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E.T. N° 429 – janvier- février 1972

Dans Renaissance Traditionnelle de juillet 1971, M. Pierre Chevallier expose les troubles suscités dans une Loge de Troyes par le décret arbitraire pris par Napoléon III en 1862, et qui imposait le maréchal Magnan comme Grand Maître du Grand Orient. — Un autre article, signé « Tétraktys », donne de très curieuses remarques sur les nombres 6, 7 et 8. Il rappelle notamment un problème mathématique célèbre sur le nombre des disci­ples de Pythagore : 25 hommes et 3 femmes, soit 28 ; or, 28 est le « nombre triangulaire. » de 7 (c’est-à-dire la somme des 7 premiers nombres). Les considérations sur les nombres issus de 6 sont particulièrement intéressantes. Le « nombre triangulaire » de 36 (carré de 6) est 666. D’autre part, selon Vitruve, les Pythagoriciens, dans leurs poèmes, limitaient leurs vers au nombre de 216. Or, 216 est le cube de 6, et de plus la somme des cubes des nombres 3, 4 et 5, dont on sait l’importance dans le pythagorisme et aussi dans la Maçonnerie opérative.

A ces propriétés du nombre 216, dont « Tétraktys » relè­ve avec raison le caractère pythagoricien, on peut en ajouter une autre non moins remarquable : 216 est le double de 108, qui est un « nombre cyclique » particulièrement important. En conséquence 216, comme 108, est un sous- multiple de 25920, nombre qui exprime en années la durée de la précession des équinoxes, base fondamentale de toutes les chronologies traditionnelles. 216 est contenu 120 fois dans 25920. Il joue donc en quelque sorte un certain rôle de « mois cosmique » ; et dans un tel sys­tème, 108 est l’équivalent d’une demi-lunaison (croissante ou décroissante). Nous avons signalé, il y a quelque temps, une application, possible du cycle de 108 ans à la date capitale de notre siècle, en rapport avec l’histoire du « Saint-Empire », dont on sait l’importance dans la Maçonnerie. Et nous rappelions aussi que la date en ques­tion (1914) est située à 600 ans de la date capitale (selon Guénon) de notre millénaire. Ce nombre 600 n’est rat­taché que très indirectement à la précession des équi­noxes, mais il n’en a pas moins avec le nombre 216 une « parenté » très significative. Non seulement il procède (comme 216) du nombre 6, dont il est le centuple, — mais il procède aussi (comme 216) des trois nombres pytha­goriciens 3, 4 et 5. Le produit 3x4x5 donne 60, dont 600 est le décuple.

Il faut donner une place à part à deux études qui sortent vraiment de l’ordinaire. Nous citerons d’abord un article « traduit de l’américain », qui est une critique très sévère, mais à notre avis parfaitement justifié, de la décision prise récemment par la Grande Loge Unie d’An­gleterre au sujet des « pénalités corporelles ». M. René Désaguliers avait déjà parlé de cette décision (cf. E.T. de juillet 1971, p. 191). Ce qui nous a surtout frappé dans l’article en question, c’est que l’auteur ne se fait aucune illusion sur certaines « actions souterraines ». « Il est évident, écrit-il, que les plus dangereux ennemis de la Maçonnerie sont ceux de l’intérieur ». Nous le remar­quions récemment ici même, et rappelions l’avertissement solennel lancé par Guénon voici plus de trente ans (cf. E.T. de mars 1971, p. 120). « Les rituels, poursuit l’auteur américain, ont été le domaine de la Maçonnerie qui a connu le plus de changements » ; et il admet d’ailleurs que, dès sa transformation spéculative, l’Ordre connut des « innovations défendues, auxquelles nous pouvons attribuer le déclin régulier » de l’institution maçonnique. Cependant, la mention (faite dans le serment) des châti­ments corporels, qui remonte à l’époque opérative, fut conservée en 1717, et l’on peut penser « que ceux qui les ont maintenus dans le rituel à cette époque-là savaient ce qu’ils faisaient ». L’auteur raconte, avec des détails curieux et des appréciations (qui ne font aucune conces­sion aux préjugés modernes) la campagne menée dans la Maçonnerie anglaise pour faire abolir toute allusion aux pénalités corporelles. Au point de départ de cette cam­pagne, nous trouvons des influences « exotériques », tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’Ordre. La lutte fut assez vive entre partisans et adversaires de l’innovation rituélique, et finalement la Grande Loge Unie laissa chacun de ses ateliers libre d’agir sur ce point à sa convenance.

L’ouvrage antimaçonnique qui, en 1950, avait provoqué toute cette agitation s’intitulait Darkness Visible (littéra­lement : « L’obscurité visible »). Dans une note signée « R.D. », on propose de traduire cette expression par : « Perception des ténèbres ». Cela nous paraît très juste, et l’auteur de la note attire l’attention sur cette formule remarquable, empruntée aux rituels anglais du 3e degré.

— Le deuxième article sur lequel nous voudrions atti­rer l’attention est constitué par le commencement d’une étude de M. Jean Tourniac, intitulé « Le monde des rites ». Dans un avis liminaire, la revue précise que cette étude est la reproduction d’une conférence donnée en Loge par l’auteur, qui a entendu, selon ses propres termes, « présenter un abrégé très sommaire et très approximatif de la doctrine énoncée par René Guénon » tout au long d’une œuvre à laquelle il dit « avoir emprunté nombre de définitions » — et aussi, ajouterons-nous, l’essentiel de ses conceptions. Et la revue rappelle que, d’après Jean Tourniac, la Maçonnerie sans les rites ne serait guère qu’un « scoutisme pour adultes » et que, d’autre part, « ce serait une erreur majeure et irrémédiable de pren­dre l’initiation pour une sorte de doctorat maçonnique ».

Venons-en à l’article lui-même. Le sujet traité par l’au­teur est très vaste, et l’on pourrait craindre qu’un grand nombre d’allusions soient demeurées inaperçues de la grande masse des auditeurs. En revanche, à la lecture ces allusions reprennent toute leur vigueur et leur impor­tance. Nous reproduirons ici certaines des remarques de M. Tourniac, souvent exprimées sous une forme elliptique très heureuse. « Le rite conçu comme geste sacré n’est autre finalement que la Maçonnerie elle-même, comme le veut d’ailleurs l’étymologie du mot rita (qui signifie en sanscrit : Ordre) ». Tous ceux qui participent à ce rite « sont liés ainsi entre eux, selon les vieilles formules, par un mystère qui est l’Ordre lui-même ». Et l’auteur rappelle l’une de ces formules : « Y a-t-il quelque chose entre vous et moi ? » [ou encore : « Quel est le lien qui nous unit? »], question qui a pour réponse : « Un se­cret », secret qui est dit ensuite être « la Franc-Maçon­nerie ». Le rite est un « câble de transmission » (cable tow) d’une « influence spirituelle ».

L’auteur insiste à juste titre sur les caractères propres à l’initiation qui, dit-il, loin de se référer « à quelque construction nébuleuse, repose au contraire sur des tech­niques rigoureuses ». L’initiation se distingue donc essen­tiellement « du mysticisme, peu soucieux de telles exi­gences techniques ». L’initiation maçonnique des grades bleus présente même « un caractère a-religieux et a-sentimental qui lui confère un aspect scientifique ». Il s’agit en réalité « d’une sorte de mathématique appliquée à l’ordre spirituel ».

Tout cela est excellent, d’autant plus que l’auteur pré­cise bien que le caractère « a-religieux » de cette initia­tion ne la met nullement en opposition avec une religion ou une tradition quelconque. Et il faut dire aussi que son caractère « a-sentimental » ne l’empêche pas d’utiliser abondamment, et parfois même avec prédilection, le sym­bolisme des sentiments humains et tout particulièrement celui de l’amour. Certaines allusions à la « Tradition Une et Invariable, justifiant toutes les traditions ou religions qui en découlent » montrent bien le fruit que l’auteur a su tirer de la méditation de ce qu’il appelle lui-même « l’œuvre magistrale de René Guénon ».

— Cet article de M. Jean Tourniac se continue dans le numéro suivant (octobre), et ici nous devons avouer que nous sommes un peu « déroutés » par trop de richesses. Nous ne pouvons que signaler les principaux thèmes abor­dés par l’auteur. Il insiste à nouveau sur la distinction entre le mysticisme (caractérisé par la passivité du sujet) et la voie initiatique « faite de discipline et d’ascèse rituelles », qui « relève de la connaissance symbolique » et « tend vers l’unité avec le Principe recteur de l’Univers ». Le but de cette initiation, « de plus en plus clai­rement appréhendé » à mesure qu’on progresse, n’est pas différent de « ce Royaume évangélique de totale liberté, affranchi de toutes les conditions limitatives, fût-ce même de descriptions paradisiaques formelles et empri­sonnantes ». Ici, croyons-nous, l’auteur a dû penser à l’Alighieri qui, en « montant vers les étoiles », se re­tourne vers le Paradis terrestre et à la tentation de le précipiter, avec toute la montagne du Purgatoire, dans les Enfers.

Le but dernier de l’initiation, qui est « l’Être, ne se possède pas, il est, et ne peut être participé que par une naissance en lui, c’est-à-dire une co-naissance ; au­cune explication discursive ne peut la faire assentir ». Au-delà de l’Être d’ailleurs, il y a le Principe de l’Être, c’est-à-dire le zéro métaphysique, « Nuit contenant le jour, ou silence portant le son ». Ici encore, il est à craindre que ces doctrines essentielles, pourtant correc­tement formulées, n’aient été qu’imparfaitement saisies par un certain nombre d’auditeurs.

Dans une partie intitulée « Rites et Symboles », l’au­teur rappelle que les symboles sont « des éléments rituels d’origine non-humaine ». Il insiste en particulier sur le rôle capital joué par le nombre dans les symboles et les rites, et rappelle à ce propos l’injonction connue : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». En conséquence, « le rite, qu’il soit sonore ou plastique, est toujours lié à la perpétuation d’un rythme, c’est-à-dire d’un nombre mis en action ». La parole biblique : « Dieu a tout disposé en nombres, poids et mesures » est rappelée et mise en parallèle avec les trois piliers du Temple (Sagesse, Force et Beauté) et aussi, bien entendu, avec la croissance du Christ « en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes ».

Après diverses remarques sur « la consanguinité entre le symbole, le rite et le nombre », l’auteur aborde quel­ques points particuliers. Par exemple, il compare « l’inté­grale, (qui permet en mathématiques de faire le saut d’un ordre à l’autre » à « la vibration rituelle qui, elle aussi, fait le saut du temporel à l’éternel ». Citons encore le passage suivant : « Le rythme et le nombre sont en réalité la substance énergétique des rites ».

Cette étude (nous rappelons qu’il s’agit d’une confé­rence) n’est d’ailleurs pas terminée. Il sera intéressant de voir si l’auteur a repris certains points pour les expli­citer. Parmi ceux qui mériteraient quelque développe­ment, il faut sans doute donner la préférence au sui­vant : « L’Esprit et la Vie empruntent la forme rythmée d’une spire, comme celle qui marque la chevelure à l’ex­trémité crânienne de l’artère coronale spirituelle, comme celle de l’ombilic ». Ici, l’auteur a dû certainement penser au manuscrit opératif Dumfries n° 4, qui est peut-être le plus important de tous les Old Charges découverts jusqu’à nos jours. L’allusion qu’on y trouve à « tous les secrets » est à elle seule une éclatante confirmation des thèses ma­çonniques de Guénon.

— Nous signalerons enfin, dans ce numéro, quelques remarques de « Tétraktys » sur la « proportion dorée », — et aussi une étude sur les rapports (ou plutôt l’absence de rapports) entre les Grandes Loges des Etats-Unis d’Amérique, qui ne confèrent l’initiation qu’aux blancs, et la Prince Hall Masonry, organisation régulière mais non « reconnue », qui confère l’initiation aux noirs.

Denys ROMAN

E.T. N° 423 JANVIER-FEVRIER 1971

LES REVUES

Une nouvelle publication a commencé de paraître en 1970- : « Renaissance traditionnelle, revue d’études tradi­tionnelles ». La couverture est illustrée de l’emblème du Rite Rectifié : le Phénix. Nous avons remarqué que dans les deux premiers numéros aucune référence n’est faite à l’œuvre de Guénon ; mais nous verrons plus loin que ce silence a été rompu au n° 3. La Tradition, pour les rédac­teurs de cet organe, n’est pas un « refus de l’évolution ré­trograde ou réactionnaire » et ne doit pas demeurer « fi­gée dans un passéisme douloureusement crispé ». Il fau­drait, pensons-nous, aller plus loin encore : car la Tradi­tion véritable transcende l’ « évolution » aussi bien que le « passéisme », toutes choses lui apparaissant « présentes » et « actuelles » dans la permanence de l’éternité.

— Dans le n° de janvier, le premier article, signé « René Désaguliers », est intitulé : « Notes sur le serment maçonnique du premier, grade ». Ce qui nous a le plus intéressé dans cette étude, soigneusement rédigée et enrichie d’une abon­dante documentation anglaise et française, opérative et spé­culative, — ce sont les précisions apportées sur l’évolu­tion du serment dans le Régime Rectifié. L’auteur sou­ligne très bien que ce serment apportait deux innovations considérables. D’abord, le récipiendaire jurait « d’être fidèle à la Sainte religion chrétienne », ce qui n’avait ja­mais été exigé auparavant, ni en France ni en Angleterre. Ce point est bien mis en lumière par l’auteur pour ce qui concerne la Maçonnerie opérative, dont il reproduit les formules de serment qui nous sont parvenues et qui — la chose est à noter — sont toutes originaires de l’Ecosse. La seconde modification de Willermoz, c’est, dans la der­nière partie du serment, « la suppression complète de toute allusion aux châtiments physiques ou moraux ». On sait que ces châtiments (on disait autrefois « patiments ») ont un rapport intime avec les « signes » de chaque grade et avec les « centres subtils » de l’être humain. Willermoz semble avoir eu quelque « remords » de cette suppression car, dans l’« instruction morale » des rituels rectifiés, on a inséré un « rappel » curieux où sont évoquées les an­ciennes « pénalités » relatives à la gorge, au cœur et aux entrailles, et qui commence ainsi : « Cependant, comme l’ancienne formule du serment pourrait avoir quelque rap­port aux mystères de l’Ordre, le Convent général, en l’abo­lissant pour la pratique, arrêta néanmoins qu’elle serait conservée dans l’instruction que vous recevez mainte­nant ».

 

Dans le même n°, notons encore une « Incitation à l’étu­de du Compagnonnage », et quelques remarques sur un épisode de l’Evangile selon saint Marc : après l’arrestation du Christ, « un jeune homme le suivait, couvert seulement d’un drap. On se saisit de lui. Mais lui, lâchant le drap, se sauva tout nu ».

— Le n° d’avril de la même revue débute par un article de M. René Désaguliers sur les serments des 2e et 3e de­grés, article où se retrouvent les mêmes qualités que nous avions remarquées dans l’étude analysée plus haut. Dans les premiers temps de la Maçonnerie spéculative, il n’y avait pas de textes de serments particuliers pour les 2° et 3° degrés. Pour les réceptions de ces deux grades, ou bien on ne prêtait pas de nouveau serment, ou bien on ré­pétait celui du 1er degré. De plus, ce serment du 1er degré faisait mention des trois « pénalités » corporelles (lan­gue, cœur et entrailles) qui sont propres respectivement à chacun des trois degrés. Cela était vrai pour l’Angleterre et aussi pour la France. L’auteur souligne que « ce système n’était pas satisfaisant pour la logique », ni même, ajou­terons-nous, pour la pleine efficacité des rites, liée aux « signes de reconnaissance » correspondant à ces diverses pénalités. Mais en 1760 est publié Three distinct Knocks, et nous trouvons dans cet ouvrage anglais un texte de serment propre à chaque grade, chacun ayant sa pénalité particulière. Et M. René Désaguliers met cette « rectifica­tion » en rapport avec la fondation, en 1751, de la Grande Loge des « Anciens », dont on sait qu’elle opéra un re­dressement traditionnel. Les modifications introduites en Angleterre passèrent en France et semblent s’être imposée surtout après la fin des guerres napoléoniennes. Le Rite Ecossais les adopta tout d’abord. Le Rite français (prati­qué par le Grand Orient) le suivit avec beaucoup de re­tard ; et ce n’est qu’en 1858 qu’il adopta un « signe de reconnaissance » (ombilical) pour le 3e degré. Peut-être ne faut-il pas trop s’en étonner, et cette réserve du Grand Orient s’explique-t-elle par une certaine conscience que « les signes originels de la maîtrise sont perdus » et ne seront « restitués » que lorsque « le temps et les cir­constances » le permettront. — Nous ferons encore deux remarques sur les articles de M. R. Désaguliers. D’abord, il est possible que dans les derniers temps de la Maçon­nerie opérative les trois grades symboliques aient été par­fois conférés au récipiendaire le même jour, ce qui pour­rait justifier l’existence d’un seul serment. Enfin, il est bien entendu que tout ce qui se rapporte à ces questions, touchant à la technique opérative et au secret de l’Ordre, ne pouvait être exposé ouvertement dans les rituels im­primés.

Dans ce même n°, suite de l’ « Incitation à l’étude du Compagnonnage ». — Nous y trouvons aussi les éléments d’une discussion au sujet du terme maçonnique anglais cowan. M. Désaguliers le traduit par « manœuvre », c’est- à-dire ouvrier de second ordre. M. J. Corneloup, évoquant des renseignements sur le Compagnonnage qu’il tient de son père, précise que cowan se prononce en anglais exac­tement comme le terme « couenne » (prononcé couane), qui désigne un mauvais ouvrier (tout au moins dans le langa­ge des Compagnons tanneurs-corroveurs). En somme, les interprétations des deux contestataires ne nous semblent pas différer tellement. Rappelons que Guénon a fait entre le due guard des Maçons anglais et le « devoir » des Compagnons un rapprochement absolument parallèle à ce­lui que propose M. Corneloup entre cowan et « couenne » (cf. Etudes sur la F.-M., t. T, p. 247).

— Dans le n° de juillet, M. René Désaguliers continue son étude sur le serment maçonnique, dont il rappelle le caractère sacré (« serment » venant du latin sacramentum). Il mentionne aussi qu’à l’origine un dieu ou plu­sieurs dieux étaient toujours invoqués au début d’un ser­ment. Mais, très sagement, il s’abstient de critiques trop sévères à l’égard du comportement des Maçonneries non-déistes. « On se doute, dit-il, que le débat sur ce point n’est pas nouveau et qu’il n’est pas près de se clore ». L’auteur donne aussi des détails souvent ignorés en Fran­ce sur les conditions dans lesquelles s’opéra, en Angleterre, l’« union » de 1813 : « On sait que les Modernes (c’est- à-dire la première Grande Loge, fondée en 1717, et qui fut sous l’influence d’Anderson et de Jean-Théophile Dé­saguliers) avaient apporté des modifications dans les mo­des de reconnaissance des deux premiers grades ». La Grande Loge des Anciens, fondée en 1751, prit à tâche de rétablir les usages antérieurs, et en conséquence fut en violente hostilité avec les Modernes. La résistance de ces derniers ne cessa de s’affaiblir durant la seconde moitié du siècle. Des pourparlers tendant à la réunion s’engagè­rent. Le pas décisif allait enfin être franchi. « Le jour de la Saint-Jean d’hiver, 27 décembre 1813, les Frères des différentes Loges… ouvrirent dans une salle une Grande Loge des Modernes et dans une autre salle une Grande Loge des Anciens. Puis ils entrèrent dans le Hall et les deux Grands Maîtres s’assirent de chaque côté du trône dans deux chaires semblables… L’acte d’Union fut alors lu et ratifié… Le duc de Sussex, Grand Maître des Moder­nes, fut alors élu Grand Maître de la Grande Loge Unie des Anciens Francs-Maçons d’Angleterre ». Les Anciens, qui avaient triomphé sur toute la ligne en faisant adopter leurs usages rituels, pouvaient bien laisser aux Modernes, cette consolation honorifique. Une conséquence assez inattendue, c’est que ce triomphe des Anciens, c’est-à-dire de  la tradition, allait provoquer en quelque sorte la résurgen­ce effective de l’universalisme maçonnique. Jusqu’alors, en effet, seuls les chrétiens et les juifs semblent avoir été admis dans l’Ordre. Mais la propagation de la Maçonnerie hors d’Europe, et notamment aux Indes, va bientôt faire admettre la réception de non-chrétiens, à condition que chacun prête serment sur le livre de sa tradition propre. M. René Désaguliers admet parfaitement cette « innovation ». « Mais, ajoute-t-il, la Maçonnerie anglaise d’après 1813 a franchi un pas beaucoup plus grave, et qui n’était nullement nécessaire, en déchristianisant les rituels et les instructions, acte par lequel elle s’est peut-être coupée de ses origines ». Nos lecteurs se doutent bien qu’ici nous ne pouvons plus suivre l’auteur. Pour nous, l’action des novateurs de 1717 fut une « hyper-christianisation » par­faitement illégitime de la Maçonnerie, et les Anciens, en restituant à l’Ordre un caractère extra-confessionnel qui, après tout, est naturel à une organisation artisanale, ont rendu à l’Ordre un service incomparable. Grâce à eux, la Maçonnerie est actuellement la seule organisation initia­tique du monde qui ne soit pas liée à une tradition par­ticulière à forme religieuse ou autre.

Dans le même n°, suite de l’« Incitation à la connais­sance du Compagnonnage », signée « Gérard Lindien ». L’article d’aujourd’hui est surtout consacré à l’examen de la « légende » de Maître Jacques, rapportée selon la ver­sion la plus courante parmi les Compagnons du Devoir. Né à Saint-Rémy-de-Provence, Maître Jacques aurait voya­gé en Grèce où Pythagore lui enseigna l’architecture. De là, il se rendit en Egypte, puis il gagna Jérusalem, prit part à la construction du Temple de Salomon et fut élevé à la maîtrise. Le Temple achevé, Maître Jacques et le Père Soubise, qui s’étaient liés d’amitié, regagnèrent les Gau­les, mais ne tardèrent pas à se brouiller. Au cours de ses voyages, Maître Jacques fut un jour assailli par quelques disciples de Soubise « et, voulant se sauver, il tomba dans un marais, dont les joncs l’ayant soutenu le mirent à l’abri de leurs coups ». Échappé ainsi au danger, il passa la fin de sa vie dans le désert de la Sainte Baume, oui de­meure aujourd’hui encore la principale station sur l’itiné­raire du Tour de France. On sait que, selon une « légende » dont il semble bien que l’origine doive être cherchée chez les troubadours, la Sainte Baume fut également le lieu de contemplation de Marie-Madeleine. Maître Jacques mourut assassiné par d’autres disciples de Soubise, à l’âge de 47 ans. Son chien, qui poussait un « hurlement » à intervalles réguliers, attira l’attention des disciples, qui recueillirent le dernier soupir de leur Maître et trouvèrent sous sa robe un petit jonc qu’il portait constamment en mémoire des joncs qui l’avaient sauvé lors de sa chute dans le marais. L’auteur donne d’intéressantes précisions sur le rite funèbre essentiel du Compagnonnage (le « hur­lement sur la tombe »), sur le culte des Compagnons pour sainte Marie-Madeleine, etc. ; mais il faut surtout le louer d’avoir recherché le symbolisme de la légende et notam­ment d’avoir fait un rapprochement fort ingénieux entre l’âge de la mort de Maître Jacques (47 ans) et la 47e pro­position d’Euclide (théorème de Pythagore). Nous vou­drions lui suggérer un autre rapprochement. Le marais de la légende, auquel échappe Maître Jacques, est évidemment la même chose que le « bourbier » de la Voie Sacrée qui menait les initiés d’Athènes à Eleusis (cf. Le Règne de la Quantité, pp. 226-227). Dans l’Enfer de Dante, ce bourbier devient un marais, résidence de Méduse dont l’apparition épouvante Dante et Virgile ; le danger de « pétrification » n’est surmonté que grâce à la baguette du mystérieux Altri. Il va sans dire que le jonc sur la poitrine de Maître Jacques, prototype de la canne compagnonnique si sem­blable au caducée d’Hermès, est à rapprocher du cable tow de la Maçonnerie « où gisent tous les secrets ».

Nous mentionnerons encore deux autres articles. Dans le premier, M. Roland Renais, étudiant les écrits maçon­niques français de la première moitié du XIXe siècle, re­lève qu’ils s’accordent tous à faire remonter l’Ordre « beaucoup plus aux mystères antiques qu’aux bâtisseurs de cathédrales ». L’auteur reproduit une « gravure allégo­rique » extraite d’un ouvrage publié en 1817 : Manuel du Franc-Maçon, par Bazot. Les symboles représentés sur cet­te gravure montrent à l’évidence l’intention de rattacher la Maçonnerie non seulement à la tradition judéo-chré­tienne, mais encore aux Mystères celtiques, grecs, égyp­tiens et chaldéens. On pourrait même ajouter quelque cho­se. La déesse Minerve, qui occupe tout le centre de la gravure, porte au-dessus de son diadème une couronne de 7 étoiles, qui rappellent les 7 étoiles figurant sur les Ta­bleaux de loge français et qu’on peignait aussi autrefois au plafond des ateliers. D’après Guénon, ces sept étoiles représentent celles de la Grande Ourse et évoquent les origines « hyperboréennes » de la Maçonnerie. A noter que Minerve, patronne des Collegia fabrorum, était la dées­se de la Sagesse, de la Force et de la Beauté ; fille du tonnerre (puisque née d’un coup de hache), elle était in­voquée par les architectes qui lui dédiaient les plus re­marquables de leurs œuvres : le navire « Argo », le che­val de bois qui permit de prendre Troie, etc.

L’autre article à signaler est celui de M. Henri Amblaine : « Que savons-nous du Morin de la Patente ? » Ce per­sonnage, qui joue un grand rôle dans l’histoire de l’Ecossisme, est, comme le dit l’auteur, entouré de mystère. Il est même frappant de voir combien l’histoire des protago­nistes du Rite Ecossais Ancien et Accepté nous est peu connue, alors que celle du Rite Ecossais Rectifié nous est connue dans ses moindres détails, grâce surtout à cet épistolier infatigable qu’était Willermoz. En particulier, la patente d’Etienne Morin, délivrée en 1762, est dite avoir été octroyée au Grand Orient de France, corps qui pourtant n’a été fondé qu’en 1773.

— Toujours dans le même n° de juillet, nous trouvons un article d’un tout autre genre, par M. Pierre Stables, in­titulé : « Etude ésotérique sur saint Jean Climaque ». Cet auteur avait déjà publié dans le Symbolisme trois articles dont nous avons rendu compte, et dont le dernier témoi­gnait d’une hostilité qui se voulait ironique envers les traditions de l’Orient (cf. E.T. de septembre 1968, pp. 281- 282). A vrai dire, dans le présent article, il est à peine question de « saint Jean l’Echelle » ; mais le but évident de l’auteur est d’attaquer René Guénon, surtout en ce qui concerne ses rapports avec les exotérismes religieux. L’argumentation utilisée est parfois obscure, même et surtout quand l’auteur annonce qu’il va être clair. Qu’on en juge :« Nous voulons dire ceci : si le pouvoir expérientiel est donné à toute religion de type non-sacrificiel comme il l’est en dehors de toute religion, le sacrifice du Christ est inutile. Si le pouvoir expérientiel est donné par toute religion de type sacrificiel, ce ne peut être que par l’aspect sacrificiel ».

M. Stables prétend exposer sur le christianisme ce qu’il appelle une « théologie valable ». Pour lui, « ce que le Christ est venu souligner, c’est l’importance de l’acte ». Il nous semble que les textes évangéliques proclament souventes fois le contraire. Mais laissons cela. Les Etudes Traditionnelles ne sont pas une revue de théologie, et au surplus un récent congrès de théologiens a montré qu’en cette matière on peut soutenir n’importe quoi dans le catholicisme d’aujourd’hui.

Venons-en aux critiques plus précises adressées à Guénon qui, rappelle M. Stables, a modifié sa position à l’égard du Bouddhisme. Il aurait pu ajouter qu’il l’a également modifiée, à la même époque et sous la même influence, à l’égard du Jaïnisme. M. Stables ajoute que, « selon cer­tains », Guénon aurait aussi modifié sa position « à l’égard du christianisme, dans des lettres non publiées ». Il se trouve précisément crue nous avons eu connaissance de lettres adressées à divers correspondants au cours des années 49 et 50. Il n’en résultait nullement que Guénon, au soir de sa vie, avait modifié sa position sur le sujet qui nous occupe. Mais il insistait sur le fait que, dans certains textes du christianisme primitif (et notamment pour ce qui touche aux sacrements), les points de vue exotérique et ésotérique sont si intimement liés qu’il est parfois difficile de les dissocier.

L’auteur voudrait aussi nous faire croire que la doctri­ne de Guénon a été regardée comme sans importance par les grandes religions d’Europe occidentale. Il écrit : « Le protestantisme l’a ignoré, pour ne pas se dévoiler. Le ca­tholicisme l’a vaguement combattu ». Nous ne savions pas que le protestantisme était « voilé ». En tout cas, on pour­rait faire observer à M. Stables qu’un exotérisme, comme tel, ne peut qu’ignorer l’ésotérisme. Si en effet il le con­naissait, toute connaissance étant identification à son ob­jet, l’exotérisme serait l’ésotérisme, ce qui est absurde. Cela dit, un bon nombre de protestants ont lu Guénon avec un intérêt soutenu. Et à sa mort, le périodique pro­testant le plus lu en France, l’hebdomadaire Réforme, eut l’élégance de lui consacrer un article entièrement élogieux sous le titre : « Un sage français vivait au pied des Pyramides ». Hommage chevaleresque rendu à un « ad­versaire » dont on estimait la haute spiritualité ? Sans doute. Mais peut-être aussi conscience de ce que nous ap­pellerions volontiers le « paradoxe protestant ». Nous vou­lons dire que cette forme religieuse, qui s’est toujours voulue strictement exotérique, a cependant fourni la quasi-totalité des initiés connus en Occident depuis la Réfor­me. Citons seulement — outre les premiers Rosicruciens « historiques » — le plus remarquable (parce que le plus « symboliste ») des théosophes : Jacob Boëhme ; le der­nier des artistes pour lesquels on puisse poser la question de l’ésotérisme : Albert Durer ; et le seul des philosophes « modernes » à qui Guénon ait témoigné quelque consi­dération : Gottfried Leibniz.

Passons maintenant au catholicisme, qui aurait « vague­ment combattu » Guénon. M. Stables nous surprend. Il ne peut ignorer cependant que bien des choses ont changé à Rome depuis vingt ans. Lorsque Guénon publiait son œuvre, sous deux pontificats de tendances très différentes, il existait une Congrégation (la première en dignité puis­que le pape en était le « Préfet ») dont l’unique objet était de veiller à la rigoureuse orthodoxie de la doctrine. Tout écrit susceptible de nuire à la foi de l’ « Eglise en­seignée » pouvait lui être déféré et donnait lieu à des en­quêtes minutieuses. Dans les cas défavorables, Rome ne combattait pas « vaguement » ; elle condamnait ; Berg­son s’en est aperçu, et aussi quelques autres. M. Stables peut faire confiance a posteriori à la haine recuite des anti-guénoniens, déclarés ou sournois. De l’académicien Henri Massis (qui vient de mourir un peu oublié) à l’in­quiétant Frank-Duquesne, en passant par Mgr Jouin et le R.P. Allo (nous en omettons, et non des moindres), ils ne sont pas rares, ceux qui ont abominé Guénon jusqu’à le regarder comme un suppôt de l’enfer. « J’appelle un chat un chat, hurlait Frank-Duquesne, et Guénon un ennemi du Christ et de son Eglise ». Et le forcené avait de puis­santes relations, dans les milieux religieux et « littérai­res ». Les dénonciations auprès du Saint-Office n’ont pas manqué. Mais Rome a gardé le silence. L’œuvre de Gué­non n’a pas été mise à l’index.

Les prétextes pourtant ne manquaient pas. Guénon, ca­tholique passé a l’Islam, et par surcroît Franc-Maçon, avait durant 40 ans accumulé les thèses les plus propres à exaspérer tous ceux « qui sont catholiques dans la me­sure où ce mot s’oppose à celui d’universel ». Par exem­ple, il soutenait que le Nouveau Testament comporte un sens caché, non opposé mais transcendant par rapport à celui qu’enseigne l’Eglise ; que l’initié est supérieur au clerc ; que le salut n’est pas le but suprême proposé à l’homme ; que le christianisme n’est aucunement une religion « privilégiée », etc. Et Rome n’a rien dit ! Guénon a parfois fait allusion à ce silence de Pierre et à son importance symbolique. Il ne faut pas oublier en effet que Pierre, bien que n’étant pas « fils du tonnerre », a entendu, comme les deux Boanergès, les paroles — intraduisibles dans le langage des hommes — qu’échangèrent avec le Christ Moïse et Elie. Dans les Evan­giles, Pierre est souvent durement repris pour avoir par­lé trop à la légère. Et de même que l’inexprimable, dans l’ordre de la connaissance, surpasse infiniment tout ce qui peut être exprimé, on peut dire que les silences de Pier­re sont souvent plus remplis de signification que ses pa­roles.

Et, puisque nous venons d’évoquer l’inexprimable et le silence, nous voulons citer encore ce passage de l’« Etude ésotérique » de M. Pierre Stables : « Quant à l’affirmation de Guénon que le secret n’est un secret que parce qu’il est inexprimable, c’est à notre avis le plus grossier des voiles qu’on puisse jeter sur lui pour ne pas en parler, alors que les initiés devraient, nous semble-t-il, se reconnaître de prime abord ».

On pourrait observer que Guénon, au chapitre XIII des Aperçus sur l’initiation, a distingué diverses sortes de secrets. Il en est qui sont exprimables par les mots, d’autres par les symboles, d’autres enfin rigoureusement inex­primables. Mais à quoi bon ? Admirons plutôt l’aisance de M. Pierre Stables qui se meut sans crainte ni tremble­ment là ou l’esprit grossier d’un René Guénon n’a perçu que ténèbres. Et terminons notre compte rendu sur cette « perle », une perle qui nous paraît vraiment resplendir du plus vif « orient ».

Denys Roman.

E.T. N° 421-422 SEPT- OCT-NOV-DEC 1970 1ère partie

LES REVUES

NUMÉRO SPÉCIAL SUR RENÉ GUENON

  La revue Le Nouveau Planète a publié, en avril 1970, un numéro spécial consacré à René Guénon. Ce fascicule de 150 pages porte en exergue ces lignes de notre collaborateur Luc Benoist : « Il ne faudrait pas confondre la tradition vraie avec ses caricatures humaines qui servent tellement bien à camoufler les ignorances et les convoitises. Il s’agit exclusivement ici de la tradition intégrale et primordiale que tous les hommes à leur apparition sur la terre ont reçue en dépôt avec la vie même, puisque la vie est l’une des manifestations de cette vérité ». Sous le titre excellent : « Les dures vérités », on a donné en trente pages un très bon choix de longs extraits de Guénon, puisés dans un assez grand nombre d’ouvrages, et qui montrent bien l’universalité des sujets traités par le Maître. — Parmi les dix articles nous mentionnerons d’abord la reproduction, sous le nouveau titre : « L’Esprit d’une œuvre », des remarquables pages autrefois publiées par M. Frithjof Schuon dans le numéro spécial des Etudes Traditionnelles consacré à René Guénon.

  Un autre article d’une grande importance est celui intitulé : « Rien sans l’initiation », par M. Jean During. « On a coutume, dit-il, de désigner sous le nom de « mystique » toute voie de développement spirituel ». Et il remarque que « cette attitude est sans doute la meilleure façon de reléguer dans l’ombre une doctrine au caractère universel dont toutes les cultures renferment des résidus plus ou moins vivants, mais conservés dans des structures immuables ». Puis l’auteur rappelle les distinctions essentielles entre la voie mystique et la voie initiatique, distinction dont la plus fondamentale est sans doute celle entre la passivité et l’activité, l’une ou l’autre de ces deux qualifications étant absolument requise pour entrer dans telle ou telle, voie. M. Jean During insiste, comme l’avait fait M. Frithjof Schuon, sur l’importance capitale du symbolisme : « Le symbolisme est la forme sensible de tout enseignement initiatique ; c’est le seul mode de représentation possible de l’Universel, car comme langage il détient la compréhension la plus limitée et l’extension la plus vaste. […] La signification du symbole est incommunicable, cachée, secrète et inviolable ».

  Ne pouvant tout mentionner, nous nous bornerons à signaler encore d’excellentes considérations sur le rôle sacré du secret, sur la nature du silence, sur le caractère irréversible de la dégradation actuelle de l’humanité ; et nous reproduirons ces quelques lignes : « L’initié ne possède pas de signes de reconnaissance au regard du profane ; il vit dans l’anonymat le plus total, sous le masque du silence, bien qu’il soit parfois amené à prendre les déguisements les plus variés selon les circonstances, ce qui n’est nullement une dissimulation, mais une façon de revêtir la pureté de son Soi des apparences de l’individualisme et du moi social dont il a dépassé la condition ».

  Sous le titre : « Réticences chrétiennes », S.E. le cardinal Daniélou a exposé le point de vue de l’exotérisme chrétien, — nous pourrions presque dire de l’exotérisme tout court. En effet, les arguments qu’il avance en faveur du caractère absolument privilégié et exclusivement transcendant du christianisme, les représentants de n’importe quelle autre religion pourraient, en effectuant de légères modifications, les utiliser au bénéfice de leur doctrine propre. La chose serait vraie pour l’Islam exotérique ; elle le serait aussi pour l’Hindouisme, qui pourtant ne connaît pas la distinction entre exotérisme et ésotérisme 1.

  Toute tradition, dès lors qu’elle se limite à sa partie extérieure, devient exclusive de toutes les autres. Elle se prétend l’unique expression de la Vérité, et les expressions différentes deviennent « maîtresses d’erreur ». Et comme, dans les traditions écrites, l’aspect exotérique de la doctrine, destiné à tous, est exposé ouvertement alors que l’aspect ésotérique, réservé à un petit nombre, est toujours enveloppé d’un voile symbolique, les tenants de l’exotérisme exclusif n’ont aucune peine à étayer leur argumentation par un assez grand nombre de textes scripturaires.

  L’essentiel de l’article du cardinal Daniélou est conforme au chapitre intitulé : « Grandeur et faiblesse de René Guénon » de son ouvrage : Essai sur le mystère de l’Histoire 2. A vrai dire, le cardinal, dans Planète, ne fait que répondre à diverses questions qui toutes gravitent autour du thème, majeur pour Guénon, de l’équivalence essentielle des traditions. Cette équivalence est naturellement contestée par l’auteur de l’article, qui soutient la « nouveauté absolue du christianisme ». Il semble même que, pour lui, ce qu’il appelle « l’irruption de Dieu dans l’histoire » ne se soit produite qu’au sein de la tradition judéo-chrétienne. On ne saurait évidemment faire montre d’un exclusivisme plus radical.

  L’auteur reconnaît l’importance de l’œuvre guénonienne, surtout en face de « certaines formes de modernisme, de progressisme, qui s’imaginent qu’il y a dans l’ordre de la métaphysique elle-même un progrès ». II faut aussi lui reconnaître le mérite d’avoir épargné à Guénon les accusations faciles et coutumières d’« orgueil » et de panthéisme. Mais on s’étonne, après tout ce que Guénon a écrit sur la nature de la doctrine qu’il expose, de voir le cardinal Daniélou traiter le Védânta de « philosophie » et lui reprocher de nous laisser « incertains sur des données aussi essentielle que la transcendance absolue de Dieu, l’immortalité personnelle, la création ». Après quoi, il écrit que « chez Guénon, la vérité supérieure est d’ordre philosophique ». Il est inutile de rappeler que Guénon a constamment soutenu le contraire.

  Nous relevons l’assertion du cardinal selon laquelle, pour Guénon, « le processus de l’histoire est uniquement un processus de désagrégation par rapport à une tradition primitive ». En réalité, Guénon, notamment au début de La Crise du Monde moderne, a clairement spécifié que, lorsque la décadence devient extrême, une « action divine » intervient en sens contraire, constituant une « réadaptation » de telle ou telle tradition. On peut dire qu’alors il y a « irruption de la Divinité dans l’histoire » ; mais de telles irruptions n’ont pas eu lieu au seul bénéfice du monde judéo-chrétien.

  Parmi les questions qui furent posées au cardinal Daniélou, on ne saurait trop regretter qu’il ne s’en soit trouvé aucune concernant l’ésotérisme chrétien et les Ordres initiatiques dans le christianisme. Les allusions à de tels sujets ne manquent pourtant pas dans la Bible. Par exemple, au début de son ministère, le Christ, constituant le collège des Apôtres, nomme Jacques et Jean « fils du tonnerre ». Et à l’heure suprême, sur le Golgotha, il institue Jean « fils de la Vierge ». Entre ces deux « sacres » solennels, se place un événement insolite et même « scandaleux » au point de vue exotérique : c’est la « demande de la mère des fils de Zébédée », qui suscite contre Jacques et Jean l’indignation envieuse des autres Apôtres. Or, qu’on le remarque bien : la demande exorbitante de Marie-Salomé n’est pas rejetée par le Christ, qui répond évasivement et se borne à émettre quelques doutes sur la conscience que peuvent avoir les deux frères et leur mère quant à la « portée » véritable de leur requête.

  Ce sont des sujets de ce genre que nous aurions aimé voir aborder dans les questions posées au cardinal Daniélou. Les difficultés qu’elles présentent sont immédiatement résolues dès qu’on se place au point de vue initiatique. Il eût été intéressant qu’à l’occasion un membre du Sacré-Collège, spécialiste éminent de l’antiquité chrétienne et des Pères grecs, apportât la contribution du point de vue exotérique. Le problème qui pouvait être soulevé ainsi, en effet, n’est pas de médiocre importance : c’est le problème de la distinction, capitale pour René Guénon, entre le « salut » et la « délivrance ».

  De l’article de M. Jean Filliozat, intitulé : « Rien sans l’Orient », il y a peu à dire. Guénon a eu la dent si dure pour les orientalistes qu’ils sont bien excusables de n’éprouver aucune sympathie pour un auteur qui se permet de parler de l’Orient sans l’approbation des autorités universitaires. M. Filliozat paraît trouver particulièrement choquant le fait que l’élève Guénon n’ait témoigné aucune gratitude à son « maître » Sylvain Lévi, dont il avait quelque temps suivi les cours de sanscrit. Que Sylvain Lévi ait été un sanscritiste distingué, soit. Mais ses idées en métaphysique (s’il en avait) ont eu sur L’Homme et son Devenir exactement la même influence que celle exercée sur Le Règne de la Quantité par les conceptions cosmologiques des honorables personnes qui enseignèrent le B-A-Ba au jeune Guénon alors qu’il fréquentait l’école maternelle.

  Venons-en maintenant à l’article de M. Raymond Abellio : « Guénon, oui. Mais… » Dans un tel titre, ce n’est pas le « mais » qui nous surprend ; c’est le « oui ». Nous entendions récemment M. Abellio parler de l’« astrologie électronique », prôner l’emploi des ordinateurs dans les sciences traditionnelles (qu’il appelle « sciences parallèles ») et, tout en critiquant les « souffleurs » et « brûleurs de charbon », admettre, avec un « alchimiste » contemporain, M. Armand Barbault (dont il a d’ailleurs préfacé l’ouvrage), qu’on peut réaliser le Grand Œuvre en prenant comme matière première « de la terre arable parfaitement pure ». Tout cela est normal, disons, du point de vue des idées modernes. Mais un tel point de vue est à l’opposé de celui de Guénon. Ce n’est pas sans raison, estime l’auteur, que l’Occident a cru « devenir majeur au temps de Galilée et de Descartes ». D’où l’éloge de la « table rase » cartésienne et le recours à la « phénoménologie husserlienne ».

  Il est cependant un point abordé par M. Raymond Abellio et sur lequel il convient de s’arrêter. Il écrit : « Les guénoniens qui accablent l’Occident se réfèrent à un Orient traditionaliste idéal, tout à fait théorique et intemporel, alors que l’Orient réel, nullement protégé par sa Tradition, est engagé dans un processus qui n’a rien à envier à celui de l’Occident ». — Il y a beaucoup de vrai dans ces remarques ; et l’on peut même dire que l’Occident, en proie depuis six siècles à une action anti-traditionnelle incessante, s’est en quelque sorte « mithridatisé », au moins en apparence, contre certains dangers extérieurs de la subversion, tandis que l’Orient (en dehors des organisations initiatiques) n’oppose pas plus de résistance aux poisons de l’Occident moderne que n’en offraient les populations « vierges » de l’Amérique aux maladies apportées par les Européens. Il conviendra sans doute de revenir sur ce point.

  « Ce monde condamné », tel est le titre de l’article de M. Paul Sérant, extrait de son ouvrage : René Guénon, publié en 1953. Cet auteur a fait paraître par la suite un autre ouvrage : Au seuil de l’Esotérisme, avec une très longue introduction (intitulée : « L’Esprit moderne et la Tradition ») de M. Raymond Abellio. Il semble pourtant que les conceptions de M. Sérant soient moins éloignées de celles de Guénon que ne le sont les conceptions de M. Abellio. Le chapitre reproduit ici expose en tout cas assez fidèlement les thèses guénoniennes. Remarquons cependant que si Satan, en tant que « principe d’individuation », n’est pas personnifié, il peut très bien se personnifier en de multiples circonstances.

   M. Jean-Claude Frère, qui a participé à la composition de ce numéro de Planète, a donné un récit fort intéressant et bien documenté de la vie et de l’activité de Guénon, sous le titre : « Une vie en esprit ». Il faut pourtant regretter la présence dans cet article de plusieurs inexactitudes et de points qui pourraient prêter à discussion 3. Par exemple, parlant du passage de Guénon à l’Islam, M. Frère, reprenant une thèse déjà exprimée par Gonzague Truc, écrit : « Il ne pouvait guère supporter les aspects si féminins de la chrétienté, qui fait, par la présence de Marie, une si large part à l’affectivité ». A notre avis, ce qui devait indisposer surtout Guénon dans le catholicisme de son temps, c’étaient d’autres manifestations, moins admissibles, d’un sentimentalisme envahissant : l’accent mis à tout propos sur le caractère « consolant » de la religion, ou encore l’assertion courante selon laquelle le peu de certitude chez un « croyant » augmente les « mérites » de sa « foi ». Et ne parlons pas des « ragots » qui circulaient alors dans trop de milieux ecclésiastiques encore influencés par les calomnies de Léo Taxil.

  M. Frère mentionne également « l’horreur » de Guénon pour les grandes civilisations de notre antiquité classique. Le mot « horreur » est certainement excessif. Guénon a parlé avec estime de la Grèce mycénienne, des philosophies pré-socratiques, de l’Orphisme, du Pythagorisme, des « mystères » grecs, voire d’Aristote et des néo-platoniciens. L’ouvrage récemment paru de M. Jean Biès sur Empédocle d’Agrigente montre combien les Hellénistes auraient avantage à s’inspirer pour leurs études des principes exposés par Guénon.

  Il y a encore dans cet article des affirmations contestables quant aux rapports de Guénon avec Oswald Wirth et aux raisons qui l’ont fait renoncer à la rédaction de L’Erreur occultiste. Nous terminerons sur une autre remarque. M. Frère écrit que telle Obédience — qu’il désigne d’ailleurs incomplètement — « doit l’esprit ésotérique de ses travaux aux principes fondamentaux insufflés par Guénon ». N’est-ce pas là un excès d’optimisme ? Il y a dans cette Obédience — et d’ailleurs dans toutes les autres — un certain nombre de guénoniens, plus un bon nombre d’anti-guénoniens souvent très actifs, et enfin une immense masse d’indifférents. Tout ce qu’on peut dire, c’est que les guénoniens sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux et plus « écoutés » dans la Maçonnerie qu’ils ne l’étaient à la mort de Guénon. L’article (très attrayant) de M. Jean-Claude Frère en est un témoignage. Laissons faire « le temps et les circonstances ». La vérité triomphe de tout(*).

(*) Note de la Rédaction. Nous avons reçu de la part de M. J.-C. Frère les lignes suivantes : Quelques remarques à propos des critiques que pourraient soulever mes travaux (que je reconnais comme étant très imparfaits) sur René Guénon qui parurent dans un numéro de la revue « Planète-Plus ».

« Je tiens à porter à la connaissance de la direction des « Etudes Traditionnelles » que j’avais, sur un jeu d’épreuves, corrigé grand nombre d’erreurs que l’on peut aujourd’hui m’imputer. Le fait était particulièrement net pour les paragraphes traitant de la connaissance et de l’estime que Guénon pouvait avoir et pour le christianisme en particulier et pour la civilisation occidentale en général. Des points précis où il était question de Philon d’Alexandrie et d’Origène avaient été entièrement transformés. Les lignes qui traitaient de la situation de René Guénon dans l’Islâm, avaient fait l’objet d’un travail d’approfondissement systématique. Or, j’ai pu constater que la version qui fut publiée par « Planète » présente, au contraire, des simplifications dangereuses, lesquelles n’avaient pas été voulues par l’auteur.

Bien d’autres points avaient été revus, mais jamais je n’ai pu, par la suite, rentrer en possession de mes corrections qui remontent au mois de mars 1970. Et, je suis forcé de souligner qu’en fin de compte, toutes mes corrections (qui avaient trait tant à l’article sur la vie de René Guénon qu’aux autres travaux que j’avais pu faire dans ce même numéro de « Planète-Plus »), malgré l’assentiment, plusieurs fois exprimé, de la direction de < Planète », furent écartées de la version du travail qui devait être publiée. »

J.-C. Frère

   Les mêmes reproches, mais considérablement aggravés, doivent être adressés à l’article publié par M. Sylvain de Wendel sous le titre inattendu de : « Vive la Résistance ». Il n’est pas agréable de critiquer un auteur qui, visiblement, éprouve la plus grande sympathie pour Guénon et n’a donc aucune intention de déformer ses idées. Mais comment demeurer sans réaction en lisant cette esquisse de l’histoire de la Tradition en Occident, par laquelle l’auteur se propose de rechercher « les sources profondes de l’œuvre guénonienne » ? On pourrait même parfois y déceler une sorte d’hostilité contre le christianisme, par exemple lorsqu’il écrit : « Quand se tut la voix puissante du monde antique, et que les Dieux négligés désertèrent les temples ruinés par la rage des chrétiens, toute une conception de l’Univers se trouvait mise en veilleuse dans nos terres d’Occident ». C’est oublier que le christianisme se substitua à une tradition gréco-latine moribonde, et qu’il portait en lui un ésotérisme qu’on perçoit dans les Evangiles, et assez « universel » pour intégrer de très nombreux éléments des traditions auxquelles il avait porté le coup de grâce.

  Pour M. de Wendel, le moyen âge c’est la nuit : « Il faudra plus de mille ans à l’Occident, et l’éclosion de cette Renaissance que Guénon détestait tellement, pour qu’en présence des grands textes latins, grecs, arabes et juifs, on s’aperçoive enfin de l’inépuisable trésor que l’on avait maudit (tout au moins officiellement) durant les hautes heures de la foi chrétienne ».

  Nous citerons encore d’autres assertions déconcertantes. M. de Wendel semble considérer la Maçonnerie spéculative comme un « progrès » sur la Maçonnerie opérative. Il croit au rôle joué par l’Ordre dans la Révolution française. Il considère comme de « grands initiés » Martinez de Pasqually, Saint-Martin et Willermoz. Il pense que la Maçonnerie « connaissait un grand renouveau au début de ce XXe siècle », et il écrit que Schopenhauer a inclus dans son système de philosophie « des doctrines authentiquement orientales ».

  Nous finirons par un passage particulièrement regrettable : « De 1933 à 1945, l’Allemagne va connaître avec le national-socialisme les horreurs d’un feu irrationnel. Toutefois, on ne peut pas ne pas remarquer que Hitler fut le seul homme d’Etat de ce siècle à en appeler à des forces traditionnelles pour mettre son pouvoir en place, […] Ces quelques mots pour constater que la manifestation du sacré débouchait alors sur la grande scène du monde, et que la plus horrible guerre que connut l’humanité en cette fin de cycle devait être une guerre, en grande partie, d’opposition entre la brutale résurgence d’idées traditionnelles, en l’occurrence charriées par les lointaines nostalgies germaniques, face à l’Univers rationnel et progressiste ».

  Il est impossible à quiconque a lu et médité René Guénon d’admettre que le « cancer » national-socialiste représente en Europe une résurgence des idées traditionnelles. L’origine de cette attribution illégitime et abusive est parfois ignorée, de ceux-là même qui la propagent : c’est la Revue Internationale des Sociétés Secrètes qui avait lancé ce « bobard ». Un régime qui, à mesure qu’il étendait sur le monde sa sinistre domination, commençait par supprimer la seule organisation initiatique qui soit commune à tout l’Occident, et qui soumettait à une extermination sans pitié et vraiment démoniaque les derniers vestiges, dans nos pays, des peuples nomades (Juifs et Bohémiens), ne saurait être mû que par les passions brutales les plus « inférieures », et nullement par quoi que ce soi se rattachant à la Tradition.

  Mélangées à ces assertions critiquables, on trouve dans l’étude de M. Sylvain de Wendel un assez grand nombre de vues intéressantes, qui font regretter encore davantage la hâte que l’auteur semble avoir mise à rédiger son article. Il faut souhaiter qu’il reprenne sérieusement les principales objections que nous avons eu la tâche peu enviable de lui adresser. L’attrait qu’il ressent visiblement pour la doctrine exposée par Guénon nous donne l’assurance qu’il y a beaucoup à attendre des travaux à venir de cet auteur.

  Après ces deux articles qui, dans le domaine maçonnique surtout, souffrent d’un manque d’information, nous allons parler maintenant de celui de M. Jean Baylot : « Guénon Maçon ? ». Et tout d’abord nous devons dire notre surprise. Les productions antérieures de cet auteur, et notamment son dernier ouvrage, écrit en collaboration avec le R.P. Riquet, ne pouvaient en aucune façon laisser supposer qu’il eût quelque goût pour la pensée de Guénon. Mais enfin nous devons parler de son article dans Planète, et il faut convenir que cet article fait montre, dans, son ensemble, d’une évidente compréhension. Il débute ainsi : « Les relations de René Guénon avec la Franc-Maçonnerie institutionnelle apparaissent floues, chaotiques et déroutantes. Nous prouverons ici, quoi que l’on en ait dit, qu’elles ne furent jamais hostiles et que l’œuvre guénonienne demeure essentielle à l’intelligence maçonnique du présent et de l’avenir. Le philosophe de la tradition y exerce un magistère qui n’a pas fini de porter fruit. On oublie cet impact, aux résonances encore en propagation, pour ne retenir que des incidents mineurs, nés de l’incompréhension, mal interprétés ou amplifiés ».

  Il n’y a de réserve à faire que sur un point : Guénon n’est pas « le philosophe de la tradition », il en est un interprète. En tout cas, il est très vrai que les premières activités maçonniques de Guénon sont entourées de brume, — comme le sont les origines de la Maçonnerie elle-même. — Il y a d’autres défectuosités de terminologie dans la suite de l’article. On ne peut dire, par exemple, que Guénon, dans les années 1907 et suivantes, « assemblait les prémices d’une métaphysique originale ». On s’étonne aussi de la considération que M. Baylot semble porter à Papus et à tout ce qui s’agitait autour de lui. Ne va-t-il pas jusqu’à écrire que « le jeune Guénon aboutit dans ce milieu, ayant rencontré le Maître à l’Ecole des Sciences Hermétiques » 4 ? Parlant de la fondation en 1910 de la revue La Gnose, M. Baylot souligne que « ses textes contiennent en puissance tous les grands thèmes autour desquels foisonnera l’œuvre guénonienne ». C’est là une des grandes énigmes de la vie de Guénon. Il ne faut pas oublier qu’il n’avait alors que 23 ans. Peu de temps auparavant, certaines de ses lettres qui ont été publiées ne diffèrent en rien des productions ordinaires des occultistes et même des Maçons politiciens et anticléricaux d’alors. Il s’est passé à cette époque quelque chose qui a transformé de fond en comble l’intellectualité du jeune homme ; et cette transformation s’est répercutée jusque dans sa façon d’écrire, qui devient dès lors, ainsi que M. Jean-Claude Frère l’a fait très justement observer, « celle d’un des grands maîtres du style au XX” siècle ».

  Pour nous, cette transformation est liée à la fondation de l’Ordre du Temple rénové, qui suscita les violentes attaques de Téder dans la revue Hiram dont Papus était le directeur ; mais les compagnons de Guénon étaient trois et non pas deux, comme l’écrit M. Baylot. Il est très vrai que la campagne de Téder était ridicule ; mais on y trouve aussi des indices qui laissent supposer qu’il y eut là une intervention directe de la contre-initiation. Quant aux « opérations » de l’Ordre du Temple rénové, nous pensons qu’elles ne sont pas sans rapport avec certaines des possibilités envisagées dans L’Erreur spirite.

  A ce propos, nous nous étonnons que M. Baylot, qui parle abondamment des relations de Guénon avec Papus, Guaita, Sédir et autres occultistes, ne fasse pas mention de celles qu’il entretint avec F.-Ch. Barlet (Albert Faucheux), qui fut un des membres français de la H.B. of L., organisation autrement sérieuse que toutes celles qui faisaient tant de bruit et tant de propagande dans les cercles pseudo-initiatiques parisiens.

  Nous ne nous arrêterons pas sur l’esquisse tracée par M. Baylot des événements qui suivirent. Relevons cependant que Guénon n’a pas pu souhaiter « que le catholicisme serve de support ésotérique à l’élite » ; c’est, bien entendu, de support exotérique qu’il était question. Renseignements pris, il s’agissait là d’une coquille typographique.

  Venons-en à la conclusion, où l’auteur se demande si la Maçonnerie, en regard du labeur accompli par Guénon pour élever un édifice « à son honneur et à sa gloire » a répondu par un « geste » équivalent. Il écrit :   « La réponse est très nettement affirmative. Dans la fraction qui met un soin vigilant à sauvegarder l’essence traditionnelle de l’Ordre maçonnique, nombreux sont ceux qui se réclament de Guénon […]. La Franc-Maçonnerie, en France, vit un retour assez marqué à ses sources, par besoin, sans que tous ceux qui y aspirent le sachent. Ceux qui le réalisent invoquent Guénon. S’il est constant que les œuvres fortes n’atteignent la vraie consécration qu’après un premier temps d’effacement, l’épreuve fut ici très brève et concluante. L’association de sa pensée à la vie maçonnique est un phénomène irréversible. Une Loge parisienne a pour nom « La Grande Triade » ; ce choix est sans commentaires. Exemple de l’intérêt qu’il maintint, il lui adressa, lors de sa création, une lettre de souhaits. La Loge demande à ses membres une profession de foi guénonienne 5 qu’elle entretient en cultivant fidélité et intelligence autour des textes. Tout ceci n’est-il pas l’écla­tant témoignage des liens de René Guénon et de la Franc- Maçonnerie, attestés par le comportement des deux par­ties ? […] Rien n’est plus réconfortant que l’intérêt dont il a honoré — et elle le lui rend avec ferveur — l’institution maçonnique ».

  Comme on aimerait que la réalité répondit en tous points au tableau esquissé par M. Baylot ! Hélas ! Où est la réponse très nettement affirmative (même limitée à une petite fraction fidèle) dont nous parle l’auteur ? Où est l’attention à ses mises en garde réitérées ? Où est la ferveur ?

  Si la Maçonnerie française était vraiment consciente de l’importance capitale qu’a pour elle l’œuvre de Guénon, cela devrait s’exprimer dans les ouvrages, assez nombreux actuellement, que publient les Maçons actifs qui ont leur mot à dire dans leur Loge et dans leur Obédience. Or que voyons-nous ? La plupart de ces ouvrages passent entièrement sous silence le nom même de Guénon. D’autres contestent ses qualifications maçonniques, mettent en doute l’authenticité de son information, ou l’accusent tout simplement de « cécité ». Ne parlons pas de ceux qui préconisent l’abandon du secret maçonnique, ou qui interprètent le symbolisme de l’Ordre à la lumière (si l’on peut dire) de la psychanalyse. D’autre encore militent en faveur de thèses peut sympathiques à Guénon : l’origine exclusivement chrétienne de la Maçonnerie, l’absence de rapport entre l’Art Royal et l’hermétisme, l’irréalité de l’héritage templier, la légitimité des innovations willermoziennes, etc.

  De telles constatations peuvent être faites par tous. La chose est d’autant plus regrettable que la Maçonnerie semble être actuellement l’institution la plus apte à « illustrer » pour l’Occident le « message » guénonien, et à briser la « conspiration du silence » soigneusement entretenue autour de ce message par tout ce qui, de près ou de loin, relève de la mentalité moderne. Nous venons de parler de « conspiration du silence », et c’est ici le lieu de dire pourquoi, en dépit des réserves que nous venons de formuler, l’article de M. Baylot nous semble important. Pour la première fois, en effet, un haut dignitaire de l’Ordre maçonnique proclame « publiquement » l’importance exceptionnelle de l’œuvre de Guénon et la nécessité d’y avoir recours pour permettre à la Maçonnerie d’« assumer » son destin. Une telle prise de position était inattendue ; elle suppose une juste appréciation du « temps » et des « circonstances » ; elle pourrait avoir un certain retentissement. Nous souhaitons vivement qu’il en soit ainsi, et qu’un assez proche avenir vienne confirmer les vues de M. Jean Baylot et démentir les restrictions que nous avons cru devoir y apporter. De toute façon, le « geste » qui vient d’être accompli fera date, pensons-nous, dans l’histoire de la Maçonnerie française.

  Tout ce numéro de Planète est illustré par des photographies de scènes ou de sites orientaux, et en plus, par six portraits de René Guénon, depuis son adolescence jusqu’au lit de la mort. — Pour terminer, M. Jean-Claude Frère a donné une esquisse de l’évolution de la revue Le Voile d’Isis, devenu les Etudes Traditionnelles, et a commenté succinctement les principales publications des « Editions Traditionnelles ». En ce qui concerne plus particulièrement notre revue, nous tenons à le remercier des paroles très élogieuses qu’il a bien voulu avoir à son égard. Il est très vrai que ses divers collaborateurs — ceux qu’il nomme et ceux qu’il ne nomme pas — s’efforcent avant tout de marcher dans la voie ouverte par Guénon. Dans la mesure où ils y parviennent, cela est pour eux une suffisante récompense.

Denys Roman.

(à suivre)

  1. Certains seront peut-être étonnés de cette assertion ; et pourtant le Grand Shankarâchârya lui-même, dans ses Commentaires sur les Brahma-sûtras, a fait preuve de l’exclusivisme le plus incroyable envers le Bouddhisme, allant jusqu’à écrire que cette doctrine avait été inventée par Shakyamuni par suite de la haine féroce qu’il avait conçue pour tout le genre humain !
  2. Dans la bibliographie placée à la fin de ce numéro de Planète, le chapitre en question est intitulé par erreur : « Grandeur et Misère de René Guénon ».
  3. Nous ne nous attarderons pas sur certains points mineurs. M. Frère écrit de Guenon : « Toujours il courtise le nous. Son pluriel est celui de la majesté incontestable ». Guénon eut un jour l’occasion de rappeler à Paul Le Cour que. l’usage du « nous » quand on écrit est une règle de convenance traditionnelle, susceptible d’ailleurs d’une interprétation métaphysique intéressante.
  4. L’auteur se réfère aux Compagnons de la Hiérophanie de Victor-Emile Michelet ; il semble aussi avoir eu accès aux volumineux ouvrages de Swinburne Clymer, où se trouve reproduit un document du Convent maçonnique spiritualiste de 1908.
  5. Cette expression est défectueuse. Il ne peut y avoir de « profession de foi » à l’égard d’une doctrine qui ne requiert aucunement la « foi ». En réalité, il avait été convenu que ne seraient admis à « La Grande Triade » que ceux qui auraient acquis une connaissance suffisante des œuvres de Guénon.

E.T. N° 416 novembre – décembre 1969- 2ème partie

Nous avons reçu le premier numéro pour 1969 des Cahiers de Saint-Jean, bulletin officiel de l’Ordre Souverain de Saint-Jean de Jérusalem, Chevaliers Hospitaliers de Malte. Ce bulletin paraît deux fois par an, pour les fêtes de saint Jean-Baptiste et de saint Jean l’Evangéliste. Le numéro dont nous parlons, très bien rédigé, apporte un bon nombre de renseignements peu connus. Sait-on, par exemple, que le calife Haroun-al-Rachid établit le premier hospice « franc » de Jérusalem, et que son allié Charlemagne « avait été le premier souverain à régler le bon fonctionnement des hospices sur les étapes et les lieux de pèlerinage » ? Vers 1048, des italiens « obtinrent du calife d’Egypte la permission d’ouvrir pour les chrétiens latins un nouvel et vaste hospice tout près du Saint-Sépulcre, et ceci sur un terrain donné en présent par le prince musulman ». Quand les turques eurent substitué leur domination à celle des arabes, l’amitié latino-islamique fut compromise, et ce furent les croisades. L’hospice franc avait subsisté. De nombreux seigneurs y entrèrent pour se vouer au service des pèlerins et des malades. Gérard de Martigues, considéré comme le fondateur des hospitaliers, prit l’habit monastique ; la nouvelle institution fut approuvée en 1113 par le pape Pascal II, qui lui conféra de nombreux privilèges, et notamment celui d’élire son chef sans ingérence de l’autorité ecclésiastique. Gérard de Martigues mourut en odeur de sainteté, et son successeur Raymond du Puy, élu en 1118, « décida de transformer son couvent et ses ramifications en une troupe régulière de moines-soldats ». L’Ordre religieux et militaire de Saint-Jean de Jérusalem était fondé. Nous ne nous étendrons pas sur les rivalités et les jalousies qui s’élevèrent entre Hospitaliers et Templiers. Le bulletin en parle avec tristesse et sans parti-pris, et il préfère citer les extraits de la Règle du Temple, où saint Bernard fait le panégyrique du moine-soldat, et insister sur les nombreuses circonstances où les deux Ordres agirent de concert. Tous deux étaient riches et « c’est grâce à leurs ressources financières que la rançon qui permit de libérer le roi saint Louis, prisonnier à Damiette, fut réunie ». Le bulletin ne parle pas des gloires de l’Ordre après la perte définitive de la Terre Sainte en 1291. Le séjour à Chypre et enfin à Malte, les sièges où s’illustrèrent Villiers de l’Isle-Adam et La Valette ne sont pas rappelés. Venons-en maintenant aux évènements qui allaient si profondément transformer l’Ordre souverain. En 1797, le Grand Maître Emmanuel de Rohan conclut un traité avec le tzar Paul 1er : une branche russe de l’Ordre était fondée « pour des temps éternels », à l’intention surtout des sujets catholiques (c’est-à-dire polonais) du tzar. Ce dernier devenait « Protecteur de l’Ordre ». Quelques mois après, sous Ferdinand de Hompesch, Malte était prise par Bonaparte. Les chevaliers affluèrent en Russie, déposèrent le Grand Maître de Hompesch et élurent pour lui succéder le tzar Protecteur. Ceci se passait à la fin de 1798. Il semble bien qu’il s’agissait là, dans la pensée du tzar et aussi des chevaliers électeurs, de quelque chose de plus que d’une élection ordinaire. Paul 1er  ̶  que la revue s’applique à présenter (notamment par des citations du Mémorial de Sainte-Hélène) comme un souverain beaucoup moins fantasque et dégénéré que ne l’ont prétendu certains historiens  ̶  modifia les armes impériales de l’Etat russe, dont l’aigle bicéphale porta, pendant son règne, la croix de Malte à huit pointes. Le tzar fonda un nouveau Grand Prieuré pour ses sujets non catholiques. Toutes les puissances européennes (à l’exception de la France révolutionnaire) furent avisées de l’élection et en accusèrent réception. « Il est à noter que cette reconnaissance internationale ne se trouva inaugurée par personne d’autre que par le premier souverain (en rang) du concert européen, l’empereur du Saint-Empire romain-germanique et roi apostolique de Hongrie ». Cependant, le Souverain Pontife Pie VII ne voulu pas reconnaitre la validité de l’élection : en 1802, un nouvel Ordre de Malte, strictement catholique, fut fondé. C’est lui dont M. Roger Peyrefitte a parlé dans un ouvrage paru il y a une dizaine d’années, et qui évoque les démêlées de ses membres avec certains milieux de la Curie romaine. Il est à remarquer que les deux Ordres, le russe et le « romain », devenaient dès lors non-monastiques (nous ne disons pas « laïques »). Les tzars de Russie prirent de nombreux oukases pour affermir l’implantation des chevaliers dans leurs Etats : un corps de pages de Malte fut créé, ainsi qu’un régiment de chevaliers-gardes devant servir de gardes du corps au souverain en temps que Grand Maître. L’ordre de Malte était donc devenu une institution spécifiquement russe et orthodoxe. Les tzars en étaient les Grands Maîtres héréditaires. Ils le sont restés jusqu’à l’effondrement de leur empire en 1917. La Grande Maîtrise redevint alors élective. Il est à souhaiter que des détails soient donnés ultérieurement sur ces évènements, et on aimerait aussi savoir s’il y avait des chevaliers parmi la très nombreuse émigration russe à Paris. Cet Ordre, dirigé aujourd’hui par un prince orthodoxe, mais qui semble compter parmi ses membres des chrétiens de toutes les Eglises, se qualifie lui-même d’ « Ordre de Malte légitimiste », et il désigne l’Ordre fondé en 1802 par le nom d’ « Ordre pontifical ». Nous devons dire d’ailleurs que la revue parle de ce dernier Ordre sans aucune acrimonie : il est bien évident, au surplus, que les deux Ordres sont « réguliers », en ce sens que les très légères irrégularités qu’on peut déceler dans la fondation de l’un et de l’autre n’entachent pas la validité de la transmission chevaleresque. Il faut aussi louer cette revue de n’être ni anti-catholique, ni anti-templière, ni anti-maçonnique. Il y a même plus : ces héritiers des héros de Chypre, de Rhodes, de Malte et de Lépante parlent de l’Islam qu’ils ont si longtemps combattu en termes élogieux et parfois presque admiratifs. C’est là une attitude vraiment chevaleresque, bien rare aujourd’hui hélas ! Mais une question se pose : l’initiation chevaleresque ne consistait pas seulement à former des hommes d’honneur et  ̶  dans le cas des Ordres hospitaliers  ̶  des hommes de charité ; elle visait aussi et surtout à former des initiés. Qu’en est-il aujourd’hui dans le cas de l’Ordre des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem ? Le bulletin que nous venons de lire avec le plus grand intérêt ne nous fournit sur ce point aucune réponse.

Dans le Symbolisme d’avril-juin 1969, M. André Serres termine son long article : « Ce qui est épars… », où il reproduit de très nombreux passages empruntés pour la plupart à René Guénon. Il étudie notamment le symbolisme de la Veuve, des trois points, des signes d’ordre, du secret, de l’acacia, du maillet, de la Parole perdue, du Nom. L’auteur insiste à juste titre sur la multiplicité de sens des symboles. Il rappelle aussi qu’ « il serait vain de retrouver la Parole accidentellement, dans un manuscrit ancien par exemple ». Il est vain également d’espérer retrouver la Parole grâce à l’étude de l’Hébreu. Que pourrait-on en effet retirer d’une telle étude ? On a toujours su comment s’écrit le Nom ineffable, mais personne ne sait plus depuis longtemps comment il se prononce. C’est pourtant cela qui importerait, car le « Fiat lux originel » s’est exprimé dans le verbe et non pas dans l’écriture ; et la tradition, chez tous les peuples a toujours été orale avant d’être écrite. C’est pourquoi nous ne pouvons suivre M. André Serres quand il se rallie à l’opinion de M. Jean Reyor, lequel affirmait « la nécessité pour le Maçon d’étudier l’hébreu de l’Ancien Testament ». Nous avons connu pas mal de Maçons qui demandèrent à Guénon des conseils d’ordre très général, et nous pouvons dire que jamais il n’a conseillé à aucun d’entreprendre l’étude de la langue hébraïque, dont au surplus Le Symbolisme rappelait récemment les difficultés insoupçonnées qui « font le désespoir des exégètes ». Pour citer la Bible, Guénon utilisait la traduction du chanoine Crampon, introuvable aujourd’hui. D’ailleurs, si la connaissance de l’hébreu était indispensable à la « réalisation » maçonnique, alors la Maçonnerie spéculative serait supérieure à la Maçonnerie opérative, car M. André Serres conviendra certainement que dans les Loges opératives, personne  ̶  même si l’on tient compte du prêtre, du médecin et des nobles « protecteurs » qui en faisaient ordinairement partie  ̶  n’avait la moindre connaissance de l’hébreu.

Passons à un autre sujet. M. Serres écrit : « Tout avait été dit et écrit sur le symbolisme de l’équerre et du compas, tout sauf l’essentiel qui n’a été dégagé que par Guénon ». On souscrira entièrement à cette remarque. Nous pensons même qu’une appréciation aussi élogieuse pour le Maître devrait être généralisée. Ce n’est pas tel ou tel symbole dont Guénon a donné les diverses significations. C’est la science maçonnique tout entière qui a été renouvelée par lui, Guénon a restitué à la Maçonnerie la conscience de son caractère proprement initiatique. Ce faisant, il lui a rendu le plus grand de tous les services. Lui qui, intellectuellement, ne devait rien à la Maçonnerie, il lui a fait le don incomparable de la « révéler » à elle-même. C’est pour cela sans doute que Guénon a tant aimé l’Art royal. Que son œuvre ne soit encore qu’insuffisamment connue dans la Maçonnerie Universelle, et que les Guénoniens stricts, même en France et en Italie, n’aient la parole nulle part dans les Obédiences, ce sont là des détails sans importance. L’insignifiance – pour ne pas dire la puérilité – des tentatives non guénoniennes d’interprétation des symboles suffirait à montrer à qui, dans ce domaine, appartient l’avenir.

A la fin de ce long article, M. André Serre écrit que «  Guénon s’est plu à souligner les marques incontestables de l’origine catholique de la Maçonnerie ». Cela est vrai, mais il faut ajouter que Guénon pensait alors surtout à la Maçonnerie qui précédait immédiatement le coup de force de 1717. Quant à la Maçonnerie opérative proprement dite, Guénon l’a toujours considérée comme aussi ancienne que l’art de construire lui-même, c’est-à-dire comme bien antérieure au christianisme. En mars 1939, par exemple, à propos d’un article du Grand Lodge Bulletin d’lowa sur « l’âge de la Maçonnerie », il écrivait : « Cet âge est en réalité Impossible à déterminer. [Dans les plus anciens documents de l’Ordre] la Maçonnerie est toujours donnée comme remontant à une antiquité fort reculée. Que l’organisation maçonnique ait été introduite en Angleterre en 926 ou même en 627 comme ils l’affirment, ce fut déjà non comme une nouveauté, mais comme une continuation d’organisations préexistantes en Italie et sans doute ailleurs encore ; et ainsi… on peut dire que la Maçonnerie existe vraiment from time immemorial, ou, en d’autres termes, qu’elle n’a pas de point de départ historiquement assignable » (cf. Etudes sur la F.-M. t. I, p. 304). On n’en finirait pas de citer les textes de Guénon où il rattache la Maçonnerie aux Collegia fabrorum, rappelle les liens de l’Ordre avec la Tradition primordiale, affirme que «  la philosophie maçonnique est plus orientale qu’occidentale », etc. Tout cela est incompatible avec une origine uniquement catholique. La Maçonnerie a été christianisée dans le haut moyen âge et, quand l’Europe se confondait avec la « chrétienté », elle fut catholique comme l’était aussi le, « Saint-Empire romain », dont l’origine pourtant était elle aussi antérieure au christianisme. Il convient pourtant d’ajouter que la Maçonnerie ; dans ses rituels et ses textes officiels (Old Charges), n’a jamais été christianisée au point où le furent d’autres organisations similaires, parmi lesquelles on doit citer la Charbonnerie et le Compagnonnage.

Dans le même numéro, nous signalerons un article de M. Jean-Pierre Berger qui tente d’interpréter deux épisodes évangéliques (la guérison du serviteur du centurion et celle de l’homme à la main desséchée) ; – et aussi une longue étude de M. Ostabat sur les rituels de Chevaliers Profès du Rite Rectifié : dans ces rituels, Willermoz s’était efforcé d’introduire, avec un succès des plus contestables, ce qu’il avait pu comprendre des doctrines de Pasqually sur la Réintégration.

Denys ROMAN.

Note 6 : Denys Roman : « Euclide, élève d’Abraham »

[2010 : Équinoxe de printemps, La Lettera G / La Lettre G,  N° 12]

Denys ROMAN :
« Euclide, élève d’Abraham »*

Le texte de Denys Roman sur « Euclide, élève d’Abraham » expose un aspect fondamental de la « légende du Métier »[1], légende très chère à nos Anciens qui l’ont intégrée dans la plupart des manuscrits appelés Old Charges ou « Anciens Devoirs » ; les Maçons opératifs voyaient symboliquement dans cette légende, non seulement l’histoire traditionnelle qui permet d’entrevoir les « origines » de la Maçonnerie, mais aussi l’excellence de l’Art Royal dans cette expression particulière de la Construction universelle qu’est la Géométrie.

Ce texte de D. Roman fut publié primitivement dans le numéro 32 d’octobre 1977 de la revue maçonnique « Renaissance Traditionnelle » ; il était d’ailleurs accompagné, dans d’autres numéros de cette revue, d’une série d’articles que l’auteur présentait sous la rubrique « René Guénon et les “destins” de la Franc-Maçonnerie » qu’il retiendra comme titre pour son premier ouvrage paru en 1982 et réédité en 1995. Les lecteurs qui connaissent cette revue d’histoire de la Franc-Maçonnerie[2] dont la tendance, les « valeurs » et la méthode sont très éloignés du point de vue traditionnel dont R. Guénon fut l’interprète le plus autorisé pour notre temps, s’étonneront sans doute de la publication, dans ce cadre, d’un article aussi éloigné d’une vision historique profane sur l’Ordre maçonnique. On conçoit donc la surprise et le mécontentement que suscitera ce texte parmi les lecteurs de cette revue, au point de provoquer quelques réactions très hostiles à René Guénon, comme il s’en produit souvent.

Dans cet article, D. Roman reprend et commente l’histoire légendaire qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham, histoire véhiculée pratiquement par tous les Old Charges de la Maçonnerie opérative jusqu’à un manuscrit comme le Dumfries n° 4 qui, datant de 1710 environ, appartenait à la période « pré-spéculative ». En fait, ce manuscrit ne se compose pas uniquement de la « légende du Métier » car il comprend également le « serment de Nemrod », les questions et réponses rituelles et le blason de l’Ordre qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. Ainsi, dans le chapitre « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours » de son second ouvrage signalé dans notre note 1, l’auteur relève notamment que ce manuscrit pourtant tardif contient quelques formules rituelles qui proviennent d’une tradition orale et éclairent les « opérations » des « Maçons des anciens jours ». Il signale notamment, dans les Lectures que comprend le Dumfries, une réponse relative à ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « joyau intact » : le cable-tow (et sa longueur), qui « est aussi long qu’entre l’extrémité de mon nombril et le plus court de mes cheveux » ; à la question : « Quelle en est la raison ? », l’interrogé répond : « Parce que tous les secrets gisent là ». Signalons que cette séquence rituelle du cable-tow doit s’accompagner d’une gestuelle, expression du « lien » en question qui signifie que les « secrets » sont là en sommeil tant que l’initiation reste virtuelle. Mais, pour bien en percevoir la nature, il convient d’y associer le due guard (qui pourrait avoir une parenté, sinon une identité, avec le Devoir du Compagnonnage), et est un signe en rapport étroit avec les secrets de la Maîtrise dans leur plénitude ; ce signe, particulier à la Maçonnerie de Rite dit d’York, symbolise l’accomplissement dans l’ordre des petits mystères : on aura une idée plus précise des multiples sens qu’il recèle en le représentant comme l’exact schéma de la lettre arabe nûn, à laquelle est associée la partie supérieure du symbole qui en complète la signification essentielle. Quant au rapport « opératif » entre ces deux éléments rituels que sont le cable-tow et le due guard, il se construit selon la géométrie organique du corps humain basée sur les centres subtils.

On a beaucoup glosé, et encore aujourd’hui, à propos de l’anachronisme évident sur lequel est basée la légende que l’auteur examine, alors qu’on sait que deux millénaires environ séparent la période où vécut le « père de la multitude », de celle du « noble Euclide » qui enseignait en Égypte sous le règne de Ptolémée 1er (305-282 av. J.-C.)[3]. Les « esprits forts » du stupide XIXe siècle (et ceux d’aujourd’hui encore) n’ont pas manqué de relever avec condescendance le défaut de chronologie historique de cette légende, mettant l’accent sur la « naïveté » et l’ « inculture » des Maçons opératifs réputés analphabètes ; en cela, on oubliait un peu rapidement que cet « analphabétisme » ne les avait pas empêchés d’édifier les chefs-d’œuvre que nous connaissons et qui témoignent encore, malgré les restaurations mutilantes, de leur unité originelle. Si les faits historiques ont leur importance, on ne peut pas réduire l’histoire aux faits en tant qu’événements rapportés à l’individuel ; seul, leur sens symbolique –qui ne s’oppose pas aux faits mais éclaire leur raison d’être –  est essentiel : il est la traduction et l’expression, en mode manifesté, de la Volonté divine. C’est cela qu’exprimaient les « Maçons des anciens jours » pour lesquels le sens symbolique primait éminemment sur une quelconque chronologie historique. En réalité, ils exposaient « à couvert », dans le cours de cette histoire légendaire, ce qui caractérise fondamentalement les origines mythiques de l’Ordre qui a recueilli, au cours des ans et en raison de l’élection dont il fut investi par « décret » divin, de vénérables héritages.

André Bachelet

NOTES :

* René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, chapitre XII.

[1] On trouvera des développements complémentaires de l’auteur sur le sens et la portée de cette légende (qui comprend d’ailleurs deux anachronismes historiques) contenue dans le Dumfries n°4, dans le remarquable chapitre VIII, « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours », de son ouvrage Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – L’« Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, Paris.

[2] Mis à part une idéologie humaniste et une méthodologie historiciste qui ne sont pas en adéquation avec le but assigné à l’initiation, cette revue propose un contenu documentaire maçonnique généralement intéressant.

[3] L’expression « bon clerc » est parfois utilisée trop systématiquement par certains traducteurs ou commentateurs ; elle a l’inconvénient de comporter une connotation trop attachée au sens que ce terme recouvre uniquement aujourd’hui dans le christianisme ; il est peu vraisemblable que ce sens ait été retenu exclusivement par les Maçons opératifs que la mise en œuvre du Métier conduisait à une autre perspective. Lorsqu’ils utilisaient l’expression de « noble Euclide » dans sa signification de « prince » dans l’ordre de la construction universelle héritée d’Abraham, c’est parce qu’ils reconnaissaient à ce dernier une « paternité spirituelle ».


 

Denys ROMAN : « EUCLIDE, ÉLÈVE D’ABRAHAM »[1]

« Quant aux trois lois données par Dieu
aux trois peuples (juif, chrétien et musulman),
pour ce qui est de savoir quelle est la véritable,
la question est pendante et peut-être
le restera-t-elle longtemps encore. »
Boccace, cité par R. Guénon

La Tradition, dont Guénon fut le serviteur exclusif et l’interprète incomparable, a été qualifiée par lui de « perpétuelle et unanime ». On peut dire que la Maçonnerie participe de cette perpétuité, en tant que ses Loges se tiennent « sur les plus hautes des montagnes et dans les plus profondes des vallées »[2]. D’autre part, l’« universalité » dont se réclame la Maçonnerie fait écho, pour ainsi dire, au caractère « unanime » de la Tradition. Cette universalité est bien connue, mais on peut se demander si la généralité des Maçons en sentent bien toutes les implications.

La Maçonnerie est sans doute la seule organisation initiatique du monde qui ne soit pas liée à un exotérisme particulier. Et si, au dire de Guénon, cela ne devrait pas dispenser les Maçons de se rattacher à l’un des exotérismes existant actuellement (car l’homme traditionnel ne saurait être un homme sans religion), cela devrait les inciter à ne pas limiter leur intérêt à leur tradition propre, mais bien au contraire à étudier, grâce à la « clef » du symbolisme universel, toutes les traditions dont ils peuvent avoir connaissance[3]. Une chose très remarquable dans cet ordre d’idées, c’est qu’une Loge maçonnique constitue le lieu idéal où des hommes appartenant à des religions différentes peuvent se rencontrer, sur un pied de parfaite égalité, pour traiter de questions d’ordre traditionnel et doctrinal.

Si toutes les religions sont admises au sein de la Maçonnerie, on doit cependant reconnaître que les formes traditionnelles les plus orientales (Hindouisme, Bouddhisme, Confucianisme, Taoïsme, Shintoïsme, etc.), sont tellement étrangères à certains aspects importants du symbolisme de l’Ordre, aspects liés à la construction du Temple de Salomon, que les adhérents à ces traditions se trouvent en quelque sorte dépaysés dans l’atmosphère des ateliers[4]. À la vérité, ce sont les trois religions monothéistes (Judaïsme, Christianisme et Islam) qui ont fourni à la Maçonnerie le plus grand nombre de ses fils et les plus illustres de ses initiés.

Les trois traditions monothéistes sont dérivées d’Abraham, et il est très significatif que le nom divin El-Shaddaï, dont on sait l’importance dans la Maçonnerie opérative (et qui n’est pas inconnu dans la Maçonnerie spéculative), soit précisément le nom du Dieu d’Abraham[5]. Guénon, dans une page essentielle[6], a souligné que, lors de la rencontre du Père des croyants avec Melchissédec, le nom El Shaddaï fut associé à celui d’El-Elion[7] et que cette rencontre marque le point de contact de la tradition abrahamique avec la grande Tradition primordiale.

Il y a dans l’histoire traditionnelle de la Maçonnerie, telle qu’elle est rapportée dans les anciens documents appelés Old Charges, une assertion singulière, qui ne peut manquer de surprendre ceux qui en prennent connaissance : il s’agit de celle qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham[8]. Comme nous avions fait allusion à cette « légende », on nous demanda des explications, en soulignant le formidable anachronisme qu’elle implique, Euclide ayant vécu en Égypte au IIIe siècle avant notre ère, alors que le séjour d’Abraham dans ce pays se situe deux millénaires auparavant.

C’est justement le caractère démesuré de cet anachronisme qui montre bien que nous n’avons pas affaire ici à un « fait historique » au sens que les modernes donnent à ces mots[9]. Il s’agit en réalité d’« histoire sacrée » exprimant une relation d’un caractère tout à fait exceptionnel et qui, de par sa nature, ne peut être formulé que dans un langage « couvert » par le voile du symbolisme.

Si l’on se rappelle qu’au Moyen Âge Euclide personnifiait la géométrie[10] et que, d’autre part, dans les anciens documents, la Maçonnerie est fréquemment assimilée à la géométrie, on comprendra que faire d’Euclide l’élève d’Abraham, c’est dire qu’il y a entre le Patriarche et l’Ordre Maçonnique une relation de Maître à disciple, équivalent rigoureusement à une « paternité spirituelle ».

Il est évident que la Maçonnerie est antérieure à Abraham, puisque traditionnellement elle remonte à l’origine même de l’humanité. Mais on sait que toute tradition, à mesure qu’elle s’éloigne de son principe, court le risque de s’affaiblir, voire de se corrompre : et alors, s’il s’agit d’une tradition ayant pour elle « les promesses de la vie éternelle » une action divine intervient pour la redresser et contrecarrer la tendance à suivre « la mauvaise pente »[11]. Tel est le cas pour la Maçonnerie qui, bénéficiant du privilège de la perpétuité[12], a dû connaître au cours de sa longue histoire des périodes d’obscuration suivies de spectaculaires redressements.

De ces redressements, qui chaque fois lui ont conféré pour ainsi dire une nouvelle jeunesse, la Maçonnerie doit avoir conservé certaines traces, en particulier dans son « histoire traditionnelle » ou encore dans ses rituels. Il est très vraisemblable que les noms divins El-Shaddaï et « Dieu Très-Haut »[13] sont à rattacher à la transformation qui dut s’opérer à l’époque de la vocation d’Abraham. Une autre période cruciale pour le monde occidental, dans l’ordre initiatique aussi bien que dans l’ordre religieux, fut celle de la naissance du Christianisme, et c’est évidemment de cette époque que date la vénération de la Maçonnerie pour les deux saints Jean[14].

Au moment de l’irruption du Christianisme dans le monde gréco-romain et à plus forte raison à l’époque de la vocation d’Abraham, il y avait en Occident un grand nombre d’organisations initiatiques liées à la pratique des métiers, et dont les plus connues sont les Collegia fabrorum. Leurs mots sacrés, s’ils en avaient, n’étaient pas empruntés à l’hébreu, et le symbolisme solsticial de Janus jouait pour eux le rôle des deux saints Jean. Il serait téméraire de vouloir expliquer comment s’effectua la mutation ; car on ne saurait oublier que, selon le Maître que nous suivons et qui fut certainement l’initié ayant reçu les plus amples lumières dans le domaine dont il s’agit, « la transmission des doctrines ésotériques » s’effectue par une « obscure filiation », en sorte que « les attaches de la Maçonnerie moderne avec les organisations antérieures sont extrêmement complexes »[15]. C’est pourquoi, plutôt que de vouloir percer des mystères « couverts » du voile impénétrable de l’« anonymat traditionnel »[16], il est sans doute préférable de rechercher dans la Maçonnerie actuelle, les marques des influences respectives des trois traditions abrahamiques.

Les marques de l’influence juive sont trop évidentes et trop connues pour qu’il soit besoin d’y insister. L’usage de l’hébreu pour les mots sacrés, les continuelles références aux Temples de Salomon et de Zorobabel, le calendrier luni-solaire, le travail tête couverte au 3ème degré, la datation rituelle coïncidant à peu de chose près avec la datation hébraïque, tous ces indices et bien d’autres encore sont là pour attester l’importance du trésor symbolique hérité des fils de l’Ancienne Alliance.

L’influence chrétienne est d’un ordre tout différent. Certes, dans les hauts grades, il est fait mention de certains événements de l’histoire du Christianisme, par exemple de la destruction des Templiers. Mais il faut surtout remarquer que c’est dans le monde chrétien que la Fraternité maçonnique s’est le plus développée, au point qu’une carte géographique qui représenterait la « densité chrétienne » des diverses contrées de la terre coïnciderait presque exactement avec celle qui représenterait leur « densité maçonnique ». On pourrait presque dire que la Maçonnerie est une organisation qui travaille sur un matériau symbolique principalement judaïque, et dont le recrutement est principalement chrétien.

Si l’apport judaïque et l’apport chrétien à la Maçonnerie sont des faits essentiels et évidents, il ne semble pas à première vue qu’il y ait dans cet Ordre un apport islamique quelconque. L’assertion de Vuillaume selon laquelle l’acclamation écossaise serait un mot arabe est erronée.

Certes, un Sheikh arabe a pu dire que « si les Francs-Maçons comprenaient leurs symboles, ils se feraient tous musulmans » ; mais un rabbin pourrait dire la même chose au profit de sa religion propre, et un théologien chrétien au profit de la sienne. Faudrait-il donc croire que ce « tiers » de la postérité d’Abraham, que l’initié Boccace, par la voix du juif Melchissédec, déclare être aussi « cher » au Père céleste que le sont les deux autres tiers, n’aurait apporté aucune contribution à un Art placé sous le patronage d’« Euclide, disciple d’Abraham » ?

La réponse que nous allons tenter de donner à cette question surprendra sans doute bien des lecteurs. Mais nous ne saurions l’esquiver dans cet ouvrage relatif aux conceptions de Guénon sur le rôle « eschatologique » de la Maçonnerie. Nous pensons en effet que l’œuvre de cet auteur, écrite à proximité et en vue de la fin des temps, vient combler d’un seul coup, et magistralement, le vide laissé jusqu’alors par la tradition islamique, dont Guénon était un représentant éminent, dans l’héritage abrahamique transmis à la Maçonnerie.

On a parfois écrit qu’avant Guénon tout avait été dit sur la Maçonnerie, excepté l’essentiel. Cela est très exact, et nous voudrions ajouter que personne ne s’est fait de la Fraternité maçonnique une idée plus haute que ce Maître, pourtant méconnu, plagié et attaqué, particulièrement en France par tant de Maçons.

Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une particularité très importante, qui est commune à la fois aux traditions juive, chrétienne et islamique ainsi qu’à la Franc-Maçonnerie. Les musulmans sont en effet très conscients du caractère « totalisateur » de leur tradition[17], dû au fait que Muhammad est le « Sceau de la Prophétie ». Ce qu’on oublie parfois, c’est que Guénon attribuait un même caractère totalisateur au Christianisme, dont il disait qu’« il a apporté avec lui tout l’héritage des traditions antérieures, qui l’a conservé vivant autant que l’a permis l’état de l’Occident, et qui en porte toujours en lui-même les possibilités latentes »[18]. Il est bien des choses qui permettent de penser que l’insistance apportée par lui à faire reprendre aux Maçons conscience de la pluralité de leurs héritages et en conserver la « mémoire » dans leurs rituels s’explique par la certitude où il était que la Maçonnerie a elle aussi une destinée « totalisatrice ».

Totaliser, c’est « rassembler ce qui est épars ». Abraham, le père du monothéisme, est aussi, selon la signification hébraïque de son nom, le « Père de la multitude », comme l’Unité est le principe de la multiplicité. Et de même qu’à l’origine il n’y a que l’Unique qui crée toutes choses, de même à la fin toutes choses doivent se résorber dans l’Unité. Si maintenant nous passons du macrocosme au microcosme, nous trouvons quelque chose de rigoureusement équivalent dans la doctrine hindoue. « Lorsqu’un homme est près de mourir, la parole, suivie du reste des dix facultés externes […], est résorbée dans le sens interne (manas) […] qui se retire ensuite dans le souffle vital (prâna), accompagnée pareillement de toutes les fonctions vitales […]. Le souffle vital, accompagné semblablement de toutes les autres fonctions et facultés (déjà résorbées en lui […]), est retiré à son tour dans l’âme vivante (jîvâtmâ) […]) […]. Comme les serviteurs d’un roi s’assemblent autour de lui lorsqu’il est sur le point d’entreprendre un voyage, ainsi toutes les fonctions vitales et les facultés de l’individu se rassemblent autour de l’âme vivante (ou plutôt en elle-même, de qui elles procèdent toutes, et dans laquelle elles sont résorbées) au dernier moment (de la vie […]) […][19].

Avons-nous réussi à laisser pressentir que la « légende » qui rattache Euclide, c’est-à-dire la Géométrie, c’est-à-dire la Maçonnerie, au patriarche Abraham est autre chose qu’une bévue phénoménale qui témoignerait simplement de l’imagination et de l’ignorance de son « inventeur » ? Nous n’avons certainement fait qu’effleurer un tel sujet. Peut-être aussi nous fera-t-on remarquer que la Maçonnerie, dans son état actuel, semble peu digne du rôle éminent que nous semblons vouloir lui attribuer.

Mais on peut répondre que cet Ordre, placé sous le patronage des deux saints Jean, dont l’un est « l’ami de l’Époux » et l’autre « le disciple que Jésus aimait », peut en conséquence revendiquer tous les privilèges que confère l’amitié, et qu’il devrait donc être certain de son « salut » final. Nous employons ici ce mot de « salut » dans le sens que lui donne René Guénon : il s’agit, pour un homme, de son maintien après la mort dans les « prolongements de l’état humain » ; et l’on peut légitimement transposer cette doctrine à une organisation traditionnelle, initiatique ou exotérique.

À la fin d’un cycle, le « salut » des « espèces » destinées à être « conservées » pour le cycle futur est assuré par leur « entassement » dans l’Arche ou dans tout autre réceptacle équivalent, Il est probable que l’un de ces équivalents est le « sein d’Abraham » où, selon la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, se reposent après leur mort les âmes des justes sauvés. Que le patriarche ami de Dieu[20], béni par Melchissédec et vénéré par les trois religions « abrahamiques », soit en même temps le « précepteur » de la Maçonnerie, c’est là une tradition tellement « honorable », mais qui implique de telles « obligations », que cet Ordre n’a pas le droit de la méconnaître ou de l’oublier.

Selon le Melchissédec du conte Les trois anneaux de Boccace[21], le Père céleste a fait en sorte que chacun de ses trois fils également aimés soit persuadé d’avoir reçu le seul anneau authentique, l’anneau originel transmis « de temps immémorial ».

Deux millénaires d’histoire de l’Occident sont là pour nous prouver qu’en effet chacun des trois fils est bien certain d’être le préféré, et même le seul à être aimé, le seul qui ait reçu l’anneau véritable, l’anneau nuptial qui scelle les épousailles éternelles. Il faut respecter de telles convictions voulues par le Père. Elles ont conforté la « foi » de chacun, aux dépens sans doute de la « charité » fraternelle[22].

Qu’en est-il de l’« espérance » ? Il est écrit qu’à la fin des temps la foi disparaîtra et la charité sera languissante. Peut-être alors ce sera l’occasion pour la Maçonnerie « centre de l’union » et qui appartient elle aussi à la « postérité spirituelle » d’Abraham, de se souvenir de la devise qui fut, dit-on, celle de ses ancêtres opératifs : « En El-Shaddaï est tout notre espoir ».

 Denys Roman


[1] Ce texte a été publié dans la revue Renaissance Traditionnelle.

[2] Cette expression, bien connue dans les rituels de langue anglaise, est explicitée dans certains anciens documents selon lesquels la Loge de Saint-Jean se tient « dans la vallée de Josaphat », ce qui veut dire que la Maçonnerie doit se maintenir jusqu’au Jugement dernier qui marquera la fin du cycle. Selon le même symbolisme, « les plus hautes montagnes » doivent signifier le commencement du cycle ; et de fait, le Paradis terrestre, selon La Divine Comédie, est situé au sommet de la plus haute des montagnes terrestres, puisqu’il touche à la sphère de la Lune. De même, quand le Christ exprime sa volonté de voir saint Jean « demeurer » jusqu’à son retour, il est bien évident (et l’Évangile le précise) qu’il ne s’agit pas en premier lieu de l’individualité du disciple bien-aimé ; il s’agit avant tout de l’ésotérisme chrétien, ésotérisme « personnifié » par saint Jean, et qui s’est résorbé dans la Maçonnerie. On peut dire que les paroles du Christ sur saint Jean confèrent à cet Ordre les « promesses de la vie éternelle », de même que celles adressées à saint Pierre sont le gage que la Papauté l’emportera finalement sur les prestiges des « portes de l’Enfer ».

[3] C’est pourquoi Guénon, insistant sur la nécessité pour chaque Loge d’avoir la Bible ouverte sur l’autel du Vénérable, précisait bien que ce livre « symbolise l’ensemble des textes sacrés de toutes les religions ».

[4] Il ne faudrait d’ailleurs pas tomber dans l’esprit de système en prenant cette assertion rigoureusement à la lettre, car elle souffre de très notables exceptions. Tout le monde sait que la Maçonnerie, introduite dans l’Inde par les Anglais, y a connu un vif succès. Kipling, dans ses nouvelles maçonniques, a raconté comment les Hindous orthodoxes initiés à la Maçonnerie se comportaient, lors des agapes fraternelles, pour ne pas enfreindre les règles leur interdisant de prendre leurs repas avec des hommes de castes différentes.

[5] La valeur numérique de ce nom est 345 ; les chiffres 3, 4 et 5, qui servent à écrire ce nombre, expriment aussi la longueur des côtés du triangle rectangle de Pythagore figuré sur le bijou du Maître Passé.

[6] Le Roi du Monde, p. 50.

[7] Le Dieu qu’invoquait Abraham est El-Shaddaï (le Tout-Puissant) ; et Melchissédec était prêtre d’El-Elion (le Très-Haut). Il importe de rappeler que les Maçons de langue anglaise travaillent au 3degré « au nom du Très- Haut ».

[8] Mackey, dans son Encyclopédie, précise que « tous les vieux manuscrits des constitutions » contiennent la légende d’Euclide, généralement appelé « le digne clerc Euclide ». Voici en quels termes cette légende est rapportée dans le Dowland Manuscript, texte remontant à 1550 environ : « Lorsqu’Abraham et Sarah se rendirent en Égypte, Abraham enseigna aux Égyptiens les sept sciences. Parmi ses élèves se trouvait Euclide, qui était particulièrement doué. ». La légende rapporte que plus tard Euclide fut chargé de l’éducation des enfants du roi ; il leur apprit la géométrie et ses applications, la manière de construire les temples et les châteaux. Le texte conclut : « Ainsi grandit cette science dénommée géométrie, mais qui désormais dans nos contrées s’appelle Maçonnerie. »

[9] Il est d’ailleurs évident que les Maçons opératifs ont toujours compté dans leurs rangs un bon nombre de gens instruits et assez familiers avec les Écritures pour savoir qu’Abraham s’était comporté en Égypte bien plutôt comme un pasteur de troupeaux que comme un maître d’école.

[10] Il en était de même d’Aristote pour la dialectique, de Socrate pour la morale, de Cicéron pour l’éloquence, etc.

[11] Cf. Guénon, La Crise du Monde moderne, chap. I.

[12] C’est ce qui est exprimé par les paroles du Christ attestant sa volonté de voir saint Jean (c’est-à-dire l’ésotérisme chrétien) « demeurer » jusqu’à son retour.

[13] Il est curieux que le nom du Très-Haut, qui est le Dieu de Melchissédec, soit utilisé en Maçonnerie en langue vulgaire et non en hébreu ; cela pourrait être mis en relation avec le fait que Melchissédec appartient à la Tradition primordiale et non pas à la tradition juive. De même, la Maçonnerie de Royal Arch fait appel, dans le rite qui lui est essentiel, à la fois à la langue hébraïque, à deux langues sacrées disparues (le chaldéen et l’égyptien) et enfin à la langue vulgaire. D’après Guénon, commentant le traité De vulgari eloquio de Dante, la langue vulgaire, que tout homme reçoit par voie orale, symbolise, dans un sens supérieur, la langue primordiale qui ne fut jamais écrite.

[14] La légende faisant de Jean-Baptiste un Grand-Maître de la Maçonnerie opérative qui, de longues années après son martyre, aurait été remplacé par Jean l’Évangéliste n’a évidemment qu’un sens purement symbolique.

[15] Guenon, L’Ésotérisme de Dante, chap. IV [« Dante et le rosicrucianisme »], in fine.

[16] De même que toute œuvre traditionnelle est d’autant plus proche du véritable « chef-d’œuvre » que l’artisan a « sublimé » son « moi » individuel pour le transformer dans le « Soi » (cf. Le Règne de la Quantité, chap. IX [« Le double sens de l’anonymat »]), on peut dire que les transformations auxquelles nous faisons allusion sont des chefs-d’œuvre d’autant plus parfaits que leurs artisans nous sont restés totalement inconnus. Le cas le plus récent de telles mutations semble être celui du passage de la notion traditionnelle du « Saint-Empire » dans la Maçonnerie écossaise.

[17] Nous pensons qu’il est inutile de préciser que ce dont il s’agit n’a rien à voir avec les conceptions politiques qualifiées de « totalitaires ». On sait d’ailleurs comment les régimes qui se réclament de telles conceptions ont coutume de se comporter avec la Maçonnerie quand ils accèdent au pouvoir.

[18] La Crise du Monde moderne, chap. VII.

[19] Brahma-Sûtras, traduits et commentés par Guénon au chapitre XVIII de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta.

[20] Le changement du nom d’Abram (« père élevé ») en celui d’Abraham (« père de la multitude ») se place entre la victoire du patriarche sur les adversaires des rois de la Pentapole et la destruction par le feu de cette même Pentapole. Cette destruction est naturellement une « figure » de la destruction finale du monde, et le rôle d’intercesseur joué par Abraham pour obtenir de Dieu une « limitation » de la destruction mériterait de retenir l’attention.

[21] Décaméron, 1re journée, conte III. On voit que le « Fidèle d’Amour » Boccace, pour placer, parmi ses contes d’une galanterie parfois un peu poussée, ceux qui avaient un sens doctrinal et qui certainement étaient pour lui ceux qui importaient le plus, savait utiliser le symbolisme des nombres.

[22] La « fable » symbolique utilisée par Boccace est d’ailleurs, comme tout ce qui est symbolique, susceptible d’une pluralité d’interprétations. En voici une qui, se plaçant à un point de vue plus élevé et proprement initiatique, répond sans doute davantage aux intentions de l’initié que fut Boccace. Si l’on doit assurément respecter les convictions de chacune des traditions en tant qu’elles prétendent avoir un statut privilégié les unes par rapport aux autres, d’un point de vue supérieur on ne doit pas être illusionné par de telles prétentions. Effectivement, cette prétention à l’élection relève d’une nécessité inhérente à la perspective exotérique et Boccace veut dire en fait que la vraie foi est cachée sous les aspects extérieurs des diverses croyances, vraie foi qui est la Tradition unique dont Melchissédec est le représentant. Cette vraie foi, c’est la « sainte foi », la fede santa dont Boccace, comme Dante, était, en Occident, un des fidèles.

Darkness visible partie 2

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe d’Automne 2007. N°7

Darkness visible [Deuxième partie]

L’introduction de la formule darkness visible dans le rituel maçonnique anglais de style Emulation apparaît à la suite de l’Union des Anciens et des Modernes de 1813 ; nous n’avons pas de certitudes sur les modalités de son adoption. La traduction littérale « ténèbres visibles » (et non « obscurité visible » comme il est dit parfois) révèle une association de sens contradictoires propres à retenir l’attention, et divers auteurs devaient en effet s’y intéresser, la plupart dans un esprit antimaçonnique et en se plaçant d’un point de vue exotérique exclusif1. En fait, l’expression darkness visible ne peut être vraiment explicitée et comprise – dans les limites de la faculté discursive – qu’en tant qu’elle est étroitement liée à la signification de la séquence rituelle correspondant à ce que les Kabbalistes désignent par le déplacement des lumières, elle-même abandonnée en partie dans la pratique maçonnique d’aujourd’hui (voir infra). Cette séquence ne trouve sa raison d’être et ne révèle sa véritable signification qu’en fonction de la perspective particulière à la Maîtrise qui s’effectue rituellement par un changement formel d’orientation, ce changement correspondant à une interversion dans le sens d’un retournement. D’ailleurs, l’orientation particulière à ce degré, est toujours usitée des Maîtres Maçons dans certains de ses éléments significatifs2. Ainsi, le déplacement des lumières s’accompagne, dans sa mise en œuvre, de l’intégration visible des décors symboliques d’ordre cosmologique qui assurent l’ordonnancement régulier de la Loge. Mais intégrer n’est pas uniformiser systématiquement dans une même perspective d’ensemble ; c’est pourquoi, pour prendre quelques exemples précis, on notera que le Tableau de Loge est occulté ainsi que les deux luminaires que sont le soleil et la lune3 situés au Débir (à l’Orient), équivalent symbolique du Saint des Saints du Temple de Salomon ; les deux luminaires demeurent indissociables car complémentaires : symboles de la dualité, ils s’évanouissent, n’étant plus en conformité avec la nouvelle orientation régulière de la Chambre du Milieu qui exprime l’Unité Primordiale. Cependant, un symbole subsiste, lumineux, à sa station initiale : c’est « l’œil dans le triangle » ou « l’œil qui voit tout », dénommé ordinairement Delta ; mais sa position se trouve dès lors inversée, c’est-à-dire pointe en bas, figurant le schéma du cœur. Ainsi disposé, il est dorénavant la « Porte Solaire », analogue à l’œil du dôme de tout édifice sacré. On se souviendra que, maçonniquement, cette Porte, selon l’enseignement traditionnel dont R. Guénon a été, à notre époque, l’interprète pour l’Occident, n’est autre que l’équivalent de la « porte du Ciel » ou « porte des dieux » ; elle est l’ouverture sur le « Soleil intelligible » dont le « septième rayon » – l’Axis mundi – assure le passage qui conduit « au-delà du Soleil », domaine des états supra-individuels propre aux grands mystères, ce « passage [qui] assure la libération complète »4  ».] des limitations individuelles inhérentes à la manifestation.

Ainsi, pour le Connaissant, le Soleil, « une fois élevé au Zénith, ne se lèvera plus ni ne se couchera, il se tiendra au centre » (Chândogya Upanishad, III, 11, 1 et 3).

Comme possibilité opérative immédiate, c’est-à-dire affranchie de la temporalité, cette interversion permet – ne serait-ce que virtuellement – au Maître Maçon d’ « identifier le centre de sa propre individualité (représenté par le cœur dans le symbolisme traditionnel) [ce qui correspond à une libération du mental] avec le centre cosmique de l’état d’existence auquel appartient cette individualité et qu’il va prendre comme base pour s’élever aux états supérieurs » (L’Esotérisme de Dante, ch. VIII). C’est ainsi que le Travail collectif en Loge permet la restauration de l’état originel par la translation « du centre de la conscience du “cerveau” au “cœur” ». C’est en quelque sorte une autre « vision » (de la Lumière intelligible), que l’on peut rapporter à une « audition » et qui prend appui sur la disposition symbolique ainsi établie et s’y identifie en application de l’analogie inverse5. Reportons-nous à ce que R. Guénon précise à ce sujet : « Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance “par reflet”, comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure ; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’”extérieur” à l’”intérieur”, et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même ; l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles. On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être transféré du “cerveau” au “cœur” ; pour ce transfert, toute “spéculation” et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage ; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective […]. Le passage de l’”extérieur” à l’”intérieur”, c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l'”état primordial”, de s’élever aux états supérieurs […] »6. C’est seulement ainsi que la Maîtrise atteint sa plénitude.

L’ « audition » évoquée est en rapport étroit avec la « Lumière intelligible » ; selon la perspective cosmogonique, le Son précède en quelque sorte la Lumière, et nous verrons que ce point de doctrine n’est pas étranger à notre sujet. Par exemple, l’audition est partie intégrante des éléments symboliques fondamentaux du degré de l’Arche Royale considéré par les anciens – et encore aujourd’hui – comme « la racine, le cœur et la moelle de la Franc-Maçonnerie » en tant que complément de la Maîtrise ; il est le  nec plus ultra  en raison de son caractère universel, de sa perspective ouverte sur les grands mystères, mais également de ses liens avec la Maçonnerie opérative ; mais nous ne pouvons présentement qu’en mentionner l’importance et signaler seulement un point qui est loin d’être négligeable, en correspondance avec nos rituels : il s’agit du rapport entre l’ouïe et la vue qui sont respectivement mises en relation avec la nuit et le jour ; car on connaît « […] l’étroite connexion qui existe, au point de vue cosmogonique, entre le son et la lumière ». Pour les chrétiens et les Maçons, le texte le plus explicite à ce sujet se situe au début du Prologue de l’Evangile de saint Jean qui précise : « Au commencement [au principe] était le Verbe… » ; il s’agit là de « l’acte du Verbe produisant l’”illumination” qui est à l’origine de toute manifestation, et qui se retrouve analogiquement au point de départ du processus initiatique  »7. C’est pourquoi -en particulier dans le domaine initiatique- on accorde prééminence et antériorité à l’ouïe sur la vue et de ce fait à la nuit sur le jour. C’est donc par pure analogie que nous utilisons le terme de « vision » en rapport avec la séquence rituelle du déplacement des lumières, car là réside un des mystères de l’Ordre.

Pour illustrer, dans une certaine mesure, ce rapport étroit entre l’ouïe et la vue et les incidences résultant de leur mise en œuvre, relevons quelques applications souvent négligées parce qu’en apparence banales : elles proviennent de manuscrits de la Maçonnerie des XVIIe et XVIIIe siècles, et plus précisément de leur partie dénommée Lectures ou Instructions qui furent originellement des « tuilages » de caractère synthétique à partir d’éléments rituels ; elles se pratiquent par questions et réponses dans lesquelles se trouvent certaines formules qui sont comme l’écho d’une pratique opérative ; une de celles-ci se situe curieusement entre la question concernant la « naissance virginale » du Christ et celle qui a trait à la construction du Temple de Salomon :

« Question : A quoi la nuit est-elle bonne ?

Réponse : La nuit est meilleure pour entendre que pour voir »8. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter les formules et la gestuelle adoptées par les Maçons de cette époque pour prévenir l’indiscrétion d’un profane (donc l’intrusion d’un point de vue étranger à la démarche initiatique) : cela consistait par exemple à exécuter un « faux pas » (celui-ci étant une figuration irrégulière de la marche ordonnée du Maçon en direction de l’Orient de la Loge) en prononçant à voix basse : « le jour est fait pour voir [sous-entendu: les signes] et la nuit pour entendre [les mots] » ; ces formules sont aussi, comme nous le précisions plus haut, en rapport avec l’épreuve du « tuilage » pratiquée habituellement par le Tuileur à l’entrée extérieure du Temple qui abrite la Loge, comme l’est également la formule bien connue : « il pleut [sur le Temple] ».

*   *   *

Ainsi l’expression darkness visible correspond-elle, dans la perspective spécifique aux petits mystères, aux « ténèbres perçues », réflexion de la Lumière procédant des « ténèbres supérieures » dont l’accès s’effectuera par le septième rayon du Soleil matérialisé au centre. R. Guénon nous dit que, en tant que symbole du non-manifesté, ces ténèbres « sont en réalité la Lumière qui surpasse toute lumière, [qui est] au-delà de toute manifestation et de toute contingence, l’aspect principiel de la lumière elle-même […] » ; ce reflet de la Lumière que, seul, de par son état, le Maître achevé a qualité pour appréhender dans la Chambre du Milieu. Suivant l’expression maçonnique – équivalente de la formule hermétique se rapportant à la phase nommée « séparation » –, le Maître Maçon doit œuvrer selon le processus ultime du discernement qu’est la discrimination, c’est-à-dire « déceler la lumière dans les ténèbres et les ténèbres dans la lumière ». Est-il nécessaire de préciser que nous sommes très éloignés de la perspective exclusive que retient Milton dans son poème Paradise lost, et qui se rapporte uniquement aux ténèbres entendues dans leur sens le plus inférieur, c’est-à-dire en tant qu’états psychiques qui se manifestent par une « chaleur obscure » (antithèse des ténèbres visibles) et sont relatives aux « lieux » infernaux que Dante évoque dans son Enfer.

En corrélation avec le passage rituel qui est l’objet de ces quelques réflexions, on retiendra également l’usage, en Maçonnerie, de la couleur noire dans son sens supérieur, c’est-à-dire métaphysique, qui correspond aux ténèbres visibles9. Cela concerne notamment la Chambre du Milieu qui est l’expression formelle de cette couleur ; c’est là, pour le Maître, qu’a lieu la deuxième mort qui correspond à une troisième naissance analogue à une « résurrection », véritable changement d’état qui ne peut s’accomplir que dans l’obscurité10.

Ajoutons que la station initiatique qu’est la Maîtrise maçonnique dans la démarche spécifique au Métier a également sa correspondance, en mode constructif, avec le symbole de la Pierre, la Keystone ; c’est la pierre angulaire ou clef de voûte (ou son équivalent) qui, dans tout édifice sacré, a une position inversée par rapport à l’ensemble de la construction ; c’est pourquoi cette pierre, qui en constitue le couronnement, ne peut être mise en place que par en-haut, comme provenant spontanément du Ciel11. En effet, en l’absence de la clef de voûte et malgré l’ajustement conforme des pierres et leur assemblage jusqu’à la limite du sommet, l’édifice qui en résulte ne sera jamais, malgré la convergence de tout l’ensemble vers ce point (c’est le « nœud vital »), qu’un ouvrage imparfait et dénué de stabilité, même si une certaine harmonie s’en dégage nécessairement : il est en quelque sorte le reflet du cosmos non encore résorbé dans son Principe. Mais, par la mise en place de la clef de voûte, se réalise, dans l’instantanéité, l’intégration de la multiplicité dans l’Unité, et ainsi l’ensemble de la construction se trouvera relié et identifié -hors de la modalité temporelle- à son archétype principiel ; c’est un « passage à la limite », un changement d’état. Seule la clef de voûte, « par sa forme aussi bien que sa position, est effectivement unique dans l’édifice tout entier, comme elle doit l’être pour symboliser le principe dont tout dépend »12 ; elle est la synthèse de l’édifice, image parfaite et véritable de l’Unité dont la manifestation procède.

C’est pourquoi le Maître Maçon, qui s’identifie lui-même virtuellement à la Keystone (en raison de l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme), doit intégrer, autant qu’il est possible -et pas uniquement en Chambre du Milieu-, cette « vision très excellente » qui s’origine dans son Principe, réalisant ainsi la synthèse parfaite des trois Piliers de la Loge. En outre, on constate que les éléments rituels de la Maîtrise que nous venons d’évoquer, et qui procèdent de ce symbolisme et en permettent la mise en œuvre conforme, révèlent nettement la finalité initiatique de l’Ordre maçonnique13. Ce « constat symbolique » infirme donc toutes les hypothèses qui reposent sur une conception historiciste exclusive visant à démontrer que le grade de Maître et sa légende – la légende d’Hiram – ou leur équivalent respectif, ne seraient qu’une élaboration humaine tardive. Il est inconcevable que la Maçonnerie ait pu être privée de cette « station » privilégiée (ou de son équivalent), car elle aurait été ainsi bornée à une voie initiatiquement incomplète, ce qui serait inexplicable. Une approche plus correcte sur ce sujet demanderait un examen attentif et sans parti pris, du degré de « Compagnon fini », antérieur à la Maçonnerie spéculative, et une comparaison de certaines de ses particularités avec le « couple » Compagnon/Maître tel qu’il a été codifié ensuite. Ce qui est sûr c’est que la Maîtrise proprement dite a fait défaut à certains fondateurs de la Maçonnerie spéculative. Mais cela est-il un débat ?].

Mais darkness visible évoque également l’origine « polaire » de l’Ordre, le retour à cette origine étant symbolisé, comme nous l’avons dit, par l’inversion d’orientation -et ses compléments-, matérialisée, dans la Chambre du Milieu, par le déplacement des lumières. D’autre part, cette situation primordiale est l’objet d’une « réminiscence » précise, symbolisée par la lettre G -symbole de la Polaire- placée au centre de l’Etoile flamboyante14. Et, à proximité de celle-ci, sont figurées les sept étoiles qui marquent la présence des 7 Rishis dont la demeure symbolique est la Grande Ourse. Selon la tradition hindoue, ceux-ci sont les sept Lumières par lesquelles fut transmise au cycle actuel la Sagesse des cycles antérieurs, ces Lumières qui portent l’héritage de Sagesse de ces cycles et en détiennent en quelque sorte la « mémoire ». Ceci explique pourquoi, par transposition, sont placées sept étoiles autour de la Lune sur le Tableau de Loge présent aux autres degrés « bleus ». En ce qui concerne, entre autres choses d’importance, la constitution de la Loge considérée comme étant « juste et parfaite » ainsi que la validité de la transmission initiatique, il apparaît que les 7 Rishis -en tant qu’Archétype primordial- président à l’Architecture céleste qui est Géométrie. Ils sont ainsi la norme qui se « réfléchit » sur la Terre, déployant son ordonnancement de Sagesse, Force et Beauté, qui rend possible et légitime l’établissement (et la restauration) de multiples applications initiatiques en conformité avec le plan du Grand Architecte de L’Univers15.

Darkness visible est une des nombreuses formules rituelles que véhiculent la Chambre du Milieu et ses mystères. « Lieu » central de la Maçonnerie, l’excellence de la Chambre du Milieu ne peut être appréhendée que par le « lien qui nous unit » (le Cable tow assimilable au Sûtratma), lien qui unit tous les Maçons –passés16et présents- à l’Ordre, et qui n’est autre que le Secret : c’est-à-dire « ce qu’il y a de plus central en tout être […] en raison de [son] caractère d’”incommunicabilité” ».

C’est pourquoi la possession de la Maîtrise est en réalité un état éminent et unique dans l’initiation occidentale d’aujourd’hui, état dont R. Guénon nous dit qu’il correspond à la véritable plénitude17.

*   *   *

Ces quelques réflexions sur un sujet qui touche à une séquence négligée -parmi d’autres- de la démarche initiatique maçonnique ne prétendent pas en épuiser la richesse ou lever quelque voile impénétrable, d’autant plus qu’en son aspect le plus profond elle rejoint l’inexprimable lié par le Secret. Il reste à souhaiter que les quelques points abordés soient l’occasion et le point de départ de réflexions constructives sur les possibilités « sans nombre » qu’offre l’Ordre maçonnique ; mais il est vrai que seule la méditation sur les symboles peut favoriser l’ouverture sur la Connaissance.

La Maçonnerie est, comme l’évoque toute l’œuvre de l’auteur français Denys Roman, l’Arche vivante des symboles où s’est rassemblé l’essentiel -sous forme de synthèses symboliques- de ce qui subsiste d’organisations initiatiques éteintes, y compris un héritage de l’ésotérisme chrétien. Tous ceux qui s’efforcent, depuis les temps les plus éloignés, d’en obscurcir la Lumière le font en vain, car ils se heurtent à son origine non humaine ainsi qu’à l’assurance donnée, de par la Volonté du Ciel, à saint Jean l’Evangéliste, Ami, Recteur et Protecteur de l’Ordre, de la perpétuité de son domaine. C’est pourquoi, à Pierre qui l’interrogeait sur ce qu’allait devenir Jean, « fils du tonnerre », le Christ répondit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe… »

André Bachelet

  1. Pour plus de développements, et particulièrement en ce qui concerne le Révérend Wilton Hannah, ministre anglican passé ensuite au catholicisme et auteur des livres Darkness visible publié en 1952 et Chritian by degrees (1954), on consultera les études de Pierre Noël dans la revue « Renaissance Traditionnelle » n° 137 de janvier 2004, pp. 66 et suivantes, et Jérôme Rousse-Lacordaire, B.A-BA Antimaçonnisme, Editions Pardès, pp. 57 et suivantes. Un ecclésiastique anglais (anonyme) répliquera au livre d’Hannah dans un ouvrage intitulé Light invisible (Lumière invisible), mais sans grande suite. Les attaques reprendront en 1965 puis en 1985 ; les ennemis de l’Ordre firent preuve à la fois de leur ignorance dans le domaine ésotérique et rituel (qui s’en étonnerait ?), et de leur habituelle faculté de nuisance ; devant le peu de résistance des responsables de la Maçonnerie britannique, ils dénoncèrent l’Ordre comme étant un véhicule du satanisme. Les protestations de Maçons vigilants ne devaient pas empêcher les conséquences dans le domaine rituel, sans compter les incidences temporelles à l’encontre des membres de la Maçonnerie de Grande Bretagne. On décèle dans toutes ces manœuvres l’obstination démentielle caractéristique des milieux instrumentalisés par l’Adv… Lorsque R. Guénon affirmait que « moins l’exotérisme s’occupe de l’ésotérisme, mieux cela vaut », n’avait-il pas tracé par là une attitude de prudence qui n’a pas toujours été respectée par les Autorités initiatiques ? Dans le rituel, le commentaire qui accompagne cette expression ne fait pas état de la signification que nous retiendrons. Voici le passage tiré de la version anglaise imprimée du rituel du 3e degré : « Let me now beg you to observe that the Light of a MM is darkness visible, serving only to express that gloom which rests on the prospect of futurity » ; et en regard relevons la traduction quelque peu différente retenue dans le rituel pratiqué en France : « Permettez-moi de vous faire observer que la lumière que possède un MM (Maître Maçon) n’est qu’une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres et ne fait qu’ajouter à la pénombre qui cache les perspectives de la vie future ». Cette tirade n’est pas satisfaisante car le voile à soulever touche au plus profond de la démarche initiatique procédant de l’aboutissement des petits mystères. Dans ce cadre rituel, tout commentaire est dans l’incapacité d’en traduire la véritable portée, tout ajout verbal appuyé s’avère généralement vain ou susceptible de compromettre une assimilation conforme
  2. On remarquera que la progression singulière du Compagnon lors de son introduction en Chambre du Milieu s’explique par là même ; on peut trouver à cette progression plusieurs significations, dont une est en rapport avec le sacrifice intérieur exigé par l’imminente élévation du Compagnon à la Maîtrise : ce sacrifice consistera, entre autres, à transformer une des composantes de la modalité corporelle ou « existentielle » comprise dans l’objectif fixé par le degré de Compagnon ; en cas contraire, le nouveau Maître serait maintenu dans une démarche « horizontale », c’est-à-dire dépendante de la faculté mentale, ce qu’il doit désormais dépasser progressivement. Quant à l’héritage pythagoricien, compte tenu de sa position centrale dans le 2e degré, il constitue un acquis définitif.
  3. Il s’agit des « deux grands luminaires dont l’un préside au jour et l’autre à la nuit » (Genèse, I, 16).
  4. Pour l’application de l’analogie inverse en rapport avec notre sujet, consulter R. Guénon : Symboles fondamentaux de la Science sacrée (aujourd’hui Symboles de la Science sacrée), Éditions Gallimard 1962, chapitres « Les symboles de l’analogie » et « L’Arbre du Monde » ; également A. K. Coomaraswamy dans son étude « The Inverted Tree » (« L’Arbre inversé »).
  5. R. Guénon : Aperçus sur l’Initiation, Editions Traditionnelles, chapitre XXXII, « Les limites du mental ».
  6. Cf. ibidem, chapitre « Verbum, Lux et Vita ».
  7. L’Herne, Documents fondateurs, 1992, p. 219, note 243 (Manuscrit Dumfries n° 4).
  8. Symboles fondamentaux (Symboles de la Science sacrée), p. 308, note 1, et Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XXXI, « Les deux nuits ».
  9. Aperçus sur l’Initiation, chapitre « De la mort initiatique », et Initiation et Réalisation spirituelle, chapitre « La jonction des extrêmes ».
  10. Ce symbolisme est essentiel au degré complémentaire qu’est l’Arche Royale qui participe de l’Arch masonry (Maçonnerie du Compas), et, de ce fait, se place en rapport avec le domaine céleste, alors que la Square masonry (qui est la Maçonnerie de l’Équerre) se développe plus spécialement dans ce qui appartient au domaine « terrestre » (cf. note suivante).
  11. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XLIII : « La “Pierre angulaire” », p. 281, et l’étude de Franco Peregrino, « Sur la fraternité », parue in « La Lettre G » n° 1, Équinoxe d’Automne 2004.
  12. La Maçonnerie comprend également, comme l’affirme R. Guénon, une perspective sur les « grands mystères » constituée par l’essence de l’Arch masonry ; c’est la raison pour laquelle le degré de l’Arche Royale était lié à celui de la Maîtrise et se trouvait intégré intimement à une Loge ordinaire et plus précisément à la Chambre du Milieu de celle-ci (cf. Aperçus sur l’Initiation, 1953, p. 276, note 1). Ce lien étroit (qui n’est pas sans évoquer le Cable Tow), véritable charnière entre la Chambre du Milieu et l’Arche Royale, apparaît notamment de façon significative dans l’opération de substitution des deux luminaires par le « septième rayon du Soleil » dans sa position centrale et invariable au zénith. Le symbolisme particulier (et sa représentation) de ce septième rayon constitue l’élément fondamental de l’Arche Royale désignée expressément comme complément de la Maîtrise, et ceci en rapport avec la « parole retrouvée ».
  13. Ceci peut être rapporté à la tradition pythagoricienne, véritablement centrale au grade de Compagnon, et en tant qu’héritage de la Maçonnerie
  14. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XXIV : « Le Sanglier et l’Ourse », p.180 note 2.
  15. C’est-à-dire les « Maçons des anciens jours », assimilables dans une certaine mesure aux « Ancêtres » qu’évoquent la plupart des traditions et qui assurent le lien spirituel ininterrompu avec l’origine ; c’est un héritage direct, par la voie initiatique, notamment celle des Collegia fabrorum de la tradition gréco-romaine. Il s’agit également des « Supérieurs Inconnus », détenteurs et inspirateurs de la Sagesse primordiale.
  16. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. LXXV : « La Cité divine ». Rappelons simplement que le rassemblement ordonné -ne serait-il que virtuel- de tous les éléments de l’être, dans le cadre de l’initiation maçonnique, est une possibilité toujours actuelle.

E.T. N° 400. mars-avril 1967

Le Symbolisme, octobre-décembre 1966.

M. J.P. Berger, dont nous avons récemment signalé l’article sur Nemrod et la Tour de Babel, publie dans ce numéro la traduction, accompagnée de notes très abondantes, de la « source » principale du dit article : le Dumfries Manuscript n°4. L’auteur est d’une grande érudition, non seulement dans la langue anglaise (ce qui lui permet de surmonter parfois avec bonheur les difficultés causées par la présence de nombreux termes archaïques), mais aussi, semble-t-il, dans les langues sémitiques, ce qui lui donne l’occasion de proposer quelques rapprochements judicieux. Le Dumfries Manuscript n°4, qu’on pense remonter à 1710 environ, fut découvert en 1891 et semble avoir appartenu à la vieille Loge (opérative) de Dumfries en Ecosse. Il comprend une version des Old Charges (avec le « serment de Nemrod »), les questions et réponses rituelles, et enfin le blason de l’Ordre, qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. D’après M. Berger, c’est le plus long des documents de ce genre actuellement connus. C’est aussi l’un des plus récents, puisqu’il fut écrit à la veille des événements de 1717. C’est enfin celui « dont la perspective spécifiquement chrétienne est la plus accusée », et il est « le seul à mentionner l’obligation d’appartenir à la Sainte Eglise Catholique ». Nous nous proposons de revenir ultérieurement sur la « Légende du Métier », partie essentielle des Old Charges et nous nous bornerons aujourd’hui à mentionner certains points abordés par M. Berger dans ses notes. Parlant des trois fils de Lamech : Jabel, Jubal et Tubalcaïn, il nous apprend que, d’après le Cooke’s Manuscript (début du XVème siècle), Jabel fut l’architecte de Caïn (son ancêtre à la sixième génération) pour la construction de la ville d’Hénoch. L’auteur relève la présence de la racine JBL dans les noms Jabel et Jubal, et aussi dans le « mot de passe » Shibboleth. Il rappelle que cette racine, qui est celle du mot Jubilé, évoque une idée de « retour au Principe ». Cela est intéressant ; mais, bien entendu, ce qu’il y a d’essentiel dans le mot Shibboleth, c’est sa connexion avec le « passage des eaux ». Continuer la lecture

E.T. N° 399. janvier-février 1967

les revues

Le Symbolisme a fait paraître un numéro double (juin-septembre) qui compte presque 200 pages. Nous ne pouvons songer à en donner un compte-rendu détaillé, et nous croyons préférable de nous arrêter un peu longuement sur les articles ayant trait à la Maçonnerie, qui sont d’ailleurs particulièrement intéressants.

Citons d’abord l’article intitulé : « Notes sur la Bauhütte » (c’est-à-dire sur la Maçonnerie opérative allemande). Cette étude est la traduction de fragments d’un ouvrage publié à Vienne en 1883 par l’architecte autrichien Frantz Rziha, et qui contient de nombreux renseignements sur les tailleurs de pierre germaniques. Les sources de ces renseignements sont une vingtaine de « règlements corporatifs », dont le plus ancien, celui de Trèves, remonterait à 1397. Remarquons à ce propos que le Regius Manuscript, le plus ancien des documents des documents anglais appelé Old Charges, est regardé comme datant de 1390. Il semble que cette période de la fin du XIVème siècle constitue (pour ce qui concerne la Maçonnerie) une de ces « barrières » dont a parlé René Guénon, et au-delà desquelles l’histoire « officielle », basée sur des documents écrits, ne saurait remonter. Rziha, d’ailleurs, n’a pas cédé à la tentation de faire de la Maçonnerie opérative une institution spécifiquement chrétienne. Bien au contraire, il rappelle fréquemment que les artisans du Moyen Age, pour chrétiens qu’ils aient été, et même, en général, d’une extrême ferveur dans leur « foi », n’en étaient pas moins les légitimes successeurs des collegia fabrorum de la Rome antique, auxquels les rattachaient une filiation continue. Continuer la lecture

E.T. n° 297, janv.-fév. 1952, pp. 39-48

The Speculative Mason nº 3-4 de 1950

The Speculative Mason (nº 3-4 de 1950) a publié la traduction de l’article que M. François Bruel a fait paraître dans Carrefour à l’occasion de la mort de René Guénon. Cette traduction est précédée de la formule usitée dans les Loges britanniques pour remercier le Maître de la « promulgation des signes substitués » , et suivie des cinq derniers shlokas de llsha Upanishad. Nous remercions bien vivement notre confrère anglais de ces marques d’estime pour celui qui fut, pendant si longtemps, le principal collaborateur de notre revue.  Continuer la lecture

E. T. nº 290, mars 1951, pp. 93-95

Le Symbolisme d’octobre 1949

Le Symbolisme d’octobre 1949 annonce la mort de Leo Fischer, vice-président de la Philalethes Society. — Dans un long article intitulé Maçonnerie et Action, M. J. Corneloup expose quelques considérations dont quelques-unes nous semblent intéressantes, mais dont beaucoup sont viciées parce que leur auteur se réfère uniquement aux rituels français actuellement en usage, et qui ont été (surtout aux 2e et 3e degrés) « modernisés » à l’extrême. Continuer la lecture