E.T. N° 394 mars-avril 1966

Les Revues

Le Symbolisme (numéro de janvier-mars 1966) reproduit une allocution de M. Jean Lechantre, prononcée lors d’une « tenue funèbre » à la mémoire des maçons « passés à l’Orient Eternel ». Bien que trop influencée par les idées de certains « penseurs » modernes très profanes (que l’auteur appelle parfois curieusement des « Maçons sans tablier »), cette allocution aborde plusieurs points intéressants, mais qui malheureusement ne sont le plus souvent qu’effleurés. Par exemple, le fait qu’une batterie de deuil doit être immédiatement « couverte »par une batterie d’allégresse illustre une vérité métaphysique importante. Quant à l’expression même d’ « Orient Eternel », pour la comprendre il convient de se souvenir que, dans le langage maçonnique, « un Orient » signifie « une ville ». L’Orient Eternel est donc la Ville Eternelle, et nous pensons que cela ne peut désigner que le Centre spirituel appelé dans diverses traditions la « Ville Solaire » ; et il est à noter à ce propos que la cité d’Héliopolis jouait un grand rôle dans la « géographie mystique » propre à l’ancienne maçonnerie, et dont les derniers vestiges n’ont pas dépassé le début du XIXème siècle. Pour la Maçonnerie de langue anglaise, l’expression qui correspond à l’ « Orient Eternel » est « la Grande Loge d’En-Haut » (The Grand Lodge Above), formellement assimilée au symbole biblique de « la demeure qui n’a pas été construite par la main des hommes, et qui brille éternellement dans les cieux ». L’allocution de Monsieur Lechantre nous a permis de vérifier un fait que nous trouvons quelque peu surprenant. Dans tous les textes du même genre que nous avons lus ou entendus (que ces textes émanent d’ailleurs de Maçons à tendance rationalistes, comme nous pensons que c’est ici le cas, ou de Maçons qui se veulent d’esprit « traditionaliste »), il est un point constamment passé sous silence : c’est que le « destin » posthume d’un initié est différent de celui d’un profane. Et nous craignons qu’une telle « carence » ne soit la marque d’une grave méconnaissance du caractère fondamental de la Maçonnerie. Les initiés aux mystères de l’antiquité – dont les maçons aimaient jadis à se proclamer les successeurs –, même quand ces mystères furent arrivés au dernier degré de leur décadence, n’oublièrent jamais ce qu’ils considéraient comme un privilège aussi précieux que « redoutable ». Et ils n’auraient certes jamais conçu l’idée qu’on pût se faire initier pour une autre raison que celle-là…

Sous le titre : Les Grands Visionnaires des Nombres, la même revue publie une étude de M. Jean Groffier sur l’œuvre du mathématicien luxembourgeois Rémy Brück, qui vécut à la fin du siècle dernier, et sur celle de ses disciples et continuateurs : R.E Gérard, Raoul Vandendriess et Charles Lagrange. Il s’agit en somme d’une « théorie des cycles » un peu particulière, où le rôle principal est joué par une période de 516 ans. Ce nombre 516 est bien proche du 515 de Dante, et nous avons été fort surpris que l’auteur ne cite même pas une telle « coïncidence ». L’article de M. Groffier est difficile à lire, car, exposant des thèses plutôt ardues (tout au moins pour les non-spécialistes), il omet de les illustrer par des exemples. Nous avons eu la curiosité d’appliquer le cycle de 516 ans à deux dates importantes de l’histoire traditionnelle de l’Occident, et cela nous a donné : 800 + 516 = 1316 ; et 1314 + 516 = 1830. Nous n’avons pas poussé plus loin nos « recherches », mais on considèrera sans doute que ces deux « vérifications » ne manquent pas d’intérêt. 516 n’est pas un sous-multiple de 25920, nombre d’où dérivent la plupart des « nombres cycliques » ordinairement considérés. Mais il peut y avoir des cycles secondaires indépendants de la procession des équinoxes. Par ailleurs, M. Groffier dit des cycles de Brück qu’ils sont « très précis dans leurs répétitions ». C’est là sans doute un fait très remarquable, et qui mériterait d’être repris dans une perspective proprement traditionnelle.

Toujours dans le même numéro, M. Jean Mourgues publie le début d’un long article, intitulé Evangiles. Nous devons avouer que certaines considérations de l’auteur sont pour nous difficilement saisissables. Mais à travers tout cela, on trouve un assez grand nombre de remarques intéressantes, parfois très heureusement formulées. Nous citerons, par exemple : « Toutes les religions sont vraies, et toutes ensemble, ou aucune ne l’est ». Nous attendons avec curiosité la suite de cette étude.

Vient ensuite un très long article de M. Serge Hutin, intitulé : Le Grand Secret de « l’Eve Future » : l’ésotérisme tantrique de Villiers de l’Isle-Adam. L’auteur donne le nom de tantrique à toutes les doctrines où le symbolisme de l’union des sexes joue un rôle prééminent. Nous pensons qu’une telle extension du sens du mot « tantrisme » est absolument illégitime. M. Hutin pense que Villiers de l’Isle-Adam fut affilié à une organisation initiatique, et il cite de très nombreux passages de son roman L’Eve Future, dont certains sont en effet assez étranges. Il rappelle aussi le « Maître Janus » d’Axel, autre roman de Villiers. Et nous ajouterons que dans les Contes Cruels il y a tout un passage sur le roi Salomon, appelé « le Maçon du Seigneur », passage qui se termine ainsi : « Le roi Salomon n’est plus dans le Temple que comme la lumière est dans un édifice ». Tout cela pose des questions, c’est l’évidence même, mais il serait sans doute bien difficile d’y répondre. L’Eve Future nous a toujours paru un ouvrage « composite » ; l’imagination de l’auteur y joue un grand rôle, mais aussi sa méfiance de la science matérialiste, et son sentiment très vif du caractère « artificiel » du monde moderne. Quant à l’initiation de Villiers, elle reste à prouver. Dans l’éloquente apostrophe à la Nuit dont M. Hutin ne reproduit que les premières lignes, se trouvent des expressions d’une tristesse poignante et désabusée, dont certes aucun initié authentique ne consentirait à qualifier son « chef-d’œuvre ». D’autres explications que celles de M. Hutin pourraient être proposées. Par exemple, à cause de son « horizon intellectuel » beaucoup moins borné que celui des autres écrivains de son temps, Villiers aurait pu être choisi comme « instrument » par une organisation qui, sans lui conférer l’initiation, l’aurait en quelque sorte « inspiré », du moins pour un temps (M. Hutin fait d’ailleurs allusion à cet échec de Villiers, et il reconnaît que cela pose un problème). A la fin de son article, M. Hutin signale les dangers de la « magie sexuelle ». Nous pensons qu’il aurait pu être plus sévère encore, car dans un tel domaine, et particulièrement de nos jours, il est évident que les « puissances d’illusion » règnent en souveraines. Et M. Hutin n’est-il pas un peu indulgent pour le Vintrasisme ? Dans son roman La Colline Inspirée, Maurice Barrès a inséré une note où il fait jouer à Vintras un rôle de « charnière » dans une certaine transmission où figurent des personnages bien inquiétants. Barrès était certainement très bien informé, en sa qualité d’ami intime de Stanislas de Guaïta, lequel fut en hostilité constante avec l’abbé Boullan, « héritier » de Vintras. Signalons à ce propos que Villiers de l’Isle-Adam, durant sa courte vie littéraire, fut très lié avec Léon Bloy et J.-K. Huysmans (c’est même ce dernier qui organisa le mariage « au lit de mort » de Villiers). On sait les rapports de Bloy et de Huysmans avec trop de choses suspectes. Or Villiers, il convient de le dire, semble s’être tenu à l’écart de tout cela. Un temps très court, il fut bien un des « fidèles » du plus célèbre des faux Louis XVII. Mais un texte intitulé Entre l’Ancien et le Nouveau, qui a été publié dans les Derniers Contes Cruels, montre qu’il revint bientôt à des idées moins « excentriques ». Quoi qu’il en soit, l’article de M. Serge Hutin a le mérite d’attirer l’attention sur les « dessous » de l’histoire littéraire de ce qu’on appelle aujourd’hui « la belle époque ».

Nous signalerons encore deux autres articles. Dans le premier, M. Marius Lepage, à l’occasion de la mort d’un de ses amis, donne quelques renseignements sur l’ « héritage littéraire » d’Oswald Wirth. L’autre article, de MM. Jean Tourniac et Pierre Le Sellier, est intitulé : Le Régime Ecossais Rectifié et les répétitions rituelle. Il nous paraît appeler certaines remarques, et nous nous proposons d’y revenir.

Denys Roman