E.T. n° 298, mars 1952, pp.93-96

Lettres d’Humanité VI (1947)

Lettres d’Humanité, organe de l’association Guillaume Budé a publié dans son tome VI (1947), sous la signature de M. Pierre Grimal, de curieux renseignements sur les jardins romains. Ces jardins, que l’auteur qualifie très justement de « souvenir d’un paradis perdu » présentaient certaines particularités qui en faisaient de véritables « microcosmes ». C’est ainsi que la « maison d’or » de Néron comportait un lac central, qui était l’image de la Méditerranée, centre du monde alors connu ; le jardin d’Adrien à Tibur réunissait les symboles de tous les lieux célèbres de l’Univers (par exemple la vallée de Tempé et les enfers) ; d’autres jardins renfermaient une grotte assimilée à la caverne du mont Ida où la chèvre Amalthée avait allaité Jupiter. Certaines indications de M. Grimal intéresseront nos lecteurs : « il n’y a rien, dans le jardin romain, qui soit simplement lui-même, qui ne soit que lui-même. Tout, et jusqu’aux moindres objets, y est chargé d’un symbolisme latent. Comme tout autre art, le jardin naît d’une exigence intellectuelle, et c’est après qu’il a le loisir de charmer les sens. Il y a là comme une loi générale, sur laquelle on peut longuement méditer. Les artistes helléniques avaient prouvé qu’un paysage ne peut être vrai, non seulement que dans la mesure où il est humain, mais aussi et surtout que dans la mesure où il recèle un peu de divin. On chercherait en vain dans tout l’art hellénique, un paysage traité pour lui-même ». M. Grimal, d’autre part, signale qu’il est une autre civilisation où le jardin est aussi « une stylisation et un système du monde » : le jardin japonais, en effet, comporte un « lac de l’hôte », et une « pierre de la maîtresse de maison », un « pont de l’amitié » et la silhouette du mont Fouzi-Yama (spécification de la « montagne polaire »). De plus, le jardin romain s’est perpétué en quelque sorte dans la « villa » mérovingienne, dans le patio de la maison arabe ou espagnole, et surtout dans le cloître médiéval « qui n’est rigoureusement que le jardin péristyle d’un monastère » et que les religieux « plaçaient au centre de leur vie intérieure ». Toutes ces intéressantes considérations auraient encore pu être développées. C’est ainsi que Pline l’Ancien (XIX.19) rapproche les mots hortus (jardin) et heredium (héritage) . L’héritage aliéné par Adam n’était il pas un jardin ? Et à ce propos, M. Grimal, qui rappelle que « l’histoire de l’humanité commence par un jardin » aurait pu ajouter que l’histoire du christianisme commence aussi dans un jardin, celui où Joseph d’Arimathie et Nicodème ensevelirent le crucifié et où, trois jours plus tard, le second Adam apparaissait à Marie de Magdala (qui le prit pour un jardinier) et prononçait le célèbre Noli me Tangere qui devait tant embarrasser les exégètes. Il ne faut pas oublier non plus que les jardins de Néron furent le théâtre de la première persécution officielle contre les chrétiens, persécutions qui suivit l’incendie de Rome. Les corps des martyrs, enduits de suif, illuminaient les « fêtes mythologiques » organisées par l’empereur. Par un sinistre retournement, le « jardin des délices » de la Genèse se trouvait ainsi transformé en une image du triomphe de la contre-tradition ; et cela seul suffirait à justifier le sentiment des premiers chrétiens, qui voyaient une « préfiguration » de l’Antéchrist dans l’empereur qui brûla la Ville Éternelle. Mais, par un autre retournement, ces jardins de Néron furent aussi le berceau de la chrétienté occidentale. Jardins ensemencés par le sang des martyrs, c’est là en vérité que naquît l’Église romaine, « champ fécond en cette sorte de récolte » (Martyrologe romain, au 24 juin). Mentionnons enfin que la maçonnerie de langue anglaise, différente en cela de la Maçonnerie latine, compte parmi ses symboles plusieurs outils agricoles : la bêche dans certaines versions du 3e degré, et plusieurs des « instruments de travail » de la « Sainte Royal Arche ».

Masonic Light, nos de février, de mars et d’avril

— Dans Masonic Light de février, article sur la « déposition des chaussures ». Parmi les deux raisons qui sont données ici de ce rite, la plus intéressante est celle qui le rattache à la pratique signalée dans le livre de Ruth (IV, 7) : « Et c’était la coutume dans les anciens temps en Israël pour confirmer toute chose : un homme ôtait sa sandale et la donnait à l’autre partie ; telle était la manière d’attester toute chose en Israël ». Il faut ajouter que le rite en question évoque encore un autre souvenir biblique : celui de Moïse se déchaussant pour approcher du buisson ardent, par obéissance à l’ordre de l’Éternel : « car le sol que tu foules est une terre sainte » (Ex. III, 5). Précisons bien que la « déposition des chaussures », en même temps qu’elle est une marque d’humilité, assure un contact plus parfait avec la « terre sainte » ; et c’est pourquoi certains rites, magiques et autres, ne peuvent s’accomplir que les pieds nus. — Un autre article donne des renseignements sur le recrutement maçonnique en Hollande, pays où la sélection des candidats est particulièrement sévère, et où l’instruction des néophytes est très soignée. —
Dans ce n° et dans celui d’avril, plusieurs articles sur le lewis, symbole maçonnique important. C’est un instrument opératif qui fut employé jusqu’au début du XXe siècle pur élever les grosses pierres à une grande hauteur. Le même mot lewis désigne aussi le fils d’un Maître Maçon, auquel certaines Constitutions permettent de recevoir l’initiation avant l’âge de 21 ans. —Toujours dans le n° de février, article sur Anderson et sur les quatre premiers Grands-Maîtres de la Grande Loge des « Modernes » : Anthony Sayer, Georges Payne, Jean-Théophile Désagulier et le duc de Montagu. — Vient enfin un très long article, continué dans les nos de mars et d’avril, sur « la Franc-Maçonnerie parmi les noirs des Etats-Unis ». Nous y apprenons qu’en plus de la Prince Hall Masonry, dont la filiation « techniquement régulière » est admise — au moins théoriquement — par certaines Grandes Loges « blanches » des États-Unis, existent de nombreux autres corps maçonniques pour la race noire, sur l’origine desquels on a absolument aucun renseignement authentique. Ce fait complique évidemment beaucoup le problème de la reconnaissance de la « Maçonnerie noire », problème dont les Maçons « latins » sont parfois portés à sous estimer les difficultés.

Le n° de mars donne le compte rendu du « forum protestant français » d’une grande ville canadienne, où fut discutée la question suivante : les sociétés secrètes sont elles nuisibles au protestantisme français dans nos provinces ? Malgré la présence de membres de sociétés secrètes « non initiatiques » (telles que les Odd Fellows, les Orangistes, le Royal Arcanum, etc.), la discussion porta presque exclusivement sur la Franc-Maçonnerie. Plusieurs ecclésiastiques protestants récemment arrivés au Canada, eurent du mal, paraît-il, à se laisser convaincre que la Maçonnerie du Nouveau-Monde n’avait rien de commun avec « l’association politique et irréligieuse qu’ils avaient connue dans leur pays natal », et que « l’universalité de la Maçonnerie ne s’étend pas aux corps qui n’exigent pas de leurs membres la croyance à l’Être Suprême et à la vie future ». Nous avons tenu à reproduire les termes mêmes rapportés par notre confrère canadien, bien que nous trouvions ces termes beaucoup trop sévères et fort exagérés : mais l’excès même de cette sévérité montre éloquemment les résultats obtenus par la « politisation » de certaines Loges, si vigoureusement dénoncée du reste par Albert Lantoine, Oswald Wirth et tant d’autres maçons français clairvoyants. Les « Maçons politiciens » ont réussi, dans des esprits nullement « prévenus » à jeter le discrédit sur certaines Obédiences tout entières. Il faut souhaiter que ces Obédiences prennent conscience, avant qu’il ne soit trop tard, des dangers qu’elles courent en suivant une route qui s’écarte de plus en plus des voies traditionnelles, et qu’elles reviennent aux principes permanents qui seuls peuvent les mettre à même de « réaliser les objectifs de la Maçonnerie ». — Dans ce n° et dans les deux suivants, reproduction d’une longue et très intéressante conférence, donnée devant un cercle d’études maçonniques, sur le premier martyr de l’Angleterre, saint Alban de Vérulam (que les Old Charges présentent comme le premier Grand-Maître de la Maçonnerie anglaise), et sur saint Amphibalus et l’empereur Carausius, qui sont mêlés à son « histoire traditionnelle ». L’auteur de cette étude rectifie certaines erreurs du Dr Plot et de l’historien maçonnique Mackey, en se basant sur des sources très variées et sur des fouilles pratiquées depuis 1930 dans les ruines de l’ancienne citée de Vérulam (comté de Hertford), fouilles qui ont mis à jour notamment les vestiges d’un temple triangulaire et divers instruments du culte mithriaque. Il rappelle à ce propos la faveur dont les mystères de Mithra étaient l’objet dans les armées romaines, et pense que ces mystères ont pu influer dans une certaine mesure sur les rites pratiqués par les collèges de constructeurs dont toutes les légions étaient accompagnées. Quoi qu’il en soit de cette dernière hypothèse, il est intéressant de constater que la Maçonnerie, dès cette époque reculée, était en contact avec les initiations « guerrières » (cf. Aperçus sur l’initiation, p. 257) ; et ce fait explique tout naturellement la présence dans le vocabulaire de l’Ordre de nombreux termes militaires ; nous pensons surtout ici au « bruit des armes » et à plusieurs autres expressions qui semblent avoir trouver leur dernier refuge dans les rites de la « Loge de table » (festive board). Rappelons en passant que saint Alban était officier de Dioclétien, et que Vérulam était une ville fortifiée ; conquise par les Saxons lors de l’invasion de la Grande-Bretagne, elle passe pour avoir été reprise par le roi Arthur après un siège de 7 ans. En terminant cette remarquable étude, l’auteur écrit : « les Old charges, malgré les confusions de nom, de lieux et de dates qu’on y rencontre, ne sont pas un amas de matériaux sans valeur comme certains le pensent… J’ai tenté de montrer et j’espère y être parvenu dans une certaine mesure, que ces deux saints (Alban et Amphibalus) ont été des personnages réels et vivants, et non pas la création d’imaginations fantastiques, comme plusieurs auteurs maçonniques l’ont soutenu ».

Dans le N° d’avril, article sur le tablier maçonnique. La remise de cet insigne est entourée dans la Maçonnerie anglaise d’une grande solennité, et porte le nom d’investiture. Ce tablier est dit « plus ancien que la Toison d’Or et que l’Aigle romain, plus honorable que l’Ordre de la Jarretière ». La forme anglaise conserve les vestiges de la forme primitive, où cet attribut était tenu par deux cordes faisant chacune le tour de la poitrine. — Signalons aussi un court article sur les « Loges de recherche », dont la plus célèbre est la Loge Quatuor Coronati ; et l’article d’un rabbin sur le symbolisme maçonnique, où nous relevons ces lignes : « l’histoire d’Israël, ses péripéties et ses biographies, sont précieuses non seulement à cause de leur valeur historique, mais surtout à cause de leur signification symbolique ». — Enfin une note succincte nous apprend l’existence au Canada de langue française d’un certain « Ordre de Jacques Cartier », qui aurait plagié les rites maçonniques dans ses cérémonies de réception.

Denys Roman.