tradition chrétienne. De tels héritages sont éminemment précieux. Les collèges d’artisans furent fondés par Numa (l’équivalent romain du Manu védique), qui fit construire le temple de Janus, le dieu au double visage, dont le sanctuaire était ouvert pendant la guerre et fermé pendant la paix. Quant à l’héritage orphico-pythagoricien, il relie la Maçonnerie à la Tradition primordiale, à cause des liens de Pythagore avec l’Apollon delphique et hyperboréen.

La Maçonnerie a ainsi permis à des éléments relevant de civilisations mortes de demeurer vivants[5] et d’être ainsi non seulement des vestiges du passé, mais aussi des « germes » pour le futur. Et cela peut faire penser à la « séparation » qui doit s’effectuer à la fin du cycle entre ce qui doit périr et ce qui doit être sauvé[6], séparation qui est analogue à ce qu’est, dans le Christianisme, le « Jugement dernier »[7].

Évidemment, attribuer un tel rôle à la Maçonnerie, c’est la regarder bien autrement que ceux qui voient en elle une « société de pensée » ayant pour but « le Progrès sous toutes ses formes » ou encore un « système particulier de morale », ou même un simple divertissement pour dilettantes, voire une méthode pour faire de l’or. Mais des préoccupations aussi « terrestres » n’auraient jamais pu retenir l’attention d’un René Guénon. Et c’est des idées de Guénon que nous entendons ici nous occuper exclusivement.

Nous pensons, en effet, que cette transmission d’éléments « antiques » à la Maçonnerie implique que cette dernière a un rôle à jouer lors de la fin du cycle et qu’en conséquence, elle doit demeurer vivante jusqu’à ce terme de notre humanité. Ce n’est d’ailleurs pas autre chose que veut exprimer symboliquement la formule rituelle selon laquelle la Loge de saint Jean se tient « dans la vallée de Josaphat ».

Et cette mention de saint Jean nous amène à considérer les héritages que l’Ordre maçonnique a reçus de la « tradition monothéiste » et plus particulièrement de sa forme chrétienne qui, elle, a reçu de son fondateur la promesse de subsister « jusqu’à la consommation du siècle ». C’est donc simplement parce que ces organisations ont disparu, par suppression dans le cas des Templiers, ou encore par suite de leur départ de l’Europe dans le cas de la Rose-Croix, que leur héritage est passé à la Maçonnerie.

La Maçonnerie était d’ailleurs toute désignée pour recevoir le dépôt de l’Ordre Templier, qui était comme elle de caractère «  johannique ». Les Templiers rendaient un culte particulier à saint Jean, ce qui n’est pas étonnant car l’Apôtre préféré du Christ apparaît dans les Évangiles comme le type et le modèle des initiés. N’a-t-il pas été désigné par son Maître comme « fils du tonnerre » ? Il est également « fils de la Vierge », expression hermétique qui, rappelle Guénon, désigne aussi les initiés. Et il n’est pas jusqu’au culte rendu exotériquement par l’Église qui ne reconnaisse à saint Jean des privilèges particuliers et d’un caractère « secret »[8].

Quant aux rapports de saint Jean avec la fin du cycle, ils sont extrêmement marqués. L’Apôtre a reçu l’assurance de « demeurer » jusqu’au retour du Christ dans la gloire ; et c’est sous le nom de Jean qu’est placé le dernier livre de la Bible, relatant symboliquement les évènements qui doivent précéder ce retour, annonciateur de la restauration de l’état primordial.

La Maçonnerie cependant n’est pas placée sous le seul patronage de Jean l’Évangéliste, mais bien sous celui des deux saints Jean, l’Évangéliste et le Précurseur. Or ce dernier a lui aussi des rapports très étroits avec la fin des temps. Le fils de Zacharie (qui, en recevant son nom, a fait « retrouver » la parole à son père qui l’avait « perdue ») est dit en effet devoir « marcher dans l’esprit et la vertu d’Élie », le prophète enlevé au ciel dans un char de feu, et qui est aussi, avec Hénoch, un des deux « témoins » dont parle l’Apocalypse, qui sont les précurseurs du second avènement. Le Christ lui-même a dit de Jean-Baptiste : « Il est Élie qui doit venir. »

De tous les personnages du Nouveau Testament, il n’en est aucun qui ait avec la fin du cycle des rapports aussi intimes que les deux saints Jean[9]. Et l’on peut en déduire qu’un Ordre placé sous leur patronage particulier doit lui aussi avoir quelque relation avec cette fin. Il ne faut pas chercher ailleurs, pensons-nous, la raison pour laquelle cet Ordre a été constamment « élu » pour devenir « l’Arche » où s’est produit « l’entassement » de tout ce qu’il y a eu de vraiment initiatique dans le monde occidental[10].

De tels « destins » ne pouvaient que retenir l’attention de René Guénon, dont l’œuvre, pensons-nous, ne pouvait surgir qu’aux abords de la fin du cycle. […].

 

En attendant l’heure de la puissance des ténèbres

[Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie « L’Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, chapitre XXI, pp. 247 à 250.]

 Durant les années qui suivirent la libération de la France, certains lecteurs de René Guénon, qui avaient retrouvé avec joie la publication régulière de ses articles et de ses chroniques, se plaignaient parfois (entre eux) de ce que le Maître se laissât trop souvent aller à discuter sur « des détails de symbolisme », au lieu de traiter de la seule chose qui importe vraiment : la réalisation métaphysique. Un tel « reproche » – l’avouerons-nous ? – ne laissait pas de nous surprendre, venant de guénoniens. À plusieurs reprises, en effet, Guénon avait mentionné qu’il s’inspirait, pour ses écrits, des événements qui se produisaient dans le monde et qui devait forcément « manifester » certaines de ces réalités d’un ordre supérieur auxquelles seules il attachait quelque intérêt. Négliger ces événements, c’était, selon lui, admettre qu’ils sont le fait du « hasard », conception foncièrement anti-traditionnelle, mais à laquelle certains philosophes ultramodernes, qui se targuent parfois de « spiritualisme », attribuent dans l’évolution du Cosmos un rôle prépondérant. […].

Dans les « critiques » dont nous parlons ci-dessus, nous avions tout de suite été frappé par l’expression « détails de symbolisme ». Il suffit d’avoir étudié quelque peu les traités sur le symbolisme hermétique pour se rendre compte de l’importance capitale qu’y joue le moindre détail. Or, on sait les rapports de l’hermétisme avec la Maçonnerie, rapports soulignés par la présence de la racine HRM à la fois dans les noms Hermès et Hiram. Mais nous aurons dans le cours de cet article à insister sur l’importance de certains détails qu’on trouve dans les textes sacrés du Christianisme, et singulièrement dans les plus sacrés de tous : ceux qui ont trait à la Passion et à la Résurrection du Christ.

 Une des particularités qui distinguent fondamentalement la pensée symbolique de la pensée profane, même « philosophique », c’est l’importance qu’y jouent les différents modes de « correspondance ». On sait, par exemple, les rapports qui relient les sept planètes de l’astrologie traditionnelle aux sept métaux de l’alchimie (et aussi, par extension, aux sept « couleurs » du blason). Nous allons maintenant attirer l’attention sur une correspondance d’un type particulier : celle qu’on peut établir entre les événements de la vie mortelle du Christ et ceux qui ont marqué et qui marqueront l’existence « terrestre » de l’épouse du Christ, qui est l’Église.

Rappelons tout d’abord que l’Église, dans son universalité, comprend à la fois les institutions exotériques connues officiellement sous les noms des différentes Églises, mais aussi l’ésotérisme chrétien, incarné au cours des siècles en diverses organisations qui, pratiquement, ont toutes fini par se résorber dans la seule Franc-Maçonnerie. Pour ne pas alourdir notre exposé, nous nous contenterons de faire un rapprochement entre certains faits qui ont marqué la fin de la vie terrestre de Jésus et ceux (que nous connaissons par la révélation des Écritures) qui marqueront le comportement de l’Église au cours des tribulations de la fin du cycle.

Lors de son arrestation au jardin des Oliviers, le Christ avait dit aux envoyés du prince des prêtres : « C’est maintenant votre heure, l’heure de la puissance des ténèbres » (Luc, XXII, 53). Il fut mis en croix à la sixième heure du jour, et « de la sixième heure à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre » (Matthieu, XXVII, 45 ; Marc, XV, 33 ; Luc, XXIII, 44). Durant cette longue « obscuration », le seul Apôtre présent était Jean, qui avait suivi la « Voie Douloureuse » avec la Vierge Marie et aussi avec quelques femmes parmi lesquelles Marie de Magdala, qui toutes apparaissent dans les Évangiles comme des « myrrhophores », c’est-à-dire des « porteuses de myrrhe », la myrrhe étant, selon Guénon, le « breuvage d’immortalité », le troisième et le plus excellent des présents offerts par les Mages au Christ naissant.

Jean, bien entendu, représente ici l’ésotérisme. Mais où étaient donc les représentants de l’exotérisme ? Tous s’étaient enfuis, à l’exception pourtant de Pierre qui était allé jusqu’au palais de Caïphe où il avait eu le malheur de renier son Maître par trois fois. Rentré en lui-même au chant du coq, il était parti pour « pleurer amèrement », n’ayant pas osé se joindre aux femmes fidèles qui, avec le disciple bien-aimé, avaient eu le courage de monter jusqu’au Golgotha. Nous ne nous arrêterons pas sur la « valeur » exotérique de ces « larmes amères », que nous comparerions volontiers à celles versées par le premier couple humain chassé du Paradis. Mais il convient de rappeler que, dans le langage secret utilisé par Dante et les Fidèles d’Amour, le mot « pleurer » avait une signification très particulière. Les organisations initiatiques d’alors, depuis la destruction de l’Ordre du Temple, avaient décidé de cacher, beaucoup plus complètement qu’auparavant, leurs doctrines et leur existence même. Et c’est le fait de cette « dissimulation » qu’ils désignaient symboliquement par le verbe « pleurer ».

Durant ces trois longues heures d’obscurité surnaturelle, nous savons donc que Pierre « pleurait », tandis que Jean recevait du Christ, comme un « dépôt » particulièrement sacré, la garde de sa mère, ce fait exceptionnel ayant eu comme témoins les seules myrrhophores. Rappelons aussi qu’à la neuvième heure le Christ, avant de mourir, poussa en hébreu un cri que les assistants prirent pour un appel au prophète Élie ; et, dans le symbolisme très complexe de Dante, 9 avait une importance particulière, au point que l’Alighieri a pu écrire : « Béatrice est elle-même le nombre 9. »

La quatrième et dernière partie de notre Manvantara est le Kali-yuga ou âge sombre. Nous sommes à la fin de cet âge de fer, et cette fin connaît une obscuration qui s’accélère rapidement et deviendra bientôt presque totale. Ce sera alors « l’heure de la puissance des ténèbres » qu’on appelle encore le « règne de l’Antéchrist ». Si nous avons raison d’attendre à une telle époque des événements en correspondance avec ceux qui ont précédé la mort du Christ, il devrait se produire quelque chose de comparable à ce que furent autrefois les larmes de Pierre et en même temps une sorte de « promotion » de la fonction de Jean. Nous avons parfaitement conscience de la gravité de ce que nous disons là. Nous savons quel usage peuvent en faire les ennemis de l’Ordre maçonnique, et aussi les chrétiens adversaires de toute idée d’ésotérisme. Mais d’autres avant nous ont envisagé des événements de cet ordre, et ont été frappés par la double prédiction qui termine l’Évangile selon saint Jean et qui semble bien n’avoir pas d’autre but que de faire allusion aux événements des derniers jours. Il est vrai que si la prédiction au sujet de Jean est bien connue (« Je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne »), celle relative à Pierre semble avoir moins attiré l’attention. La voici : « En vérité je te le dis, lorsque tu étais jeune, tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais. Mais quand tu seras vieux, tu étendras les bras, un autre te ceindra et te mènera là où tu ne voudrais pas aller. » Cela ne fait-il pas allusion à une certaine perte d’indépendance pour les successeurs de Pierre ?

L’obscurité est, pour la condition « espace » exactement ce qu’est le silence pour la condition « temps », – ce silence qui est le premier des devoirs imposés aux initiés, et que les Fidèles d’Amour symbolisaient par l’injonction de « pleurer ». Mais l’obscurité a deux aspects, l’un maléfique et l’autre bénéfique. L’obscurité complète symbolise la « mise sous le boisseau » de la Tradition, ou tout au moins de sa partie « visible » : c’est vraiment « l’heure de la puissance des ténèbres ». Mais c’est aussi seulement au sein de cette obscurité que peut s’accomplir le passage d’un cycle à un autre, passage qui est toujours celui de l’âge de fer à l’âge d’or. Pour en revenir au symbolisme évangélique, dans la dernière page du texte johannique, le dernier ordre donné par Jésus à Pierre fut l’injonction : « Suis-moi ! » Et Pierre, se retournant alors, vit que Jean venait derrière eux, c’est-à-dire les suivait. Quelles que puissent être les dernières et terribles tribulations qui assailliront l’Église dans les derniers jours, on peut être certain que Pierre et Jean se retrouveront alors pour être les serviteurs obéissants du Maître incomparable qui a pu dire : « Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la Lumière de la Vie. »

 

Les cinq rencontres de Pierre et de Jean

[Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie « L’Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, chapitre XXII, pp. 255 à 261.]

[…]

Tout ce qui est dit dans les Écritures chrétiennes de saint Jean a un caractère ésotérique et initiatique, mais ce caractère est surtout mis en évidence quand on lui applique les règles du symbolisme universel. Cela n’est pas surprenant, puisque le but du langage symbolique est précisément d’aller plus loin que les possibilités étroitement limitées du langage « ordinaire ». Deux conséquences découlent immédiatement de ce que nous venons de dire. D’abord, les théologiens et les exégètes qui négligent l’importance de ce langage symbolique passent à côté de l’interprétation exacte et « supérieure » des textes qu’ils étudient. Ensuite, dans lesdits textes, le moindre détail, qui pourrait paraître « insignifiant » si on le considère en lui-même, devient au contraire chargé de signification dès lors qu’on le considère à la lumière de la science symbolique.

Les textes relatifs à saint Jean qu’on trouve dans le Nouveau Testament peuvent être divisés en trois classes. Dans la première, saint Jean figure, sinon seul, du moins seul à être nommé entre les douze Apôtres ; le plus important de ces textes est celui où le Christ en croix fait de Jean le fils et le gardien de la Vierge. Dans la seconde classe, nous voyons Jean accompagné de son frère Jacques (lui aussi « fils du tonnerre ») et de Pierre ; ces textes, au nombre de trois, ont trait à la Transfiguration, à la résurrection de la fille de Jaïre et à l’agonie de Jésus au jardin des Oliviers. Enfin, la troisième classe comprend les textes où Jean est mis directement en relation avec le prince des Apôtres, saint Pierre. Ces textes, au nombre de cinq (quatre à la fin de l’Évangile de Jean, un au début des Actes des Apôtres), nous nous proposons de les examiner brièvement[11].

 Jean, XIII, 21-28. – Nous sommes à la dernière Cène. Le Christ vient de dire à ses Apôtres : « L’un de vous me trahira. » Surprise des disciples, qui interrogent l’un après l’autre leur Maître sans obtenir de réponse. Finalement Pierre, voyant Jean qui repose sur la poitrine du Seigneur, lui fait signe d’interroger Jésus, qui donne alors au disciple préféré l’indication du « signe manuel » qui permettra de reconnaître le « fils de perdition ».

Jean, XVIII, 15-25. – Après l’agonie au jardin des Oliviers et l’arrestation de Jésus, tous les disciples, l’abandonnant, se sont enfuis. Pierre et Jean, cependant, suivent de loin le cortège qui conduit le prisonnier à la demeure du grand-prêtre Caïphe. Jean, qui était connu du grand-prêtre, entre dans la cour du palais et y fait aussi entrer Pierre. C’est dans cette cour que vont se produire les trois reniements successifs du prince des Apôtres, lequel, ayant croisé son regard avec celui de Jésus après avoir entendu le coq chanter, sortira de la cour pour « pleurer amèrement ».

Jean, XX, 1-9. – Le Vendredi saint est passé, la fête du sabbat aussi, et, le premier jour de la semaine commençant à luire, Marie de Magdala, accompagnée de quelques autres femmes, achète des parfums et se rend au sépulcre pour embaumer le corps du crucifié. En arrivant, elles trouvent la pierre qui fermait le sépulcre enlevée, l’entrée béante et le tombeau vide. Dans son affolement, Marie-Madeleine se précipite chez les Apôtres pour les informer. Pierre et Jean partent en courant au sépulcre. Jean arrive le premier, mais attend que Pierre soit arrivé et entré dans le sépulcre pour le suivre et constater à son tour qu’il est inutile de chercher parmi les morts l’Auteur de la Vie.

 Jean, XXI, 15-24. – Le quatrième épisode est célèbre, car il termine le quatrième Évangile. Pierre, dont les larmes et l’amour ont lavé la faute, vient d’être confirmé par son Maître dans sa charge de Pasteur des agneaux et des brebis, qui implique, rappelons-le, le « pouvoir des clefs » donnant la faculté de lier et de délier. Devant de pareilles faveurs, Pierre, qui voit alors Jean se diriger vers eux, se demande ce que le Maître a bien pu réserver à son disciple bien-aimé. Il interroge le Christ, qui lui fait alors la réponse célèbre : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? »

Actes des Apôtres, III, 1-10. – Nous sommes maintenant dans les tout premiers jours de l’Église. Pierre et Jean montent au Temple pour y prier. À la porte, un boiteux leur demande l’aumône, et Pierre lui dit : « Je n’ai ni or ni argent, mais ce que j’ai je te le donne. Au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi et marche. » Le miracle s’accomplit aussitôt.

Examinons maintenant, à la clarté du symbolisme, ces cinq épisodes. Pour interpréter le premier rappelons-nous que Pierre représente l’exotérisme, Jean l’ésotérisme et Judas la contre-initiation. On voit alors que l’exotérisme a besoin de l’ésotérisme pour déceler les « prestiges » de la contre-initiation. Et on nous dira sans doute que – Guénon l’avait déjà signalé – l’ésotérisme chrétien et la Maçonnerie en particulier se sont aussi mal défendus contre les infiltrations de la contre-initiation que les Églises chrétiennes et le Catholicisme par exemple[12]. Mais on peut assurer en tout cas que personne, en Occident, n’a autant que Guénon donné de précisions sur les tactiques des forces obscures et, d’une manière générale, sur la « technique de la subversion ». Et c’est à sa connaissance exceptionnelle de tout ce qui touche à l’ésotérisme et à l’initiation qu’il devait ses clartés sur leurs antithèses émanant du « Satellite sombre » : le néo-spiritualisme et la contre-initiation.

Le second épisode que nous avons rapporté est difficile à interpréter, car il pourrait sembler que c’est Jean qui, en introduisant Pierre dans la cour de Caïphe, lui a donné l’occasion de ses trois reniements. Mais il serait bien audacieux, celui qui se permettrait de « juger » une défaillance aussitôt expiée par les larmes. O felix culpa ! chantait l’Église, naguère encore, dans la nuit de la Résurrection, à propos du péché d’Adam, qualifié aussi de « péché nécessaire ». Et nous remarquerons que si Pierre n’avait pas été amené par sa faute à quitter la cour de Caïphe et ainsi à se séparer de Jean, il aurait accompagné ce dernier au Calvaire et aurait été ainsi le témoin du don incomparable fait par Jésus au disciple bien-aimé. De ce don, les seuls témoins auront donc été les femmes qui, bravant les clameurs d’une foule poussant des cris de mort, furent fidèles jusqu’à la fin et purent ainsi assister aux derniers moments de l’homme-Dieu et participer avec Joseph d’Arimathie à sa mise au tombeau[13].

Les troisième et quatrième épisodes sont faciles à interpréter. Le troisième souligne la primauté de celui à qui furent conférés les titres de Pasteur des brebis et de Prince des Apôtres, et à qui furent remises les clefs du royaume des cieux. Le quatrième épisode rappelle cependant que cette autorité s’arrête la où commence le domaine de Jean.

Dans le cinquième épisode, nous voyons Pierre agir seul pour guérir le malheureux frappé du « signe de la lettre B », Jean ne figurant dans cette histoire que par sa seule présence. Nous pensons qu’il y a là une leçon à méditer soigneusement par les « frères de Jean ». Dans la chimie moderne, fille indigente de l’alchimie traditionnelle, on appelle « catalyseur » un corps qui, nécessaire à une réaction, n’est cependant pas affecté par cette réaction qu’il se contente de permettre ou tout au plus d’activer. L’idéal, pour ceux qui se réclament de l’ésotérisme et de l’initiation, serait de pratiquer ce que Guénon appelle une « activité non agissante ». Une telle attitude est plus commune en Orient qu’en Occident, et l’on sait l’importance du « non-agir » (Wu-Wei) dans la tradition extrême-orientale. Mais la tentation de l’« activisme » hélas ! a fait des ravages dans bien des branches de la Maçonnerie.

On pourrait tirer, des cinq rencontres que nous venons d’examiner rapidement, quelques « enseignements pratiques » à l’usage des organisations initiatiques occidentales (et surtout des obédiences maçonniques) et plus spécialement des dignitaires qui ont reçu la lourde tâche de les diriger. Surveillance attentive de l’action insidieuse, mais parfois terriblement efficace, qu’exercent les agents de l’« adversaire » qui ont su s’infiltrer dans les rangs de l’initiation authentique ; patience à toute épreuve à l’égard des autorités exotériques régulières, en dépit de leurs incompréhensions, de leurs injustices et parfois même de leurs calomnies ; enfin refus absolu de céder à la « tentation » d’impliquer la Maçonnerie dans n’importe quelle activité de l’ordre social ou politique. Ceux qui connaissent bien l’œuvre de Guénon savent que de telles recommandations n’ont jamais été d’une nécessité aussi pressante que de nos jours. Et cela nous amène à quelques réflexions sur ce que nous appellerions volontiers le rôle dévolu à la Maçonnerie à la fin du cycle actuel.

Dans les anciens rituels, quand on demandait à un visiteur : « Où se tient la Loge de saint Jean ? », il devait répondre : « Sur la plus haute des montagnes ou dans la plus profonde des vallées, qui est la vallée de Josaphat. » Cette expression reconnaissait donc à la Maçonnerie, et cela en raison de ses rapports avec saint Jean, un lien particulier avec le « Jugement dernier ». D’autre part, au XVIIIe siècle en Angleterre, certains ateliers rattachés à l’obédience la plus traditionnelle d’alors, la « Grande Loge des Anciens », travaillaient avec la Bible ouverte à la seconde Épître de saint Pierre, qui est un des rares textes scripturaires parlant ouvertement des derniers temps. Enfin, nous rappellerons que, selon l’interprétation des plus anciens Pères de l’Église, l’« obstacle » à la venue de l’Antéchrist dont parle saint Paul dans la seconde Épître aux Thessaloniciens n’était autre que l’Empire romain. Cet Empire, reconstitué par Charlemagne, devint bientôt le « Saint Empire Romain Germanique », le mot « germanique » signifiant ici ésotériquement, comme il en sera également dans la Rose-Croix, la « terre des germes ». Cet Empire disparut en 1806, quelques années après qu’eût été fondé aux États-Unis d’Amérique le premier Suprême Conseil du Rite Écossais. Depuis lors, les Suprêmes Conseils de chaque nation portent le titre de « Suprêmes Conseils du Saint-Empire », et les armoiries du trente-troisième degré de l’Écossisme sont les armoiries mêmes du Saint-Empire, avec la devise « Deus meumque jus », que le Grand Orient de France, toujours avide de « modernisation », a cru bon de remplacer par Suum cuique jus. Il se trouve donc que l’« idée » (au sens platonicien de ce mot) du Saint-Empire est actuellement « résorbée » dans la Franc-Maçonnerie, et plus précisément dans le dernier degré du Rite Écossais. Cela n’est pas sans importance, étant donné ce que les anciens auteurs chrétiens ont écrit sur le rôle eschatologique de l’Empire romain.

Nous ne savons si, même parmi les lecteurs les plus attentifs de René Guénon, nombreux ont été ceux qui ont remarqué les lignes qui terminaient son compte rendu de l’article « La Franc-Maçonnerie » d’Albert Lantoine, inséré dans une Histoire générale des religions publiée dans l’immédiat après-guerre[14]. Le Maître, après avoir loué Lantoine « d’avoir fait justice de la légende trop répandue sur le rôle que la Maçonnerie française du XVIIIe siècle aurait joué dans la préparation de la Révolution et au cours de celle-ci » et déploré « l’intrusion de la politique dans certaines Loges », discutait la conclusion de l’auteur pour qui la Maçonnerie pourrait être destinée à devenir « la future citadelle des religions ». Et Guénon, tout en admettant que beaucoup ne verront dans une telle conception « qu’un beau rêve », ne rejetait pas absolument 1’« espérance » de Lantoine, mais il lui faisait subir en quelque sorte une « transmutation » traditionnelle. Précisant que le rôle envisagé par Lantoine « n’est pas tout à fait celui d’une organisation initiatique qui se tiendrait strictement dans son domaine propre », il ajoutait que « si la Maçonnerie peut réellement venir au secours des religions dans une période d’obscuration spirituelle presque complète, c’est d’une façon assez différente » de celle envisagée par l’auteur de la Lettre au Souverain Pontife, « mais qui du reste, pour être moins apparente extérieurement, n’en serait cependant que d’autant plus efficace ».

Ces lignes sont énigmatiques, les plus énigmatiques peut-être qu’ait jamais écrites René Guénon. Mais il est évident que la « période d’obscuration spirituelle presque complète » dont parle Guénon ne peut être que le règne de l’Antéchrist. L’auteur des Aperçus sur l’Initiation, qui dut avoir très tôt la révélation ou, si l’on préfère, la « conscience » du rôle exceptionnel qui lui était réservé, n’écrivait rien sans y avoir mûrement réfléchi, et les « beaux rêves » n’étaient pas son fait. Nous sommes persuadé que le texte que nous venons de rappeler peut fournir l’explication de l’attention que, dès sa première jeunesse et jusqu’à ses derniers jours, il a constamment accordée à la Franc-Maçonnerie, attention qui a causé la surprise de beaucoup et aussi le scandale de quelques-uns. Guénon voyait dans cette organisation, en qui s’est résorbé tout ce qui a compté véritablement dans les initiations occidentales, les marques d’une « vitalité » lui permettant de triompher des attaques incessamment menées contre elle par tout ce qui procède de la « sphère de l’Antéchrist ». Et cette vitalité nous fait penser à celle promise à l’apôtre Jean, un des deux saints patrons de la Maçonnerie, quand il entendit déclarer de lui : « Je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne. » Déclaration bien grave, quand elle est prononcée par celui qui a pu dire : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. »

Denys ROMAN

[1] Manuel, troisième partie.

[2] Guénon avait envisagé la rédaction d’un ouvrage particulier consacré à la « théorie du geste ». Il n’eut jamais l’occasion de le rédiger, et de toutes les œuvres de lui qui nous manquent, c’est peut-être avec l’ouvrage projeté sur la « science des lettres », celle dont l’absence est le plus à regretter.

[3] Il en est de même pour le Compagnonnage ; mais ce dernier […] ne s’est pas répandu hors du monde chrétien, en sorte que son caractère « pluri-traditionnel » est demeuré purement théorique.

[4] La tradition celtique, qui eut une telle importance dans l’Europe antique et médiévale, semble avoir transmis quelques éléments au 22e degré du Rite Écossais (chevalier Royale Hache), dont les ateliers portent le nom de Conseil de la Table Ronde. Le thème de ce grade est la construction en bois, ce qui a entraîné comme conséquence de très nombreuses allusions au Cèdre utilisé pour l’érection du Temple de Salomon : d’où le nom de « Prince du Liban » donné aussi à ce grade.

[5] Comme nous demandions à René Guénon, à la suite de son article « Parole perdue et mots substitués », pourquoi les organisations mourantes s’étaient « réfugiées » dans la seule Maçonnerie au lieu de se disperser dans les diverses fraternités subsistantes il nous répondit : « C’est parce que la Maçonnerie, seule parmi les organisations occidentales, a conservé une certaine vitalité. » C’est, pensons-nous, un certain côté « bénéfique » du manque de discernement initiatique dans le recrutement maçonnique. Bien des « profanes en tablier » sont ainsi entrés dans les Loges, et leur incompréhension, notamment en matière de symbolisme, leur a permis souvent de parvenir aux plus hautes dignités (cf. Le Règne de la Quantité, Avant-propos). En tous cas le nombre même de ces Frères a rendu l’Ordre maçonnique pratiquement indestructible. Ce n’est peut-être pas ce que recherchaient certains de ceux dont Guénon a signalé les desseins obscurs (idem, chap. XXVII). Mais n’est-t-il pas bien connu que « le Diable porte pierre » et peut même contribuer, en certaines circonstances, « à rassembler ce qui est épars », notamment pour la construction de certains « ponts », ainsi qu’il est attesté dans de nombreuses légendes ?

[6] On peut remarquer que c’étaient les organisations qui, même du simple point de vue moral, méritaient le plus le « salut », c’est-à-dire une prolongation de leur existence, qui ont été ainsi incorporées à l’Ordre maçonnique. La chose est très évidente notamment pour le Pythagorisme, dont beaucoup d’entre les premiers chrétiens ont reconnu l’élévation de la doctrine et le  caractère « vertueux » de la discipline qu’il imposait à ses membres.

[7] Cf. La Crise du Monde moderne, Avant-propos.

[8] Le rôle ésotérique de Jean est très nettement suggéré dans les textes officiels de la liturgie romaine. Dans l’office de nuit, par exemple, reviennent à plusieurs reprises dans les antiennes, les répons et les versets, des formules telles que les suivantes, utilisées le 27 décembre pour la fête de saint Jean :

« Celui-ci est Jean, qui pendant la Cène reposa sur la poitrine du Seigneur.
Heureux apôtre à qui furent révélés les secrets célestes !
Le bienheureux Jean est digne d’un grand honneur, lui qui, pendant la Cène a reposé sur la poitrine du Seigneur.
Jean a puisé les eaux vives de l’Évangile à la source sacrée du cœur du Seigneur.
Celui-ci est Jean, Apôtre et Évangéliste qui a mérité d’être honoré plus que les autres par le Seigneur, du privilège d’un amour choisi. C’est le disciple que Jésus aimait, et qui pendant la Cène a reposé sur sa poitrine. »

[9] Les solstices d’été et d’hiver, auxquels sont fixées les fêtes de ces saints, marquent dans le cycle annuel un renversement de tendance. Or le « renversement des pôles » est l’événement capital qui marque le passage entre deux Manvantaras. Il s’agit, bien entendu, avant tout d’un événement d’ordre spirituel, mais qui doit aussi avoir sa répercussion dans l’ordre cosmique. Et n’est-t-il pas vraiment curieux que ce soit au XXe siècle seulement que des « savants », n’ayant aucune préoccupation spirituelle, aient songé à examiner le magnétisme des roches archaïques et aient découvert que ces roches portent des traces irréfutables que des renversements de polarité se sont produits à plusieurs reprises au cours des ères géologiques ?

[10] Nous utilisons ce mot d’entassement par analogie avec l’« entassement des espèces », expression de Fabre d’Olivet que Guénon a reprise dans Le Roi du Monde. Cela nous rappelle qu’un critique profane de la Maçonnerie, d’ailleurs nullement hostile à l’Ordre et fort intelligent, avait écrit, il y a cinquante ans, avec quelque commisération, à propos des Francs-Maçons : « On connaît leur art, qui ne sait qu’assembler des figures hétéroclites et sans goût. » Évidemment, les « Tableaux de Loge » et les Blasons des grades du Rite Écossais ne sauraient atteindre, au « marché de l’Art » – quelle expression ! – les prix d’un Rembrandt ou d’un Picasso. Mais l’art maçonnique, si peu estimé par ce critique, est tout de même, à l’art purement profane qu’est devenu l’art moderne, exactement ce qu’était la poésie de Dante à celle des poètes de son temps dont l’Alighieri disait qu’ils « riment sottement ». L’accumulation, dans les « Tableaux de Loge » et les blasons maçonniques, de symboles apparemment hétéroclites est l’exact équivalent de l’entassement, dans 1Arche, d’« espèces » qui auparavant sont étrangères et même hostiles les unes aux autres. À ce point de vue, il y a dans l’Arche comme un reflet de l’état primordial ou du Paradis terrestre et aussi une préfiguration de ces temps messianiques prédits par Isaïe.

[11] En intitulant le présent article « Les cinq rencontres de Pierre et de Jean » nous voulions dire que c’est en relatant cinq épisodes importants que l’Écriture met pour ainsi dire face-à-face les deux Apôtres dont la personnalité l’emporte incontestablement sur celle des dix autres. Mais il est bien évident que, durant les trois ans de la vie publique du Christ, les douze Apôtres, qui vivaient en commun, se sont rencontrés chaque jour.

[12] Nous pensons surtout ici à la psychanalyse (et particulièrement à celle de Jung), dont Guénon a souligné le caractère dangereux à la fin du Règne de la Quantité. Il est même à remarquer que, dans la Maçonnerie, c’est le Rite Écossais qui semble avoir été spécialement visé, ce qui a permis à certains de donner de son symbolisme des interprétations d’une fantaisie vraiment débordante.

[13] Ce rôle des femmes lors de la Passion et aussi de la résurrection du Christ pourrait aider à résoudre en partie la difficulté mentionnée par Guénon pour l’établissement des rituels destinés à l’initiation féminine.

[14] Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. II, pp.99-100.

Darkness visible partie 2

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe d’Automne 2007. N°7

Darkness visible [Deuxième partie]

L’introduction de la formule darkness visible dans le rituel maçonnique anglais de style Emulation apparaît à la suite de l’Union des Anciens et des Modernes de 1813 ; nous n’avons pas de certitudes sur les modalités de son adoption. La traduction littérale « ténèbres visibles » (et non « obscurité visible » comme il est dit parfois) révèle une association de sens contradictoires propres à retenir l’attention, et divers auteurs devaient en effet s’y intéresser, la plupart dans un esprit antimaçonnique et en se plaçant d’un point de vue exotérique exclusif1. En fait, l’expression darkness visible ne peut être vraiment explicitée et comprise – dans les limites de la faculté discursive – qu’en tant qu’elle est étroitement liée à la signification de la séquence rituelle correspondant à ce que les Kabbalistes désignent par le déplacement des lumières, elle-même abandonnée en partie dans la pratique maçonnique d’aujourd’hui (voir infra). Cette séquence ne trouve sa raison d’être et ne révèle sa véritable signification qu’en fonction de la perspective particulière à la Maîtrise qui s’effectue rituellement par un changement formel d’orientation, ce changement correspondant à une interversion dans le sens d’un retournement. D’ailleurs, l’orientation particulière à ce degré, est toujours usitée des Maîtres Maçons dans certains de ses éléments significatifs2. Ainsi, le déplacement des lumières s’accompagne, dans sa mise en œuvre, de l’intégration visible des décors symboliques d’ordre cosmologique qui assurent l’ordonnancement régulier de la Loge. Mais intégrer n’est pas uniformiser systématiquement dans une même perspective d’ensemble ; c’est pourquoi, pour prendre quelques exemples précis, on notera que le Tableau de Loge est occulté ainsi que les deux luminaires que sont le soleil et la lune3 situés au Débir (à l’Orient), équivalent symbolique du Saint des Saints du Temple de Salomon ; les deux luminaires demeurent indissociables car complémentaires : symboles de la dualité, ils s’évanouissent, n’étant plus en conformité avec la nouvelle orientation régulière de la Chambre du Milieu qui exprime l’Unité Primordiale. Cependant, un symbole subsiste, lumineux, à sa station initiale : c’est « l’œil dans le triangle » ou « l’œil qui voit tout », dénommé ordinairement Delta ; mais sa position se trouve dès lors inversée, c’est-à-dire pointe en bas, figurant le schéma du cœur. Ainsi disposé, il est dorénavant la « Porte Solaire », analogue à l’œil du dôme de tout édifice sacré. On se souviendra que, maçonniquement, cette Porte, selon l’enseignement traditionnel dont R. Guénon a été, à notre époque, l’interprète pour l’Occident, n’est autre que l’équivalent de la « porte du Ciel » ou « porte des dieux » ; elle est l’ouverture sur le « Soleil intelligible » dont le « septième rayon » – l’Axis mundi – assure le passage qui conduit « au-delà du Soleil », domaine des états supra-individuels propre aux grands mystères, ce « passage [qui] assure la libération complète »4  ».] des limitations individuelles inhérentes à la manifestation.

Ainsi, pour le Connaissant, le Soleil, « une fois élevé au Zénith, ne se lèvera plus ni ne se couchera, il se tiendra au centre » (Chândogya Upanishad, III, 11, 1 et 3).

Comme possibilité opérative immédiate, c’est-à-dire affranchie de la temporalité, cette interversion permet – ne serait-ce que virtuellement – au Maître Maçon d’ « identifier le centre de sa propre individualité (représenté par le cœur dans le symbolisme traditionnel) [ce qui correspond à une libération du mental] avec le centre cosmique de l’état d’existence auquel appartient cette individualité et qu’il va prendre comme base pour s’élever aux états supérieurs » (L’Esotérisme de Dante, ch. VIII). C’est ainsi que le Travail collectif en Loge permet la restauration de l’état originel par la translation « du centre de la conscience du “cerveau” au “cœur” ». C’est en quelque sorte une autre « vision » (de la Lumière intelligible), que l’on peut rapporter à une « audition » et qui prend appui sur la disposition symbolique ainsi établie et s’y identifie en application de l’analogie inverse5. Reportons-nous à ce que R. Guénon précise à ce sujet : « Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance “par reflet”, comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure ; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’”extérieur” à l’”intérieur”, et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même ; l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles. On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être transféré du “cerveau” au “cœur” ; pour ce transfert, toute “spéculation” et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage ; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective […]. Le passage de l’”extérieur” à l’”intérieur”, c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l'”état primordial”, de s’élever aux états supérieurs […] »6. C’est seulement ainsi que la Maîtrise atteint sa plénitude.

L’ « audition » évoquée est en rapport étroit avec la « Lumière intelligible » ; selon la perspective cosmogonique, le Son précède en quelque sorte la Lumière, et nous verrons que ce point de doctrine n’est pas étranger à notre sujet. Par exemple, l’audition est partie intégrante des éléments symboliques fondamentaux du degré de l’Arche Royale considéré par les anciens – et encore aujourd’hui – comme « la racine, le cœur et la moelle de la Franc-Maçonnerie » en tant que complément de la Maîtrise ; il est le  nec plus ultra  en raison de son caractère universel, de sa perspective ouverte sur les grands mystères, mais également de ses liens avec la Maçonnerie opérative ; mais nous ne pouvons présentement qu’en mentionner l’importance et signaler seulement un point qui est loin d’être négligeable, en correspondance avec nos rituels : il s’agit du rapport entre l’ouïe et la vue qui sont respectivement mises en relation avec la nuit et le jour ; car on connaît « […] l’étroite connexion qui existe, au point de vue cosmogonique, entre le son et la lumière ». Pour les chrétiens et les Maçons, le texte le plus explicite à ce sujet se situe au début du Prologue de l’Evangile de saint Jean qui précise : « Au commencement [au principe] était le Verbe… » ; il s’agit là de « l’acte du Verbe produisant l’”illumination” qui est à l’origine de toute manifestation, et qui se retrouve analogiquement au point de départ du processus initiatique  »7. C’est pourquoi -en particulier dans le domaine initiatique- on accorde prééminence et antériorité à l’ouïe sur la vue et de ce fait à la nuit sur le jour. C’est donc par pure analogie que nous utilisons le terme de « vision » en rapport avec la séquence rituelle du déplacement des lumières, car là réside un des mystères de l’Ordre.

Pour illustrer, dans une certaine mesure, ce rapport étroit entre l’ouïe et la vue et les incidences résultant de leur mise en œuvre, relevons quelques applications souvent négligées parce qu’en apparence banales : elles proviennent de manuscrits de la Maçonnerie des XVIIe et XVIIIe siècles, et plus précisément de leur partie dénommée Lectures ou Instructions qui furent originellement des « tuilages » de caractère synthétique à partir d’éléments rituels ; elles se pratiquent par questions et réponses dans lesquelles se trouvent certaines formules qui sont comme l’écho d’une pratique opérative ; une de celles-ci se situe curieusement entre la question concernant la « naissance virginale » du Christ et celle qui a trait à la construction du Temple de Salomon :

« Question : A quoi la nuit est-elle bonne ?

Réponse : La nuit est meilleure pour entendre que pour voir »8. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter les formules et la gestuelle adoptées par les Maçons de cette époque pour prévenir l’indiscrétion d’un profane (donc l’intrusion d’un point de vue étranger à la démarche initiatique) : cela consistait par exemple à exécuter un « faux pas » (celui-ci étant une figuration irrégulière de la marche ordonnée du Maçon en direction de l’Orient de la Loge) en prononçant à voix basse : « le jour est fait pour voir [sous-entendu: les signes] et la nuit pour entendre [les mots] » ; ces formules sont aussi, comme nous le précisions plus haut, en rapport avec l’épreuve du « tuilage » pratiquée habituellement par le Tuileur à l’entrée extérieure du Temple qui abrite la Loge, comme l’est également la formule bien connue : « il pleut [sur le Temple] ».

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Ainsi l’expression darkness visible correspond-elle, dans la perspective spécifique aux petits mystères, aux « ténèbres perçues », réflexion de la Lumière procédant des « ténèbres supérieures » dont l’accès s’effectuera par le septième rayon du Soleil matérialisé au centre. R. Guénon nous dit que, en tant que symbole du non-manifesté, ces ténèbres « sont en réalité la Lumière qui surpasse toute lumière, [qui est] au-delà de toute manifestation et de toute contingence, l’aspect principiel de la lumière elle-même […] » ; ce reflet de la Lumière que, seul, de par son état, le Maître achevé a qualité pour appréhender dans la Chambre du Milieu. Suivant l’expression maçonnique – équivalente de la formule hermétique se rapportant à la phase nommée « séparation » –, le Maître Maçon doit œuvrer selon le processus ultime du discernement qu’est la discrimination, c’est-à-dire « déceler la lumière dans les ténèbres et les ténèbres dans la lumière ». Est-il nécessaire de préciser que nous sommes très éloignés de la perspective exclusive que retient Milton dans son poème Paradise lost, et qui se rapporte uniquement aux ténèbres entendues dans leur sens le plus inférieur, c’est-à-dire en tant qu’états psychiques qui se manifestent par une « chaleur obscure » (antithèse des ténèbres visibles) et sont relatives aux « lieux » infernaux que Dante évoque dans son Enfer.

En corrélation avec le passage rituel qui est l’objet de ces quelques réflexions, on retiendra également l’usage, en Maçonnerie, de la couleur noire dans son sens supérieur, c’est-à-dire métaphysique, qui correspond aux ténèbres visibles9. Cela concerne notamment la Chambre du Milieu qui est l’expression formelle de cette couleur ; c’est là, pour le Maître, qu’a lieu la deuxième mort qui correspond à une troisième naissance analogue à une « résurrection », véritable changement d’état qui ne peut s’accomplir que dans l’obscurité10.

Ajoutons que la station initiatique qu’est la Maîtrise maçonnique dans la démarche spécifique au Métier a également sa correspondance, en mode constructif, avec le symbole de la Pierre, la Keystone ; c’est la pierre angulaire ou clef de voûte (ou son équivalent) qui, dans tout édifice sacré, a une position inversée par rapport à l’ensemble de la construction ; c’est pourquoi cette pierre, qui en constitue le couronnement, ne peut être mise en place que par en-haut, comme provenant spontanément du Ciel11. En effet, en l’absence de la clef de voûte et malgré l’ajustement conforme des pierres et leur assemblage jusqu’à la limite du sommet, l’édifice qui en résulte ne sera jamais, malgré la convergence de tout l’ensemble vers ce point (c’est le « nœud vital »), qu’un ouvrage imparfait et dénué de stabilité, même si une certaine harmonie s’en dégage nécessairement : il est en quelque sorte le reflet du cosmos non encore résorbé dans son Principe. Mais, par la mise en place de la clef de voûte, se réalise, dans l’instantanéité, l’intégration de la multiplicité dans l’Unité, et ainsi l’ensemble de la construction se trouvera relié et identifié -hors de la modalité temporelle- à son archétype principiel ; c’est un « passage à la limite », un changement d’état. Seule la clef de voûte, « par sa forme aussi bien que sa position, est effectivement unique dans l’édifice tout entier, comme elle doit l’être pour symboliser le principe dont tout dépend »12 ; elle est la synthèse de l’édifice, image parfaite et véritable de l’Unité dont la manifestation procède.

C’est pourquoi le Maître Maçon, qui s’identifie lui-même virtuellement à la Keystone (en raison de l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme), doit intégrer, autant qu’il est possible -et pas uniquement en Chambre du Milieu-, cette « vision très excellente » qui s’origine dans son Principe, réalisant ainsi la synthèse parfaite des trois Piliers de la Loge. En outre, on constate que les éléments rituels de la Maîtrise que nous venons d’évoquer, et qui procèdent de ce symbolisme et en permettent la mise en œuvre conforme, révèlent nettement la finalité initiatique de l’Ordre maçonnique13. Ce « constat symbolique » infirme donc toutes les hypothèses qui reposent sur une conception historiciste exclusive visant à démontrer que le grade de Maître et sa légende – la légende d’Hiram – ou leur équivalent respectif, ne seraient qu’une élaboration humaine tardive. Il est inconcevable que la Maçonnerie ait pu être privée de cette « station » privilégiée (ou de son équivalent), car elle aurait été ainsi bornée à une voie initiatiquement incomplète, ce qui serait inexplicable. Une approche plus correcte sur ce sujet demanderait un examen attentif et sans parti pris, du degré de « Compagnon fini », antérieur à la Maçonnerie spéculative, et une comparaison de certaines de ses particularités avec le « couple » Compagnon/Maître tel qu’il a été codifié ensuite. Ce qui est sûr c’est que la Maîtrise proprement dite a fait défaut à certains fondateurs de la Maçonnerie spéculative. Mais cela est-il un débat ?].

Mais darkness visible évoque également l’origine « polaire » de l’Ordre, le retour à cette origine étant symbolisé, comme nous l’avons dit, par l’inversion d’orientation -et ses compléments-, matérialisée, dans la Chambre du Milieu, par le déplacement des lumières. D’autre part, cette situation primordiale est l’objet d’une « réminiscence » précise, symbolisée par la lettre G -symbole de la Polaire- placée au centre de l’Etoile flamboyante14. Et, à proximité de celle-ci, sont figurées les sept étoiles qui marquent la présence des 7 Rishis dont la demeure symbolique est la Grande Ourse. Selon la tradition hindoue, ceux-ci sont les sept Lumières par lesquelles fut transmise au cycle actuel la Sagesse des cycles antérieurs, ces Lumières qui portent l’héritage de Sagesse de ces cycles et en détiennent en quelque sorte la « mémoire ». Ceci explique pourquoi, par transposition, sont placées sept étoiles autour de la Lune sur le Tableau de Loge présent aux autres degrés « bleus ». En ce qui concerne, entre autres choses d’importance, la constitution de la Loge considérée comme étant « juste et parfaite » ainsi que la validité de la transmission initiatique, il apparaît que les 7 Rishis -en tant qu’Archétype primordial- président à l’Architecture céleste qui est Géométrie. Ils sont ainsi la norme qui se « réfléchit » sur la Terre, déployant son ordonnancement de Sagesse, Force et Beauté, qui rend possible et légitime l’établissement (et la restauration) de multiples applications initiatiques en conformité avec le plan du Grand Architecte de L’Univers15.

Darkness visible est une des nombreuses formules rituelles que véhiculent la Chambre du Milieu et ses mystères. « Lieu » central de la Maçonnerie, l’excellence de la Chambre du Milieu ne peut être appréhendée que par le « lien qui nous unit » (le Cable tow assimilable au Sûtratma), lien qui unit tous les Maçons –passés16et présents- à l’Ordre, et qui n’est autre que le Secret : c’est-à-dire « ce qu’il y a de plus central en tout être […] en raison de [son] caractère d’”incommunicabilité” ».

C’est pourquoi la possession de la Maîtrise est en réalité un état éminent et unique dans l’initiation occidentale d’aujourd’hui, état dont R. Guénon nous dit qu’il correspond à la véritable plénitude17.

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Ces quelques réflexions sur un sujet qui touche à une séquence négligée -parmi d’autres- de la démarche initiatique maçonnique ne prétendent pas en épuiser la richesse ou lever quelque voile impénétrable, d’autant plus qu’en son aspect le plus profond elle rejoint l’inexprimable lié par le Secret. Il reste à souhaiter que les quelques points abordés soient l’occasion et le point de départ de réflexions constructives sur les possibilités « sans nombre » qu’offre l’Ordre maçonnique ; mais il est vrai que seule la méditation sur les symboles peut favoriser l’ouverture sur la Connaissance.

La Maçonnerie est, comme l’évoque toute l’œuvre de l’auteur français Denys Roman, l’Arche vivante des symboles où s’est rassemblé l’essentiel -sous forme de synthèses symboliques- de ce qui subsiste d’organisations initiatiques éteintes, y compris un héritage de l’ésotérisme chrétien. Tous ceux qui s’efforcent, depuis les temps les plus éloignés, d’en obscurcir la Lumière le font en vain, car ils se heurtent à son origine non humaine ainsi qu’à l’assurance donnée, de par la Volonté du Ciel, à saint Jean l’Evangéliste, Ami, Recteur et Protecteur de l’Ordre, de la perpétuité de son domaine. C’est pourquoi, à Pierre qui l’interrogeait sur ce qu’allait devenir Jean, « fils du tonnerre », le Christ répondit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe… »

André Bachelet

  1. Pour plus de développements, et particulièrement en ce qui concerne le Révérend Wilton Hannah, ministre anglican passé ensuite au catholicisme et auteur des livres Darkness visible publié en 1952 et Chritian by degrees (1954), on consultera les études de Pierre Noël dans la revue « Renaissance Traditionnelle » n° 137 de janvier 2004, pp. 66 et suivantes, et Jérôme Rousse-Lacordaire, B.A-BA Antimaçonnisme, Editions Pardès, pp. 57 et suivantes. Un ecclésiastique anglais (anonyme) répliquera au livre d’Hannah dans un ouvrage intitulé Light invisible (Lumière invisible), mais sans grande suite. Les attaques reprendront en 1965 puis en 1985 ; les ennemis de l’Ordre firent preuve à la fois de leur ignorance dans le domaine ésotérique et rituel (qui s’en étonnerait ?), et de leur habituelle faculté de nuisance ; devant le peu de résistance des responsables de la Maçonnerie britannique, ils dénoncèrent l’Ordre comme étant un véhicule du satanisme. Les protestations de Maçons vigilants ne devaient pas empêcher les conséquences dans le domaine rituel, sans compter les incidences temporelles à l’encontre des membres de la Maçonnerie de Grande Bretagne. On décèle dans toutes ces manœuvres l’obstination démentielle caractéristique des milieux instrumentalisés par l’Adv… Lorsque R. Guénon affirmait que « moins l’exotérisme s’occupe de l’ésotérisme, mieux cela vaut », n’avait-il pas tracé par là une attitude de prudence qui n’a pas toujours été respectée par les Autorités initiatiques ? Dans le rituel, le commentaire qui accompagne cette expression ne fait pas état de la signification que nous retiendrons. Voici le passage tiré de la version anglaise imprimée du rituel du 3e degré : « Let me now beg you to observe that the Light of a MM is darkness visible, serving only to express that gloom which rests on the prospect of futurity » ; et en regard relevons la traduction quelque peu différente retenue dans le rituel pratiqué en France : « Permettez-moi de vous faire observer que la lumière que possède un MM (Maître Maçon) n’est qu’une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres et ne fait qu’ajouter à la pénombre qui cache les perspectives de la vie future ». Cette tirade n’est pas satisfaisante car le voile à soulever touche au plus profond de la démarche initiatique procédant de l’aboutissement des petits mystères. Dans ce cadre rituel, tout commentaire est dans l’incapacité d’en traduire la véritable portée, tout ajout verbal appuyé s’avère généralement vain ou susceptible de compromettre une assimilation conforme
  2. On remarquera que la progression singulière du Compagnon lors de son introduction en Chambre du Milieu s’explique par là même ; on peut trouver à cette progression plusieurs significations, dont une est en rapport avec le sacrifice intérieur exigé par l’imminente élévation du Compagnon à la Maîtrise : ce sacrifice consistera, entre autres, à transformer une des composantes de la modalité corporelle ou « existentielle » comprise dans l’objectif fixé par le degré de Compagnon ; en cas contraire, le nouveau Maître serait maintenu dans une démarche « horizontale », c’est-à-dire dépendante de la faculté mentale, ce qu’il doit désormais dépasser progressivement. Quant à l’héritage pythagoricien, compte tenu de sa position centrale dans le 2e degré, il constitue un acquis définitif.
  3. Il s’agit des « deux grands luminaires dont l’un préside au jour et l’autre à la nuit » (Genèse, I, 16).
  4. Pour l’application de l’analogie inverse en rapport avec notre sujet, consulter R. Guénon : Symboles fondamentaux de la Science sacrée (aujourd’hui Symboles de la Science sacrée), Éditions Gallimard 1962, chapitres « Les symboles de l’analogie » et « L’Arbre du Monde » ; également A. K. Coomaraswamy dans son étude « The Inverted Tree » (« L’Arbre inversé »).
  5. R. Guénon : Aperçus sur l’Initiation, Editions Traditionnelles, chapitre XXXII, « Les limites du mental ».
  6. Cf. ibidem, chapitre « Verbum, Lux et Vita ».
  7. L’Herne, Documents fondateurs, 1992, p. 219, note 243 (Manuscrit Dumfries n° 4).
  8. Symboles fondamentaux (Symboles de la Science sacrée), p. 308, note 1, et Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XXXI, « Les deux nuits ».
  9. Aperçus sur l’Initiation, chapitre « De la mort initiatique », et Initiation et Réalisation spirituelle, chapitre « La jonction des extrêmes ».
  10. Ce symbolisme est essentiel au degré complémentaire qu’est l’Arche Royale qui participe de l’Arch masonry (Maçonnerie du Compas), et, de ce fait, se place en rapport avec le domaine céleste, alors que la Square masonry (qui est la Maçonnerie de l’Équerre) se développe plus spécialement dans ce qui appartient au domaine « terrestre » (cf. note suivante).
  11. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XLIII : « La “Pierre angulaire” », p. 281, et l’étude de Franco Peregrino, « Sur la fraternité », parue in « La Lettre G » n° 1, Équinoxe d’Automne 2004.
  12. La Maçonnerie comprend également, comme l’affirme R. Guénon, une perspective sur les « grands mystères » constituée par l’essence de l’Arch masonry ; c’est la raison pour laquelle le degré de l’Arche Royale était lié à celui de la Maîtrise et se trouvait intégré intimement à une Loge ordinaire et plus précisément à la Chambre du Milieu de celle-ci (cf. Aperçus sur l’Initiation, 1953, p. 276, note 1). Ce lien étroit (qui n’est pas sans évoquer le Cable Tow), véritable charnière entre la Chambre du Milieu et l’Arche Royale, apparaît notamment de façon significative dans l’opération de substitution des deux luminaires par le « septième rayon du Soleil » dans sa position centrale et invariable au zénith. Le symbolisme particulier (et sa représentation) de ce septième rayon constitue l’élément fondamental de l’Arche Royale désignée expressément comme complément de la Maîtrise, et ceci en rapport avec la « parole retrouvée ».
  13. Ceci peut être rapporté à la tradition pythagoricienne, véritablement centrale au grade de Compagnon, et en tant qu’héritage de la Maçonnerie
  14. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XXIV : « Le Sanglier et l’Ourse », p.180 note 2.
  15. C’est-à-dire les « Maçons des anciens jours », assimilables dans une certaine mesure aux « Ancêtres » qu’évoquent la plupart des traditions et qui assurent le lien spirituel ininterrompu avec l’origine ; c’est un héritage direct, par la voie initiatique, notamment celle des Collegia fabrorum de la tradition gréco-romaine. Il s’agit également des « Supérieurs Inconnus », détenteurs et inspirateurs de la Sagesse primordiale.
  16. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. LXXV : « La Cité divine ». Rappelons simplement que le rassemblement ordonné -ne serait-il que virtuel- de tous les éléments de l’être, dans le cadre de l’initiation maçonnique, est une possibilité toujours actuelle.