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E.T. N° 416 novembre – décembre 1969- 2ème partie

Nous avons reçu le premier numéro pour 1969 des Cahiers de Saint-Jean, bulletin officiel de l’Ordre Souverain de Saint-Jean de Jérusalem, Chevaliers Hospitaliers de Malte. Ce bulletin paraît deux fois par an, pour les fêtes de saint Jean-Baptiste et de saint Jean l’Evangéliste. Le numéro dont nous parlons, très bien rédigé, apporte un bon nombre de renseignements peu connus. Sait-on, par exemple, que le calife Haroun-al-Rachid établit le premier hospice « franc » de Jérusalem, et que son allié Charlemagne « avait été le premier souverain à régler le bon fonctionnement des hospices sur les étapes et les lieux de pèlerinage » ? Vers 1048, des italiens « obtinrent du calife d’Egypte la permission d’ouvrir pour les chrétiens latins un nouvel et vaste hospice tout près du Saint-Sépulcre, et ceci sur un terrain donné en présent par le prince musulman ». Quand les turques eurent substitué leur domination à celle des arabes, l’amitié latino-islamique fut compromise, et ce furent les croisades. L’hospice franc avait subsisté. De nombreux seigneurs y entrèrent pour se vouer au service des pèlerins et des malades. Gérard de Martigues, considéré comme le fondateur des hospitaliers, prit l’habit monastique ; la nouvelle institution fut approuvée en 1113 par le pape Pascal II, qui lui conféra de nombreux privilèges, et notamment celui d’élire son chef sans ingérence de l’autorité ecclésiastique. Gérard de Martigues mourut en odeur de sainteté, et son successeur Raymond du Puy, élu en 1118, « décida de transformer son couvent et ses ramifications en une troupe régulière de moines-soldats ». L’Ordre religieux et militaire de Saint-Jean de Jérusalem était fondé. Nous ne nous étendrons pas sur les rivalités et les jalousies qui s’élevèrent entre Hospitaliers et Templiers. Le bulletin en parle avec tristesse et sans parti-pris, et il préfère citer les extraits de la Règle du Temple, où saint Bernard fait le panégyrique du moine-soldat, et insister sur les nombreuses circonstances où les deux Ordres agirent de concert. Tous deux étaient riches et « c’est grâce à leurs ressources financières que la rançon qui permit de libérer le roi saint Louis, prisonnier à Damiette, fut réunie ». Le bulletin ne parle pas des gloires de l’Ordre après la perte définitive de la Terre Sainte en 1291. Le séjour à Chypre et enfin à Malte, les sièges où s’illustrèrent Villiers de l’Isle-Adam et La Valette ne sont pas rappelés. Venons-en maintenant aux évènements qui allaient si profondément transformer l’Ordre souverain. En 1797, le Grand Maître Emmanuel de Rohan conclut un traité avec le tzar Paul 1er : une branche russe de l’Ordre était fondée « pour des temps éternels », à l’intention surtout des sujets catholiques (c’est-à-dire polonais) du tzar. Ce dernier devenait « Protecteur de l’Ordre ». Quelques mois après, sous Ferdinand de Hompesch, Malte était prise par Bonaparte. Les chevaliers affluèrent en Russie, déposèrent le Grand Maître de Hompesch et élurent pour lui succéder le tzar Protecteur. Ceci se passait à la fin de 1798. Il semble bien qu’il s’agissait là, dans la pensée du tzar et aussi des chevaliers électeurs, de quelque chose de plus que d’une élection ordinaire. Paul 1er  ̶  que la revue s’applique à présenter (notamment par des citations du Mémorial de Sainte-Hélène) comme un souverain beaucoup moins fantasque et dégénéré que ne l’ont prétendu certains historiens  ̶  modifia les armes impériales de l’Etat russe, dont l’aigle bicéphale porta, pendant son règne, la croix de Malte à huit pointes. Le tzar fonda un nouveau Grand Prieuré pour ses sujets non catholiques. Toutes les puissances européennes (à l’exception de la France révolutionnaire) furent avisées de l’élection et en accusèrent réception. « Il est à noter que cette reconnaissance internationale ne se trouva inaugurée par personne d’autre que par le premier souverain (en rang) du concert européen, l’empereur du Saint-Empire romain-germanique et roi apostolique de Hongrie ». Cependant, le Souverain Pontife Pie VII ne voulu pas reconnaitre la validité de l’élection : en 1802, un nouvel Ordre de Malte, strictement catholique, fut fondé. C’est lui dont M. Roger Peyrefitte a parlé dans un ouvrage paru il y a une dizaine d’années, et qui évoque les démêlées de ses membres avec certains milieux de la Curie romaine. Il est à remarquer que les deux Ordres, le russe et le « romain », devenaient dès lors non-monastiques (nous ne disons pas « laïques »). Les tzars de Russie prirent de nombreux oukases pour affermir l’implantation des chevaliers dans leurs Etats : un corps de pages de Malte fut créé, ainsi qu’un régiment de chevaliers-gardes devant servir de gardes du corps au souverain en temps que Grand Maître. L’ordre de Malte était donc devenu une institution spécifiquement russe et orthodoxe. Les tzars en étaient les Grands Maîtres héréditaires. Ils le sont restés jusqu’à l’effondrement de leur empire en 1917. La Grande Maîtrise redevint alors élective. Il est à souhaiter que des détails soient donnés ultérieurement sur ces évènements, et on aimerait aussi savoir s’il y avait des chevaliers parmi la très nombreuse émigration russe à Paris. Cet Ordre, dirigé aujourd’hui par un prince orthodoxe, mais qui semble compter parmi ses membres des chrétiens de toutes les Eglises, se qualifie lui-même d’ « Ordre de Malte légitimiste », et il désigne l’Ordre fondé en 1802 par le nom d’ « Ordre pontifical ». Nous devons dire d’ailleurs que la revue parle de ce dernier Ordre sans aucune acrimonie : il est bien évident, au surplus, que les deux Ordres sont « réguliers », en ce sens que les très légères irrégularités qu’on peut déceler dans la fondation de l’un et de l’autre n’entachent pas la validité de la transmission chevaleresque. Il faut aussi louer cette revue de n’être ni anti-catholique, ni anti-templière, ni anti-maçonnique. Il y a même plus : ces héritiers des héros de Chypre, de Rhodes, de Malte et de Lépante parlent de l’Islam qu’ils ont si longtemps combattu en termes élogieux et parfois presque admiratifs. C’est là une attitude vraiment chevaleresque, bien rare aujourd’hui hélas ! Mais une question se pose : l’initiation chevaleresque ne consistait pas seulement à former des hommes d’honneur et  ̶  dans le cas des Ordres hospitaliers  ̶  des hommes de charité ; elle visait aussi et surtout à former des initiés. Qu’en est-il aujourd’hui dans le cas de l’Ordre des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem ? Le bulletin que nous venons de lire avec le plus grand intérêt ne nous fournit sur ce point aucune réponse.

Dans le Symbolisme d’avril-juin 1969, M. André Serres termine son long article : « Ce qui est épars… », où il reproduit de très nombreux passages empruntés pour la plupart à René Guénon. Il étudie notamment le symbolisme de la Veuve, des trois points, des signes d’ordre, du secret, de l’acacia, du maillet, de la Parole perdue, du Nom. L’auteur insiste à juste titre sur la multiplicité de sens des symboles. Il rappelle aussi qu’ « il serait vain de retrouver la Parole accidentellement, dans un manuscrit ancien par exemple ». Il est vain également d’espérer retrouver la Parole grâce à l’étude de l’Hébreu. Que pourrait-on en effet retirer d’une telle étude ? On a toujours su comment s’écrit le Nom ineffable, mais personne ne sait plus depuis longtemps comment il se prononce. C’est pourtant cela qui importerait, car le « Fiat lux originel » s’est exprimé dans le verbe et non pas dans l’écriture ; et la tradition, chez tous les peuples a toujours été orale avant d’être écrite. C’est pourquoi nous ne pouvons suivre M. André Serres quand il se rallie à l’opinion de M. Jean Reyor, lequel affirmait « la nécessité pour le Maçon d’étudier l’hébreu de l’Ancien Testament ». Nous avons connu pas mal de Maçons qui demandèrent à Guénon des conseils d’ordre très général, et nous pouvons dire que jamais il n’a conseillé à aucun d’entreprendre l’étude de la langue hébraïque, dont au surplus Le Symbolisme rappelait récemment les difficultés insoupçonnées qui « font le désespoir des exégètes ». Pour citer la Bible, Guénon utilisait la traduction du chanoine Crampon, introuvable aujourd’hui. D’ailleurs, si la connaissance de l’hébreu était indispensable à la « réalisation » maçonnique, alors la Maçonnerie spéculative serait supérieure à la Maçonnerie opérative, car M. André Serres conviendra certainement que dans les Loges opératives, personne  ̶  même si l’on tient compte du prêtre, du médecin et des nobles « protecteurs » qui en faisaient ordinairement partie  ̶  n’avait la moindre connaissance de l’hébreu.

Passons à un autre sujet. M. Serres écrit : « Tout avait été dit et écrit sur le symbolisme de l’équerre et du compas, tout sauf l’essentiel qui n’a été dégagé que par Guénon ». On souscrira entièrement à cette remarque. Nous pensons même qu’une appréciation aussi élogieuse pour le Maître devrait être généralisée. Ce n’est pas tel ou tel symbole dont Guénon a donné les diverses significations. C’est la science maçonnique tout entière qui a été renouvelée par lui, Guénon a restitué à la Maçonnerie la conscience de son caractère proprement initiatique. Ce faisant, il lui a rendu le plus grand de tous les services. Lui qui, intellectuellement, ne devait rien à la Maçonnerie, il lui a fait le don incomparable de la « révéler » à elle-même. C’est pour cela sans doute que Guénon a tant aimé l’Art royal. Que son œuvre ne soit encore qu’insuffisamment connue dans la Maçonnerie Universelle, et que les Guénoniens stricts, même en France et en Italie, n’aient la parole nulle part dans les Obédiences, ce sont là des détails sans importance. L’insignifiance – pour ne pas dire la puérilité – des tentatives non guénoniennes d’interprétation des symboles suffirait à montrer à qui, dans ce domaine, appartient l’avenir.

A la fin de ce long article, M. André Serre écrit que «  Guénon s’est plu à souligner les marques incontestables de l’origine catholique de la Maçonnerie ». Cela est vrai, mais il faut ajouter que Guénon pensait alors surtout à la Maçonnerie qui précédait immédiatement le coup de force de 1717. Quant à la Maçonnerie opérative proprement dite, Guénon l’a toujours considérée comme aussi ancienne que l’art de construire lui-même, c’est-à-dire comme bien antérieure au christianisme. En mars 1939, par exemple, à propos d’un article du Grand Lodge Bulletin d’lowa sur « l’âge de la Maçonnerie », il écrivait : « Cet âge est en réalité Impossible à déterminer. [Dans les plus anciens documents de l’Ordre] la Maçonnerie est toujours donnée comme remontant à une antiquité fort reculée. Que l’organisation maçonnique ait été introduite en Angleterre en 926 ou même en 627 comme ils l’affirment, ce fut déjà non comme une nouveauté, mais comme une continuation d’organisations préexistantes en Italie et sans doute ailleurs encore ; et ainsi… on peut dire que la Maçonnerie existe vraiment from time immemorial, ou, en d’autres termes, qu’elle n’a pas de point de départ historiquement assignable » (cf. Etudes sur la F.-M. t. I, p. 304). On n’en finirait pas de citer les textes de Guénon où il rattache la Maçonnerie aux Collegia fabrorum, rappelle les liens de l’Ordre avec la Tradition primordiale, affirme que «  la philosophie maçonnique est plus orientale qu’occidentale », etc. Tout cela est incompatible avec une origine uniquement catholique. La Maçonnerie a été christianisée dans le haut moyen âge et, quand l’Europe se confondait avec la « chrétienté », elle fut catholique comme l’était aussi le, « Saint-Empire romain », dont l’origine pourtant était elle aussi antérieure au christianisme. Il convient pourtant d’ajouter que la Maçonnerie ; dans ses rituels et ses textes officiels (Old Charges), n’a jamais été christianisée au point où le furent d’autres organisations similaires, parmi lesquelles on doit citer la Charbonnerie et le Compagnonnage.

Dans le même numéro, nous signalerons un article de M. Jean-Pierre Berger qui tente d’interpréter deux épisodes évangéliques (la guérison du serviteur du centurion et celle de l’homme à la main desséchée) ; – et aussi une longue étude de M. Ostabat sur les rituels de Chevaliers Profès du Rite Rectifié : dans ces rituels, Willermoz s’était efforcé d’introduire, avec un succès des plus contestables, ce qu’il avait pu comprendre des doctrines de Pasqually sur la Réintégration.

Denys ROMAN.