LE RITUEL EN MAÇONNERIE

Aperçus sur quelques aspects de la pratique rituelle maçonnique

Juin 2015

 [Le présent texte est la reprise remaniée et mise à jour de celui qui a paru en 2003 dans le numéro 91 (mars-avril-mai) de la revue « Vers la Tradition » sous le titre de « Questions de rituel».]

Les réflexions suivantes feront quelquefois appel à des locutions appartenant en propre au langage maçonnique et dont certaines remontent sans doute fort loin dans le temps ; nous les maintenons par souci d’authenticité et nous en donnerons le sens lorsqu’il y aura un risque de confusion avec la signification qui leur a été attribuée dans le monde profane. Les usages rapportés ici sont familiers à tout Maçon qui « connaît bien l’Art » ; leur aspect technique n’a pu être éludé, mais il devrait être de nature à faciliter la compréhension du lecteur qui a quelque affinité avec l’Art de la Construction universelle. Enfin, pour ceux qui pourraient être surpris ou choqués par les informations d’ordre rituélique dont nous faisons état publiquement, nous rappellerons que : « les véritables mystères se défendent d’eux-mêmes contre toute curiosité profane, leur nature même les garantit contre toute atteinte de la sottise humaine non moins que des puissances d’illusion […] » (R. Guénon, Orient et Occident, 2e partie, ch. III : « Constitution et rôle de l’élite », p. 173). Nous n’ignorons pas que tout ce qui a été « révélé » jusqu’à ce jour et surtout ces dernières décennies, volontairement ou involontairement, sur la nature initiatique de la Maçonnerie ne lui a jamais sérieusement porté préjudice. Ce n’est pas tant « ce qui sort » de la Maçonnerie qui doit être redouté, mais plutôt ce que l’esprit profane s’efforce d’y faire entrer par les fissures de ce qui devrait en être la « couverture », et qui, depuis bientôt trois siècles, présente de sérieuses brèches.

Nous formulons le regret de ne pas aborder, dans la présente étude, certains aspects cosmologiques rituels de la Maîtrise maçonnique et de la fonction éminente de Maître de Loge ; le lecteur intéressé trouvera, épars dans les ouvrages de René Guénon et de Denys Roman, de nombreux passages se rapportant à ces sujets et ce qui leur est connexe. Les réflexions de ces auteurs se réfèrent toujours aux principes métaphysiques et à la cosmologie sacrée.

 

 I- Les conditions de la régularité et de la validité initiatiques

 En Maçonnerie, le rituel est capital car il détermine la démarche du Maçon dans son ensemble. C’est lui en effet qui donne la référence, fixe le but et définit les modalités de la méthode. D’origine « non humaine », il est communiqué par transmission ininterrompue from time immemorial, ce qui lui confère une autorité incitant à respecter son langage symbolique ; ce langage, qui traduit l’art de bâtir, conduit1 l’être qui a reçu l’influence spirituelle transmise par le rite d’initiation à prendre conscience de lui-même (« Connais-toi toi-même »).

Adjuvants essentiels pour cette « transformation » de l’initié en « Pierre vivante », et « véritables instruments de la mesure » (R. Guénon, La Grande Triade, ch. VIII : « Nombres célestes et nombres terrestres », p. 80, note 1), les « outils », qui sont partie intégrante du rituel en tant que symboles, sont indispensables à cette mise en œuvre de tous les instants2. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de « tenue » maçonnique3 sans une pratique rituelle, si abrégée qu’elle puisse être dans certains cas4, car son absence laisserait le Maçon sans orientation dans la Voie.

 On a parfois comparé le rituel maçonnique à la liturgie religieuse et sa mise en œuvre à une cérémonie ; bien souvent, en effet, ce terme de « cérémonie » est utilisé pour désigner l’exécution rituelle en Loge. Cette expression est fautive et entretient une confusion entre le domaine religieux et le domaine initiatique, lequel est, comme R. Guénon le précisait, d’une autre nature tout en n’étant aucunement incompatible avec celui-là.

 Le rituel est constitué d’un ensemble de « formules » déterminant une « gestuelle » : ce sont autant de symboles liés à la cosmologie sacrée et à l’Art de la Construction en pierre (le Métier) en raison de la correspondance et de la solidarité – dit R. Guénon – qui les relie entre eux ; ceci dans le but de conduire l’être qui s’y conforme à l’assimilation de cette science traditionnelle qu’est l’Art Royal. L’exécution verbale et gestuelle du rituel est confiée aux officiers d’une Loge dans le respect de l’encadrement « spatial » cosmologique et cyclique ; cette disposition est la transposition parfaite de la correspondance effective existant entre l’ordre cosmique et l’ordre humain. Quant au symbolisme, il est le langage universel qui favorise et permet l’appréhension directe du contenu doctrinal qu’il véhicule ; il mène à l’affranchissement progressif de la modalité discursive et mentale, celle-ci étant in fine un obstacle à l’assimilation de la Connaissance. Tout ceci doit être « animé » par une Loge « juste et parfaite » (cf. infra note 11), sans quoi ce ne serait que lettre morte et vain simulacre.

 Du fait de sa nature initiatique, le rituel ne peut être pratiqué qu’à « couvert », c’est-à-dire dans un lieu clos et isolé rituellement, protégé du monde extérieur et de son « ambiance » (au sens alchimique du terme) ; dans ces conditions, il est dit qu’il « ne pleut pas sur le Temple »5. Mis en œuvre dans la régularité initiatique6, le rituel comprend obligatoirement une ouverture des Travaux de la Loge qui a pour but de qualifier le lieu et l’instant, et de créer les conditions permettant de « rassembler ce qui est épars »7 par une invocation au Grand Architecte de l’Univers (c’est du moins ce qui devrait être fait dans tous les cas pour que la finalité du travail initiatique soit en conformité avec son Principe Unique ; nous reviendrons par la suite sur ce point). Ensuite, une clôture de ces mêmes Travaux renvoie dans le monde profane les « ouvriers qui ont reçu leur salaire »8, le monde profane étant ce champ temporel où le « Devoir » du Maître Maçon consiste, en principe et dans certaines conditions, à « répandre la Lumière »9. Ces deux séquences constituent la réalisation formelle (« temporelle » et spatiale) du travail rituel qui comprend également les rituels de réception proprement dits : rituels d’initiation, de passage (au grade de Compagnon) et d’élévation (à la Maîtrise), ainsi que d’« exaltation » (à l’Arche Royale), qui sont toujours « encadrés » par l’ouverture et la clôture des Travaux, variables selon les degrés concernés.10.

 Dans la Loge « régulièrement ouverte et constituée » qui est, selon la formule usitée, « juste et parfaite »11, le temps est symboliquement « changé en espace » (Cf. R. Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des temps, nrf Gallimard, Collection idées, ch. XXIII : « Le temps changé en espace », p. 220.)12. La Loge peut alors être comparée à un Temple achevé, mais aussi et à la fois en perpétuelle édification et sans qu’il y ait la moindre contradiction ou opposition : le travail rituel consiste à établir par adéquation un rapprochement entre ces deux « réalités ». Il s’agit là des deux domaines inséparables que sont le macrocosmique et le microcosmique. C’est pourquoi tout travail en Loge a pour but ultime de « rassembler ce qui est épars » afin que l’édifice en construction s’identifie « dans l’éternel présent » à son modèle cosmique.

 

 II- La Réalisation « opérative » de l’Unité par le travail collectif.

Il convient maintenant de considérer un aspect de la participation maçonnique sans laquelle les travaux en Loge ne peuvent répondre complètement13 à leur finalité : il s’agit du travail collectif. Celui-ci, bien que le but assigné soit le même que celui recherché à l’aide d’un Maître spirituel ou « Guru humain » (cf. R. Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, Guru »), comprend des modalités d’application fort différentes ; en fait, en Maçonnerie il n’y a pas d’enseignement de Maître spirituel à disciple, sinon dans des cas et des circonstances exceptionnelles se rapprochant de cette configuration fondamentale. Il revient donc au travail collectif rapporté à son modèle cosmique et mis en œuvre selon la méthode spécifique à l’art de bâtir, d’assurer cette fonction particulière ; l’enseignement véhiculé et transmis par le rituel et l’appui des Maîtres Maçons qui ont une pleine possession de l’Art Royal, concourent à cette participation collective.

 Mais cet ensemble serait inopérant sans la présence de l’influence spirituelle que la mise en œuvre des rites manifeste pourvu qu’ils soient exécutés conformément à l’ordre, ce que nous allons aborder maintenant.

 Cet aspect touche, non plus à la question de la validité de la transmission initiatique qui est considérée comme acquise par le respect des conditions évoquées ci-dessus, mais est en relation directe avec l’opérativité qui émane du travail collectif : celle-ci doit procéder de la conformité la plus juste au « plan du Grand Architecte de l’Univers » auquel se réfèrent les Maçons travaillant régulièrement14 ; « c’est une émanation directe de celui-ci qui constitue proprement la “présence” inspirant et guidant le travail initiatique collectif […] » (R. Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle15 et de leur incidence négative sur l’activité humaine dans tous les domaines où elle s’exerce. C’est d’ailleurs à cette condition que « ce qui est épars » peut être effectivement « rassemblé » en une Loge digne de ce nom, permettant au Maçon ainsi intégré de dépasser son individualité en se fondant en adéquation de tout son être dans l’orientation commune. Sans cette « orientation » collective qui converge vers un but unique, dans l’espace qualifié qu’est la Loge, il ne se constitue qu’un amalgame de volontés individuelles livrées à des intentions et préoccupations pour la plupart d’entre elles forcément divergentes.

De fait, la démarche maçonnique ne prend de sens et ne se légitime que dans son rapport et sa participation à la « Volonté du Ciel » – celle-ci émanant du Grand Architecte – qui se manifeste dans la constitution de la Loge et se traduit à la fois dans la forme et le fond du rituel. C’est pourquoi ce dernier ne peut être modifié dans l’essentiel de ce qu’il véhicule sous peine de n’être plus qu’une « construction » humaine au but dérisoire, si bien agencée soit-elle.

 C’est aussi la raison pour laquelle le travail collectif mis en œuvre selon l’ordre défini ci-dessus dans ses grandes lignes, crée la véritable fraternité déjà formée de facto entre les membres lors de l’initiation, la réception de l’influence spirituelle assurant une communauté fraternelle de principe. La fraternité vraie et réalisée est donc une résultante de ce travail de « rassemblement de ce qui est épars », comme, analogiquement, l’attribut de « Beauté » du troisième Pilier qui « soutient » la Loge résulte, dans sa manifestation, des attributs conjoints des deux autres que sont la « Sagesse » et la « Force ».

 L’autorité « génératrice » et « directrice » du premier Pilier16 représente la « Sagesse », selon la formule rituelle prononcée par le Maître de Loge lors de l’ouverture des Travaux : « Que la Sagesse préside à la construction de notre édifice », c’est-à-dire à la construction à la fois du « Temple extérieur », et de celui du Maçon, ou « Temple intérieur » ; la « Force », attribut représenté par le deuxième Pilier, y est nécessairement associée pour rendre possible sa manifestation ou sa mise en œuvre17. C’est ainsi que le travail rituel de « rassemblement » des trois attributs du Grand Architecte et des « Vertus » qu’ils dispensent, pourra mener l’être à la possession pleine et entière de la Maîtrise maçonnique, aboutissement des « petits mystères » et « retour » à la perfection originelle.

 A cet égard, est associée à la « présence » des trois Piliers l’exécution d’un rite central habituellement appelé « chaîne d’union ». Ce rite a un rapport symbolique étroit avec le cable-tow des « Maçons des anciens jours » ; il consiste à adresser un « appel » à la divinité selon diverses modalités dont une gestuelle et une invocation, l’ensemble participant de la « science du rythme ». Ce rite se réalise en un lieu de la Loge où se situe l’« axe » qui relie la Terre au Ciel (axe parfois matérialisé par un « fil à plomb »), car « le Ciel et la Terre ne peuvent effectivement s’unir que par le centre » (R. Guénon, La Grande Triade, ch. VIII : « Nombres célestes et nombres terrestres », p. 78)18. On a parfois substitué à cet « appel » une prière ou une réflexion morale, voire une « annonce » à caractère plus individuel, mais ce ne sont là que des expressions sans contenu initiatique.

La formulation la plus juste du Métier, sa méthode et son but réunis, est sans doute le « rassemblement de ce qui est épars » en un ensemble parfaitement ordonné. Ce travail de rassemblement par l’application du « Niveau », d’édification selon le « Fil à plomb » et de rectification par l’« Équerre », n’est autre que la réalisation du Grand Œuvre et de l’Unité parfaite dans leur application microcosmique. C’est ainsi que les « Pierres vivantes » qui s’assujettissent en intention et en fait à la « pierre angulaire »19 concourent, dans leur multiplicité indéfinie, à l’édification d’un lieu unique et stable que « la Beauté orne ».

Si l’on considère cette opération du point de vue macrocosmique dans son application temporelle, il s’agit de la  réalisation du « Saint-Empire ». Ce passage de la puissance à l’acte est devenu « idéal » en l’attente des temps qui, après l’« heure de la puissance des ténèbres », ne permettront plus l’exercice de la volonté humaine mais seront livrés à l’ultime Miséricorde seule à même, dans la Toute-Puissance en laquelle elle s’identifie, de rétablir « toutes choses nouvelles ». Néanmoins, il appartient toujours à chacun de réaliser le « Saint-Empire » en lui-même, prérogative insigne de la Voie initiatique des Mystères premiers.

 III – Le danger des innovations en matière rituélique20

Il peut être utile de faire état d’une pratique préjudiciable à la démarche maçonnique : il s’agit des innovations que leurs promoteurs estiment indispensable d’introduire dans les rituels et les usages, ce qui aboutit, dans les cas extrêmes, à les dénaturer. Il faut souligner la manie persistante qui consiste à « réviser » les rituels sous le prétexte fallacieux de les adapter à la mentalité du moment21. L’Ecossisme, c’est-à-dire le Rite Ecossais Ancien et Accepté dans son ensemble – auquel R. Guénon accordait, pour plusieurs raisons, un intérêt certain – a toujours été une cible privilégiée pour ces « révisionnistes » à l’esprit débordant d’imagination et rempli de bonnes intentions22, dont le zèle ne semble jamais s’être ralenti et qui ont exercé, et exercent encore, leur talent aussi bien sur les grades symboliques que sur les hauts grades du Rite23.

 Pour aborder le danger de ces innovations, nous citerons deux exemples qui sont pour nous représentatifs de procédés aboutissant à altérer un rituel dans ce qu’il a d’essentiel, et sont particulièrement significatifs autant par les motifs qui les ont provoqués que par le préjudice qu’ils portent à certaines composantes de la Maçonnerie.

 Le premier exemple concerne la substitution illégitime opérée par J.-B. Willermoz dans le Rite qu’il venait de fonder, du mot « Phaleg » au « mot de passe »24 « Tubal.. » de caractère universel, obéissant en cela aux suggestions de I’« Agent inconnu » qui se révéla être la chanoinesse de Remiremont ; celle-ci, dans son délire « mystique », prétendait opérer « la réforme de toutes les sociétés maçonniques et de toutes les religions humaines »… Malheureusement, l’altération du rituel du Rite concerné (Régime Rectifié) fut maintenue, et, aujourd’hui encore, cette innovation demeure tristement exemplaire des dégâts que les interventions exotériques peuvent provoquer dans le domaine initiatique auquel elles sont, par nature, totalement étrangères25.

Le deuxième exemple consiste en la suppression, par la hiérarchie de la Grande Loge Unie d’Angleterre, du mot sacré de l’Arche Royale, ce « suprême degré » dont on a pu dire qu’il est « le cœur et la moelle de la Franc-Maçonnerie », et dont R. Guénon affirmait qu’il est, sous beaucoup de rapports, le nec plus ultra de l’initiation maçonnique26 ; c’est dire que la « cible présentait un intérêt privilégié pour les « forces obscures ». Celles-ci eurent d’ailleurs une « complicité » dans les autorités exotériques officielles du pays qui se rallièrent à la mouvance fondamentaliste à l’origine de cette ingérence pour faire pression sur ladite Grande Loge qui finit par céder aux menaces. C’est vraiment là qu’il y a lieu de dire à la suite de R. Guénon : « moins l’exotérisme s’occupe de l’ésotérisme, mieux cela vaut ». Mais encore faudrait-il que les organisations initiatiques, et plus précisément ceux qui ont quelques responsabilités en leur sein, ne favorisent pas ce genre d’intrusion en se plaçant sur le terrain des concessions à la mentalité moderne.

Dans le cas de la Grande Loge Unie d’Angleterre, une telle « perméabilité » aux influences extérieures s’explique en partie par la présence, parmi les dignitaires de cette obédience, d’éminents ecclésiastiques de l’Eglise anglicane ainsi que de personnalités de la famille royale. Fort heureusement, aucune branche maçonnique ne semble avoir suivi cet « exemple » déplorable, si bien qu’aujourd’hui la Loge « mère » de toute la Maçonnerie, « régulière » ou non, qui pratique le Rite en question, est la seule, à notre connaissance, à s’être amputée de l’essence même du degré initiatique « dont l’origine opérative directe ne puisse soulever aucun doute »27, et dans lequel se manifeste, au-delà des apparences, et par son « mot sacré », l’universalité du Principe qui l’anime.

 Dès lors que l’origine « non humaine » du rituel est reconnue, les innovations ne peuvent être considérées que comme illégitimes et dangereuses ; elles sont inadmissibles pour une démarche maçonnique authentique. Tout ajout ou retrait qui procèdent de l’esprit profane formé par les conditionnements mentaux et suggestions collectives, doivent être écartés28. Seules des adaptations relatives aux temps et aux lieux sont acceptables à condition de respecter l’essentiel du dépôt véhiculé par le rituel en toutes ses parties29.

 La « Volonté du Ciel » dont le reflet doit se retrouver dans chaque composante « conductrice » du rituel, ne peut s’accommoder, redisons-le, de la présence d’éléments de caractère individuel qui briseraient cette cohérence et cette harmonie non faite de « main d’homme » ; l’introduction d’éléments étrangers à l’orientation initiale favorise les déviations mentales propres à maintenir l’être dans les limites de l’individualité, ce qui va à rebours de la finalité initiatique. C’est pourquoi, pour être à même d’atteindre son but, qui est d’orienter l’être et lui permettre de passer de l’initiation virtuelle à l’initiation effective, tout rituel initiatique doit être préservé dans son essence d’origine « non humaine ».

 Lorsque René Guénon, dans Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, évoquait le danger des infiltrations d’ordre psychique inférieur, ses avertissements concernaient particulièrement les organisations traditionnelles subsistant en Occident et notamment la Maçonnerie qui est aujourd’hui, peut-être encore plus qu’hier, la cible privilégiée des forces obscures. Il ne saurait y avoir de doutes sur ces mises en garde ; elles s’adressent encore aujourd’hui aux Maçons qui ont conscience de l’importance des dépôts que l’Ordre maçonnique a recueillis en son sein et dont il convient de perpétuer la transmission afin que la chaîne de l’initiation occidentale ne soit pas rompue et qu’elle concoure, à la place qui lui est assignée, à l’édification du monde futur.

André BACHELET

  1. Les moyens dont dispose l’être par l’usage de la raison ne lui permettent pas de se « transformer » par lui-même ; le psychologisme sous toutes ses formes, tant prisé aujourd’hui, explore la partie contingente de la modalité individuelle. D’ailleurs, en toute rigueur, il s’agit d’un dévoilement, d’une prise de conscience de ce que l’être possède en lui-même mais dont il ignore la « réalité » par suite de sa descente dans le monde manifesté. Pour Platon, la connaissance est une anamnèse ou « réminiscence » (cf. R. Guénon, Mélanges, 1re partie, ch. VI : « Connais-toi toi-même », nrf Gallimard, Les Essais, p. 54).
  2. La Maçonnerie étant dite « spéculative » depuis le XVIIIe siècle, l’usage méthodique des outils ne s’effectue plus qu’en mode symbolique. Bien qu’ils ne soient plus utilisés pour la taille proprement dite de la pierre, ils conservent néanmoins leur fonction de guides recteurs, fonction inhérente à l’usage auquel ils sont destinés. L’état de fait « spéculatif » est sans doute un amoindrissement, mais il n’est pas une déviation qui ôterait ipso facto à la Maçonnerie toute possibilité « opérative » effective, la pratique manuelle du Métier n’étant pas strictement indispensable pour la réalisation spirituelle.
  3. Une « tenue » est une assemblée de Maçons réunis pour former une Loge dite « symbolique », c’est-à-dire travaillant aux trois premiers degrés ou grades ; à cet effet, ils mettent en pratique un rituel ayant pour but d’actualiser (animer convient mieux pour désigner cette opération) les symboles véhiculés par des rites initiatiques basés sur l’art de bâtir ; ces rites sont des symboles « mis en action » ou « agis », et comportent de ce fait les aspects complémentaires de doctrine et de méthode qui doivent toujours être associés. C’est l’exécution du rituel (dont le complément indispensable est la méditation sur les symboles) qui permet cette « animation » et favorise l’éclosion de ce que R. Guénon appelle l’« intuition intellectuelle », pour aboutir à une intégration immédiate.
  4. Un strict minimum d’éléments rituels peut être exécuté dans certaines circonstances exceptionnelles de temps ou de lieux sans que cela remette en cause la validité du rite.
  5. Sur une des significations de cette expression et de sa raison d’être, cf. notre article : « Le Tuileur, une fonction maçonnique oubliée ? », paru dans « Vers la Tradition » n° 86 de Décembre 2001-Janvier-Février 2002, p. 31. A propos des infiltrations de la mentalité moderne dans le milieu initiatique, rappelons, par exemple, l’abandon quasi généralisé de l’office du Tuileur qui provient, pour beaucoup, de l’incompréhension de la raison d’être de sa fonction. Ainsi, un certain Suprême Conseil français affirmait récemment que l’office de Tuileur est étranger au Rite Ecossais Ancien et Accepté alors que le caractère universel de cette fonction la rend compatible avec tout Rite maçonnique régulier, sans exception. L’abandon progressif du « tuilage » au Parvis du Temple est significatif.
  6. Cette précision n’est pas inutile car la régularité initiatique sus-indiquée est souvent confondue avec la régularité « territoriale » ou de « légitimité », de conception juridique, accordée par la Grande Loge Unie d’Angleterre en fonction du respect des Landmarks fondamentaux de la Maçonnerie et notamment de la référence au Grand Architecte de l’Univers. La régularité initiatique, quant à elle, est déterminée par le respect des règles « techniques » qui assurent l’exécution des rites de façon à permettre leur validité.
  7. Il s’agit là de l’application du solve et coagula hermétique ; l’ouverture correspond à la phase de « coagulation » alors que la clôture en est la « solution ». Cette particularité se retrouve dans l’exécution de tous les rites. L’ouverture comprenait autrefois dans certains rituels la formule suivante dont la connotation eschatologique a été mise en valeur par Denys Roman : « Où se tient la Loge de saint Jean ? Sur la plus haute des montagnes et dans la plus profonde des vallées, qui est la vallée de Josaphat, et en tout lieu secret et silencieux où l’on ne peut entendre chien aboyer ni coq chanter ».
  8. Le « salaire » est le bénéfice d’ordre psychique et spirituel tiré de la pratique du rituel, mais il ne doit pas être recherché ; il est obtenu nécessairement par l’usage de la raison pour ce qui est d’une approche préalable de l’« enseignement » doctrinal transmis par le moyen du symbole ; ensuite ou simultanément, selon les qualifications de chacun, l’influence véhiculée par les rites permet une appréhension directe affranchie de l’opération mentale (cf. la fin de la note 3). La pratique rituelle ne doit en aucun cas être passive (ce n’est pas un spectacle, pas plus qu’un « jeu de rôles » ou, dans un certain cas, un « psychodrame » comme on l’entend affirmer parfois, sauf, pour ce dernier cas, à assimiler la collectivité à une assemblée de « psychopathes » !). Le rituel, conçu en conformité avec le « plan du Grand Architecte » est une architecture et une géométrie intemporelles, certes, mais toujours actuelles dans une permanente mise en œuvre ; il comprend des éléments symboliques et des Mots sacrés qui véhiculent une influence spirituelle agissante.
  9. Il peut paraître extravagant de faire état de la « Lumière qui n’est pas de ce monde » que le Maître Maçon a pour Devoir – en principe – de « répandre » dans le monde profane selon le degré de connaissance qu’il possède.
  10. Le « temps » sacré est maintenu entre ces deux séquences excepté si le Maître de la Loge suspend rituellement les Travaux, ce qui ramène les membres présents dans le domaine profane et signifie que tout ce qui est dès lors effectué est nul et non avenu initiatiquement et ne peut qu’être assimilé à l’activité d’une assemblée quelconque.
  11. Pour qu’une Loge soit « juste et parfaite » dans sa constitution ainsi que pour la validité de la transmission initiatique, il est nécessaire qu’elle soit composée de 7 membres au moins (cf. R. Guénon, Symboles fondamentaux de la Science Sacrée – devenus Symboles de la Science sacrée-, ch. XXIV : « Le Sanglier et l’Ourse », p. 180, note 2). Ceci trouve son origine dans la référence primordiale dispensatrice de la « Lumière » évoquée à la note 9, cette « norme » primordiale qui dispense toujours son influence spirituelle ; c’est un rappel à la tradition « hyperboréenne » (la Tradition primordiale) dont le symbole s’inscrit dans la voûte céleste sous la forme de la constellation Polaire. Guénon y fait une discrète allusion par un rapprochement avec le fait qu’elle « est la demeure symbolique des sept Rishisop. cit., ibid. p. 180). À cet égard, sur le Tableau de Loge, qui rassemble les symboles relatifs à l’Art de la construction en relation avec la cosmologie sacrée et doivent toujours être « tracés » à l’ouverture des Travaux, les 7 étoiles sont placées autour d’un des substituts de la Polaire qu’est l’astre de la nuit, cela en raison, en partie, de la prééminence de la nuit sur le jour.
  12. Cette relation espace-temps n’a, pour l’initié, aucun rapport avec les théories « mécanistes » du philosophe Bergson. Pour le Maçon intégré de tout son être dans le travail collectif : « (…) la succession temporelle (…) n’est elle-même qu’un mode d’expression symbolique » (R. Guénon, L’Esotérisme de Dante, ch. VIII : « Les cycles cosmiques », p. 65). Certains symboles « immobiles » de la Loge illustrent cette situation particulière et en favorisent l’appréhension.
  13. Il faut retenir le cas d’individualités qui peuvent réaliser l’Unité en raison de leurs qualifications, mais ce sont des cas exceptionnels que nous ne mentionnons que pour mémoire.
  14. Il s’agit, pour le Maçon, de se mettre en « adéquation » avec son rituel de la manière la plus parfaite possible. L’inverse, qui consisterait à adapter le rituel à la mentalité générale, créerait une situation purement individualiste. La suppression de la formule « A la gloire du Grand Architecte de l’Univers » par le Grand Orient de France est un événement sur lequel il est inutile de revenir ; mais, contrairement à ce que certains pensent encore, cette suppression n’invalide pas la transmission de l’influence spirituelle communiquée lors de l’initiation d’un candidat ; pas plus d’ailleurs que l’absence de la Bible – ou de tout Livre sacré d’une autre tradition – sur l’« Autel des Serments » ou le « plateau » du Vénérable. S’il en était ainsi, tous ceux – et ils sont fort nombreux dans les obédiences maçonniques, même considérées comme « régulières », et pas uniquement sur le continent – qui furent initiés dans ces conditions, ne seraient que des « profanes » au sens technique du terme. Mais, si la présence d’un texte révélé et la formule d’invocation ne sont pas indispensables pour garantir la validité de l’initiation, leur absence lors des Travaux maçonniques n’en constitue pas moins une anomalie qui n’est pas sans conséquences de divers ordres. Inversement, la présence d’un Livre sacré n’est pas suffisante pour garantir formellement la régularité initiatique, celle-ci dépendant d’autres critères.
  15. La nature du travail effectué sur ce qui relève de l’influence du milieu comme les conditionnements mentaux demande à être précisée pour éviter toute équivoque. C’est un travail de « rectification » proposé au candidat à l’initiation par l’acrostiche « V.I.T.R.I.O.L. » ou « V.I.T.R.I.O.L.U.M. » dès son introduction dans le « Cabinet de réflexion » ; le langage maçonnique assimile cette opération au « dégrossissage de la pierre brute » (pierre qui n’est pas difforme mais informe), et qui doit être entrepris de manière active par l’Apprenti Maçon au début de sa démarche. Cette opération consiste à éliminer toutes les « aspérités » (de caractère individuel) qui font obstacle à l’appréhension et à la mise en œuvre « juste et parfaite » de l’Art Royal. Ce travail est également assimilé à l’« abandon des métaux », pratique souvent longue et difficile (en alchimie, on dit que « l’Art est long et la vie brève ») et dont le travail collectif peut garantir la bonne exécution ; cette « discipline » est indispensable car elle prépare « la concentration et l’unification de tous les éléments de l’être dans le travail intérieur nécessaire pour que s’opère la descente de l’influence spirituelle au centre de cet être » (Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XXIII, p. 184, note 1), assurant ainsi le passage de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Cet aspect de la méthode maçonnique basé sur le langage universel qu’est le symbolisme ne peut évidemment pas être confondu avec de quelconques méthodes psychiques aliénantes et destructrices quelles qu’elles soient.
  16. Toute Loge comporte en son centre (ou à un autre emplacement, ce qui n’affecte pas sa signification essentielle) trois grands Piliers (indépendants des deux Colonnes du Temple) ; ce sont les trois Piliers « qui soutiennent la Loge ». Ils représentent les attributs du Grand Architecte relatifs à l’Art de la construction : Sagesse, Force et Beauté, sur lesquels se fonde le travail maçonnique en Loge dans toutes ses modalités (les instruments du Métier étant utilisés « opérativement » pour sa mise en œuvre selon la « mesure »). Leur manifestation « visible » s’effectue rituellement dans l’ordre hiérarchique (qualitatif) lors de l’ouverture des Travaux d’une Loge alors qu’elle se voile à la clôture. Ainsi, le Maçon à tout grade a constamment le rappel des trois principaux attributs du Grand Architecte sous l’influence desquels il pourra procéder à l’édification de son Temple intérieur.
  17. L’usage de l’attribut de « Force » lorsqu’il n’est pas subordonné à la « Sagesse » constitue une approche déviante ; c’est sans doute la plus répandue de toutes, bien qu’à des degrés divers, et à ce titre on peut l’assimiler aux « métaux » parmi les plus pernicieux du fait de son caractère individualiste. C’est aussi un comportement de révolte (volontaire ou non) souvent généré par une volonté de puissance ; il peut être psychiquement exacerbé par une pratique rituelle conçue dans une perspective « héroïque » exclusive (c’est la raison d’être de certaines innovations rituelles). Ce rejet du « plan du Grand Architecte » maintient la démarche dans le domaine de l’individualité, ce qui remet radicalement en cause la finalité de l’initiation. C’est un mal sur lequel le Maçon doit exercer sa vigilance en prenant la « mesure » de ce que représente l’attribut de Sagesse duquel la Force tire toute sa légitimité et sa réalité.
  18. « La moindre chose accomplie en conformité harmonique avec l’ordre des principes porte virtuellement en soi des possibilités dont l’expansion est capable de déterminer les plus prodigieuses conséquences, et cela dans tous les domaines, à mesure que ses répercussions s’y étendent selon leur répartition hiérarchique et par voie de progression indéfinie » (Orient et Occident, 2e partie, ch. III : « Constitution et rôle de l’élite », p. 185). Dans la note qui suit, R. Guénon précise qu’il fait allusion là à la « théorie du geste » (basée sur la science du rythme) et qu’il convient de donner au terme « progression » un sens qui ne soit pas en rapport avec le domaine de la quantité et de l’évolution.
  19. Il s’agit de la keystone. Selon une formule de la Maçonnerie opérative (et biblique), elle est « la pierre que ceux qui bâtissaient avaient rejetée » lorsque certains d’entre eux n’avaient pas accès à la pratique de l‘Arch Masonry, mais l’aspect macrocosmique est également à prendre en considération. La « pierre angulaire » représente le couronnement de l’édifice, l’achèvement de l’œuvre et, par analogie, l’état de perfection de celui qui possède, pour le moins, la Maîtrise maçonnique, effective ou non. Elle est la « clef de voûte », symbole et synthèse parfaite de l’archétype divin et Christ pour les chrétiens (cf. Symboles fondamentaux, op. cit., ch. XLIII : « La “pierre angulaire” »).
  20. A ce propos, cf. Denys Roman, Réflexions d’un chrétien sur la Franc­-Maçonnerie – L’Arche vivante des Symboles, Editions Traditionnelles, 1995, ch. XV : « Willermoz, ou les dangers des innovations en matière maçonnique ».
  21. Il y a parfois des révisions légitimes qui consistent à corriger des adjonctions ou suppressions plus ou moins autorisées qui furent pratiquées à différentes périodes et transforment le caractère premier du rituel en introduisant une composante étrangère à son esprit : rationaliste, morale, psychanalytique ou autre ; dans cet ordre d’idée, relevons la dénaturation du corpus légendaire de l’Ordre, qui a consisté à lui substituer une chronologie historique plus conforme aux idéaux et préjugés modernes. Ces innovations sont de véritables infiltrations profanatrices.
  22. L’histoire a retenu les noms et la production littéraire des « personnalités » qui se sont illustrées avec un inégal bonheur dans la réécriture des rituels : J.-M. Ragon en France, Albert Pike aux Etats-Unis, le comte Goblet d’Alviella en Belgique.
  23. C’est par commodité que l’on parle généralement de « grades » maçonniques, mais, dans ce Rite, on utilise le terme de « degrés ».
  24. L’expression « mot de passe », dans sa signification initiatique, est liée aux « modes de reconnaissance » indispensables pour le « passage » d’un espace profane à un lieu sacré, mais également d’un degré à un autre, cela dans une perspective hiérarchique définie par l’Axe vertical reliant la Terre au Ciel.
  25. Cf. note 20.
  26. R. Guénon, Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome II, « Parole perdue et mots substitués », p. 44.
  27. Ibid., pp. 42 et 48.
  28. Ces résidus mentaux, innés ou acquis, sont assimilés en Maçonnerie aux « métaux ». Leur élimination est indispensable dans toute démarche spirituelle et à plus forte raison initiatique. Ce renoncement trouve sa première application dans un rite appelé « dépouillement des métaux » qui s’opère toujours avant les épreuves initiatiques ; en réalité, l’initié doit s’appliquer en permanence à ce « dépouillement » des scories qui encombrent le mental et font obstacle à la réalisation de l’Unité. Une restitution rituelle des métaux s’impose ultérieurement, qui prend en compte leur transmutation opérée par les rites initiatiques.
  29. C’est le rôle des « Commissions des rituels » qui devraient être composées de Maçons d’esprit traditionnel et qualifiés dans ce domaine. Les derniers résultats en date en ce qui concerne un rituel Écossais nommé « Hiram » contredisent, hélas, ce souhait.