La revue Atlantis traite d’un sujet particulier dans chacun de ses numéros. Celui de mars-avril 1968 est consacré à Louis-Claude de Saint-Martin. On y trouve reproduit un ancien article de Paul Le Cour sur les manifestations « métapsychiques » auxquelles il assista entre les deux guerres mondiales. Sous le titre : « Carnet d’un jeune Elu Coën », M. Robert Amadou publie de très nombreuses pensées inédites écrites alors que Saint-Martin, âgé de 25 ans, venait tout juste d’entrer dans l’Ordre de Martinez de Pasqually. Le style de ces pensées est élégant ; quant au fond, il est souvent intéressant et parfois même assez remarquable. Mais d’une façon générale, elles ont une allure assez « sentimentale », et témoignent ainsi que leur auteur, à l’heure même qu’il se préparait à devenir l’homme de confiance et le secrétaire du « Grand Souverain » Martinez, avait déjà des tendances plutôt mystiques que vraiment initiatiques. Comme le remarque M. Raymond Christoflour, « ces pratiques de magie cérémonielle dans lesquelles Saint-Martin dit s’être engagé…, il est curieux qu’il n’y fasse ici à peu près aucune allusion ».
Le dernier article de ce numéro, dû à M. Pierre Tettoni, est intitulé : « Le nouvelle Église de Mme de Krüdener ». Se référant à plusieurs ouvrages, en français et en allemand, il donne une bonne bibliographie de cette femme peu ordinaire. Sa « nouvelle Église » n’est guère originale, et l’on trouve des conceptions de ce genre chez un grand nombre de mystiques (surtout chez ceux dont l’imagination n’est pas tenue en bride par les disciplines d’une Église « établie »). Par contre, les idées politiques de la baronne eurent une fortune singulière. Née à Riga en 1764, la future baronne de Krüdener subit des influences aussi diverses que celles de Bernardin de Saint-Pierre, de John Stilling (continuateur de Lavater) et du comte de Zinzendorf, protecteur des « Frères Moraves ». D’un mysticisme exalté, elle entra en relation en 1815 avec la Tzar Alexandre Ier. Ce souverain qui, depuis 1803, était Franc-Maçon (et même Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte), était devenu en 1812 (c’est-à-dire au moment où Napoléon entreprenait la campagne de Russie) d’une religiosité extrême, mais un peu en dehors des normes de l’Eglise orthodoxe ; il avait pour familiers des « piétistes » et même un quaker. Lui et la baronne de Krüdener étaient faits pour s’entendre. Ce fut la baronne qui inspira au Tzar l’idée de la « Sainte Alliance des rois », véritable ersatz du Saint-Empire supprimé 9 ans plus tôt, et qui était destinée à restaurer et à consolider en Europe l’« ordre » monarchique, profondément ébranlé par la Révolution française, dont l’Empire avait propagé de toutes parts les idées. Peu importe d’ailleurs que le texte originel de la Sainte-Alliance ait été profondément remanié par le chancelier autrichien Metternich et le ministre anglais Castlereagh, pour être finalement incorporé aux traités de Vienne sous l’œil sans doute narquois de l’inquiétant Talleyrand. Ce qu’il y a lieu de noter surtout (mais naturellement M. Tettoni n’avais pas à y faire allusion), c’est que la Sainte-Alliance est une de ces tentatives sans avenir dont il est question au chapitre XXXI du Règne de la Quantité. On y présentait comme « l’ordre » sans épithète ce qui n’était, dans la meilleure des hypothèses, qu’un état de moindre désordre. La Sainte-Alliance deviendra vite une « quadruple alliance », dont les membres se méfiaient terriblement les uns des autres. Quand Mme de Krüdener s’éteindra en 1824 (un an avant la mort d’Alexandre Ier, mort qui donna et donne encore lieu à tant de controverses), le « grand dessein » de la baronne, cette Sainte-Alliance qui n’avait pourtant que 9 ans, ne sera guère plus qu’un souvenir.
— Le numéro de mai-juin 1968 traite du Compagnonnage. On y trouve des articles de Fernand Pignatel et de MM. Jacques d’Arès et Lucien Carny. Les auteurs ont notamment mis l’accent sur l’attitude assez généralement observée par les Compagnons à l’égard des conditions du travail moderne, conditions si peu compatibles avec le caractère « sacré » du travail dans les civilisations traditionnelles. Ces conditions rendent d’ailleurs aux Compagnons actuels l’« œuvre » initiatique de plus en plus difficile, puisque pour eux (contrairement à ce qui se passe pour les Maçons) l’activité professionnelle est restée le rite essentiel.
— Le numéro de juillet-août 1968 parle des calendriers luni-solaires antiques. Dans le premier article, dû à M. Dupuy-Pacherand, nous trouvons quelques précisions intéressantes, notamment sur les calendriers romain, chinois et maya. C’est ainsi qu’est rappelé le rôle joué dans la constitution de l’année romaine par le roi Numa (année de 10 mois), puis par Jules César (année de 12 mois) qui utilisa pour cette réforme certaines données astronomiques de source égyptienne. On remarquera que ces questions relèvent essentiellement de l’« art sacerdotal » ; l’action de Numa en cette matière s’explique aisément ; quant à César, on sait qu’il était le Pontifex Maximus. Ces deux règnes marquent effectivement des « tournants » décisifs dans l’histoire de la religion romaine. Une réadaptation de la tradition doit nécessairement entraîner une réforme du calendrier, qui chez tous les peuples a un caractère religieux en rapport avec les « déterminations qualitatives du temps ». On pourrait faire observer en passant que, même en Occident, l’action de l’autorité spirituelle en cette matière n’a jamais été sérieusement contestée. Aujourd’hui encore, dans notre monde moderne qui se fait gloire d’être presque totalement « désacralisé », on ne conçoit guère que la date de Pâques puisse être « stabilisée » sans un accord préalable des différentes Églises chrétiennes. Une chose assez singulière, c’est que le calendrier de César (calendrier julien) a été conservé tel quel par les diverses Églises, qui se sont bornées à supprimer la distinction entre « jours fastes » et « jours néfastes ». L’Église byzantine et la plupart des autres Églises orientales ont d’ailleurs conservé le calendrier julien jusqu’à nos jours. Par contre, l’Église romaine (suivie en cela par les Églises protestantes) a remplacé le calendrier julien par le calendrier grégorien. C’est le pape Grégoire XIII qui, en 1582, décida que le lendemain du 4 octobre de cette année serait appelé non pas 5 octobre, mais bien 15 octobre. Une chose curieuse est rappelée par Atlantis. Dans cette nuit du 4 au 15 octobre 1582, survint ce que l’Église appelle le natalis (c’est-à-dire la « naissance au ciel », ou la mort à la terre) de sainte Thérèse d’Avila, réformatrice du Carmel, qui avait si profondément infléchi la haute spiritualité de son Église que certains spécialistes de l’histoire du sentiment religieux (nous pensons surtout à Edouard Estaunié) ont appelé la rapide expansion de sa doctrine « l’invasion mystique ». Un autre point moins connu, c’est que le Carmel perdit à cette époque la plus grande partie de ses caractères orientaux et abandonna son antique liturgie, qui avait une allure « pascale » très accentuée. A la suite de ces modifications, Carmes et Carmélites adoptèrent la liturgie romaine, continuant toutefois à honorer les prophètes Elie et Elisée comme leurs fondateurs.
Un autre article, par M. Georges-A. Mathis, traite du « calendrier celtique » en bronze découvert en 1897 à Coligny (département du Jura) ; les fragments originaux de ce calendrier sont au musée de Lyon ; mais des moulages en existent au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye. L’article donne des citations de la revue Ogam rappelant l’extrême difficulté de toute interprétation des monuments de ce genre. Nous pensons du reste, comme l’auteur de l’article, que les éléments que l’on peut tirer du calendrier de Coligny sont suffisants pour montrer à l’évidence que les Celtes qui le fabriquèrent ou l’inspirèrent avaient des connaissances dans la science sacrée de l’astrologie qui ne peuvent être le fait de simples barbares.
D’une façon générale, nous avons remarqué dans ces divers numéros d’Atlantis beaucoup de traces d’un esprit tourné vers la Tradition, qui ne peuvent que rendre cette revue très sympathique à nos lecteurs. Ce qu’il faut noter aussi, c’est que ses collaborateurs ne professent aucune vénération pour l’idole Progrès, et ne restent pas béats d’admiration devant les « miracles de la science ». Le fait aujourd’hui est assez rare pour mériter d’être signalé. M. Jacques d’Arès, qui rédige dans chaque numéro l’article de tête, stigmatise avec raison le rôle d’apprentis-sorciers joué par les savants modernes, qui s’essayent à échapper au « monde sublunaire », et cela, dit-il, « sans se soucier des conséquences que de telles entreprises peuvent avoir ». Nous avons noté aussi avec intérêt une allusion aux rapports actuels entre la science et la religion qui, dit-il, « cherchent à se rapprocher en utilisant des chemins qui ne débouchent que sur des impasses ».
Denys Roman