Sur une « correspondance inédite » de René Guénon à Marcel Maugy : imposture et mystification, « trois petits tours et puis s’en vont ».

Décembre 2017

 En 2017, un nouvel « inédit » attribué à René Guénon a fait une entrée et une sortie sensationnelles : surgi au milieu des colonnes d’une célèbre revue maçonnique sous la bannière « Documents historiques inédits », il s’intitule « Correspondance inédite de René Guénon à Marcel Maugy, alias Denis Roman » ; divisé en parties publiées à la manière d’un feuilleton trimestriel, il couvre trois épisodes et une quarantaine de pages assorties d’illustrations et de notes de la Rédaction ; après quoi la série s’arrête tout net sur un avis d’obsèques inspiré. Sa diffusion a pour vecteurs les « Cahiers Villard de Honnecourt » numéros 101, 102, 103.

Au premier regard, il est aisé de constater que ce prétendu « inédit » offre une évidente parenté avec les diverses versions qui circulent depuis les années 1990 sous l’appellation frauduleuse, abusive et trompeuse de « Correspondance de René Guénon à Marcel Maugy, alias Denis (ou Denys) Roman », dont nous avions précédemment parlé dans nos articles repris ici-même et intitulés René Guénon livré à la multitude (I) : témoignage et mises en garde , (II) : jusqu’où ira-t-on ? , et «  René GUÉNON – Lettere a Denys Roman » : Une grossière supercherie. Comme tous les autres « rejetons » issus du détournement d’origine – assimilable à un vol –, et qui ont depuis lors envahi le « marché », ledit « document historique inédit » s’inscrit dans la même « généalogie », non seulement frauduleuse mais viciée dès le départ.

De surcroît, telle la pierre d’exception qui couronne l’édifice, cette version se distingue éminemment de ses « aînées » non seulement du fait du prestige que lui confère le cadre de son apparition, mais aussi en raison de ses caractéristiques propres, qui en font, en effet et par excellence si l’on peut dire, un document aussi « historique » qu’« inédit » dans son genre :

       – Paragraphes, phrases ou mots permutés, tronqués, omis, rajoutés ou inventés ;

      – Syntaxe et ponctuation déconstruites ;

      – Caractéristiques maçonniques supprimées ;

      – La  G.̇ .T.̇ . (Loge la Grande Triade) devenue « la Grande Tradition » ou « la Grande Tenue » ;

      – Les 3 G.̇ .L. ̇ . (Grandes Lumières) devenues « trois Grands Livres » ;

      – Loges opératives devenues « loges spéculatives » ;

      – Le sens des circumambulations rituelles vidé de toute orientation ;

       – J. B.

       – Les « E. T. » (revue « Études Traditionnelles ») devenues « Éditions Traditionnelles » ;

        – Le prof. del Guercio affublé du sobriquet de « le prof » ;

        -le mot « cadavre » débarrassé de ses guillemets, d’où le lecteur non informé peut inférer que R. Guénon et M. Maugy étaient en train de parfaire les derniers apprêts d’un vrai cadavre au sein d’une organisation criminelle…

Raffinement suprême : en clôture de chacune des trois livraisons, pareilles extravagances sont dûment certifiées par l’apposition d’un « sceau d’authenticité » : le fac-similé d’une signature autographe René Guénon.

Quoi qu’il en soit de l’énormité de ces attributions mensongères caractérisées et falsifications supplémentaires qui corrompent, de façon outrageusement dénaturante sinon ridiculement grotesque la lettre aussi bien que l’esprit et les intentions qui avaient présidé à l’échange véritable entre l’expéditeur et le destinataire de la correspondance privée authentique, il n’en demeure pas moins qu’elles sont toujours susceptibles d’amener en particulier les nouveaux lecteurs, non seulement à des interprétations ponctuelles erronées, mais à des inférences fallacieuses, sinon calomnieuses vis-à-vis de René Guénon, de son correspondant et de leurs travaux rituéliques, comme vis-à-vis de l’organisation initiatique dont ils furent membres.

Les promoteurs et éditeurs de semblable document sont pourtant des Maçons, dont certains éminents, et des Maçons censés d’abord savoir lire ce qu’ils publient, outre qu’être instruits en matière d’Art Royal, comme en ce qui touche aux deux correspondants et à leurs œuvres.

Au bout de la troisième livraison de pareilles atteintes à l’intégrité des lettres missives originales et au respect dû à l’auteur comme à son correspondant, le lecteur découvre soudainement, sous le troisième « sceau » d’une signature autographe de René Guénon, un petit paragraphe de la Rédaction sur la nature de la chose publiée et recélée dans un fonds dit « Fonds René Guénon », ainsi que sur l’« esprit » qui a présidé à sa publication : il s’agit, nous dit-on, d’un « trésor » gisant dans ledit fonds sous forme de « copie simplement ronéotée », « oubliée et retrouvée par hasard », et qui  contient « ces dernières remarques du Maître du Caire sur la Franc-Maçonnerie traditionnelle » ; un « trésor » qu’il était « nécessaire », « urgent » et « judicieux » de faire connaître malgré « son imperfection »[1].

Ainsi vénéré comme une précieuse relique consacrée par de hautes instances et personnalités maçonniques, ledit « trésor » se  voit dès lors occuper un rang des plus éminents dans l’échelle de gravité des impostures et mystifications jusqu’ici couramment livrées au « grand public » profane ou maçon.

À la fin de sa brève intervention, la Rédaction assure et espère ardemment tout ensemble que « dans son imperfection cette première divulgation inspirera, c’est notre espoir le plus cher, dit-elle, les éditions critiques futures, les réflexions des initiés et la méditation de tous ceux à qui la Tradition secrète sert d’Orient »[2]. Dans cet envol final, la Rédaction nous semble opérer un tour admirable, tant elle contourne avec courage, art, science et opportunité, la difficulté de s’être fait « des ailes pour un vol fou »[3] à partir de « rames » ronéotées, et truquées. C’est sur ce changement de cap que la publication s’interrompt, nulle trace dudit « document historique inédit » n’apparaissant plus jusqu’à présent dans les numéros suivants de la revue en question.

Ce qui est, hélas, plus à craindre qu’à espérer en l’occurrence, c’est que, « dans son imperfection » où vrai et faux se confondent, la matière de ce document ne soit pas tout à fait adéquate à servir les vœux formulés, étant plus propre à égarer qu’à éclairer même les « initiés », parmi lesquels ceux qui s’en sont ainsi laissé abuser. Il est tout aussi regrettable qu’il ne soit pas venu à l’idée des promoteurs d’émettre le moindre mot qui reconnaisse avec simplicité les atteintes et préjudices portés non seulement à celui qui est appelé le « Maître du Caire », mais aussi aux lecteurs trompés de la sorte, et que l’on aura négligé de mettre en garde contre les fâcheuses conséquences évoquées plus haut.

Quant à « appareiller » René Guénon, sa vie, ses livres et sa correspondance, d’ « éditions critiques futures » comme si sa fonction et son message ne se suffisaient pas à eux-mêmes et en eux-mêmes, peut-être serait-il instructif, à ce propos comme à d’autres, de se reporter aux nombreuses pages que l’auteur à consacrées à remettre en particulier les « études critiques » à leur juste place, notamment dans son avant-propos à l’Introduction générale aux doctrines hindoues. En fait, ces méthodes en vogue croissante aujourd’hui, n’aboutissent qu’à un seul et même résultat : ensevelir toujours davantage cette œuvre sous des tombereaux de digressions satellites parasitaires plus propres à détourner de sa finalité véritable qu’à aider à s’y concentrer ; aussi, quels que soient les beaux prétextes invoqués pour légitimer ce type de « vaste entreprise éditoriale » dont nous parlions dans l’un de nos précédents articles, ces procédés ne représentent, en réalité, qu’un des plus sûrs moyens de répudier René Guénon à sa tombe et son œuvre à la marge sinon à la trappe.

Entre autres « inédits » à venir, se profile le mirifique et prometteur recours massif aux fac-similés, trafiqués ou non, sinon parfaitement gratuits, présumés authentifier n’importe quoi n’importe où, en vue d’on ne sait quoi : nous venons d’en voir un exemple significatif avec l’utilisation de celui d’une signature autographe de René Guénon au bas de pages qu’il n’aurait assurément pas hésité à signer d’enthousiasme ! À cela s’ajoute l’actuelle prolifération des « méga-octets » du « commerce électronique », comme autant de facilités offertes par un « marché » en plein essor, dont tout un chacun se fait l’usager mais aussi le serviteur, souvent aveugles. Dès lors, c’est le tohu-bohu du n’importe quoi, chacun y allant de sa convenance individuelle, jusqu’à s’octroyer d’office toute liberté et licence de substituer aux règles en vigueur les siennes propres, quand ce n’est pas pour arguer de celles présumées avoir acquis « force de loi démocratique » en vertu de la diffusion massive de publications sauvages, illicites, incontrôlées et erronées.

En tout cela, que trouve-t-on qui n’ illustre à profusion ce que René Guénon dénonçait dans Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Orient et Occident, La Crise de Monde moderne et autres ouvrages ? Rien.

Devant certains agissements, René Guénon en était venu à envisager d’être «  obligé d’agir par les moyens légaux, à regret d’ailleurs, car nous voulons croire que nous avons affaire à une irresponsable  »[4]. Rien n’a changé depuis lors, sinon en pire. C’est pourquoi nous nous permettrons de rappeler incidemment qu’il existe, en effet, toutefois encore aujourd’hui, des lois en la matière, fussent-elles allègrement passées par-dessus la jambe et rayées de la carte par des milieux qui se croient tout permis.

Comme chacun peut aisément s’en informer, ces lois régissent tout ce qui touche à la vie privée, aux droits d’auteur, de même que tout ce qui relève du secret qui couvre les correspondances privées, et, à ce titre, l’auteur des lettres missives originales, comme son correspondant et les personnes éventuellement mentionnées. À quoi s’ajoute que le simple fait de copier ou de reproduire, par quelque moyen que ce soit, un original, est appelé « contrefaçon », et que toute contrefaçon est un délit. Ainsi en est-il par là même des fac-similés dont on nous exhibe des spécimens, suivant une mode qui ne va pas tarder à devenir superstition, à l’instar de la « superstition du document écrit » dont  parlait René Guénon.

S’agissant des lettres de René Guénon à Marcel Maugy, nous rappellerons également que, depuis les exactions qui sont à l’origine de leurs versions corrompues jusqu’aux modifications toujours plus dénaturantes, sinon grotesques comme on vient de le voir, des contenus des lettres missives originales, ce sont d’abord les droits de René Guénon qui ont été bafoués, à commencer par le droit moral attaché à sa personne, à son nom, à ses qualités et fonction traditionnelle, et qui est un droit perpétuel, inaliénable et imprescriptible, dont fait partie le droit au respect de l’intégrité de ses écrits, tout aussi fondamental en terme de paternité.

 Et nous rappellerons encore, comme nous l’avons déjà fait dans nos précédents articles à l’attention des nouveaux lecteurs, mais aussi de ceux qui font mine de ne pas s’en être aperçus, qu’outre les développements donnés par René Guénon tout au long de son œuvre, la « substantifique moelle » de sa correspondance avec Marcel Maugy a également été publiquement donnée en partage aux lecteurs par le destinataire lui-même sous son pseudonyme, Denys Roman, à travers ses propres écrits, dont nous avons d’ailleurs récemment repris ici-même l’un des articles les plus significatifs sur les QUESTIONS DE RITUELS qui constituent le cœur de l’échange épistolaire entre les deux auteurs.

 Pour conclure, nous ne saurions faire mieux qu’inciter les lecteurs dont les aspirations pourraient être détournées par le genre d’entreprise dont nous venons d’avoir un exemple de plus, à s’en remettre exclusivement aux écrits de René Guénon publiés avec son consentement, de même, et peut-être surtout, qu’à ne s’en remettre qu’aux intentions et buts qu’il a expressément déclarés lui-même notamment dans ses avant-propos.

 Timeo Danaos et dona ferentes.

 

André Bachelet

Saint Jean d’hiver 2017, E.̇ . V.̇ .

[1] « Cahiers Villard de Honnecourt », N° 103, p. 89.

[2] Ibid.

[3] Dante, La Divine Comédie, Inferno, XXVI, 8e cercle, 8e bolgia, vers 125 : « De rames nous nous fîmes des ailes pour un vol fou ». Ce vers a été repris par Denys Roman dans son livre René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerienoia) une des « marques » de la vision exclusivement profane des choses ».

[4] Articles et comptes rendus, tome 1, Éditions Traditionnelles 2002, p. 189 ; souligné par nous.