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E.T. N° 409-410 Sept. et Nov.- Déc.1968

Dans le Symbolisme de janvier-mars 1968, M. Jean Tourniac rend compte de l’édition française de l’ouvrage de M. Martin Lings sur le Sheikh Ahmed el-Alawi. Ce qui nous a le plus frappé dans cette étude, c’est la tendance de plus en plus marquée de l’auteur à confondre le domaine initiatique avec le domaine religieux, c’est-à-dire à ne tenir aucun compte du « hiatus » signalé par Guénon et dont François Ménard, peu de temps avant sa mort, regrettait l’oubli trop fréquent. Nous ne donnerons qu’un seul exemple d’une telle attitude, mais cet exemple a en quelque sorte valeur de symbole. A propos de l’obéissance du disciple « qui doit être comme de la cire molle entre les mains du Sheikh » M. Tourniac écrit « qu’elle rappelle la fameuse règle spirituelle de la Compagnie de Jésus, qui a tant fait couler d’encre en Occident chrétien, et qui n’est pourtant qu’un aspect méthodique de l’extinction du moi devant l’Éternel, c’est-à-dire finalement le moyen d’acquérir la Totale et Absolue Liberté de l’Inconditionné dans la plénitude de l’Etre affranchi du moi ». Si les pratiques des Jésuites (dont personne n’a jamais mis en doute le caractère et les « visées » purement exotériques) sont « le seul moyen d’acquérir la Totale et Absolue Liberté de l’Inconditionné », alors c’est que l’exotérisme peut conduire au but suprême ; et dans ce cas, à quoi bon l’ésotérisme, à quoi bon l’initiation ? Mais la réalité est tout autre. Car Saint Ignace, dans la solitude de Manrèse puis aux Universités espagnoles, a bien pu emprunter quelques « formes » à l’initiation islamique, mais il ne pouvait ni ne voulait en assimiler l’« esprit ». Le perinde ac cadaver n’est en somme qu’un moyen d’assurer la discipline « militaire » de la Compagnie. Quant aux fameux « exercices spirituels » d’Ignace de Loyola, tant prônés par certains, tant décriés par d’autres… à Dieu ne plaise que nous portions un jugement sur l’œuvre d’un des plus illustres saints de la catholicité ! Mais de là à penser qu’ils peuvent assurer l’acquisition de la « Totale et Absolue Liberté de l’Inconditionné »… il y a tout de même un abîme !

Dans le même numéro, nous trouvons un article fort intéressant de M. A.-D. Grad. Cet auteur, qui a publié plusieurs ouvrages sur la Kabbale, n’est pas un esprit traditionnel dans le sens où nous l’entendons ici, et certaines de ses assertions surprendraient certainement nos lecteurs. Mais il apporte toujours des renseignements précieux ; il faut aussi le remercier d’avoir relevé comme il convient (Pour comprendre la Kabbale, p. 123) le sentiment d’un membre de l’Institut qui, dans une édition « savante » de la Bible, qualifie le chapitre XIV de la Genèse de « hors d’œuvre ». (Ce chapitre raconte la guerre de Chordorlahomor contre les rois de la Pentagonale, la défaite du roi de Sodome, la captivité de Loth, sa délivrance par Abraham, et, à l’occasion de ces événements historico-symboliques, l’unique manifestation historique de Melchissédec ; on voit que le « hors d’œuvre » est varié et substantiel. M. Grad va donner bientôt un commentaire verset par verset du Cantique des cantiques, d’après les textes rabbiniques. L’article qu’il présente aujourd’hui est un extrait de l’œuvre à paraître. Bien qu’assez court, il apporte une documentation d’une extrême importance. « La tradition hébraïque ne connaît que 9 cantiques » : celui d’Adam (nous pensons qu’il doit être considéré comme « perdu »), les deux de Moïse, ceux de Josué, de Barac, de Débora, d’Anne mère de Samuel, de David, et enfin le 9ème, qui est le plus long et le plus excellent de tous : le Cantique des cantiques de Salomon. « Aucun nouveau cantique n’a été composé après Salomon » (du point de la Synagogue bien entendu). « Car le 10ème cantique sera chanté par les enfants d’Israël pour célébrer la fin de l’exil ». L’œuvre salomonienne a été l’objet de plus de 300 commentaires ; les rabbins dominent dans ce nombre, mais les chrétiens ne manquent pas ; n’oublions pas quelques rationalistes comme Renan. C’est sans doute en pensant à ces derniers que M. Grad a écrit ces lignes désabusées : « Tous ignorent en général qu’ils manipulent maladroitement une serrure dont la clef a été perdue depuis des siècles… ». Et l’auteur de signaler les « pièges des subtilités de la langue hébraïque », trop souvent considérée comme une langue facile (la faute en est un peu à Paul Vulliaud). « Beaucoup de termes sont incompréhensibles ou pour le moins intraduisibles… Les changements de temps et de mode font le désespoir des exégètes… Le mot « rose » est souvent remplacé par le mot « lys », alors que le symbolisme du lys relève d’une très originale distinction ». Des auteurs ont traduit « femme triste et languissante » par « prostituée égarée ou errante ». Cette dernière « confusion » est moins curieuse ; dans le langage des Fidèles d’Amour, la « Tristesse » et la « Prostituée » étaient des symboles à peu près interchangeables… M. Grad donne des détails précieux sur le symbolisme numéral dans le Cantique. « Le nom de Salomon y revient 7 fois ; l’expression « filles de Jérusalem » revient également 7 fois ; le mot « Liban » est mentionné 7 fois, et 7 fois le mot « Amour » est transcrit isolément ». Mais le Cantique de Salomon, 9ème de l’ancienne Alliance, est surtout « marqué » par le nombre 9 ; il contient 117 versets, 1251 mots, 5148 caractères : ces trois nombres sont multiples de 9. M. Grad en profite pour rappeler que 81, carré de 9, est la valeur numérique du mot Anô’khi (Je suis), mot qui, pour la Kabbale, est le « mystère de tout », « la synthèse de toutes les lettres », « le Mystère caché le plus mystérieux de tous ». Comment ne pas penser ici à cette Béatrice que Dante rencontre à l’âge de 9 ans ? Il la voit pour la seconde fois 9 ans plus tard, à la 9ème heure du jour, et il en reçoit le « salut ». Il rêve d’elle dans la première des 9 dernières heures de la nuit. Il célèbre ensuite les 60 « belles » de la ville, et Béatrice est la 9ème des 60. Béatrice, « qu’il faut appeler Amour », et « qui fut elle-même le nombre 9 », meurt « le 9ème jour du mois selon, le comput arabe, dans le 9ème mois de l’année selon le comput syriaque, et dans l’année du siècle où le nombre parfait de 10 est multiplié par le nombre 9 », c’est-à-dire en 1290 (date anticipée, sans doute pour motif de prudence, selon Luigi Valli, que semble suivre sur ce point le plus récent commentateur français de la Vita Nuova, Antonio Coën). Et cette mort revêt pour Dante une telle importance qu’il écrit aux « princes de la terre » pour les en informer. Nous possédons encore sa lettre véhémente, adressées aux Cardinaux de la Sainte Eglise romaine, et qui commence par Quomodo sola sedet civitas, c’est-à-dire comme les Lamentations de Jérémie, ce « cantique » étrange composé à 7 reprises sur les 22 lettres de l’alphabet, et qui fut prononcé par le prophète sur les décombres du Temple de la Ville. Sous le même voile du symbolisme de l’Amour, le Cantique salomonien et le « roman » de Dante expriment des vérités en rapport avec le « Mystère caché le plus mystérieux de tous », ou (pour reprendre les termes d’Ossendowski rappelés par Guénon) le « Mystère des mystères ». Seulement, chez Salomon, l’Amour exulte, et chez Dante il se lamente. M. Grad, dans l’ouvrage dont le présent article est un extrait, n’a utilisé, semble-t-il, que le texte hébraïque et la tradition kabbalistique. Mais il va sans dire que les rabbins d’Alexandrie qui ont composé la version grecque des « Septantes », et saint Jérôme qui a rédigé la Vulgate latine ont « transmis » aux Eglises d’Orient et d’Occident des textes du Cantique qui, du point de vue chrétien, ont une valeur propre et parfaitement  « légitime », et qui sont la base des célèbres commentaires d’un saint Bernard et d’un Guillaume de Saint-Thierry.

Vient ensuite un long article de M. Gilles Ferrand, intitulé L’Art traditionnel. Sur ce sujet presque inépuisable, l’auteur expose des idées familières à nos lecteurs : le travail considéré comme répétition d’un geste primordial, le rôle « irremplaçable » du symbole et sa nature non-humaine, l’action néfaste de la Renaissance dans le domaine artistique, etc. Tout cela est en général excellent. Nous avons en particulier remarqué ce qu’écrit l’auteur sur le rôle « salvateur » de l’artiste vis-à-vis de ses « matériaux » et de ses « sujets ». Il y a là des choses très justes ; mais nous préférerions dire, en termes empruntés à la tradition hermétique, que l’artisan sacré opère une « transmutation » en effectuant sur ses matériaux la « réintégration » du règne minéral, et cela, comme le signale l’auteur, du fait de la position « centrale » du règne hominal. On peut aussi rapprocher cette notion de celle du « sacrifice » rituel, et aussi de la « métensomatose » de Dutoit-Membrini. Venons-en maintenant à quelques « critiques » que M. Ferrand, nous n’en doutons pas, nous pardonnera, car elles n’entament en rien notre estime pour son travail. A propos de la tradition médiévale il parle du « support presque exclusivement artistique et plastique qu’elle nous a légué ». Cela est plus que contestable, car iconoclastes en Orient, et en Occident hérétiques, révolutionnaires, chanoines du XVIIIème siècle et artisans actuels du « vandalisme sacré » n’ont pas toujours dû opérer leurs destructions au hasard. C’est pourquoi nous pensons, comme Guénon l’a écrit dans Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, que c’est l’œuvre « littéraire » de Dante qui constitue le testament du Moyen-âge finissant. A un autre endroit, M. Ferrand évoque le « danger que représente l’affrontement brutal avec des formes traditionnelles vivantes que nous ne pouvons comprendre que d’un point de vue extérieur », étant donné notamment « que ces formes traditionnelles ne furent ni ne sont les nôtres ». Si ce danger était réel, il faudrait brûler la majeure partie de l’œuvre de Guénon, qui fut écrite précisément pour présenter (« brutalement » peut-être) la Sagesse orientale à ceux des Occidentaux pour qui leur propre tradition est « délivrance » et non pas « limitation ». Venons-en à notre dernière remarque. A propos d’un texte de Guénon sur le symbolisme (Introduction générale, p. 109) qu’il trouve « ambigu », M. Ferrand craint qu’une « personnalité » qui « réactualiserait une symbolique » (nous pensons qu’il veut dire : « qui mettrait en lumière le sens supérieur d’une catégorie de symboles) « s’illusionne sur la valeur réelle de ses possibilités ». Voilà un péril auquel Guénon, en effet, n’a pas pensé. L’auteur justifie ses craintes par des considérations que nous n’avons guère comprises ; les symboles, dit-il, seraient « une médiation de l’étant à l’être », etc. Nous lui répondrons simplement ceci. Il est permis à Satan (Guénon l’a souligné) de « faire le moraliste », et nous savons par Dante qu’il est « aussi théologien » ; mais il serait bien empêché de « faire de la métaphysique ». Car Lucifer, dans sa chute, a laissé tomber la pierre d’émeraude qui ornait son front et qui représentait le « sens de l’éternité ». Le sens de l’éternité ne diffère pas du sens de l’universalité. Or, Guénon, transposant le célèbre adage de Platon : « Il n’y a de science que du général », a écrit qu’ « il n’y a de métaphysique que de l’universel ». Et Satan, privé de l’universalité, ne peut faire que de la pseudo-métaphysique. Il ne peut faire que du pseudo-symbolisme, car le symbolisme véritable est une langue universelle : c’est la « langue de la métaphysique », comme l’a également enseigné Guénon. De fait, on peut lire les deux Testaments d’un bout à l’autre. On y verra Satan se manifester sur bien des plans, et notamment sur le plan moral et même « charitable », comme le montre un épisode célèbre de la Passion du Christ ; mais jamais on ne verra Satan faire du symbolisme et encore moins « réactualiser une symbolique ». Bien au contraire, Satan prend tout à la lettre, ce qui est l’antithèse même du symbolisme. Il ne voit que les apparences trop souvent mensongères : il n’attache aux choses que leur « valeur » illusoire. Et c’est pourquoi Satan, « père du mensonge » est aussi le « Prince de ce monde » d’illusion ! C’est pourquoi son serviteur de choix, l’Antéchrist, sera, au dire de Guénon, « le plus illusionné de tous les êtres ». Seul le symbolisme permet de percer l’écorce pour atteindre la réalité de toute chose. Le symbolisme est l’unique moyen d’échapper aux mirages de la « grande illusion » qui se font de plus en plus dangereux et séducteurs à mesure que le monde se « solidifie » en approchant de sa fin. Il résulte de ces considérations que le péril redouté par M. Gilles Ferrand est absolument vain, et qu’Oswald Wirth a été bien inspiré en intitulant sa revue Le Symbolisme : il ne pouvait en vérité lui donner un plus beau nom.

La 3ème partie de l’article de M. André Serres « Ce qui est épars… » est consacrée au symbolisme de la Loge, de la chaîne d’union et des deux colonnes. L’auteur, en commentant les textes de Guénon, relatifs à ces divers sujets, a notamment souligné l’extrême complexité du symbolisme de la chaîne d’union (cable tow), qui pourrait même parfois faire apparaître les citations guénoniennes comme contradictoires entre elle. Evidemment il n’en est rien. Ceux qui, comme le Chevalier a Floribus (Joseph de Maistre), pensent qu’un « type » (un symbole) doit toujours et partout « signifier » une seule et même chose, ne doivent guère apprécier le symbolisme de la chaîne d’union, et cela pour bien d’autres raisons encore… A propos du sens des circumambulations, on peut noter que Guénon, pour les rituels écossais, conseillait le sens solaire au 1er degré, et le sens polaire au 2ème. Enfin, M. André Serres, faute d’un texte guénonien sur les « pommes de grenade » placées sur les colonnes, a eu recours à une citation de saint Jean de la Croix, qui a sa valeur d’un point de vue mystique, mais non pas du point de vue initiatique. En réalité, la grenade, avec ses grains serrés, est un symbole de « plénitude », comme la corne d’abondance et le boisseau de riz. Dans le symbolisme parlé de l’Ordre, la même idée de plénitude s’exprime par les formules « midi plein » et « minuit plein ».

De courtes Notes historiques à propos du testament philosophique, par M. Jean Bossu, apportent des renseignements curieux, et parfois piquants, sur la conception qu’on s’en faisait au début du XIXème, où les récipiendaires le rédigeaient « en prévision de mort subite au cours des épreuves supposées terrifiantes qui les attendaient ». En voici un, émouvant dans sa brièveté : « Adieu pour la vie, et je pardonne ma mort à tous les Frères et leur en donne décharge ». Mais la conservation de tels documents semble indiquer qu’alors on ne les brûlait pas rituellement, comme il est de règle aujourd’hui à la fin de l’initiation. Quant aux 3 questions qui ont subsisté jusqu’à nos jours : « Quels sont les devoirs de l’homme envers Dieu, envers lui-même et envers ses semblables ? », elles nous ont toujours fait penser à ces « devoirs de morale » qu’on infligeait aux élèves des écoles publiques avant la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat. Ne serait-il pas possible d’adopter une formule moins enfantine et plus réellement initiatique ?

Dans le Symbolisme d’avril-juin 1968, M. Jean-Pierre Berger donne la traduction de l’Edinburgh Register House Manuscript, texte assez court qui remonte à 1696. Il se compose d’une vingtaine de questions et réponses en général fort obscures et dont plusieurs semblent avoir été altérées. Nous noterons dans ce manuscrit opératif la formule suivante : « Quel est le nom de votre Loge ? – Kilwinning ». Ce dernier mot devait connaître une fortune singulière dans les hauts-grades, puisque le titre complet des titulaires du 18ème degré est le suivant : « Chevalier de l’Aigle et du Pélican, Souverain Prince d’Hérédom, Prince Roise-Croix de Kilwinning ». A remarquer aussi la formule suivante : « les Vénérables Maîtres et l’honorable compagnie vous saluent bien, vous saluent bien, vous saluent bien ». Nous avons précédemment indiqué ce qu’il fallait penser d’une telle formule et de ses rapports avec le secret maçonnique ; de fait, dans le manuscrit d’Edimbourg, le « mot sacré » est communiqué aussitôt après le triple salut, et M. Jean-Pierre Berger signale en note qu’on retrouve cette mention de la triple salutation dans un assez grand nombre de textes, tant opératifs que spéculatifs.

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Sous la rubrique « Libres propos », M. J. Corneloup publie un article intitulé : Dieu ? Un empirique. L’auteur qui assura la direction du Symbolisme entre Oswald Wirth et M. Marius Lepage, est connu pour s’être fait, au sein du Grand Orient de France, le défenseur de la formule « A la gloire du Grand Architecte de l’Univers ». Il est aussi un « mainteneur » déterminé du symbolisme traditionnel. Ce sont là des titres qui lui assurent l’estime de tous les fidèles de l’Art Royal ; si le Grand Orient avait eu à sa tête en 1877 et en 1912 des dignitaires de la valeur et de la clairvoyance de M. Corneloup, il n’aurait pas perdu sottement et irrémédiablement la place privilégiée qui était la sienne dans la Maçonnerie Universelle. Ceci dit, nous ne sommes que plus justifiés pour regretter l’article précité, où l’auteur croit pouvoir s’appuyer sur la Kabbale pour étayer sa conception anti-traditionnelle d’un Dieu « empirique » et « non omniscient », et en somme d’un Dieu qui « évolue ». Il ajoute même : «  Ainsi le theilhardisme avait été présenté déjà par les rabbis ! ». Décidément, les idées du R.P. de Chardin font des ravages !

M. Corneloup rappelle que, d’après la tradition hébraïque, « Dieu a créé dix mondes, il a détruit les neuf premiers et n’a conservé que le dixième ». Il ne faudrait pas en conclure que les mondes détruits étaient des ébauches du dixième. Chaque « création », in principio, était « juste et parfaite », tout comme le monde actuel fut reconnu « très bon » par l’artisan divin, en ces jours où (selon l’Eternel et non selon le Père Theilhard) « les étoiles du matin exultaient en chants d’allégresse et où les fils de Dieu poussaient des cris de joie ». C’est pourtant cette même création toute bonne dont il est dit à la veille du déluge : « Dieu regarda la terre et vit qu’elle était toute corrompue ». (Genèse, VI, 12)

Il en sera ainsi des mondes à venir, car toute manifestation consiste obligatoirement en un processus d’éloignement de son principe. Lorsque le Principe arrive à être en quelque sorte perdu de vue, alors vient ce que la Genèse appelle « corruption » et les Evangiles « abomination de la désolation ».  Quand le monde en est là, ceux qui sont attentifs aux « signes des temps » et qui ne croient pas aux billevesées du Progrès même baptisé « évolution theilhardienne ») appliquent le précepte évangélique : ils se réjouissent et ils exultent d’allégresse. Quelle que soit leur « foi », ils peuvent se remémorer les paroles de l’Apôtre : « en ce jour de Dieu, les cieux enflammés passeront avec fracas, et les éléments embrasés se dissoudrons ; mais nous attendons, selon la promesse, de nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habitera ».

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Assez curieusement, l’article suivant, de M. A.-M. Chartier, se rapporte à G.-H. Luquet, ami de M. Corneloup, avec lequel il a d’ailleurs publié un opuscule : Des droits du Grand Orient de France et du Grand Collège des Rites sur les Rites Ecossais Ancien et Accepté. Mais l’ouvrage capital de Luquet reste le volume intelligemment documenté et illustré dont nous avons rendu compte ici-même en novembre 1967. L’œuvre posthume que présente M. Chartier est constituée par « des réflexions à propos de Dieu ». Luquet, comme son ami M. J. Corneloup, semble éprouver une difficulté insurmontable à concilier la perfection divine avec l’imperfection du monde « créé ». Et cela nous a rappelé une étrange coïncidence. Quelques années avant que commençât la carrière maçonnique de MM. Corneloup et Luquet, un jeune maçon écrivait, sous le pseudonyme de « Palingenius », son premier article intitulé « Le démiurge », où il rappelait en commençant le fameux dilemme, tourment des théologiens exotériques, et si facile à résoudre par les métaphysiciens : « Si Deus est, unde malum ; si non est, unde bonum ».

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M. Pierre Stables continue ses études sur la chevalerie ; il aborde aujourd’hui Le Mythe des Neuf Preux, dont, nous dit-il, on trouve mention pour la première fois en 1312. Si les trois preux israéliques (Josué, David, Judas Macchabé) et les trois chrétiens (Arthur, Charlemagne, Godefroy de Bouillon) ne causent guère d’embarras à l’auteur, il n’en est pas de même, nous semble-t-il pour les trois preux « païens » (Hector, Alexandre, César). La présence d’Hector semble au premier abord assez surprenante. M. Stables, ne trouvant rien, ou pas grand-chose, dans l’histoire de ce héros vaincu qui « justifiât » son voisinage avec un César et un Alexandre, a cherché ailleurs.

Il rappelle que, d’après Frédégaire (continuateur de Grégoire de Tours), Hector fut le père de Francus, l’ancêtre fabuleux de la nation franque. Cette histoire a été reprise par un assez grand nombre d’auteurs jusqu’à Ronsard, qui sur l’ordre de Charles IX, entreprit d’écrire un poème épique, la Franciade, dont il ne termine que les quatre premiers chants. Bien que le « Mythe » de Francus n’ait pas dépassé, croyons-nous, un cercle assez restreint de « lettrés », il n’était pas sans intérêt de le rappeler, étant donné le rôle joué par les Francs dans la restauration de l’Empire d’Occident. On pourrait ajouter autre chose. Hector fut le dernier héritier, en ligne de primogéniture, du fondateur de Troie, Dardanus, fils de Jupiter et d’Electre, laquelle était une des sept Pléiades (fille d’Atlas et appelées pour cette raison Atlantides). Le dernier défenseur de l’empire troyen pourrait donc représenter, en quelque mesure, les traditions du Proche-Orient issues de l’Atlantide, dont les principales sont la tradition égyptienne et la tradition assyro-chaldéenne.

A propos d’Alexandre, M. Stables rappelle l’« ascension » du conquérant si célèbre dans tout l’Orient, et il écrit : « Ce mythe d’une ascension ratée ne montre-t-il pas une leçon (sic) donnée aux présomptueux, quand ils ont cru bon d’utiliser un « truc » psycho-physiologique pour atteindre la connaissance ? N’y a-t-il pas là une critique des techniques inférieures du Yoga Indien ? ».

M. Stables est vraiment sévère pour les procédés initiatiques orientaux. Qu’y a-t-il donc de « présomptueux », quand on appartient à la tradition brahmanique, à utiliser des rites d’origine immémoriale, et qui, au surplus, ont fait leurs preuves et continuent à les faire ? C’est parler bien à la légère que d’appeler ces rites « techniques inférieures » et « trucs » psycho-physiologiques, comme s’il s’agissait des tours de passe-passe de vulgaires charlatans. D’autre part, qu’est-ce qui permet de supposer que les transcripteurs du Mythe des Neuf Preux, en introduisant Alexandre dans leur liste, avaient une intention critique ou ironique, alors qu’ils auraient eu des intentions « laudatives » pour David, Charlemagne ou les autres ? Certes les chevaliers du moyen-âge pratiquaient couramment l’ironie, mais pas dans ces intentions-là…

Nous pensons, nous, contrairement à M. Stables, que les Neuf Preux dont il parle figurent dans ces textes sur un pied de parfaite égalité, quelle qu’ait pu être la forme religieuse dont chaque preux relevait ; et cela montre, s’il en était besoin, combien les ésotéristes chrétiens des temps médiévaux étaient conscients de l’équivalence équitable des diverses formes traditionnelles. Pour en revenir à Alexandre Dhûl-Kairnaîn, qui, par sa conquête partielle des Indes, apparaît comme le « second Dionysos », même sa vie « historique » présente un nombre considérable d’éléments symboliques, depuis sa naissance à la fois royale et sacerdotale (il était fils de Philippe, roi de Macédoine, et d’Olympias, laquelle appartenait au collège des Bacchantes) jusqu’à sa mort à l’âge de 33 ans.

Venons-en maintenant à César, sur qui M. Stables écrit des lignes assez énigmatiques : « Réfléchissons à nouveau sur la présence de César et d’Alexandre parmi les Neuf Preux. Tous deux évoquent l’idée de l’Empire, mais celle se Saint-Empire n’est pas admissible. Ce n’est pas par César et Alexandre que l’on peut envisager que le Mythe des Neuf Preux groupe un symbole du Saint-Empire, bien au contraire. Il y a concernant César et Alexandre tout autre chose qui nous échappe actuellement, mais qui était évident à l’époque des romans de chevalerie. Nous y reviendrons, car l’affaire est très complexe, mais déjà débarrassons-nous d’idées modernes à leur sujet. Si Charlemagne représente une union des traditions chrétiennes, à l’époque, César et Alexandre signifient autre chose que la préfiguration du Saint-Empire ».

Voilà certes qui est inattendu. Que le Saint-Empire ait été non seulement préfiguré, mais fondé par César, puis « baptisé » avec Constantin, cela n’est pas une « idée moderne ». Quand Charlemagne, dans la nuit de Noël de l’an 800, fut couronné empereur d’Occident, il fut salué par l’acclamation traditionnelle : « A Charles-Auguste, couronné de Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire ! ». La titulature des chefs du Saint-Empire était la suivante : « N., par la grâce de Dieu, empereur des Romains, César toujours Auguste, Majesté sacrée ». Certes, après Constantin, les empereurs devinrent chrétiens, le caractère monothéiste de la nouvelle religion ne permit plus de les qualifier de « divins », selon l’usage établi depuis Divus Julius Caesar  ; mais ils conservèrent leur qualité « sacrée » dans les désignations protocolaires et les actes diplomatiques jusqu’à 1806.

Venons-en à un argument qui touchera sans doute M. Pierre Stables, lequel se réfère volontiers à l’œuvre de Dante. A la fin de l’Enfer, on voit Satan broyer dans sa triple gueule, Judas Iscariote, Brutus et Cassius. Celui qui a trahi le Christ et ceux qui ont trahi César, punis de la même peine, ont vraisemblablement commis des crimes comparables. Judas est responsable de la mort du Christ (qui n’a pas ruiné l’œuvre évangélique), Brutus et Cassius sont responsables de la mort de César (qui n’a pas empêché l’institution de l’Empire romain, accomplie par Octave-Auguste). Qui pourrait soutenir que Dante, dont l’absolue dévotion au Saint-Empire est bien connue, aurait accordé de tels « honneurs » dans l’ignominie à Brutus et à Cassius s’il n’avait admis que leur « victime » César a fondé un Empire destiné à devenir chrétien, aussi bien que le Christ a fondé l’Eglise chrétienne ? Nous nous proposons de revenir sur ces diverses questions qui touchent aux mystères de la « translation » des Empires, à laquelle Rabelais a fait allusion, et dont Bossuet a donné une version exotérique dans son Discours sur l’Histoire Universelle.

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M. André Serre continue son étude sur le symbolisme maçonnique, et il traite aujourd’hui du second degré. A propos de l’Étoile flamboyante, il rappelle l’origine pythagoricienne de ce symbole et sa nature « polaire » ; il n’omet pas de signaler l’assertion de Guénon, trop souvent oubliée, selon laquelle une transmission ininterrompue de symboles, de rites et d’enseignements s’est exercée depuis les Collegia fabrorum jusqu’à la maçonnerie actuelle. L’insistance sur de telles vérités est d’autant plus nécessaire que le Pythagorisme, qui était une adaptation de l’Orphisme antérieur, se rattache presque à la Tradition primordiale.

 

Jean Richer, Delphes, Délos et Cumes

Études Traditionnelles : Mai-juin-juillet-août 1973

Jean Richer, Delphes, Délos et Cumes (Juillard, éditeur, Paris).

    Dans son compte-rendu sur l’ouvrage de Xavier Guichard intitulé Eleusis-Alésia, Guénon (en 1938) relevait comme particulièrement digne d’intérêt le fait que les lieux repérés par l’auteur et appelés par lui lieux alésiens « étaient régulièrement disposés sur certaines lignes rayonnant autour d’un centre, et allant d’une extrémité à l’autre de l’Europe ». Nous ne pouvions nous empêcher de penser à l’ouvrage de Guichard en lisant le livre de M. Jean Richer, paru à la fin de 1970, et qui constitue la suite de sa monumentale Géographie sacrée du monde grec. Dans cette étude sur trois des principaux centres religieux du monde antique, il est en effet continuellement question de droites rayonnant autour de centres principaux ou subalternes. Certes, les découvertes de M. Richer ne soulèvent pas les quelques réserves que Guénon avait formulées à propos de celles de Guichard (notamment sur le rôle de « centre » attribué par ce dernier au mont Poupet). Mais Eleusis-Alésia reste tout de même la première tentative faite par un auteur contemporain pour restituer quelques éléments de cette « géographie sacrée » dont Guénon disait qu’elle est « parmi les antiques sciences traditionnelles, une de celles dont la reconstitution donnerait lieu actuellement aux plus grandes difficultés, et peut-être même, sur bien des points, à des difficultés tout-à-fait insurmontables » (Formes traditionnelles et cycles cosmiques, p.163).

    Dans Delphes, Délos et Cumes, l’auteur a raconté (pp. 14-15) les circonstances vraiment étranges qui furent à l’origine des découvertes qui l’amenèrent à écrire sa Géographie sacrée. Nous le citons : « Je m’étais posé une question précise : pourquoi le voyageur, arrivant d’Athènes à Delphes, trouve-t-il, à l’entrée du site sacré, un sanctuaire d’Athéna ? La réponse vint dans un songe d’un matin de printemps. Une statue d’Apollon… m’apparut, de dos, puis lentement elle pivota sur elle-même de 180 degrés, dans le sens des aiguilles d’une montre, jusqu’à me faire face. Dans les minutes qui suivirent, j’appliquais la méthode préconisée dans le Timée… Il suffisait d’une carte de Grèce, d’une règle et d’un compas pour interpréter ce songe. N’avais-je pas affaire à des dieux géomètres ? Encore à moitié endormi, je pris la première carte de Grèce qui me tomba sous la main. Je traçai la ligne Delphes-Athènes. Ô surprise ! … Prolongée, elle aboutissait à Délos [lieu de naissance d’Apollon], et naturellement je connaissais l’histoire des Vierges vénérées à Délos. La découverte était faite mais, pour en tirer les conséquences, il me fallut plusieurs années de réflexion et de recherches. C’est seulement deux ans plus tard, lorsque j’eus réuni des dizaines et des centaines de faits et d’observations concordants, que je commençai à le prendre au sérieux et à songer à l’exploiter… ».

    M. Richer a tiré bien des droites et tracé bien des cercles dans les années dont il parle. Mais le résultat est vraiment surprenant. Son livre n’est pas résumable, puisqu’il est basé sur des cartes et des reproductions de monuments figurés. Nous nous bornerons donc à signaler quelques points où l’auteur apporte une contribution très appréciable aux thèses traditionnelles. Mais on ne peut s’empêcher d’éprouver un regret. L’auteur donne parfois l’impression de s’adresser uniquement aux spécialistes des études helléniques. Quelques explications supplémentaires auraient pu rendre son ouvrage accessible à un bien plus grand nombre de lecteurs. Par exemple, il est probable que les Vierges vénérées à Délos étaient d’origine hyperboréenne ; et l’on eût aimé aussi avoir tous les renseignements possibles sur la « théorie », ce vaisseau sacré que les Athéniens, tous les quatre ans, envoyaient au mois de mai en grande pompe célébrer à Délos les jeux rituels.

    Parmi le grand nombre d’axes méridiens (Nord-Sud) et parallèles (Est-Ouest) qui sont étudiés dans l’ouvrage, plusieurs ont dû avoir une importance particulière. C’est ainsi que le méridien de Délos passe au Nord par le mont Haemus en Thrace (où Borée résidait dans une caverne) et au Sud par l’oasis d’Ammon, où se trouvait un oracle fameux qui proclama Alexandre fils de Zeus (c’est-à-dire « nouveau Dionysos » et fils du tonnerre) et qui marqua le limite occidentale des conquêtes macédoniennes. M. Richer regarde d’ailleurs cet axe mont Haemus-Délos-Ammon comme ayant un caractère solsticial, en relation avec l’ « arbre du monde ». Il reproduit un relief conservé au musée de Délos et représentant le serpent enroulé autour de l’omphalos et flanqué de deux arbres.

    Indépendamment de ce qui constitue le domaine propre de ses recherches, M. Richer apporte sur de nombreux points des « jugements » où se manifeste l’indépendance de son esprit et qui font parfois un heureux contraste avec certaines opinions un peu trop « conformistes ». Nous allons citer quelques passages remarquables.

« Nous vivons à une époque bien étrange, où il existe de graves commentateurs de Platon qui se moquent d’un auteur assez naïf pour avoir cru à la divination par les songes et qui le soupçonnent de cautèle ou de calcul politique parce que, dans le Timée et dans Phèdre, il a accordé sa caution morale aux oracles delphiques (p.13)… La mentalité moderne ne permet pas de comprendre [certains] phénomènes… Nous sommes toujours à chercher des trucs, des ficelles, et à supposer que les anciens étaient plus naïfs que nous. Ce qui se passait exactement dans le mantéion de Delphes, en quoi consistaient exactement les initiations de Samothrace et d’Eleusis, ce sont des questions dont nous n’aurons probablement jamais la réponse complète ».

    Ailleurs, M. Richer écrit : « La symbolique dont s’est servi Homère était à base d’astrologie, parce que les initiés de Delphes, d’Eleusis, de Samothrace, connaissaient ce langage et qu’en l’adoptant, l’aède était certain de n’être compris que d’une élite. En ces temps lointains, on savait que rien ne s’obtient sans peine et qu’il faut rompre l’os médullaire avant de pouvoir sucer la substantifique moelle ».

    L’auteur fait de nombreuses remarques sur les rites observés par les Grecs lors de la fondation de leurs « colonies » ; cela nous a rappelé ce qu’écrivait Guénon au sujet de la construction des villes anciennes. Les Grecs, avant de fonder une colonie, consultaient l’oracle de Delphes, et la réponse donnée (qui spécifiait le lieu où devait se faire la nouvelle fondation) était conservée avec le plus grand soin. M. Richer écrit : « A propos du rôle joué par l’oracle de Delphes dans la fondation des villes, M. P. Amandry a fait remarquer que le texte des anciens oracles soit apocryphe ne prouve rien contre l’authenticité d’une intervention de l’oracle. Pour notre part, nous dirions même qu’un oracle fabriqué a posteriori est presque plus probant qu’un oracle authentique, en ce qui concerne le rattachement symbolique à « Delphes ». Une telle remarque nous paraît très juste, et serait d’ailleurs susceptible de s’appliquer à bien d’autres domaines de la science sacrée, et tout d’abord à l’interprétation des textes scripturaires, dussent les tenants de la fameuse « méthode historique » se voiler la face d’horreur. C’est en somme la question des rapports de la « véracité » avec l’ « authenticité ».

    Citons encore d’autres remarques intéressantes : « Comme si l’idée de blancheur rayonnante, évoquant ce que devait être la pureté du candidat à l’initiation, était indissociable du début du cycle zodiacal, tous les lieux liés symboliquement au point vernal portent un nom où paraît le radical Leuké ». L’auteur illustre sa remarque par un nombre considérable de références, allant des Leukai (jeunes filles initiées d’Aptère en Crête, qui pratiquaient le plongeon rituel dans la mer) au rocher de Leucade (célèbre par la mort de Sapho) et à l’île Leuké à l’embouchure du Danube (où Achille fut transporté après sa mort pour y vivre d’une façon mystérieuse). Il mentionne même qu’ « au point de la côte d’Irlande situé à la latitude de l’île de Man (omphalos des Iles Britanniques) on trouve l’Ile d’Achille ». De telles concordances sont vraiment curieuses. L’enquête de M. Richer, on le voit, déborde très largement le cadre purement hellénique. « Tout se passe, dit-il, comme si l’astrologie avait constitué le commun dénominateur des religions antiques (ce qui s’explique si on songe qu’elle en représente l’élément extrahumain ou surhumain) et comme s’il y avait eu entre les clergés des diverses religions un accord tacite ou explicite quant à des tracés directeurs et à la constitution de la zone d’influence et de rayonnement de chaque grand centre religieux » (pp. 210-211).

    Nous pensons même que ces différents « clergés » avaient comme base d’accord non seulement l’astrologie, mais surtout la métaphysique. Voici un autre point d’intérêt : « L’origine de tout le système des centres traditionnels, écrit l’auteur, semble avoir été Babylone ; de là on est passé à Toushpa, capitale du royaume d’Ourartou sur la rive sud du lac de Van [état qui fut vers le 1er millénaire avant notre ère en lutte constante avec l’Assyrie]. Toushpa est située sur le méridien d’Assur et de Ninive, et sur le parallèle de Milid (capitale du royaume des Hittites, les Héthéens de la Bible), de Sardes et de Delphes. Le nom de la capitale hittite, Milid ou Milidia, voulait dire milieu ; c’est l’actuelle Malatya » (p. 211).

    M. Richer, à propos de l’importance de l’omphalos de Sardes (capitale de la Lydie), n’oublie pas de rappeler que, selon Hérodote et Tite-Live, les Etrusques (qui transmirent leur religion aux Romains) étaient d’origine lydienne. D’autre part, les Lydiens enseignèrent aux Grecs d’Asie mineure l’art de la frappe des monnaies et, très vraisemblablement, « la symbolique du décor de ces monnaies et les règles qui présidaient au choix des signes qui les ornaient ». Parlant à ce propos des oracles de Delphes consultés par le roi de Lydie Crésus et dont Hérodote nous a conservé les réponses (« Tu vas détruire un grand empire » et « Quand un mulet sera roi des Mèdes… », M. Richer remarque : « Cette démarche était en quelque sorte normale si on considère que l’oracle de Delphes était le légitime successeur d’un ancien oracle ayant son siège à Sardes où, rappelons-le, avait régné Omphale à l’époque d’Héraclès » (p. 213). Ici nous avons été surpris que l’auteur ne pousse pas plus loin l’examen des correspondances symboliques. En effet, Héraclès, « délivré » de son esclavage par Omphale, l’épousa ; et l’on rapporte qu’ayant revêtu la robe de la reine, il filait la laine à ses pieds, tandis qu’Omphale, couverte de la peau du lion de Némée, brandissait la massue du héros. Nous avons là un exemple particulièrement parlant d’ « échange hiérogamique » : l’accès à l’omphalos (c’est-à-dire au centre) implique immédiatement la « résolution des oppositions » symbolisée ici par le mariage sacré, comme elle peut l’être ailleurs par le Rébis hermétique. Il faut noter aussi que la quenouille (tenue de la main gauche) et la massue (tenue de la main droite) sont l’une et l’autre des symboles axiaux qui jouent, vis-à-vis du couple Héraclès-Omphale, le même rôle que les deux arbres qui flanquent l’omphalos délien et que les croix des deux larrons de part et d’autre de la croix du Christ.

Mais on n’en finirait pas à relever tous les détails qui aiguisent l’intérêt de tout lecteur un peu familier avec la science du symbolisme. Nous lisons par exemple : « Les Grecs semblent avoir considéré (et en cela aussi les Romains les imitèrent) que l’occupation d’un pays impliquait d’abord la prise de possession des points remarquables où les lignes zodiacales coupaient les côtes ».  Il est d’ailleurs probable de beaucoup d’autres peuples (peut-être tous les peuples anciens) agissaient de même ; et cette façon d’agir s’est parfois poursuivie jusqu’en plein moyen âge. Guénon, après Coomaraswamy, a parlé d’un ancien texte islandais exposant les règles de la « prise de possession de la terre ». M. Richer expose très heureusement « le sens mystique profond » de telles façons d’agir, qui constituent une « immense œuvre collective, poursuivie durant deux millénaires par des peuples théocratiquement gouvernés : il s’agissait de diviniser la surface de la terre occupée par les hommes, de la rendre semblable au ciel, d’en faire en somme un immense mandala (p. 213).

    Çà et là dans son ouvrage, l’auteur fait allusion à « la persistance à travers les siècles de la religion préhistorique » [Il serait peut-être plus exact de dire : de la Tradition primordiale]. Il explique, par des arguments qui nous semblent convaincants, l’emplacement des alignements de Carnac et le nom du golfe du Lion ; il pense que Glastonbury et Stonehenge correspondent à l’enceinte et au temple des Hyperboréens dont Diodore de Sicile nous a laissé la description. Mais on pourrait se demander si les thèses de l’auteur s’appliquent aussi en dehors du monde « polythéiste », et si Jérusalem, ce centre commun aux trois « aspects » de la tradition monothéiste, est elle aussi en rapport linéaire avec les centres religieux de la « Gentilité ». En prolongeant l’axe qui joint Jérusalem à Delphes, on arrive à Mediolanum (Saint-Benoît-sur-Loire), qui était l’omphalos des Gaules. Ainsi donc, les centres spirituels des trois grandes traditions (celtique, hellénique et judéo-chrétienne) qui sont à l’origine de la civilisation occidentale traditionnelle se trouvent sur le même axe. Une telle constatation revêt évidemment une grande importance.

    M. Richer, parmi les nombreuses conclusions que ses découvertes l’ont amené à tirer, remarque : « On est obligé de conclure que, même si les anciens ne possédaient pas de bonnes cartes, ils avaient une idée précise et exacte de la configuration des côtes et des positions respectives des caps et des îles ». Guénon (op. cit., p.160) allait beaucoup plus loin et il pensait que les Anciens « devaient connaître avec précision les véritables dimensions de la sphère terrestre ». Il mentionnait que, pour Xavier Guichard, « les connaissances possédées par les géographes de l’antiquité classique, tels que Strabon et Ptolémée, loin d’être le résultat de leurs propres découvertes, ne représentaient que les restes d’une science beaucoup plus ancienne, voire même préhistorique dont la plus grande partie était alors perdue ».

    Guichard avait aussi insisté sur les « jalons de distance » qu’on peut repérer sur les « itinéraires alésiens », où ils sont disposés à des intervalles fixes dont la mesure est en rapport avec le stade grec, le mille romain et la lieue gauloise (cf. Guénon, op. cit., p. 160). C’est là une question des plus importantes. En effet, cette régularité dans les distances, qui exprime une sorte de rythme spatial, devrait jouer dans la géographie sacrée absolument le même rôle que les rythmes temporels, exprimés par la doctrine des cycles, jouent dans l’histoire traditionnelle. La géographie sacrée, basée (comme l’astrologie et l’alchimie) sur le symbolisme, doit être comme celui-ci une « science exacte ». Il serait bien utile que des recherches suivies soient effectuées sur un tel sujet. Les recherches que Guichard avait poursuivies durant toute son existence « dans la joie, dit-il, de découvertes inattendues » ne pourraient-elles pas être confrontées avec le grand nombre de faits établis par M. Richer ? Ce dernier écrit en conclusion de son ouvrage : « Du jour où les spécialistes prendront la peine de nous lire, on verra les exemples se multiplier, et bien des textes obscurs, bien des récits légendaires deviendront relativement clairs ».

    Certains des « jalons de distance » repérés par Guichard portent encore aujourd’hui des noms tels que Millières, Myon, etc., qui évoquent l’idée de « milieu ». Il en est de même pour la Milid des Hittites et la Mediolanum des Gaulois. D’autre part, Tolède, que M. Richer rencontre sur l’un des axes principaux, fait penser à Thulé ; et ne pourrait-on pas aussi rapprocher de ce dernier mot ceux de Délos et de Delphes ? Thulé et Délos sont l’une et l’autre des « centres » et des « terres de stabilité », avec cette différence que Délos, centre d’une tradition « dérivée », fut d’abord une île errante avant d’être « stabilisée » au centre des Cyclades. Pour le dire en passant, le symbolisme de Latone qui, sur le point d’accoucher, est poursuivie par le serpent Python et doit se réfugier sur Délos où elle met au monde Diane (la lune) et Apollon (le soleil) est bien proche de celui de la Femme de l’Apocalypse « vêtue du soleil » et dressée sur la lune, qui « crie dans les douleurs de l’enfantement », met au monde un enfant mâle et, poursuivie par le « Dragon roux », doit se réfugier au désert. Dans les deux cas, il s’agit de la manifestation « dans la douleur » d’une nouvelle tradition, particulière dans le mythe grec, universelle dans le symbolisme apocalyptique. Et si l’on objectait que saint-Bernard assimile formellement la Mulier amicta sole à la Vierge Marie, il serait facile de répondre que cela ne fait que confirmer l’interprétation donnée plus haut : il est bien connu en effet que, dans la liturgie catholique, Marie est constamment identifiée avec la Sagesse éternelle.

    M. Richer annonce quatre livres en préparation, traitant de la décoration des vases grecs, de la symbolique des monuments funéraires, de l’histoire du calendrier et de la géographie sacrée du monde romain. Il se félicite que ses découvertes aient déjà attiré l’attention de nombreux chercheurs et peut-être éveillé certaines vocations. Voilà une excellente nouvelle. Car si M. Richer fait école, non seulement il nous aura révélé une Grèce plus profonde et surtout beaucoup plus « authentique » que celle qui fit l’enchantement des humanistes de la Renaissance, mais encore il aura jeté les fondements nécessaires à la « résurgence » de cette science traditionnelle « perdue » : la géographie sacrée, dont Xavier Guichard avait entrevu l’existence, mais sans oser l’appeler par son nom. Une telle résurgence ne serait-elle pas un « signe des temps », heureux et « faste » celui-là, à côté de tant de signes néfastes ? Il est dit qu’à la fin du cycle, tout ce qui avait été perdu sera retrouvé. Nous souhaitons que les « dieux géomètres » continuent à guider les recherches de M. Richer.

Denys ROMAN

 

Note introductive 2

avertissement

2008 : La Lettera G / La Lettre G, N° 9, Équinoxe d’automne *

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Vernant et Vidal-Naquet. Mythe et Tragédie en Grèce ancienne

Compte-rendu publié dans [E.T. N° 435 Janvier-février 1973]

Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et Tragédie en Grèce ancienne (François Maspéro, Paris).

Cet ouvrage, d’une grande érudition, étudie quelques-uns des thèmes favoris des tragédies grecques. Mais sa perspective n’est pas uniquement littéraire. Les auteurs entrent dans un assez grand nombre de considérations qui touchent à « la philosophie de l’histoire » du monde grec et surtout athénien. « Le genre tragique fait son apparition à la fin du VIème siècle, lorsque le langage du mythe cesse d’être en prise sur le réel politique de la cité. L’univers tragique se situe entre deux mondes et c’est cette double référence au mythe, conçu désormais comme appartenant à un temps révolu, mais encore présent dans les consciences, et aux valeurs nouvelles développées avec tant de rapidité par la cité de Pisistrate, de Clisthène, de Thémistocle, de Périclès, qui constitue une de ses originalités, et le ressort même de l’action » (p.7). Continuer la lecture