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J. A. LAVIER. Médecine chinoise, médecine totale. 2ème partie

NOTES DE LECTURE

UN LIVRE SUR LA MÉDECINE CHINOISE TRADITIONNELLE

E.T. N° 439 Septembre-Octobre 1973

Passons maintenant à un autre sujet : la psychana­lyse, « question, dit l’auteur, d’une extrême gravité », étant donné les initiatives multiformes de « nos actuels psychologues qui, à divers égards, jouent véritablement le rôle éminemment dangereux d’apprentis sorciers ». M. Lavier n’est pas tendre pour ce qu’il appelle très justement « la toxique psychologie des prétendues profondeurs ». Il écrit : « Que font certains psychanalystes, lorsqu’ils cherchent à rendre conscient ce qui réside dans le subconscient, sinon mettre de l’eau sur le feu, transporter le secteur inférieur dans le conscient (secteur supérieur) ? … De même que la quille est nécessaire à l’équilibre du bateau, le lest du subconscient doit absolument rester à l’état d’immobilité et, dans ce sens précis, certaines écoles semblent prétendre que la position normale d’un bateau est d’avoir la quille en l’air et les voiles dans l’eau ! Tout cela provient de la regrettable confusion commise par ceux qui ont pris l’inférieur pour le supérieur et croient que le subconscient… représente la profondeur même des fonctions psycho-mentales, alors qu’il ne s’agit, en réalité, que de la qualité la plus inférieure que puissent acquérir les idéogènes 1, à un tel point qu’ils sont totalement inutilisables, résidus irrécupérables, de la raison et des automatismes intellectuels. Dans ce sens, le subconscient est en tous points comparable à un vide-ordures de l’intellect. Le plus grand chef-cuisinier du monde est bien obligé de laisser des déchets qui seront versés aux poubelles. Or, est-il pensable un seul instant que le contenu desdites poubelles puisse être de quelque utilité dans la confection d’un prochain repas de gala ?

Qu’on l’exprime bien clairement : il s’agit là d’une authentique subversion, et les malheureux qui se croient guéris par de telles méthodes sont, en réalité, irréversiblement précipités dans le sens de la contre-illumination. »

Examinant la technique de l’intervention psycha­nalytique, l’auteur en souligne les dangers, tant pour le praticien lui-même (à cause du phénomène bien connu du « choc en retour ») que pour le patient, livré sans défense « à tous les influx subtils venus d’en bas ». Et il poursuit : « La plupart des cas de possession viennent de là, et que le lecteur sache bien que ces cas ne sont pas rares, bien au contraire, et nous pouvons même affirmer que beaucoup de malades prétendus atteints de psychose ne sont en fait que des possédés, et que leur cas ne relève aucunement du psychiatre, mais bien plutôt de l’exorciseur, dans la mesure où l’état actuel des religions permet une telle qualification, mais là n’est pas la question. »

Le professeur Lavier aborde aussi la question de la réincarnation. Voici ce qu’il en dit :

« Le seul fait que nous soyons actuellement dans certaines conditions d’existence (l’espace-temps) prouve que nous n’y fûmes jamais antérieurement, et que nous n’y serons jamais plus, ce qui élimine radicalement toute notion de réincarnation (à ne pas confondre avec ce que les sous-traditions appellent métempsycose et transmigration, phénomènes appartenant à certaines catégories de mémoires). Cela n’exclut nullement, au sens métaphysique, la permanence de l’être qui, selon la loi des cycles, persiste au contraire, grâce au centre de son plan supérieur, qualitatif, donc doué d’une durée illimitée que ne possède aucunement la quantité, mais change en quelque sorte d’orbite, c’est-à-dire  de conditions d’existence, chaque fois qu’il termine un cycle pour en commencer un suivant. Donc, si les fantômes ne sont certainement pas des morts qui reviennent, ils n’en existent pas moins pour autant : ce sont des résidus sans individualité aucune, des chevaux anonymes sans aurige 2, disponibles parce que sans char, et qui sont prêts à obéir à n’importe quel ordre, que celui-ci soit conscient, quand le spirite désire voir le spectre de tel ou tel, et lui indique sans en avoir la moindre conscience le comportement qu’il veut qu’il ait. Mais le spiritisme est encore une création du siècle dernier, dont le matérialisme effréné s’est prolongé jusque dans la matérialisation des morts ! Il est bien connu que, lorsqu’un lieu est hanté, il y a toujours un cadavre enterré clandestinement dans les environs, et qu’il suffit alors que le rite funéraire soit accompli pour que les phénomènes de hantise cessent immédiatement et définitivement. »

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer en détail les pré­cisions données par le professeur Lavier sur la méde­cine chinoise traditionnelle, dont il met bien en évi­dence les caractères qui la différencient fondamen­talement de la médecine occidentale moderne. Cette dernière, dit-il, « ne reconnaît que ce qu’elle peut appréhender par la mesure, et laisse ainsi échapper les manifestations qualitatives, qui sont pourtant essentielles ». En conséquence, « la médecine occidentale est finalement restée empirique, et le fait de changer cette dénomination au profit d’une médecine expérimentale n’y change rien ». Pour l’auteur, cette médecine expérimentale représente le troi­sième et dernier stade d’une dégénérescence progres­sive dont l’empirisme était le terme moyen. Cette dernière phase voit se développer une succession « d’hypothèses explicatives, lesquelles sont d’ailleurs toujours révisées, voire même souvent abandonnées au profit d’autres plus nouvelles, mais qui n’en subiront pas moins le même sort tôt ou tard. Dans cette période scientifique, la médecine cherche par là à justifier ses actes par des théories établies postérieurement à eux, ce qui est exactement l’inverse de la démarche traditionnelle. Mais en notre époque de subversion, nous sommes habitués à voir un aveugle tâtonnant mettre la charrue devant les  bœufs ! »

L’auteur ne se fait d’ailleurs aucune illusion sur les conséquences de l’occidentalisation accélérée qu’on peut observer actuellement en Orient. « Même en  Chine, dit-il, des techniques comme l’acupuncture sont devenues empiriques, puis scientifiques et, à l’heure actuelle, si l’on y mentionne encore parfois le système des cinq éléments dans certaines écoles et quelques rares traités, ce n’est qu’à titre épisodique, disons même folklorique » 3.

L’acupuncture, dont on vient de parler et qui, pour la plupart de nos contemporains occidentaux, constitue l’essentiel de la médecine chinoise, n’est pourtant, nous dit l’auteur, qu’un des cinq moyens thérapeu­tiques dont cette médecine dispose, et qui sont, par ordre hiérarchique : l’ouverture du conscient 4, l’alimentation, les remèdes 5, l’acupuncture, les in­terventions chirurgicales. Mais, encore une fois, nous n’avons pas qualité pour nous arrêter trop longue­ment sur la partie proprement médicale de l’ouvrage de M. Lavier. Signalons cependant qu’il a bien vu l’in­fluence désastreuse, pour la santé physique et men­tale de nos contemporains, des « poisons » de la civi­lisation moderne que les Occidentaux exportent dans toutes les parties du monde 6.

Un guénonien qui lit l’ouvrage dont nous venons de parler est constamment amené à penser à l’en­seignement de Guénon, et notamment à La Grande Triade et à certains chapitres du Règne de la Quantité 7. La terminologie des deux auteurs est le plus souvent la même 8. Quelques légères différences doctrinales (par exemple sur la « dignité » respective du cœur et du cerveau) pourraient sans doute s’expli­quer par certaines différences de points de vue. Enfin, quelques nuances d’« appréciation » sont évidem­ment le fait des préférences personnelles de l’un et de l’autre. Le professeur Lavier, sinologue, et qui a pour la tradition extrême-orientale une prédilection bien naturelle, « privilégie » en quelque sorte les tra­ditions des peuples sédentaires, peuples qui furent si souvent victimes des incursions des nomades 9. Du moins, il ne nie aucunement la légitimité des tradi­tions des peuples pasteurs. On a vu que, sur tous les points importants, et en particulier sur la référence à la Tradition primordiale, ses positions sont rigou­reusement orthodoxes. La publication d’un tel ouvrage est donc un événement qu’il importait de signaler.

Denys Roman

  1. C’est-à-dire, selon la terminologie de l’auteur, les « ger­mes des idées ». Voir sur ce point les considérations données aux pages 67 et suivantes, appuyées par la figure 11.
  2. L’auteur emploie très fréquemment le symbolisme tradi­tionnel du char traîné par le cheval et dirigé par l’aurige.
  3. Plus loin il écrit : « Nous avons vu en Occident, et  même récemment en Extrême-Orient (où, inspiré que l’on  est maintenant des idées occidentales, on cherche à rendre  l’acupuncture scientifique), des instruments qui n’ont plus  rien de commun avec ceux que la Tradition exige… Ce sont là des aberrations issues, les unes d’une flagrante incompréhension, les autres de directives politiques, les dernières de conceptions scientistes, tout cela ne devant d’aucune façon être considéré comme conforme à la Tradition, n’étant que la conséquence des multiples contingences de l’époque actuelle ». — Le professeur Lavier insiste en particulier sur le danger d’appliquer l’acupuncture sur des points du corps interdits par les règles traditionnelles : « Il nous est arrivé de voir des malades qui avaient reçu un traitement sur des points interdits, de la part de praticiens insuffisamment informés ; et lesdits malades présentaient tous des troubles organiques, nerveux, psychiques, etc., parfaitement irréversibles, résistant à tous les traitements possibles. Ce sont malheureusement des malades irrécupérables, qui suffisent amplement à montrer que ces interdictions ne doivent pas être prises à la légère, quoi qu’en prétendent d’aucun. »
  4. Sur ce point, cf. le chapitre XI de l’ouvrage. « Il s’agit de récupérer dans la mesure du possible le contact avec le Ciel et, cela obtenu, d’exploiter au maximum cette fonction recouvrée ». Nous ne saurions dire si une telle technique est applicable à ceux qui sont étrangers à la tradition extrême- orientale. En tout cas, l’auteur a tenu à marquer très nette­ment que l’« ouverture du conscient » est en quelque sorte l’opposé « bénéfique » de la psychanalyse
  5. Il semble, dit l’auteur, qu’à l’origine la pharmacopée chinoise ne comprenait que 365 plantes. Par la suite, l’empi­risme gagnant, elle en vint à utiliser un nombre considérable de médicaments empruntés aux trois règnes de la nature. Le répertoire de ces remèdes ne compte pas moins de 2.000 pages (pp. 180-181).
  6. Il énumère plusieurs causes graves de déséquilibre phy­siologique : « Voyages de plus en plus rapides, alimentation délirante, tension nerveuse grandissante, vie nocturne, développement de l’agressivité à laquelle tentent de s’opposer des morales bêlantes, parfaitement inefficaces, recherche effrénée du profit et du pouvoir, industries polluantes, thérapeutiques chimiques hautement toxiques, chirurgies mutilantes, médecines standardisées, où la machine apparaît, psychologies démoniaques, enseignement par conditionnement qui éteint tout le plan intellectuel (par développement des automatismes), lequel ne reçoit dès lors plus d’idéogènes,  d’autant que les religions ont perdu tout sens métaphysique. « A cela s’ajoute l’extinction progressive de la cellule familiale. Passons sur les fausses traditions qui empoisonnent  l’esprit en prétendant remplacer la Pensée perdue, spiritisme, astrologie, fausses synthèses des religions, toutes les doctrines fondées sur la théorie de l’évolution ou sur la matérialité des quatre éléments grecs. De toutes ces écoles soi-disant ésotériques, rien ne peut être retenu, bien au contraire. Et ne parlons pas des dangereuses importations d’Orient,  du genre yoga ou zen, véritablement maléfiques pour l’Occidental. Peut-on alors s’étonner que les mères mettent au  monde de plus en plus de monstres, que des maladies nouvelles apparaissent, telles les terribles collagénoses, processus d’autodestruction de l’organisme ? Après cette faillite qu’est la perte des plus hautes fonctions humaines, suivi de l’anarchie du cancer, voici le suicide collagénique. » (pp. 204-206).
  7. Certains points que Guenon n’avait fait qu’aborder en passant sont l’objet, chez M. Lavier, d’une attention particu­lière. On sait qu’à notre époque où la religion se désacralise de plus en plus en Occident, on assiste à une véritable sacra­lisation des activités profanes les plus insignifiantes. Notre auteur écrit : « L’homme cherchera à sacraliser cette activité artificielle et nocive qu’est le sport ou l’entraînement, en instaurant le culte du muscle, pseudo-rituel auquel rien ne manque, depuis le recueillement avant l’effort jusqu’à la parodie de la flamme soi-disant sacrée des olympiades. ». Il faut rappeler que les véritables Jeux Olympiques, ceux des Grecs, avaient un caractère religieux. Il est même dit que par deux fois Pythagore y concourut et y triompha.
  8. Le professeur Lavier, pour désigner le terme inférieur de la Grande Triade, emploie le mot « Sol », alors que Guénon emploie le mot « Terre ».
  9. On sait que la Grande Muraille de Chine fut élevée pour protéger l’Empire contre les invasions des peuples de race turco-mongole.

E.T. N° 432-433 juillet-août et septembre-octobre 1972

La revue Archeologia, dans ses numéros de janvier-fé­vrier 1970, mars-avril 1970 et janvier-février 1971, a publié de très intéressantes études sur les Templiers, écrites par M. le chanoine P.-M. Tonnellier. Cet ecclésiastique a fait, dans le château de Domme, en Périgord, une découverte qui, dit-il, lui « parut, par la suite, capable de faire pâlir de jalousie les chercheurs les plus chevronnés ». Il a trouvé en effet, dans plusieurs pièces de ce château qui servirent de prison aux Templiers, « une abondante série de gravures pieuses », trésor « qui est daté et signé du nom même du Temple ». On trouve notamment la date 1307, qui est celle de l’arrestation des Templiers, et sur­tout la date 1312, qui est celle de la suppression de leur Ordre. Les articles d’Archeologia reproduisent l’essentiel de cette illustration très intéressante, commentée par l’au­teur avec beaucoup de science et de prudence. Relevons la présence, parmi les figures représentées, de la croix templière, de la croix de Jérusalem, de la double enceinte avec la croix templière au centre, de l’hostie, du calice (assimilé par l’auteur au Saint Graal) et surtout d’une mul­titude de représentations de la crucifixion. « On dirait, écrit M. Tonnellier, que chacun des prisonniers a voulu avoir la sienne, à l’endroit où il se tenait habituellement ».

La représentation qui semble être la plus importante, ne serait-ce que par ses dimensions, est ainsi décrite par l’auteur : « Comme en une fresque, quatre personnages s’alignent au premier plan : de gauche à droite, saint Michel brandissant l’épée, la Vierge portant la fleur de lys, le Christ montrant l’hostie et le calice, et saint Jean portant la coupe… Chacun d’eux est accompagné de son nom… Le Christ et la Vierge sont assis ». L’auteur sou­ligne, en y insistant, que « la présence de saint Michel et de saint Jean prouve que cette illustration est bien d’inspiration templière ». Car, dit-il, saint Jean était « patron du Temple, bien que certains aient paru en dou­ter ». Quant à saint Michel, il était le patron de la cheva­lerie toute entière, mais « spécialement des Templiers ».

Il est frappant que cette représentation, essentiellement religieuse, soit pour ainsi dire confusément recouverte par une autre composition représentant une scène de bataille, les deux figurations « se compénétrant totalement, au point qu’on ne peut voir l’une qu’au travers de l’autre ».

Laissons l’auteur ajouter quelques remarques : « C’est un  heureux symbole… que cette superposition qui paraît extravagante… Comme si l’on avait voulu traduire ainsi la double vocation du Templier, celle du religieux et celle du soldat… Toute l’âme du Templier n’est-elle pas là ? »

Très nombreuses également sont les allusions au drame que vivaient alors les prisonniers. L’inscription : « Destructor Templi Clemens V » revient, obsédante, « se répercutant à tous les échos ». M. Tonnellier y voit le témoignage de la douloureuse indignation qu’éprou­vaient les Templiers en songeant à tous les maux qui leurs venaient « de la main de ceux qu’ils avaient toujours servis avec la plus noble fidélité et en qui ils avaient cru pouvoir placer toute leur confiance »… L’auteur inter­prète très justement, nous semble-t-il, les sentiments des prisonniers : « Clément V leur a ôté toute raison d’être en ce monde ; il a commis le crime inexpiable de s’en prendre… à l’Ordre ! Il a osé supprimer le Temple. Alors ils le considèrent comme traître à l’Eglise qu’il devait défendre ».

Il faut d’ailleurs convenir que l’attitude de Clément V en cette affaire fut indigne d’un vicaire du Christ. Le Souverain Pontife fit parvenir aux Templiers, dans les trois jours qui suivirent leur arrestation, « les meilleures assurances d’une heureuse solution de cette affaire, leur demandant de ne pas se décourager, de ne même pas « songer à s’enfuir… On pourrait dire que la grande faute des Templiers (une faute plus grave qu’un crime, aurait dit Talleyrand), ce fut de croire qu’il suffisait d’être innocent pour n’avoir rien à craindre de la justice ».

M. Tonnellier écrit ailleurs : « Ces hommes énergiques, qui avaient su jusque-là mater leur colère tant que ne furent en cause que leur honneur personnel et leur vie, s’estiment déliés de toute contrainte le jour où l’on touche à l’honneur et à la vie de l’Ordre. Devant l’abolition de cet Ordre, ils se déchaînent tout à coup, car c’est là pour eux le scandale des scandales, l’abomination de la désolation dans le Temple prédite par le prophète Daniel. Toucher à l’Ordre ! à l’Ordre de Notre-Dame ! à l’Ordre de saint Bernard ! à l’Ordre, gloire et pilier de la Chrétienté ! à l’Ordre, leur seule raison de vivre et leur seule fierté ! Leur retirer le manteau dans lequel ils n’auraient même plus la consolation d’être ensevelis un jour ! »

Ailleurs nous lisons encore : « Il est bon, il est salubre d’entendre enfin les Templiers clamer leur révolte et leur dégoût, exhaler leur rancœur, clouer au pilori  et Clément et Philippe le Bel. Ils ne s’avouaient donc pas coupables, et criaient vengeance au ciel ! »

Une figuration très suggestive est celle d’une hydre à deux têtes, représentant évidemment Clément V et Philippe le Bel. Sur ce dernier personnage, l’auteur porte une appréciation absolument identique à celle de René Guénon, et en contraste absolu avec celle de la plupart des historiens « officiels ». Il écrit : « Profondément imbu des principes laïcs et régaliens, comme ses familiers, les Pierre Flotte, les Dubois, les Enguerrand de Marigny, les du Plessis et l’excommunié Nogaret, Philippe était déjà l’archétype de ce que nous appellerions aujourd’hui le catholique anticlérical. Il voulait que le Pape fût à sa main et marchât à son fouet. Et il pouvait disposer maintenant, après Boniface VIII et Benoît XI, d’un pape français. Gageons que le procès des Templiers n’eût pas eu lieu si Boniface VIII ou Benoît XI eussent vécu ».

M. Tonnellier a tracé des Templiers, à la lumière de ses découvertes, un portrait inoubliable et qui remet admi­rablement les choses au point : « Nous sommes bien loin des soudards débauchés et sans foi ni loi que certaine Histoire a voulu nous montrer. Il y a de quoi rester rêveur, et on est amené à se demander — une fois de plus — comment on a pu traîner de tels hommes devant l’inquisition, par le moyen de quelle machination un tel procès a pu être monté. J’avoue ne pas être de ceux qui croient à la pureté des motifs qui ont guidé Philippe le Bel, ce prince pieux, nous dit-on, qui n’aurait agi que pour la défense de la foi. C’est oublier trop facilement Anagni et l’excommunication dont le roi fut frappé ».

L’auteur s’attache soigneusement à ruiner la plus infâme calomnie qu’ait inventée l’enfer contre la milice du Tem­ple : celle qui les accusait de profaner la croix. Il écrit : « Que voyons-nous à Domme ? Ces archives secrètes, restées secrètes depuis 650 ans, nous révèlent tout à coup, chez les Templiers, un ardent amour du Crucifix. Ces hommes le mettent partout en honneur dans leur cachot. Croix, crucifix, scènes de Crucifixions y abondent et forment comme le fond même de la méditation des prisonniers… La croix elle-même est entourée d’honneurs et de ses bras s’échappent des rayons glorieux. Est-ce le fait d’hommes qui, en un jour solennel, auraient craché sur cette même croix, sur ce même crucifix ?… Les murs de Domme nous racontent la vie spirituelle d’hommes qui étaient incontestablement des amants de la Croix… Tout cela n’a pas été fait pour les besoins de la cause : tout cela est trop vrai et ne peut tromper ».

M.Tonnellier, commentant une inscription : « Sancta Maria Mater Dei ora pro me Peccator », reproduite trois fois sur une représentation de la mise en croix, pense que l’illustrateur a voulu ici exprimer son remord « d’avoir avoué une faute qu’il n’avait pas commise, mais qu’il fallait avouer pour avoir la vie sauve, d’avoir avoué qu’il méprisait l’eucharistie, qu’il profanait le crucifix alors que ce n’était pas vrai… Il écrit cela dans la pierre, en cachette des gardiens, à l’intention des lecteurs à venir, pour l’honneur de l’Ordre, pour mériter à son heure dernière l’indulgence de la Mère de Dieu, Patronne des Templiers, à l’égard des aveux qu’en un jour de détresse inhumaine il avait fini par consentir ».

Nous pensons que ce sur quoi il importe d’insister, c’est l’observation suivante. Si les Templiers, dont la foi pro­fonde et l’ardente piété ne peuvent être mises en doute, avaient vraiment renié le Christ et profané la croix au jour de leur profession, — alors les murs de leur prison seraient couverts des témoignages écrits nous disant leur honte et leur repentir. Peut-être même n’auraient-ils pas osé représenter le symbole sacré de la croix, et en tout cas Clément V leur serait apparu comme le juste vengeur d’une faute exceptionnellement grave, une des formes de ce péché contre l’Esprit dont il est écrit qu’il ne sera pas pardonné. Ce n’est pas cela que nous voyons sur les murs de Domine.

Sur la fin des prisonniers, l’auteur écrit quelques lignes émouvantes : « Il est probable qu’ils moururent sans bruit, l’un après l’autre, dans leur prison. La dernière date que nous avons relevée est celle de 1320. Et ils n’étaient sans doute pas tout jeunes lors de leur arrestation en 1307. Et l’on vieillit vite en prison… Ils s’en allèrent, priant de toute leur âme le Christ et la Vierge, saint Jean et saint Michel… et emportant dans la tombe une fidélité farouche à l’Ordre du Temple et une haine non moins solide à l’égard de celui qui en était le destructeur ».

Il convient de féliciter M. le chanoine Tonnellier pour son heureuse découverte, et de le remercier pour l’écla­tant témoignage qu’il a rendu à ces Templiers, véritable­ment « crucifiés » par la difficulté où ils étaient mis de demeurer fidèles — malgré le roi et malgré le pape —, fidèles en dépit de tout à cette devise de la Chevalerie que rappelle l’auteur : « A Dieu mon âme, — Mon corps au roi, — Mon cœur à ma Dame, — Et mon honneur à moi ».

Dans Renaissance Traditionnelle de juillet 1972, Ma­dame Marina Scriabine étudie les très nombreuses allu­sions à la parole, à l’ « appellation » des êtres et à leurs noms qu’on rencontre dans les trois premiers chapitres de la Genèse. L’auteur précise d’ailleurs que « l’importance de l’acte de nommer » se retrouve « dans toutes les civi­lisations traditionnelles ». Cet article contient des remar­ques qui permettent de donner un sens spirituel à certains épisodes qui ne sont anthropomorphiques qu’en appa­rence : c’est le cas, par exemple, de l’histoire d’Adam qui, après la chute, « entendit les pas de l’Éternel se prome­nant dans le jardin à la brise du soir ». L’auteur explique comment l’homme, chassé de l’Éden (c’est-à-dire éloigné du centre), se dispersera de plus en plus dans l’étude des apparences, mais parallèlement s’efforcera de retrou­ver « cette parole qui ne faisait qu’un avec connaissance et création et qui soumettait l’univers à sa volonté ». Cette parole « ne peut accepter les limites du langage parlé, mais englobe, pour saisir la réalité dans toute son ampleur et sa complexité, l’image et toutes les autres formes d’expression (…) pour vaincre l’épée tournoyante et flam­boyante qui défend l’entrée de l’Éden ». Il s’agit d’«  un langage irréductible aux équivalences rationnelles,… qui se veut connaissance mais non savoir… Ce second langage, cette recherche de la parole perdue, s’exprime par l’image symbolique, et plus généralement par le symbole, par la parabole, l’emblème, l’oracle, l’incantation ou l’action liturgique ».

L’auteur mentionne que « l’Égypte a utilisé ce langage avec une ampleur sans doute unique dans l’histoire » ; mais on doit se souvenir que l’hermétisme occidental et oriental est, sur ce point comme sur d’autres, l’héritier de l’Égypte. Un point sur lequel on aimerait voir revenir l’au­teur, c’est celui du changement des noms. L’article rap­pelle celui du couple Abram-Saraï, devenu Abraham-Sara. Un autre peut-être encore plus important est celui de Jacob devenu Israël. Certains des épisodes qui accompa­gnent ce changement ont pu être mis en parallèles avec les faits rapportés dans la Seconde Épitre aux Corinthiens (XII, 1-8). Bien qu’il n’y soit pas fait mention d’un chan­gement de nom, on peut se demander si la « transmuta­tion » de Saul en Paul, qui apparaît brusquement et sans explication dans les Actes des Apôtres, lui est tout à fait étrangère. Le Nouveau Testament est ainsi plein d’énigmes, qu’il serait fort intéressant d’examiner à la lumière du symbolisme universel.

Il faut encore signaler, dans ce numéro, un article de M. Daniel Ligou sur les relations du Régime Ecossais Rec­tifié avec le Grand Orient de France ; — une étude de « Tétraktys » sur la cathédrale Notre-Dame de Paris ; la suite de l’article de Madame Françoise de Ligneris sur Stanislas de Guaïta ; —  et surtout de nouvelles notes sur le Compagnonnage par M. Gérard Lindien. Cet auteur rappelle notamment que les itinéraires compagnonniques négligent la France du Nord pour « ne vivre qu’en pays de vignobles » ; Guénon avait noté cette singularité. Il faut remarquer également — M. Lindien y est revenu à maintes reprises — que les règles de préséance, très stric­tes chez les Compagnons, accordent la primauté aux métiers qui s’exercent au-dessus du sol (par exemple à celui de couvreur) ; cet usage est facile à expliquer si l’on établit une équivalence entre les symboles de la maison et de la montagne. La partie la plus riche de l’article apporte d’abondantes informations sur les « couleurs » du Compagnonnage. « Chaque métier — à plus forte raison chaque Devoir — possède sa couleur, c’est-à-dire des rubans…, soit marqués de cachets…, soit frappés de symboles compagnonniques à l’aide de rouleaux gravés… ou de fers à chaud ». La « prise des couleurs » était un événement important dans la vie d’un Compagnon. « Le Père des Compagnons du Devoir, établi à Saint-Maximin, près de la Sainte-Baume, avait le monopole de la vente des couleurs et des cannes ». A l’origine, les couleurs compa­gnonniques étaient « le blanc et le bleu, les couleurs mariales ». Dans la suite, ce furent « dans un ordre varia­ble, le rouge, le vert et le blanc ». On sait l’importance de ces trois couleurs pour Dante ; ce sont aussi les trois couleurs liturgiques dominantes du culte catholique (le violet étant réservé aux temps de pénitence). M. Lindien semble regretter qu’ « aujourd’hui, les écharpes tendent à supplanter les traditionnelles couleurs par rubans ». Il mentionne aussi que « celles de l’Union Compagnonnique (une des organisations actuellement existantes) copient le symbolisme de la Maçonnerie spéculative » (Delta lumi­neux, œil qui voit tout, etc.). Bien d’autres informations seraient à recueillir dans cet article, et notamment la sui­vante : « Les Compagnons précisent que pour construire les cathédrales, ils disposaient d’une alchimie plus que d’une technique ».

Quand Guenon laissait entendre que les proches années verraient sans doute se manifester bien des découvertes touchant à plusieurs points de la doctrine traditionnelle, il ne pensait pas seulement — croyons-nous — à des découvertes d’ordre archéologique ou historique. Les sciences physiques, c’est-à-dire les sciences de la nature, doivent avoir aussi leur part dans ce mouvement de « résurgence ». Pourtant, nous ne croyons pas que Guénon, qui — en particulier dans Le Règne de la Quantité — a parlé en termes énigmatiques du « renversement des pôles », ait eu jamais connaissance des découvertes effectuées depuis 50 ans par une légion de géologues, géophysiciens, paléomagnéticiens et archéomagnéticiens — tous ces noms figurent dans l’étude que nous allons citer —, lesquels ont établi que « pendant les derniers millions d’années, le nord magnétique s’est transporté à plusieurs reprises au pôle sud ». La revue Sciences et Avenir de juillet 1972 a donné, sous la signature de M. François de Closets, un article très documenté sur cette question qui bouleverse actuellement bien des conceptions qu’on croyait « solidement » établies. « Il aura fallu, dit-il, plus de 50 ans pour que soient acceptées les premières constatations du géographe Jean Brunhes sur les inver­sions magnétiques, et c’est seulement pendant les années 60 que l’on a définitivement admis la possibilité pour le Nord magnétique de se déplacer d’un pôle à l’autre au cours des âges. Mais à peine le fait était-il accepté que les découvertes se sont multipliées — les découvertes et aussi les problèmes ». Nous n’avons pas à préciser ici la technique de ces découvertes, basée sur l’aimantation des cristaux de magnétite contenus dans les laves. On admet aujourd’hui qu’au cours des âges géologiques s’est manifesté « un phénomène périodique d’inversion » du magnétisme terrestre, ces phénomènes se renouvelant à des intervalles plus ou moins éloignés. « On en est actuellement à distinguer une trentaine de périodes de polarité magnétique différente pour les quatre derniers millions d’années. La moins étonnante en ce domaine n’est pas celle de l’événement de Laschamps, en Auvergne, qui semble indiquer une époque de polarité « inverse entre les années 30 000 à 20 000 avant notre ère. Cette découverte, due à Norbert Bonhommet, de l’institut de Physique du Globe de Strasbourg, a suscité « le plus grand intérêt, mais on attend encore une autre observation pour la confirmer. Elle tendrait à prouver que l’Homo sapiens connut un pôle Sud dans l’Arctique… sans s’en douter évidemment ». Sans s’en douter ? Qui peut le dire ?

La cause de ces inversions est inconnue. Les spécialistes « en sont réduits aux hypothèses, presque aux spécula­tions ». De nombreuses disciplines ont été mises à contri­bution pour les recherches. Il semble « que le rythme des inversions magnétiques était beaucoup plus lent dans le passé ». Les spécialistes qui s’occupent de ces questions reconnaissent qu’ils sont aux prises avec de véritables « casse-tête ». Des points intéressants demeurent cepen­dant acquis. On sait aujourd’hui que « l’intensité du champ magnétique terrestre ne cesse de varier » et l’on soupçonne l’existence d’ « une fluctuation régulière sur une période d’environ 4 000 ans… En certains points favo­rables du cycle, une perturbation suffirait à faire bas­culer la polarité ». L’auteur termine son article en remar­quant : « La découverte de Brunhes, qui a mis un demi- siècle à se faire reconnaître, risque de mettre un siècle à se faire expliquer ».

Tel est donc actuellement l’état de la question, du point de vue scientifique. Du point de vue traditionnel qui est celui de notre revue, on ne peut que se féliciter de cette « illustration » d’une des thèses les plus « sensa­tionnelles » de la cosmologie sacrée, que Guénon a été le seul à formuler en mode logique. Dans l’ordre des sym­boles, on pense évidemment au sablier, avec sa double application microcosmique (sablier du Tableau hermétique de la chambre de réflexion maçonnique) et macrocos­mique (clepsydre de la Melancolia d’Albert Dürer). Les questions de datation ne sauraient préoccuper beaucoup les guénoniens, car elles portent sur des événements qui sont bien au-delà des « limites de l’histoire ». Et d’ailleurs « les mystères du Pôle (Asrâr qutbâniyah) sont bien gardés ». En tout cas, il sera bon de suivre l’évolution de la question au cours des prochaines années. Peut-être devons-nous nous attendre à d’autres découvertes non moins surprenantes.

Denys Roman