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VOLTAIRE ETAIT-IL FRANC-MAÇON ?

Note : L’auteur avait prévu de remanier ce texte pour en faire un chapitre du livre qu’il avait en projet. Le « temps et les circonstances » ne l’ont pas permis et c’est pourquoi il n’a pas été incorporé dans son ouvrage posthume (Réflexions d’un chrétien sur la FM). Etant donné la richesse et la profondeur des éléments qu’il contient, notamment pour les maçons, nous avons décidé de le publier sur le site.

A.B.

 

VOLTAIRE ETAIT-IL FRANC-MAÇON ?

 

Nous avons souvent l’occasion, dans notre chronique des revues, de citer des études publiées dans un organe maçonnique canadien, Masonic Light. Nous voudrions aujourd’hui attirer particulièrement l’attention de ceux de nos lecteurs, qui s’intéressent aux questions maçonniques sur deux articles récents parus dans cette revue, articles dont le premier répond, en quelque sorte à une question posée par le second.

Le premier de ces articles, qui a été publié en mai 1951 est intitulé : « Les douze grands points de la Maçonnerie » 1. L’auteur y reproduit un passage d’une ancienne lecture. (Les lectures dans la Maçonnerie de langue anglaise, sont des « instructions » extrêmement développées, rédigées par demandes et par réponses, et qui sont lues dans leur entier à certaines occasions ; nous pensons qu’il faut y voir le dernier vestige de l’enseignement oral de la Maçonnerie) 2. Voici le texte en question, qui a malheureusement disparu des lectures actuellement pratiquées :« Il y a dans la Franc Maçonnerie 12 points originels qui en forment la base, et qui constituent tout le rituel de l’initiation. Sans ces 12 points, personne n’a jamais pu et ne peut être régulièrement reçu Maçon, Tout homme qui entre dans l’Ordre doit passer (go through) par ces 12 « cérémonies », et cela non seulement au premier degré, mais encore dans chaque grade subsé­quent ». L’auteur énumère ensuite ces 12 points ; mais nous pensons qu’il n’aurait pas dû y faire figurer l’ouverture et la clôture de la Loge, qui ne font pas partie du rituel d’ini­tiation 3 ; et il nous semble que ce rituel est entièrement épuisé avec les 12 points suivants, que nous énumérons en termes français, et dans l’ordre pratiqué généralement en France, ordre qui diffère très légèrement de celui des Loges anglo-américaines : la préparation du récipiendaire, « l’alarme » (report), l’invocation au Grand Architecte 4, les voyages, le serment 5, la restauration de la Lumière, les « premiers pas dans l’angle d’un carré long » (advancing to the altar), l’investiture, la communication des modes de reconnaissance, la tradition des outils, la prise de possession de l’angle Nord-Est, et l’instruction (Tracing Board Lecture)6. Les Maçonneries continentales ont coutume d’ajouter plusieurs rites adventices 7, mais les 12 « points originels » se retrouvent constamment dans les rituels authentiques. D’autre part, Masonic Light établit une correspondance entre ces points et les 12 fils de Jacob ; à vrai, dire, c’est là une tâche qui n’est pas sans difficulté, parce qu’on ne sait pas s’il faut ranger les patriarches suivant leur ordre naissance, ou selon l’ordre suivi dans les bénédictions de la Genèse et du Deutéronome, ou selon l’ordre de campement des tribus dans le désert 8.

Si l’on suit l’ordre de naissance, et si l’on adopte les 12 points que nous avons proposés, la préparation du récipiendaire sera rapportée à Ruben ; l’alarme à Siméon « instrument de carnage » ; l’invocation à Lévi, père de la tribu sacerdotale ; les voyages à Juda ; le serment « sacré et redoutable » à Dan ; « serpent dans le chemin et vipère sur le sentier » 9,  la communication des signes de reconnaissance qui, dans certains rites, se termine par le « baiser fraternel » rapporté à Issacar, à la tribu duquel appartenait Judas Iscariote, dont il est écrit : « Il leur avait donné ce signe : Celui à qui je donnerai un baiser c’est lui, arrêtez-le » (Marc ; XIV,44). La prise de possession de l’angle Nord-Est, d’où doit « s’élever un édifice de beauté parfaite dans toutes ses parties » correspond à Joseph, dont le nom signifie « croissant », et qui était célèbre par sa beauté.

Enfin, à Benjamin correspond l’instruction, qui se termine par un avis débutant par ces mots : « Et comme l’avenir dépend du travail pendant la jeunesse ».

Bien entendu, nous ne donnons pas toute ces correspondances comme incontestables, mais il nous semble que certaines sont assez curieuses. D’autre part, nous n’examinerons pas aujourd’hui la correspondance des « douze points » avec les signes zodiacaux selon lesquels se répartissent les tribus d’Israël. Peut-être reviendrons-nous un jour, sur ce problème intéressant. Mais nous voulons pour le moment prêter une attention particulière à la question qui fait le fond même de l’article que nous venons de commenter et dont on comprend immédiatement l’importance capitale.

Dans les Etudes Traditionnelles de juin 1951, nous avions fait allusion à une citation de Voltaire que Masonic Light a placé en exergue de chacun de ses numéros, en donnant Voltaire comme membre de la Loge « Les Neuf Sœurs » ; et nous disions à notre confrère que pour nous Voltaire n’avait jamais été valablement initié. Notre affirmation a surpris le Directeur de Masonic Light, qui, dans son numéro de septembre, conteste longuement notre compte-rendu. Comme plusieurs des questions qu’il soulève ont un certain intérêt, nous allons essayer d’y répondre succinctement, en résumant d’abord l’article de notre confrère, dont nous reproduisons les propres termes : « La Connaissance que le Français moyen a du Canada se limitant à ce qu’il en a lu dans Gustave Aymard et Fénimore Cooper, il n’est pas surprenant que nos critiques tiennent  pour acquis que nous n’avons aucun moyen de contrôler leurs assertions gratuites. Mais, dans le cas présent, nous sommes très bien informés. Il se trouve que l’auteur possède les œuvres complètes de Voltaire dans le texte original, et il connaît le français aussi bien que sa langue maternelle. Il est faux de dire que Voltaire, qui sans contestation possible était un déiste, fut anti-chrétien, bien que sans doute il fut anti-catholique. Les remarques qu’il fait sur la Franc-Maçonnerie dans son Dictionnaire philosophique n’ont rien d’offensant en elles-mêmes, il y parle des initiations de l’antiquité, et tout à fait par hasard mentionne les initiations des « pauvres Francs-Maçons » ; mais toute son argumentation est dirigée contre les mystères de l’antiquité chez les Grecs et les premiers chrétiens. Sa correspondance le montre imbu de la vraie philosophie maçonnique même si, comme notre critique français le prétend il n’a pas été régulièrement initié, ce que je conteste. La revue française nous demande si, dans le rite d’York, nous considérons comme valide l’initiation d’un profane qui n’a pas fait les voyages traditionnels. D’abord, nous ne sommes pas du rite d’York et peu de Maçon en Amérique en sont. Et je me permettrai de demander à notre contradicteur français ce que c’est que le « rite d’York ». Beaucoup de pays anglo-celtiques emploient des rituels dérivés des versions de Preston et Webb, fait que notre ami de Paris ignore évidemment.

Albert Lantoine, dans sa Franc-Maçonnerie chez elle, mentionne 15 fois le nom de Voltaire, mais ne suggère nulle part que son initiation fut irrégulière. Et même si l’on admet que les secrets lui furent communiqués sous forme abrégée, quel mal y a-t-il à cela ? Notre critique français n’a-t-il- jamais entendu parler d’hommes qui ont été faits Maçons à vue ? Des récits qui remontent à 1730 parlent de personnalités éminentes qui furent admises dans l’Ordre sans subir toutes les épreuves prescrites par les rituels. Un cas relativement récent est celui du Président des Etats-Unis, Howard Taft, qui le 18 février 1909, fut fait Maçon à vue à la Maison Blanche de Washington. Et personne de ceux qui ont lu les remarques de Taft sur la Maçonnerie ne peut douter qu’il fut un aussi bon Maçon que beaucoup de ceux qui ont subi tous les rites initiatiques, y compris les voyages sur lesquels nos amis français insistent tant ».

Tout en remerciant notre confrère canadien du ton courtois de sa contradiction, il se trouve que nous ne pouvons le suivre dans aucune de ses assertions, et c’est pourquoi nous allons lui répondre point par point.

—1° Voltaire n’était pas seulement anti-catho­lique, mais encore anti-chrétien, car durant tout le cours de sa vie il ne cessa de tourner en dérision la Bible qui, pensons-nous, est un bien commun à toutes les Eglises chrétiennes ; et nous demanderons à Masonic Light s’il prétend sérieuse­ment que le Sermon des Cinquante, le Dictionnaire Philoso­phique et La Bible enfin expliquée, sans parler de certaines pièces parodiques telles que Saul et David, soient dirigés contre la seule Eglise romaine. En tout cas, ce n’est certainement pas pour son anti-catholicisme que le Grand Conseil de Genève fit saisir le Dictionnaire 10

—2° Nous trouvons très offensantes les remarques de Voltaire sur la Maçonnerie ; en voici le texte complet : « Aujourd’hui même encore nos pauvres Francs-Maçons jurent de ne point parler de leurs mystères. Ces mystères sont bien plats, mais on ne se parjure presque jamais ». Nous ne saurions, quant à nous, trouver « plats » ces mystères qui sont dits, suivant les divers rituels, augustes, sublimes ou ineffables. De plus, la Bible, « Livre de la Loi Sacrée » est « la première des trois Grandes Lumières de la Maçonnerie », et quiconque y touche se révèle non seulement anti-chrétien, mais encore anti-maçon.

—3° Il nous est impossible de suivre notre confrère lorsqu’il écrit que « peu de Maçons en Amérique sont du rite d’York ». En effet, « il y eut de nombreuses tentatives pour remplacer l’expression de « rite d’York » par celle de « rite américain ». (Charles C. Hunt, The York Rite, in Grand Lodge Bulletin d’Iowa de juin 1936, p. 409). De telles tentatives seraient inexplicables si le rite d’York était aussi peu pratiqué dans le Nouveau Monde que le prétend nôtre contradicteur.

—4° Nous avons de bonnes raisons de penser  que les rituels issus de Preston et de Webb sont précisément ce que la majorité des auteurs appelle rite d’York ; que notre contradicteur veuille bien comparer les deux textes suivants ; et il comprendra ce que nous voulons, dire : Charles C. Hunt, Masonic Symbolism, p. 480 11 ; et Charles C. Clark ; Ritual and Methods of Instruction, in Grand Lodge Bulletin d’Iowa de mars 1939, p. 68 12.

—5° Nous considérons Albert Lantoine comme un des meilleurs historiens français de la Maçonnerie, mais il était malheureusement fermé à toutes les questions qui touchent au rituel, comme on peut le voir dans son ouvrage posthume, Finis Latomorum ?, dont un chapitre est précisément intitulé : Frivolité des Rites.

—6° la réception de Maçons à vue ne nous est nullement inconnue. Nous savons que le duc François de Lorraine, qui devint plus tard, par son mariage avec Marie-Thérèse, empereur d’Allemagne, et qui fut le père de Marie-Antoinette, passe pour avoir été reçu Maçon à vue dans une Loge « occasionnelle » tenue à Norfolk en 1731 13. Nous disons qu’il « passe » parce que, selon d’autres récits, il aurait été initié à La Haye par Désaguliers en personne 14. Le cas du Président Taft est plus certain. Il fut fait Maçon à vue par le Grand Maître de l’état d’Ohio, lequel en agissant, s’appuyait sur l’article X des constitutions de la Grande Loge d’Ohio, qui dit : « C’est la prérogative du Grand Maître de faire des Maçons à vue, et dans ce but il peut convoquer pour l’assister les Frères qu’il estime nécessaire ». En effet, contrairement à ce que le directeur de Masonic Light semble penser, il n’est pas au pouvoir d’un Grand Maître de dispenser un récipiendaire des épreuves et des rites de l’initiation. Ce dont il peut dispenser, c’est uniquement des formalités administratives qui précèdent la réception (parrainage, scrutins de la Loge, audition sous le bandeau, etc.).

Pour recevoir un Maçon à vue, le Grand-Maître constitue, en vertu de son pouvoir d’octroyer des « patentes » (warrants) une loge pro tempore qui initie le profane sans omettre aucuns des rites prescrits. « Quand le travail pour lequel cette Loge a été convoquée est accompli, elle est dissoute. Cette façon de faire doit être présente à l’esprit, car certains s’imaginent que le Grand Maitre a le droit de communiquer les secrets à qui il veut et de la manière qu’il veut ; alors que le droit qu’il exerce en ces occasions résulte seulement de son pouvoir d’accorder des « patentes » ». (Rev. John I. Lawrence, Masonic jurisprudence, p. 7)

Pour en revenir à Voltaire, il est bien évident qu’il n’a pu être fait Maçon à vue, d’abord parce que nous ne croyons pas que cette prérogative ait jamais été exercée en France, ensuite parce que le Grand-Maître (qui était alors le duc de Chartres) n’assistait pas à sa réception, enfin parce que la Loge « Les Neuf Sœurs » n’était pas une  Loge « occasionnelle » mais existait avant 1778 et a subsisté par la suite. Puisque Masonic Light désire quelques renseignements complémentaires sur la façon dont l‘écrivain fut reçu, nous lui en donnerons quelques-uns bien volontiers ; nous les puisons dans les Hiérologies sur la Franc-Maçonnerie et l’Ordre du Temple, par L.-Th. Juge, ouvrage qu’on peut consulter à la Bibliothèque Nationale, ainsi que plusieurs autres du même auteur. « Le Frère abbé Cordier de Saint- Firmin, ayant obtenu la parole, déclara qu’il avait la faveur  de proposer à l’initiation François-Marie Arouet de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, membre de l’Académie Française, âgé de 84 ans, et qu’il espérait que la Loge voudrait bien avoir égard, dans sa réception, au grand âge et à la faible santé de cet illustre néophyte. La Loge, prenant cette demande en considération, décida aussi­tôt qu’elle dispensait le néophyte de toutes épreuves phy­siques, qu’en conséquence il serait introduit entre les deux colonnes sans avoir les yeux bandés, que seulement un rideau noir lui cacherait l’Orient jusqu’au moment convenable. Puis le candidat fut introduit en Loge par le Frère chevalier de Villars 15, et quelques questions de philosophie et de morale lui ayant été adressées, les membres de la Loge ne purent, à plusieurs reprises, se défendre de manifester hau­tement toute leur admiration pour les réponses qui suivirent. Après, le Vénérable fit donner la Lumière au néophyte (en tirant le voile de l’Orient, évidemment, puisque Voltaire n’avait pas les yeux bandés), puis il prêta son obligation, fut constitué Apprenti Maçon, et reçut les signes, parole et attou­chement du grade. Pendant ce temps, les colonnes d’Euterpe, de Terpsichore et d’Erato, dirigées par le Frère Capperon, et ayant le Frère Chic, premier violon de l’électeur de Mayence, à la tête des seconds violons, annonçaient l’ins­tant où le néophyte venait de prêter son obligation, en exécutant d’une manière brillante le premier morceau de la troisième symphonie à grand orchestre de Guérin 16
Le Frère Larive posa sur la tête du nouvel initié une couronne de laurier, que celui-ci s’empressa d’enlever aussitôt. Lorsque le Vénérable 17 allait lui ceindre le tablier du Frère Helvé­tius 18, le Frère Voltaire, avant de le laisser attacher, le porta vivement à ses lèvres… Pendant tout ce temps, les Frères Salantin et autres exprimaient dans des morceaux d’harmonie analogues à la circonstance l’allégresse de l’as­semblée. Le Vénérable, par une distinction toute spéciale dans les fastes de la Maçonnerie, fit placer à l’Orient le Frère Voltaire. Distinction toute spéciale en effet, car il nous semble que ce n’est pas à l’Orient que doit se placer un Apprenti Mais il est inutile d’aller plus loin 19. La récep­tion de Voltaire aux « Neuf Sœurs » fut incontestablement une « cérémonie » fort émouvante et un concert des mieux réussis. Mais trois rites indispensables – au moins – furent omis : la préparation du récipiendaire, les voyages, et la restauration de la Lumière 20. Et les plus brillants accords du Frère Chic, et les torrents d’harmonie déversés par les « colonnes » d’Euterpe, de Terpsichore, et d’Erato n’empêchent pas que l’initiation de Voltaire ait été invalide parce que, comme Masonnic Light lui-même l’a rappelé dans son numéro de mai dernier, dont nous rendons compte plus haut : « Il y a dans la Maçonnerie 12 points originels qui en constituent la base, et qui comprennent tout le rituel de l’initiation. Sans ces 12 points, personne n’a jamais pu et ne peut être peut-être régulièrement reçu Maçon.

Denys Roman

  1. Le mot « point » en Maçonnerie, a une signification plus étendue que dans le monde profane. Ici il a un sens très voisin de celui de pointe, d’angle, de coin, et par conséquent d’arcane (Cf. René Guénon, El arkân, in E.T. de septembre 1946. Les 12 points en question sont 12 phases de l’initiation, phases au cours desquelles se manifeste particulièrement le « pouvoir des pointes » dont on sait le rôle dans la manifestation de la foudre. Chacun des hauts grades est aussi subdivisé en points ; c’est ainsi que la réception au grade de « Prince Rose-Croix » comporte 3 points ; dont le dernier est la « Cène rosicrucienne ».
  2. Les Lectures sont une explication et un commentaire détaillés, non seulement des réceptions aux 3 grades symboliques et des « tableaux de loge » de ces grades, mais aussi de beaucoup de sujets importants ayant trait aux aspects les plus élevés de l’art maçonnique. Telles qu’elles sont disposées aujourd’hui, elles se divisent en 7 sections pour le 1er degré, en 5 pour le 2eme, et en 3 pour le 3eme, ce qui fait 15 sections en tout. Lors de cer­taines solennités maçonniques, les 15 sections tout lues au cours de la même tenue (Campbell Everden, Freemasonry and its Etiquette, p. 402). Il y aurait beaucoup à dire sur cette répartition par 3, 5 et 7, sur le nombre 15 et sur sa correspondance en lettres hébraïques ; tout cela est en rapport direct avec les mystères de la Parole perdue. Dans certaines versions du rite d’York, le Maître de Loge, lors de son installation, jurait de ne jamais fermer son atelier sans avoir fait lire une section des Lectures  ; et il était rudement rappelé à l’ordre par l’Immédiate Past Master quand il oubliait cette partie importante de son obligation. — René Guénon regrettait qu’il n’existât dans la Maçonnerie française rien qui rappelle les Lectures.
  3. En effet, le récipiendaire n’assiste évidemment pas à l’ouverture de la Loge qui va le recevoir et il peut aussi ne pas assister à la clôture qui suivra sa réception (ce dernier cas est expressément prévu dans certains rituels anglo-saxons). Il n’en sera pas moins régulièrement initié.
  4. On ne saurait trop regretter que cette invocation ait disparu des rituels utilisés par la grande majorité des Loges relevant des deux princi­pales Obédiences françaises. Comment l’influence spirituelle pourrait-elle descendre du ciel si l’on ne prend pas la peine de le demander au « Maître de la Foudre » ?
  5. Il est presque superflu de préciser que tout serment maçonnique qui n’est pas prêté sur les 3 Grandes Lumières (au nombre desquelles figure le «  Livre de la Loi Sacrée » c’est-à-dire la Bible pour un chrétien et pour un  non-chrétien le Livre sacré de son exotérisme propre) est strictement nul and void comme disent les anglais.
  6. Dans les Loges anglaises, la Tracing Board Lecture peut être renvoyée à la tenue qui suit celle où a eu lieu la réception. Dans les Loges françaises, « l’instruction » peut aussi être remise à une tenue ultérieure. Il y a même en France une fâcheuse tendance à supprimer purement et simplement cette instruction
  7. Parmi ces rites adventices, nous citerons le séjour dans la chambre de réflexion, le passage par le « cadre magique », la participation à la « coupe amertume », la méditation sur la pierre brute, la purification par les éléments, le « sacrifice du sang », l’empreinte du sceau, la « petite lumière », la consécration initiatique, la proclamation rituelle, l’incinération du testament philosophique. L’absence de l’un de ces rites, ou de tous ces rites, n’entache nullement la validité de l’initiation. C’est ainsi que plus des neuf dixièmes des Maçons du globe n’ont jamais reçu la consécration maçonnique telle qu’elle se pratique dans les pays latins, ce qui ne les empêche pas d’être, selon la formule, de « bons et légitimes Maçons ».
  8. Cet ordre de campement qui est rapporté dans le livre des nombres (chap. Il), n’est nullement arbitraire comme on pourrait être tenté de le croire.

    A l’Orient, campaient les tribus issues de Lia et de la servante de Rachel (Bala) ; à l’Occident, les tribus issues de Rachel et de la servante de Lia (Zelpha). C’est selon cet ordre de campement qu’il faut faire correspondre les 12 tribus aux signes du Zodiaque, ce qui a été souvent perdu de vue (notamment par l’auteur de la Lumière d’Egypte T. H. Burgoyne, un des dirigeants de la H. B. of L ). Le point de départ du Zodiaque, à l’angle Sud-Ouest du campement (par suite du caractère « crépusculaire » de la tradition judéo-chrétienne) se fait dans la tribu de Gad, dont l’emblème est ainsi le Bélier, et sur qui Moïse, avant de mourir sur le mont Nébo, a prononcé ces paroles mystérieuses : « Il a choisi les prémices du pays, car là est caché l’héritage du législateur ; il a marché en tête du peuple, il a exécuté le jugement de l’Eternel et ses ordonnances envers Israël » (Deut. XXXIII, 21). Le Taureau correspond à Ruben, le signe double des Gémeaux à Siméon et à Lévi (qui vengèrent leur sœur bina enlevée par Sichem, comme les Dioscures Castor et Pollux vengèrent leur sœur Hélène enlevée par Thésée). Le reste des correspondances s’établit ensuite sans difficulté, suivant le sens « polaire », Zabulon correspondant au Cancer, Juda au Lion, etc. Mentionnons en passant que les 12 tribus et leurs bannières jouent un grand rôle dans la « Sainte Arche Royale »

  9. Les « pénalités » des serments de chaque grade mentionnent des « patiments » qui vont au rebours du but recherché dans l’initiation. Cela est particulièrement visible dans le serment du 3ème degré. En conséquence le Maître Maçon assez malheureux pour violer son serment s’expose à cette « seconde mort », dont il est question notamment dans l’Apocalypse (II, 11), c’est-à-dire la « dissolution psychique »  antithèse absolue du but recherché par la maîtrise, but qui consiste à « rassembler ce qui est épars ». Les « pénalités » dont nous parlons n’ont été conservées que dans la Maçonnerie de langue anglaise – L’emblème de Dan est le scorpion.
  10. On comprend une telle mesure quand ou considère avec quel prosély­tisme vraiment… infernal le Dictionnaire Philosophique fut répandu dans Genève par les soins de Voltaire. On en glissait sous les portes, on en pendait aux cordons de sonnettes, les bancs des promenades en étaient couverts. Dans les lieux d’instruction religieuse, ils se trouvaient substitués comme par enchantement aux catéchismes ; et, jusque dans le temple de la Madeleine, des Dictionnaires portatifs reliés comme des psautiers, traînaient  sur les banquettes. On en trouvait des piles dans les magasins d’horlogers, les petits messagers avouaient qu’un monsieur leur avait donné 6 sous pour déposer le paquet sur l’établi du patron (G. Desnoireterres, Voltaire et Genève). On comprend l’exaspération des autorités religieuses de la ville, et nous pouvons assurer Masonic Light que les protestants européens du XVIIIeme siècle jugeaient Voltaire avec autant d’indignation que les catholiques.

    Le pasteur Moultou écrivait le 21 août 1762 à Jean-Jacques Rousseau, à propos du Sermon des Cinquante : «  Jamais on n’attaqua le christianisme plus ouvertement, avec plus de mauvaise foi ». Le pasteur Bonnet appelait le  Dictionnaire « le plus détestable de tous les livres du pestilentiel auteur » (Cf. G. Maugras, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, p. 388). Le pasteur Jacob Vernet, éditeur de Montesquieu, disait de l’homme de Ferney : « C’est une sorte de tic chez lui que de lâcher toujours quelque trait contre l’Ecriture Sainte, qu’il a très peu étudiée. C’est se moquer du monde que de l’ériger, comme le fait son parti, en savant ou en sage » (Cf. Desnoireterres, op. ci.). Nous empruntons ces citations, auxquelles on pourrait en ajouter beaucoup d’autres, à l’édition des « Œuvres choisies » de Voltaire, par M. Louis Flandrin, Paris, 1948, pp. 416 éq.). Les trois ecclésiastiques que nous venons de citer étaient amis des « philosophes », et appartenaient donc à l’aile extrême du « protestantisme libéral » ; qu’on juge de ce que pouvaient penser les représentants du « protestantisme orthodoxe ». Nous citerons encore le pasteur Dutoit-Membrini (Keleph-ben-Nathan), dont la Philosophie Divine est, avec le Traité de la Réintégration de Martinez de Pasqually, une des très rares œuvres « spirituelle » du « siècle des lumières » (Cf. sur cet ouvrage L’Erreur Spirite, p.210, n.1). Ce calviniste extrêmement pieux, mais très « Indépendant », (Il n’admettait pas la prédestination), appelle Voltaire « ennemi des chrétiens », « abominable personnage ». « coryphée des profanateurs » (Cf. Philosophie Divine, t. 2,p. 136). Les protestants n’ont donc aucun gré à Voltaire de son Intervention dans les affaires Calas et Sirven ; peut-être soupçonnaient-ils que « l’ exploitation » que le « patriarche des  esprits forts » fit de cette lamentable affaires n’avait pour but que d’enrôler le protestantisme dans la campagne contre l’« infâme », ainsi que l’ « apôtre de la Tolérance » appelait aimablement l’Eglise romaine.

  11. Charles Clyde Hunt, fut jusqu’à sa mort Grand Secrétaire de la Grande-Loge de l’Etat d’Iowa. Il sût utiliser fort habilement la documentation accumulée à la Bibliothèque Maçonnique de Cedar Rapids, une des plus riches du monde. Nos anciens lecteurs se rappellent avec quel intérêt René Guénon suivait les travaux de cet auteur, dont il rendit compte régulièrement de 1929 à 1940.
  12. Cet auteur a occupé pendant plus de 40 ans la charge de Grand Custodian à la Grande-Loge d’Iowa. Les fonctions de Grand Custodian sont d’ordre exclusivement rituélique.
  13. C’est ce qu’a dit notamment Mackey ; suivi par Lawrence (Highways and By-ways of Freemasonry, p. 107).
  14. C’est l’opinion de Thory (Acta Latomorum, t. I. p. 25) et de Findel (T.1 pp. 287-288). Quoi qu’il en soit de ces deux versions, il est du moins certain que le fondateur de la dynastie des Habsbourg-Lorraine était Maçon. Quand il devint grand-duc de Toscane en 1736, il fit cesser les rigueurs contre l’Ordre qu’avait édictées son prédécesseur jean-Gaston de Medicis. Prétendant à l’Empire en 1740, il fonda à Vienne, deux ans plus tard, la Loge « Aux Trois Canons », la première qui ait existé en Autriche, et dont il fut Vénérable. Il reçût aussi plusieurs grades « rosicruciens » et fut membre d’un Chapitre fondé par un certain Fischer qui avait rapporté de Lyon le grade alchimique de « Chevalier de l’Aigle ». A certaines occasions les séances de ce Chapitre se tenaient au palais impérial de la Hofburg (Cf. R. Le Forestier, les illuminés de Bavière et la Franc-Maçonnerie allemande).
  15. C’était le fils du vainqueur de Denain. Il fut l’ami et le protecteur de Voltaire. Comme lui il était de l’Académie Française.
  16. Voilà l’origine des trop fameuses « colonnes d’harmonie » ,qui se sont substituées en France aux chants maçonniques traditionnels, hérités du Compagnonnage.
  17. C’était l’astronome Lalande, qui devait plus tard rédiger le « Supplément » au Dictionnaire des Athées de son ami Sylvain Maréchal (publié en 1800). Dans ce Dictionnaire, Bossuet, Fénelon et Leibniz sont comptés au nombre des athées. Une telle façon d’écrire l’histoire, pour le dire en passant, n’est pas de nature à inspirer une confiance aveugle dans le Mémoire historique sur la Maçonnerie que Lalande écrivit pour l’Encyclopédie et qui est considéré comme le seul document qu’on possède sur les plus anciennes Loges françaises. Il est certes probable, ainsi que le fait remarquer M. Marcy (Essai sur l’origine de la Franc-Maçonnerie, p. 85) que Lalande a écrit son Mémoire d’après des « traditions » ; mais nous adopterions volontiers une position mitoyenne entre celle de M. Marcy et celle d’Albert Lantoine, qui traitait d’ « affirmations fantaisistes » les faits relatés par le Vénérable des « Neuf Sœurs »

  18. L’auteur du livre De l’Esprit avait été un des premiers membres des « Neuf Sœurs »
  19. Nous citerons cependant le quatrain que le Frère.de la Dixmerie lut devant la Loge :

    Au seul nom de l’illustre Frère,

    Tout Maçon triomphe aujourd’hui.

    S’il reçoit de nous la Lumière,

    Le monde la reçut de lui.

    Le Frère de la Dixmerie avait, on le voit, des idées très particulières sur la Lumière maçonnique, puisqu’au lieu de la faire remonter au “Fiat Lux originel », comme le font la généralité des Maçons, il la rajeunissait jusqu’à la rendre contemporaine de Voltaire. — Et il n’est pas vrai, d’autre part, que  tout Maçon ait triomphé au sujet de cette réception. Parmi ceux qui jouèrent à l’époque un rôle important dans la Maçonnerie, Il n’y eut que le marquis d’Arcambal, Savalette de Lange, Bacon de la Chevalerie et Franklin que nous voyons assister à la fameuse réception. C’est bien peu, si l’on songe à l’incroyable enthousiasme qui faisait se ruer Paris à la rencontre du « roi Voltaire ». Nous n’éprouvons aucune sympathie pour la Loge « Les Neuf Sœurs », mais il faut reconnaître que la réception qu’elle fit à l’écrivain reste du moins dans les bornes d’un enthousiasme modéré, et ne rappelle en rien les scènes incroyables qu’on put voir ailleurs, et qui faisaient dire à Grimm : « Un étranger. Jeté au milieu de cette frénésie, se fût cru dans une maison de fous »

  20. En plus de ces 3 points, se pose là question du point n° 3 (l’invocation au Grand-Architecte), dont le récit que nous avons rapporté ne fait pas mention. Un esprit aussi éclairé que Lalande y voyait sans doute un reste de « fanatisme » et de « superstition ». Quant au serment, a-t-il été prêté sur la Bible ? C’est possible, et, dans ce cas, nous nous imaginons très bien le célèbre sourire de Voltaire s’accentuant jusqu’à devenir sardonique.

E.T. N° 421-422 SEPT- OCT-NOV-DEC 1970 1ère partie

LES REVUES

NUMÉRO SPÉCIAL SUR RENÉ GUENON

  La revue Le Nouveau Planète a publié, en avril 1970, un numéro spécial consacré à René Guénon. Ce fascicule de 150 pages porte en exergue ces lignes de notre collaborateur Luc Benoist : « Il ne faudrait pas confondre la tradition vraie avec ses caricatures humaines qui servent tellement bien à camoufler les ignorances et les convoitises. Il s’agit exclusivement ici de la tradition intégrale et primordiale que tous les hommes à leur apparition sur la terre ont reçue en dépôt avec la vie même, puisque la vie est l’une des manifestations de cette vérité ». Sous le titre excellent : « Les dures vérités », on a donné en trente pages un très bon choix de longs extraits de Guénon, puisés dans un assez grand nombre d’ouvrages, et qui montrent bien l’universalité des sujets traités par le Maître. — Parmi les dix articles nous mentionnerons d’abord la reproduction, sous le nouveau titre : « L’Esprit d’une œuvre », des remarquables pages autrefois publiées par M. Frithjof Schuon dans le numéro spécial des Etudes Traditionnelles consacré à René Guénon.

  Un autre article d’une grande importance est celui intitulé : « Rien sans l’initiation », par M. Jean During. « On a coutume, dit-il, de désigner sous le nom de « mystique » toute voie de développement spirituel ». Et il remarque que « cette attitude est sans doute la meilleure façon de reléguer dans l’ombre une doctrine au caractère universel dont toutes les cultures renferment des résidus plus ou moins vivants, mais conservés dans des structures immuables ». Puis l’auteur rappelle les distinctions essentielles entre la voie mystique et la voie initiatique, distinction dont la plus fondamentale est sans doute celle entre la passivité et l’activité, l’une ou l’autre de ces deux qualifications étant absolument requise pour entrer dans telle ou telle, voie. M. Jean During insiste, comme l’avait fait M. Frithjof Schuon, sur l’importance capitale du symbolisme : « Le symbolisme est la forme sensible de tout enseignement initiatique ; c’est le seul mode de représentation possible de l’Universel, car comme langage il détient la compréhension la plus limitée et l’extension la plus vaste. […] La signification du symbole est incommunicable, cachée, secrète et inviolable ».

  Ne pouvant tout mentionner, nous nous bornerons à signaler encore d’excellentes considérations sur le rôle sacré du secret, sur la nature du silence, sur le caractère irréversible de la dégradation actuelle de l’humanité ; et nous reproduirons ces quelques lignes : « L’initié ne possède pas de signes de reconnaissance au regard du profane ; il vit dans l’anonymat le plus total, sous le masque du silence, bien qu’il soit parfois amené à prendre les déguisements les plus variés selon les circonstances, ce qui n’est nullement une dissimulation, mais une façon de revêtir la pureté de son Soi des apparences de l’individualisme et du moi social dont il a dépassé la condition ».

  Sous le titre : « Réticences chrétiennes », S.E. le cardinal Daniélou a exposé le point de vue de l’exotérisme chrétien, — nous pourrions presque dire de l’exotérisme tout court. En effet, les arguments qu’il avance en faveur du caractère absolument privilégié et exclusivement transcendant du christianisme, les représentants de n’importe quelle autre religion pourraient, en effectuant de légères modifications, les utiliser au bénéfice de leur doctrine propre. La chose serait vraie pour l’Islam exotérique ; elle le serait aussi pour l’Hindouisme, qui pourtant ne connaît pas la distinction entre exotérisme et ésotérisme 1.

  Toute tradition, dès lors qu’elle se limite à sa partie extérieure, devient exclusive de toutes les autres. Elle se prétend l’unique expression de la Vérité, et les expressions différentes deviennent « maîtresses d’erreur ». Et comme, dans les traditions écrites, l’aspect exotérique de la doctrine, destiné à tous, est exposé ouvertement alors que l’aspect ésotérique, réservé à un petit nombre, est toujours enveloppé d’un voile symbolique, les tenants de l’exotérisme exclusif n’ont aucune peine à étayer leur argumentation par un assez grand nombre de textes scripturaires.

  L’essentiel de l’article du cardinal Daniélou est conforme au chapitre intitulé : « Grandeur et faiblesse de René Guénon » de son ouvrage : Essai sur le mystère de l’Histoire 2. A vrai dire, le cardinal, dans Planète, ne fait que répondre à diverses questions qui toutes gravitent autour du thème, majeur pour Guénon, de l’équivalence essentielle des traditions. Cette équivalence est naturellement contestée par l’auteur de l’article, qui soutient la « nouveauté absolue du christianisme ». Il semble même que, pour lui, ce qu’il appelle « l’irruption de Dieu dans l’histoire » ne se soit produite qu’au sein de la tradition judéo-chrétienne. On ne saurait évidemment faire montre d’un exclusivisme plus radical.

  L’auteur reconnaît l’importance de l’œuvre guénonienne, surtout en face de « certaines formes de modernisme, de progressisme, qui s’imaginent qu’il y a dans l’ordre de la métaphysique elle-même un progrès ». II faut aussi lui reconnaître le mérite d’avoir épargné à Guénon les accusations faciles et coutumières d’« orgueil » et de panthéisme. Mais on s’étonne, après tout ce que Guénon a écrit sur la nature de la doctrine qu’il expose, de voir le cardinal Daniélou traiter le Védânta de « philosophie » et lui reprocher de nous laisser « incertains sur des données aussi essentielle que la transcendance absolue de Dieu, l’immortalité personnelle, la création ». Après quoi, il écrit que « chez Guénon, la vérité supérieure est d’ordre philosophique ». Il est inutile de rappeler que Guénon a constamment soutenu le contraire.

  Nous relevons l’assertion du cardinal selon laquelle, pour Guénon, « le processus de l’histoire est uniquement un processus de désagrégation par rapport à une tradition primitive ». En réalité, Guénon, notamment au début de La Crise du Monde moderne, a clairement spécifié que, lorsque la décadence devient extrême, une « action divine » intervient en sens contraire, constituant une « réadaptation » de telle ou telle tradition. On peut dire qu’alors il y a « irruption de la Divinité dans l’histoire » ; mais de telles irruptions n’ont pas eu lieu au seul bénéfice du monde judéo-chrétien.

  Parmi les questions qui furent posées au cardinal Daniélou, on ne saurait trop regretter qu’il ne s’en soit trouvé aucune concernant l’ésotérisme chrétien et les Ordres initiatiques dans le christianisme. Les allusions à de tels sujets ne manquent pourtant pas dans la Bible. Par exemple, au début de son ministère, le Christ, constituant le collège des Apôtres, nomme Jacques et Jean « fils du tonnerre ». Et à l’heure suprême, sur le Golgotha, il institue Jean « fils de la Vierge ». Entre ces deux « sacres » solennels, se place un événement insolite et même « scandaleux » au point de vue exotérique : c’est la « demande de la mère des fils de Zébédée », qui suscite contre Jacques et Jean l’indignation envieuse des autres Apôtres. Or, qu’on le remarque bien : la demande exorbitante de Marie-Salomé n’est pas rejetée par le Christ, qui répond évasivement et se borne à émettre quelques doutes sur la conscience que peuvent avoir les deux frères et leur mère quant à la « portée » véritable de leur requête.

  Ce sont des sujets de ce genre que nous aurions aimé voir aborder dans les questions posées au cardinal Daniélou. Les difficultés qu’elles présentent sont immédiatement résolues dès qu’on se place au point de vue initiatique. Il eût été intéressant qu’à l’occasion un membre du Sacré-Collège, spécialiste éminent de l’antiquité chrétienne et des Pères grecs, apportât la contribution du point de vue exotérique. Le problème qui pouvait être soulevé ainsi, en effet, n’est pas de médiocre importance : c’est le problème de la distinction, capitale pour René Guénon, entre le « salut » et la « délivrance ».

  De l’article de M. Jean Filliozat, intitulé : « Rien sans l’Orient », il y a peu à dire. Guénon a eu la dent si dure pour les orientalistes qu’ils sont bien excusables de n’éprouver aucune sympathie pour un auteur qui se permet de parler de l’Orient sans l’approbation des autorités universitaires. M. Filliozat paraît trouver particulièrement choquant le fait que l’élève Guénon n’ait témoigné aucune gratitude à son « maître » Sylvain Lévi, dont il avait quelque temps suivi les cours de sanscrit. Que Sylvain Lévi ait été un sanscritiste distingué, soit. Mais ses idées en métaphysique (s’il en avait) ont eu sur L’Homme et son Devenir exactement la même influence que celle exercée sur Le Règne de la Quantité par les conceptions cosmologiques des honorables personnes qui enseignèrent le B-A-Ba au jeune Guénon alors qu’il fréquentait l’école maternelle.

  Venons-en maintenant à l’article de M. Raymond Abellio : « Guénon, oui. Mais… » Dans un tel titre, ce n’est pas le « mais » qui nous surprend ; c’est le « oui ». Nous entendions récemment M. Abellio parler de l’« astrologie électronique », prôner l’emploi des ordinateurs dans les sciences traditionnelles (qu’il appelle « sciences parallèles ») et, tout en critiquant les « souffleurs » et « brûleurs de charbon », admettre, avec un « alchimiste » contemporain, M. Armand Barbault (dont il a d’ailleurs préfacé l’ouvrage), qu’on peut réaliser le Grand Œuvre en prenant comme matière première « de la terre arable parfaitement pure ». Tout cela est normal, disons, du point de vue des idées modernes. Mais un tel point de vue est à l’opposé de celui de Guénon. Ce n’est pas sans raison, estime l’auteur, que l’Occident a cru « devenir majeur au temps de Galilée et de Descartes ». D’où l’éloge de la « table rase » cartésienne et le recours à la « phénoménologie husserlienne ».

  Il est cependant un point abordé par M. Raymond Abellio et sur lequel il convient de s’arrêter. Il écrit : « Les guénoniens qui accablent l’Occident se réfèrent à un Orient traditionaliste idéal, tout à fait théorique et intemporel, alors que l’Orient réel, nullement protégé par sa Tradition, est engagé dans un processus qui n’a rien à envier à celui de l’Occident ». — Il y a beaucoup de vrai dans ces remarques ; et l’on peut même dire que l’Occident, en proie depuis six siècles à une action anti-traditionnelle incessante, s’est en quelque sorte « mithridatisé », au moins en apparence, contre certains dangers extérieurs de la subversion, tandis que l’Orient (en dehors des organisations initiatiques) n’oppose pas plus de résistance aux poisons de l’Occident moderne que n’en offraient les populations « vierges » de l’Amérique aux maladies apportées par les Européens. Il conviendra sans doute de revenir sur ce point.

  « Ce monde condamné », tel est le titre de l’article de M. Paul Sérant, extrait de son ouvrage : René Guénon, publié en 1953. Cet auteur a fait paraître par la suite un autre ouvrage : Au seuil de l’Esotérisme, avec une très longue introduction (intitulée : « L’Esprit moderne et la Tradition ») de M. Raymond Abellio. Il semble pourtant que les conceptions de M. Sérant soient moins éloignées de celles de Guénon que ne le sont les conceptions de M. Abellio. Le chapitre reproduit ici expose en tout cas assez fidèlement les thèses guénoniennes. Remarquons cependant que si Satan, en tant que « principe d’individuation », n’est pas personnifié, il peut très bien se personnifier en de multiples circonstances.

   M. Jean-Claude Frère, qui a participé à la composition de ce numéro de Planète, a donné un récit fort intéressant et bien documenté de la vie et de l’activité de Guénon, sous le titre : « Une vie en esprit ». Il faut pourtant regretter la présence dans cet article de plusieurs inexactitudes et de points qui pourraient prêter à discussion 3. Par exemple, parlant du passage de Guénon à l’Islam, M. Frère, reprenant une thèse déjà exprimée par Gonzague Truc, écrit : « Il ne pouvait guère supporter les aspects si féminins de la chrétienté, qui fait, par la présence de Marie, une si large part à l’affectivité ». A notre avis, ce qui devait indisposer surtout Guénon dans le catholicisme de son temps, c’étaient d’autres manifestations, moins admissibles, d’un sentimentalisme envahissant : l’accent mis à tout propos sur le caractère « consolant » de la religion, ou encore l’assertion courante selon laquelle le peu de certitude chez un « croyant » augmente les « mérites » de sa « foi ». Et ne parlons pas des « ragots » qui circulaient alors dans trop de milieux ecclésiastiques encore influencés par les calomnies de Léo Taxil.

  M. Frère mentionne également « l’horreur » de Guénon pour les grandes civilisations de notre antiquité classique. Le mot « horreur » est certainement excessif. Guénon a parlé avec estime de la Grèce mycénienne, des philosophies pré-socratiques, de l’Orphisme, du Pythagorisme, des « mystères » grecs, voire d’Aristote et des néo-platoniciens. L’ouvrage récemment paru de M. Jean Biès sur Empédocle d’Agrigente montre combien les Hellénistes auraient avantage à s’inspirer pour leurs études des principes exposés par Guénon.

  Il y a encore dans cet article des affirmations contestables quant aux rapports de Guénon avec Oswald Wirth et aux raisons qui l’ont fait renoncer à la rédaction de L’Erreur occultiste. Nous terminerons sur une autre remarque. M. Frère écrit que telle Obédience — qu’il désigne d’ailleurs incomplètement — « doit l’esprit ésotérique de ses travaux aux principes fondamentaux insufflés par Guénon ». N’est-ce pas là un excès d’optimisme ? Il y a dans cette Obédience — et d’ailleurs dans toutes les autres — un certain nombre de guénoniens, plus un bon nombre d’anti-guénoniens souvent très actifs, et enfin une immense masse d’indifférents. Tout ce qu’on peut dire, c’est que les guénoniens sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux et plus « écoutés » dans la Maçonnerie qu’ils ne l’étaient à la mort de Guénon. L’article (très attrayant) de M. Jean-Claude Frère en est un témoignage. Laissons faire « le temps et les circonstances ». La vérité triomphe de tout(*).

(*) Note de la Rédaction. Nous avons reçu de la part de M. J.-C. Frère les lignes suivantes : Quelques remarques à propos des critiques que pourraient soulever mes travaux (que je reconnais comme étant très imparfaits) sur René Guénon qui parurent dans un numéro de la revue « Planète-Plus ».

« Je tiens à porter à la connaissance de la direction des « Etudes Traditionnelles » que j’avais, sur un jeu d’épreuves, corrigé grand nombre d’erreurs que l’on peut aujourd’hui m’imputer. Le fait était particulièrement net pour les paragraphes traitant de la connaissance et de l’estime que Guénon pouvait avoir et pour le christianisme en particulier et pour la civilisation occidentale en général. Des points précis où il était question de Philon d’Alexandrie et d’Origène avaient été entièrement transformés. Les lignes qui traitaient de la situation de René Guénon dans l’Islâm, avaient fait l’objet d’un travail d’approfondissement systématique. Or, j’ai pu constater que la version qui fut publiée par « Planète » présente, au contraire, des simplifications dangereuses, lesquelles n’avaient pas été voulues par l’auteur.

Bien d’autres points avaient été revus, mais jamais je n’ai pu, par la suite, rentrer en possession de mes corrections qui remontent au mois de mars 1970. Et, je suis forcé de souligner qu’en fin de compte, toutes mes corrections (qui avaient trait tant à l’article sur la vie de René Guénon qu’aux autres travaux que j’avais pu faire dans ce même numéro de « Planète-Plus »), malgré l’assentiment, plusieurs fois exprimé, de la direction de < Planète », furent écartées de la version du travail qui devait être publiée. »

J.-C. Frère

   Les mêmes reproches, mais considérablement aggravés, doivent être adressés à l’article publié par M. Sylvain de Wendel sous le titre inattendu de : « Vive la Résistance ». Il n’est pas agréable de critiquer un auteur qui, visiblement, éprouve la plus grande sympathie pour Guénon et n’a donc aucune intention de déformer ses idées. Mais comment demeurer sans réaction en lisant cette esquisse de l’histoire de la Tradition en Occident, par laquelle l’auteur se propose de rechercher « les sources profondes de l’œuvre guénonienne » ? On pourrait même parfois y déceler une sorte d’hostilité contre le christianisme, par exemple lorsqu’il écrit : « Quand se tut la voix puissante du monde antique, et que les Dieux négligés désertèrent les temples ruinés par la rage des chrétiens, toute une conception de l’Univers se trouvait mise en veilleuse dans nos terres d’Occident ». C’est oublier que le christianisme se substitua à une tradition gréco-latine moribonde, et qu’il portait en lui un ésotérisme qu’on perçoit dans les Evangiles, et assez « universel » pour intégrer de très nombreux éléments des traditions auxquelles il avait porté le coup de grâce.

  Pour M. de Wendel, le moyen âge c’est la nuit : « Il faudra plus de mille ans à l’Occident, et l’éclosion de cette Renaissance que Guénon détestait tellement, pour qu’en présence des grands textes latins, grecs, arabes et juifs, on s’aperçoive enfin de l’inépuisable trésor que l’on avait maudit (tout au moins officiellement) durant les hautes heures de la foi chrétienne ».

  Nous citerons encore d’autres assertions déconcertantes. M. de Wendel semble considérer la Maçonnerie spéculative comme un « progrès » sur la Maçonnerie opérative. Il croit au rôle joué par l’Ordre dans la Révolution française. Il considère comme de « grands initiés » Martinez de Pasqually, Saint-Martin et Willermoz. Il pense que la Maçonnerie « connaissait un grand renouveau au début de ce XXe siècle », et il écrit que Schopenhauer a inclus dans son système de philosophie « des doctrines authentiquement orientales ».

  Nous finirons par un passage particulièrement regrettable : « De 1933 à 1945, l’Allemagne va connaître avec le national-socialisme les horreurs d’un feu irrationnel. Toutefois, on ne peut pas ne pas remarquer que Hitler fut le seul homme d’Etat de ce siècle à en appeler à des forces traditionnelles pour mettre son pouvoir en place, […] Ces quelques mots pour constater que la manifestation du sacré débouchait alors sur la grande scène du monde, et que la plus horrible guerre que connut l’humanité en cette fin de cycle devait être une guerre, en grande partie, d’opposition entre la brutale résurgence d’idées traditionnelles, en l’occurrence charriées par les lointaines nostalgies germaniques, face à l’Univers rationnel et progressiste ».

  Il est impossible à quiconque a lu et médité René Guénon d’admettre que le « cancer » national-socialiste représente en Europe une résurgence des idées traditionnelles. L’origine de cette attribution illégitime et abusive est parfois ignorée, de ceux-là même qui la propagent : c’est la Revue Internationale des Sociétés Secrètes qui avait lancé ce « bobard ». Un régime qui, à mesure qu’il étendait sur le monde sa sinistre domination, commençait par supprimer la seule organisation initiatique qui soit commune à tout l’Occident, et qui soumettait à une extermination sans pitié et vraiment démoniaque les derniers vestiges, dans nos pays, des peuples nomades (Juifs et Bohémiens), ne saurait être mû que par les passions brutales les plus « inférieures », et nullement par quoi que ce soi se rattachant à la Tradition.

  Mélangées à ces assertions critiquables, on trouve dans l’étude de M. Sylvain de Wendel un assez grand nombre de vues intéressantes, qui font regretter encore davantage la hâte que l’auteur semble avoir mise à rédiger son article. Il faut souhaiter qu’il reprenne sérieusement les principales objections que nous avons eu la tâche peu enviable de lui adresser. L’attrait qu’il ressent visiblement pour la doctrine exposée par Guénon nous donne l’assurance qu’il y a beaucoup à attendre des travaux à venir de cet auteur.

  Après ces deux articles qui, dans le domaine maçonnique surtout, souffrent d’un manque d’information, nous allons parler maintenant de celui de M. Jean Baylot : « Guénon Maçon ? ». Et tout d’abord nous devons dire notre surprise. Les productions antérieures de cet auteur, et notamment son dernier ouvrage, écrit en collaboration avec le R.P. Riquet, ne pouvaient en aucune façon laisser supposer qu’il eût quelque goût pour la pensée de Guénon. Mais enfin nous devons parler de son article dans Planète, et il faut convenir que cet article fait montre, dans, son ensemble, d’une évidente compréhension. Il débute ainsi : « Les relations de René Guénon avec la Franc-Maçonnerie institutionnelle apparaissent floues, chaotiques et déroutantes. Nous prouverons ici, quoi que l’on en ait dit, qu’elles ne furent jamais hostiles et que l’œuvre guénonienne demeure essentielle à l’intelligence maçonnique du présent et de l’avenir. Le philosophe de la tradition y exerce un magistère qui n’a pas fini de porter fruit. On oublie cet impact, aux résonances encore en propagation, pour ne retenir que des incidents mineurs, nés de l’incompréhension, mal interprétés ou amplifiés ».

  Il n’y a de réserve à faire que sur un point : Guénon n’est pas « le philosophe de la tradition », il en est un interprète. En tout cas, il est très vrai que les premières activités maçonniques de Guénon sont entourées de brume, — comme le sont les origines de la Maçonnerie elle-même. — Il y a d’autres défectuosités de terminologie dans la suite de l’article. On ne peut dire, par exemple, que Guénon, dans les années 1907 et suivantes, « assemblait les prémices d’une métaphysique originale ». On s’étonne aussi de la considération que M. Baylot semble porter à Papus et à tout ce qui s’agitait autour de lui. Ne va-t-il pas jusqu’à écrire que « le jeune Guénon aboutit dans ce milieu, ayant rencontré le Maître à l’Ecole des Sciences Hermétiques » 4 ? Parlant de la fondation en 1910 de la revue La Gnose, M. Baylot souligne que « ses textes contiennent en puissance tous les grands thèmes autour desquels foisonnera l’œuvre guénonienne ». C’est là une des grandes énigmes de la vie de Guénon. Il ne faut pas oublier qu’il n’avait alors que 23 ans. Peu de temps auparavant, certaines de ses lettres qui ont été publiées ne diffèrent en rien des productions ordinaires des occultistes et même des Maçons politiciens et anticléricaux d’alors. Il s’est passé à cette époque quelque chose qui a transformé de fond en comble l’intellectualité du jeune homme ; et cette transformation s’est répercutée jusque dans sa façon d’écrire, qui devient dès lors, ainsi que M. Jean-Claude Frère l’a fait très justement observer, « celle d’un des grands maîtres du style au XX” siècle ».

  Pour nous, cette transformation est liée à la fondation de l’Ordre du Temple rénové, qui suscita les violentes attaques de Téder dans la revue Hiram dont Papus était le directeur ; mais les compagnons de Guénon étaient trois et non pas deux, comme l’écrit M. Baylot. Il est très vrai que la campagne de Téder était ridicule ; mais on y trouve aussi des indices qui laissent supposer qu’il y eut là une intervention directe de la contre-initiation. Quant aux « opérations » de l’Ordre du Temple rénové, nous pensons qu’elles ne sont pas sans rapport avec certaines des possibilités envisagées dans L’Erreur spirite.

  A ce propos, nous nous étonnons que M. Baylot, qui parle abondamment des relations de Guénon avec Papus, Guaita, Sédir et autres occultistes, ne fasse pas mention de celles qu’il entretint avec F.-Ch. Barlet (Albert Faucheux), qui fut un des membres français de la H.B. of L., organisation autrement sérieuse que toutes celles qui faisaient tant de bruit et tant de propagande dans les cercles pseudo-initiatiques parisiens.

  Nous ne nous arrêterons pas sur l’esquisse tracée par M. Baylot des événements qui suivirent. Relevons cependant que Guénon n’a pas pu souhaiter « que le catholicisme serve de support ésotérique à l’élite » ; c’est, bien entendu, de support exotérique qu’il était question. Renseignements pris, il s’agissait là d’une coquille typographique.

  Venons-en à la conclusion, où l’auteur se demande si la Maçonnerie, en regard du labeur accompli par Guénon pour élever un édifice « à son honneur et à sa gloire » a répondu par un « geste » équivalent. Il écrit :   « La réponse est très nettement affirmative. Dans la fraction qui met un soin vigilant à sauvegarder l’essence traditionnelle de l’Ordre maçonnique, nombreux sont ceux qui se réclament de Guénon […]. La Franc-Maçonnerie, en France, vit un retour assez marqué à ses sources, par besoin, sans que tous ceux qui y aspirent le sachent. Ceux qui le réalisent invoquent Guénon. S’il est constant que les œuvres fortes n’atteignent la vraie consécration qu’après un premier temps d’effacement, l’épreuve fut ici très brève et concluante. L’association de sa pensée à la vie maçonnique est un phénomène irréversible. Une Loge parisienne a pour nom « La Grande Triade » ; ce choix est sans commentaires. Exemple de l’intérêt qu’il maintint, il lui adressa, lors de sa création, une lettre de souhaits. La Loge demande à ses membres une profession de foi guénonienne 5 qu’elle entretient en cultivant fidélité et intelligence autour des textes. Tout ceci n’est-il pas l’écla­tant témoignage des liens de René Guénon et de la Franc- Maçonnerie, attestés par le comportement des deux par­ties ? […] Rien n’est plus réconfortant que l’intérêt dont il a honoré — et elle le lui rend avec ferveur — l’institution maçonnique ».

  Comme on aimerait que la réalité répondit en tous points au tableau esquissé par M. Baylot ! Hélas ! Où est la réponse très nettement affirmative (même limitée à une petite fraction fidèle) dont nous parle l’auteur ? Où est l’attention à ses mises en garde réitérées ? Où est la ferveur ?

  Si la Maçonnerie française était vraiment consciente de l’importance capitale qu’a pour elle l’œuvre de Guénon, cela devrait s’exprimer dans les ouvrages, assez nombreux actuellement, que publient les Maçons actifs qui ont leur mot à dire dans leur Loge et dans leur Obédience. Or que voyons-nous ? La plupart de ces ouvrages passent entièrement sous silence le nom même de Guénon. D’autres contestent ses qualifications maçonniques, mettent en doute l’authenticité de son information, ou l’accusent tout simplement de « cécité ». Ne parlons pas de ceux qui préconisent l’abandon du secret maçonnique, ou qui interprètent le symbolisme de l’Ordre à la lumière (si l’on peut dire) de la psychanalyse. D’autre encore militent en faveur de thèses peut sympathiques à Guénon : l’origine exclusivement chrétienne de la Maçonnerie, l’absence de rapport entre l’Art Royal et l’hermétisme, l’irréalité de l’héritage templier, la légitimité des innovations willermoziennes, etc.

  De telles constatations peuvent être faites par tous. La chose est d’autant plus regrettable que la Maçonnerie semble être actuellement l’institution la plus apte à « illustrer » pour l’Occident le « message » guénonien, et à briser la « conspiration du silence » soigneusement entretenue autour de ce message par tout ce qui, de près ou de loin, relève de la mentalité moderne. Nous venons de parler de « conspiration du silence », et c’est ici le lieu de dire pourquoi, en dépit des réserves que nous venons de formuler, l’article de M. Baylot nous semble important. Pour la première fois, en effet, un haut dignitaire de l’Ordre maçonnique proclame « publiquement » l’importance exceptionnelle de l’œuvre de Guénon et la nécessité d’y avoir recours pour permettre à la Maçonnerie d’« assumer » son destin. Une telle prise de position était inattendue ; elle suppose une juste appréciation du « temps » et des « circonstances » ; elle pourrait avoir un certain retentissement. Nous souhaitons vivement qu’il en soit ainsi, et qu’un assez proche avenir vienne confirmer les vues de M. Jean Baylot et démentir les restrictions que nous avons cru devoir y apporter. De toute façon, le « geste » qui vient d’être accompli fera date, pensons-nous, dans l’histoire de la Maçonnerie française.

  Tout ce numéro de Planète est illustré par des photographies de scènes ou de sites orientaux, et en plus, par six portraits de René Guénon, depuis son adolescence jusqu’au lit de la mort. — Pour terminer, M. Jean-Claude Frère a donné une esquisse de l’évolution de la revue Le Voile d’Isis, devenu les Etudes Traditionnelles, et a commenté succinctement les principales publications des « Editions Traditionnelles ». En ce qui concerne plus particulièrement notre revue, nous tenons à le remercier des paroles très élogieuses qu’il a bien voulu avoir à son égard. Il est très vrai que ses divers collaborateurs — ceux qu’il nomme et ceux qu’il ne nomme pas — s’efforcent avant tout de marcher dans la voie ouverte par Guénon. Dans la mesure où ils y parviennent, cela est pour eux une suffisante récompense.

Denys Roman.

(à suivre)

  1. Certains seront peut-être étonnés de cette assertion ; et pourtant le Grand Shankarâchârya lui-même, dans ses Commentaires sur les Brahma-sûtras, a fait preuve de l’exclusivisme le plus incroyable envers le Bouddhisme, allant jusqu’à écrire que cette doctrine avait été inventée par Shakyamuni par suite de la haine féroce qu’il avait conçue pour tout le genre humain !
  2. Dans la bibliographie placée à la fin de ce numéro de Planète, le chapitre en question est intitulé par erreur : « Grandeur et Misère de René Guénon ».
  3. Nous ne nous attarderons pas sur certains points mineurs. M. Frère écrit de Guenon : « Toujours il courtise le nous. Son pluriel est celui de la majesté incontestable ». Guénon eut un jour l’occasion de rappeler à Paul Le Cour que. l’usage du « nous » quand on écrit est une règle de convenance traditionnelle, susceptible d’ailleurs d’une interprétation métaphysique intéressante.
  4. L’auteur se réfère aux Compagnons de la Hiérophanie de Victor-Emile Michelet ; il semble aussi avoir eu accès aux volumineux ouvrages de Swinburne Clymer, où se trouve reproduit un document du Convent maçonnique spiritualiste de 1908.
  5. Cette expression est défectueuse. Il ne peut y avoir de « profession de foi » à l’égard d’une doctrine qui ne requiert aucunement la « foi ». En réalité, il avait été convenu que ne seraient admis à « La Grande Triade » que ceux qui auraient acquis une connaissance suffisante des œuvres de Guénon.

E.T. N° 416 novembre – décembre 1969- 2ème partie

Nous avons reçu le premier numéro pour 1969 des Cahiers de Saint-Jean, bulletin officiel de l’Ordre Souverain de Saint-Jean de Jérusalem, Chevaliers Hospitaliers de Malte. Ce bulletin paraît deux fois par an, pour les fêtes de saint Jean-Baptiste et de saint Jean l’Evangéliste. Le numéro dont nous parlons, très bien rédigé, apporte un bon nombre de renseignements peu connus. Sait-on, par exemple, que le calife Haroun-al-Rachid établit le premier hospice « franc » de Jérusalem, et que son allié Charlemagne « avait été le premier souverain à régler le bon fonctionnement des hospices sur les étapes et les lieux de pèlerinage » ? Vers 1048, des italiens « obtinrent du calife d’Egypte la permission d’ouvrir pour les chrétiens latins un nouvel et vaste hospice tout près du Saint-Sépulcre, et ceci sur un terrain donné en présent par le prince musulman ». Quand les turques eurent substitué leur domination à celle des arabes, l’amitié latino-islamique fut compromise, et ce furent les croisades. L’hospice franc avait subsisté. De nombreux seigneurs y entrèrent pour se vouer au service des pèlerins et des malades. Gérard de Martigues, considéré comme le fondateur des hospitaliers, prit l’habit monastique ; la nouvelle institution fut approuvée en 1113 par le pape Pascal II, qui lui conféra de nombreux privilèges, et notamment celui d’élire son chef sans ingérence de l’autorité ecclésiastique. Gérard de Martigues mourut en odeur de sainteté, et son successeur Raymond du Puy, élu en 1118, « décida de transformer son couvent et ses ramifications en une troupe régulière de moines-soldats ». L’Ordre religieux et militaire de Saint-Jean de Jérusalem était fondé. Nous ne nous étendrons pas sur les rivalités et les jalousies qui s’élevèrent entre Hospitaliers et Templiers. Le bulletin en parle avec tristesse et sans parti-pris, et il préfère citer les extraits de la Règle du Temple, où saint Bernard fait le panégyrique du moine-soldat, et insister sur les nombreuses circonstances où les deux Ordres agirent de concert. Tous deux étaient riches et « c’est grâce à leurs ressources financières que la rançon qui permit de libérer le roi saint Louis, prisonnier à Damiette, fut réunie ». Le bulletin ne parle pas des gloires de l’Ordre après la perte définitive de la Terre Sainte en 1291. Le séjour à Chypre et enfin à Malte, les sièges où s’illustrèrent Villiers de l’Isle-Adam et La Valette ne sont pas rappelés. Venons-en maintenant aux évènements qui allaient si profondément transformer l’Ordre souverain. En 1797, le Grand Maître Emmanuel de Rohan conclut un traité avec le tzar Paul 1er : une branche russe de l’Ordre était fondée « pour des temps éternels », à l’intention surtout des sujets catholiques (c’est-à-dire polonais) du tzar. Ce dernier devenait « Protecteur de l’Ordre ». Quelques mois après, sous Ferdinand de Hompesch, Malte était prise par Bonaparte. Les chevaliers affluèrent en Russie, déposèrent le Grand Maître de Hompesch et élurent pour lui succéder le tzar Protecteur. Ceci se passait à la fin de 1798. Il semble bien qu’il s’agissait là, dans la pensée du tzar et aussi des chevaliers électeurs, de quelque chose de plus que d’une élection ordinaire. Paul 1er  ̶  que la revue s’applique à présenter (notamment par des citations du Mémorial de Sainte-Hélène) comme un souverain beaucoup moins fantasque et dégénéré que ne l’ont prétendu certains historiens  ̶  modifia les armes impériales de l’Etat russe, dont l’aigle bicéphale porta, pendant son règne, la croix de Malte à huit pointes. Le tzar fonda un nouveau Grand Prieuré pour ses sujets non catholiques. Toutes les puissances européennes (à l’exception de la France révolutionnaire) furent avisées de l’élection et en accusèrent réception. « Il est à noter que cette reconnaissance internationale ne se trouva inaugurée par personne d’autre que par le premier souverain (en rang) du concert européen, l’empereur du Saint-Empire romain-germanique et roi apostolique de Hongrie ». Cependant, le Souverain Pontife Pie VII ne voulu pas reconnaitre la validité de l’élection : en 1802, un nouvel Ordre de Malte, strictement catholique, fut fondé. C’est lui dont M. Roger Peyrefitte a parlé dans un ouvrage paru il y a une dizaine d’années, et qui évoque les démêlées de ses membres avec certains milieux de la Curie romaine. Il est à remarquer que les deux Ordres, le russe et le « romain », devenaient dès lors non-monastiques (nous ne disons pas « laïques »). Les tzars de Russie prirent de nombreux oukases pour affermir l’implantation des chevaliers dans leurs Etats : un corps de pages de Malte fut créé, ainsi qu’un régiment de chevaliers-gardes devant servir de gardes du corps au souverain en temps que Grand Maître. L’ordre de Malte était donc devenu une institution spécifiquement russe et orthodoxe. Les tzars en étaient les Grands Maîtres héréditaires. Ils le sont restés jusqu’à l’effondrement de leur empire en 1917. La Grande Maîtrise redevint alors élective. Il est à souhaiter que des détails soient donnés ultérieurement sur ces évènements, et on aimerait aussi savoir s’il y avait des chevaliers parmi la très nombreuse émigration russe à Paris. Cet Ordre, dirigé aujourd’hui par un prince orthodoxe, mais qui semble compter parmi ses membres des chrétiens de toutes les Eglises, se qualifie lui-même d’ « Ordre de Malte légitimiste », et il désigne l’Ordre fondé en 1802 par le nom d’ « Ordre pontifical ». Nous devons dire d’ailleurs que la revue parle de ce dernier Ordre sans aucune acrimonie : il est bien évident, au surplus, que les deux Ordres sont « réguliers », en ce sens que les très légères irrégularités qu’on peut déceler dans la fondation de l’un et de l’autre n’entachent pas la validité de la transmission chevaleresque. Il faut aussi louer cette revue de n’être ni anti-catholique, ni anti-templière, ni anti-maçonnique. Il y a même plus : ces héritiers des héros de Chypre, de Rhodes, de Malte et de Lépante parlent de l’Islam qu’ils ont si longtemps combattu en termes élogieux et parfois presque admiratifs. C’est là une attitude vraiment chevaleresque, bien rare aujourd’hui hélas ! Mais une question se pose : l’initiation chevaleresque ne consistait pas seulement à former des hommes d’honneur et  ̶  dans le cas des Ordres hospitaliers  ̶  des hommes de charité ; elle visait aussi et surtout à former des initiés. Qu’en est-il aujourd’hui dans le cas de l’Ordre des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem ? Le bulletin que nous venons de lire avec le plus grand intérêt ne nous fournit sur ce point aucune réponse.

Dans le Symbolisme d’avril-juin 1969, M. André Serres termine son long article : « Ce qui est épars… », où il reproduit de très nombreux passages empruntés pour la plupart à René Guénon. Il étudie notamment le symbolisme de la Veuve, des trois points, des signes d’ordre, du secret, de l’acacia, du maillet, de la Parole perdue, du Nom. L’auteur insiste à juste titre sur la multiplicité de sens des symboles. Il rappelle aussi qu’ « il serait vain de retrouver la Parole accidentellement, dans un manuscrit ancien par exemple ». Il est vain également d’espérer retrouver la Parole grâce à l’étude de l’Hébreu. Que pourrait-on en effet retirer d’une telle étude ? On a toujours su comment s’écrit le Nom ineffable, mais personne ne sait plus depuis longtemps comment il se prononce. C’est pourtant cela qui importerait, car le « Fiat lux originel » s’est exprimé dans le verbe et non pas dans l’écriture ; et la tradition, chez tous les peuples a toujours été orale avant d’être écrite. C’est pourquoi nous ne pouvons suivre M. André Serres quand il se rallie à l’opinion de M. Jean Reyor, lequel affirmait « la nécessité pour le Maçon d’étudier l’hébreu de l’Ancien Testament ». Nous avons connu pas mal de Maçons qui demandèrent à Guénon des conseils d’ordre très général, et nous pouvons dire que jamais il n’a conseillé à aucun d’entreprendre l’étude de la langue hébraïque, dont au surplus Le Symbolisme rappelait récemment les difficultés insoupçonnées qui « font le désespoir des exégètes ». Pour citer la Bible, Guénon utilisait la traduction du chanoine Crampon, introuvable aujourd’hui. D’ailleurs, si la connaissance de l’hébreu était indispensable à la « réalisation » maçonnique, alors la Maçonnerie spéculative serait supérieure à la Maçonnerie opérative, car M. André Serres conviendra certainement que dans les Loges opératives, personne  ̶  même si l’on tient compte du prêtre, du médecin et des nobles « protecteurs » qui en faisaient ordinairement partie  ̶  n’avait la moindre connaissance de l’hébreu.

Passons à un autre sujet. M. Serres écrit : « Tout avait été dit et écrit sur le symbolisme de l’équerre et du compas, tout sauf l’essentiel qui n’a été dégagé que par Guénon ». On souscrira entièrement à cette remarque. Nous pensons même qu’une appréciation aussi élogieuse pour le Maître devrait être généralisée. Ce n’est pas tel ou tel symbole dont Guénon a donné les diverses significations. C’est la science maçonnique tout entière qui a été renouvelée par lui, Guénon a restitué à la Maçonnerie la conscience de son caractère proprement initiatique. Ce faisant, il lui a rendu le plus grand de tous les services. Lui qui, intellectuellement, ne devait rien à la Maçonnerie, il lui a fait le don incomparable de la « révéler » à elle-même. C’est pour cela sans doute que Guénon a tant aimé l’Art royal. Que son œuvre ne soit encore qu’insuffisamment connue dans la Maçonnerie Universelle, et que les Guénoniens stricts, même en France et en Italie, n’aient la parole nulle part dans les Obédiences, ce sont là des détails sans importance. L’insignifiance – pour ne pas dire la puérilité – des tentatives non guénoniennes d’interprétation des symboles suffirait à montrer à qui, dans ce domaine, appartient l’avenir.

A la fin de ce long article, M. André Serre écrit que «  Guénon s’est plu à souligner les marques incontestables de l’origine catholique de la Maçonnerie ». Cela est vrai, mais il faut ajouter que Guénon pensait alors surtout à la Maçonnerie qui précédait immédiatement le coup de force de 1717. Quant à la Maçonnerie opérative proprement dite, Guénon l’a toujours considérée comme aussi ancienne que l’art de construire lui-même, c’est-à-dire comme bien antérieure au christianisme. En mars 1939, par exemple, à propos d’un article du Grand Lodge Bulletin d’lowa sur « l’âge de la Maçonnerie », il écrivait : « Cet âge est en réalité Impossible à déterminer. [Dans les plus anciens documents de l’Ordre] la Maçonnerie est toujours donnée comme remontant à une antiquité fort reculée. Que l’organisation maçonnique ait été introduite en Angleterre en 926 ou même en 627 comme ils l’affirment, ce fut déjà non comme une nouveauté, mais comme une continuation d’organisations préexistantes en Italie et sans doute ailleurs encore ; et ainsi… on peut dire que la Maçonnerie existe vraiment from time immemorial, ou, en d’autres termes, qu’elle n’a pas de point de départ historiquement assignable » (cf. Etudes sur la F.-M. t. I, p. 304). On n’en finirait pas de citer les textes de Guénon où il rattache la Maçonnerie aux Collegia fabrorum, rappelle les liens de l’Ordre avec la Tradition primordiale, affirme que «  la philosophie maçonnique est plus orientale qu’occidentale », etc. Tout cela est incompatible avec une origine uniquement catholique. La Maçonnerie a été christianisée dans le haut moyen âge et, quand l’Europe se confondait avec la « chrétienté », elle fut catholique comme l’était aussi le, « Saint-Empire romain », dont l’origine pourtant était elle aussi antérieure au christianisme. Il convient pourtant d’ajouter que la Maçonnerie ; dans ses rituels et ses textes officiels (Old Charges), n’a jamais été christianisée au point où le furent d’autres organisations similaires, parmi lesquelles on doit citer la Charbonnerie et le Compagnonnage.

Dans le même numéro, nous signalerons un article de M. Jean-Pierre Berger qui tente d’interpréter deux épisodes évangéliques (la guérison du serviteur du centurion et celle de l’homme à la main desséchée) ; – et aussi une longue étude de M. Ostabat sur les rituels de Chevaliers Profès du Rite Rectifié : dans ces rituels, Willermoz s’était efforcé d’introduire, avec un succès des plus contestables, ce qu’il avait pu comprendre des doctrines de Pasqually sur la Réintégration.

Denys ROMAN.

E.T. N° 414 Juillet-Août 1969

La revue Atlantis traite d’un sujet particulier dans chacun de ses numéros. Celui de mars-avril 1968 est consacré à Louis-Claude de Saint-Martin. On y trouve reproduit un ancien article de Paul Le Cour sur les manifestations « métapsychiques » auxquelles il assista entre les deux guerres mondiales. Sous le titre : « Carnet d’un jeune Elu Coën », M. Robert Amadou publie de très nombreuses pensées inédites écrites alors que Saint-Martin, âgé de 25 ans, venait tout juste d’entrer dans l’Ordre de Martinez de Pasqually. Le style de ces pensées est élégant ; quant au fond, il est souvent intéressant et parfois même assez remarquable. Mais d’une façon générale, elles ont une allure assez « sentimentale »,  et témoignent ainsi que leur auteur, à l’heure même qu’il se préparait à devenir l’homme de confiance et le secrétaire du « Grand Souverain » Martinez, avait déjà des tendances plutôt mystiques que vraiment initiatiques. Comme le remarque M. Raymond Christoflour, « ces pratiques de magie cérémonielle dans lesquelles Saint-Martin dit s’être engagé…, il est curieux qu’il n’y fasse ici à peu près aucune allusion ».

Le dernier article de ce numéro, dû à M. Pierre Tettoni, est intitulé : « Le nouvelle Église de Mme de Krüdener ». Se référant à plusieurs ouvrages, en français et en allemand, il donne une bonne bibliographie de cette femme peu ordinaire. Sa « nouvelle Église » n’est guère originale, et l’on trouve des conceptions de ce genre chez un grand nombre de mystiques (surtout chez ceux dont l’imagination n’est pas tenue en bride par les disciplines d’une Église « établie »). Par contre, les idées politiques de la baronne eurent une fortune singulière. Née à Riga en 1764, la future baronne de Krüdener subit des influences aussi diverses que celles de Bernardin de Saint-Pierre, de John Stilling (continuateur de Lavater) et du comte de Zinzendorf, protecteur des « Frères Moraves ». D’un mysticisme exalté, elle entra en relation en 1815 avec la Tzar Alexandre Ier. Ce souverain qui, depuis 1803, était Franc-Maçon (et même Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte), était devenu en 1812 (c’est-à-dire au moment où Napoléon entreprenait la campagne de Russie) d’une religiosité extrême, mais un peu en dehors des normes de l’Eglise orthodoxe ; il avait pour familiers des « piétistes » et même un quaker. Lui et la baronne de Krüdener étaient faits pour s’entendre. Ce fut la baronne qui inspira au Tzar l’idée de la « Sainte Alliance des rois », véritable ersatz du Saint-Empire supprimé 9 ans plus tôt, et qui était destinée à restaurer et à consolider en Europe l’« ordre » monarchique, profondément ébranlé par la Révolution française, dont l’Empire avait propagé de toutes parts les idées. Peu importe d’ailleurs que le texte originel de la Sainte-Alliance ait été profondément remanié par le chancelier autrichien Metternich et le ministre anglais Castlereagh, pour être finalement incorporé aux traités de Vienne sous l’œil sans doute narquois de l’inquiétant Talleyrand. Ce qu’il y a lieu de noter surtout (mais naturellement M. Tettoni n’avais pas à y faire allusion), c’est que la Sainte-Alliance est une de ces tentatives sans avenir dont il est question au chapitre XXXI du Règne de la Quantité. On y présentait comme « l’ordre » sans épithète ce qui n’était, dans la meilleure des hypothèses, qu’un état de moindre désordre. La Sainte-Alliance deviendra vite une « quadruple alliance », dont les membres se méfiaient terriblement les uns des autres. Quand Mme de Krüdener s’éteindra en 1824 (un an avant la mort d’Alexandre Ier, mort qui donna et donne encore lieu à tant de controverses), le « grand dessein » de la baronne, cette Sainte-Alliance qui n’avait pourtant que 9 ans, ne sera guère plus qu’un souvenir.

— Le numéro de mai-juin 1968 traite du Compagnonnage. On y trouve des articles de Fernand Pignatel et de MM. Jacques d’Arès et Lucien Carny. Les auteurs ont notamment mis l’accent sur l’attitude assez généralement observée par les Compagnons à l’égard des conditions du travail moderne, conditions si peu compatibles avec le caractère « sacré » du travail dans les civilisations traditionnelles. Ces conditions rendent d’ailleurs  aux Compagnons actuels l’« œuvre » initiatique de plus en plus difficile, puisque pour eux (contrairement à ce qui se passe pour les Maçons) l’activité professionnelle est restée le rite essentiel.

— Le numéro de juillet-août 1968 parle des calendriers luni-solaires antiques. Dans  le premier article, dû à M. Dupuy-Pacherand, nous trouvons quelques précisions intéressantes, notamment sur les calendriers romain, chinois et maya. C’est ainsi qu’est rappelé le rôle joué dans la constitution de l’année romaine par le roi Numa (année de 10 mois), puis par Jules César (année de 12 mois) qui utilisa pour cette réforme certaines données astronomiques de source égyptienne. On remarquera que ces questions relèvent essentiellement de l’« art sacerdotal » ; l’action de Numa en cette matière s’explique aisément ; quant à César, on sait qu’il était le Pontifex Maximus. Ces deux règnes marquent effectivement des « tournants » décisifs dans l’histoire de la religion romaine. Une réadaptation de la tradition doit nécessairement entraîner une réforme du calendrier, qui chez tous les peuples a un caractère religieux en rapport avec les « déterminations qualitatives du temps ». On pourrait faire observer en passant que, même en Occident, l’action de l’autorité spirituelle en cette matière n’a jamais été sérieusement contestée. Aujourd’hui encore, dans notre monde moderne qui se fait gloire d’être presque totalement « désacralisé », on ne conçoit guère que la date de Pâques puisse être « stabilisée » sans un accord préalable des différentes Églises chrétiennes. Une chose assez singulière, c’est que le calendrier de César (calendrier julien) a été conservé tel quel par les diverses Églises, qui se sont bornées à supprimer la distinction entre « jours fastes » et « jours néfastes ». L’Église byzantine et la plupart des autres Églises orientales ont d’ailleurs conservé le calendrier julien jusqu’à nos jours. Par contre, l’Église romaine (suivie en cela par les Églises protestantes) a remplacé le calendrier julien par le calendrier grégorien. C’est le pape Grégoire XIII qui, en 1582, décida que le lendemain du 4 octobre de cette année serait appelé non pas 5 octobre, mais bien 15 octobre. Une chose curieuse est rappelée par Atlantis. Dans cette nuit du 4 au 15 octobre 1582, survint ce que l’Église appelle le natalis (c’est-à-dire la « naissance au ciel », ou la mort à la terre) de sainte Thérèse d’Avila, réformatrice du Carmel, qui avait si profondément infléchi la haute spiritualité de son Église que certains spécialistes de l’histoire du sentiment religieux (nous pensons surtout à Edouard Estaunié) ont appelé la rapide expansion de sa doctrine « l’invasion mystique ». Un autre point moins connu, c’est que le Carmel perdit à cette époque la plus grande partie de ses caractères orientaux et abandonna son antique liturgie, qui avait une allure « pascale » très accentuée. A la suite de ces modifications, Carmes et Carmélites adoptèrent la liturgie romaine, continuant toutefois à honorer les prophètes Elie et Elisée comme leurs fondateurs.

Un autre article, par M. Georges-A. Mathis, traite du « calendrier celtique » en bronze découvert en 1897 à Coligny (département du Jura) ; les fragments originaux de ce calendrier sont au musée de Lyon ; mais des moulages en existent au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye. L’article donne des citations de la revue Ogam rappelant l’extrême difficulté de toute interprétation des monuments de ce genre. Nous pensons du reste, comme l’auteur de l’article, que les éléments que l’on peut tirer du calendrier de Coligny sont suffisants pour montrer à l’évidence que les Celtes qui le fabriquèrent ou l’inspirèrent avaient des connaissances dans la science sacrée de l’astrologie qui ne peuvent être le fait de simples barbares.

D’une façon générale, nous avons remarqué dans ces divers numéros d’Atlantis beaucoup de traces d’un esprit tourné vers la Tradition, qui ne peuvent que rendre cette revue très sympathique à nos lecteurs. Ce qu’il faut noter aussi, c’est que ses collaborateurs ne professent aucune vénération pour l’idole Progrès, et ne restent pas béats d’admiration devant les « miracles de la science ». Le fait aujourd’hui est assez rare pour mériter d’être signalé. M. Jacques d’Arès, qui rédige dans chaque numéro l’article de tête, stigmatise avec raison le rôle d’apprentis-sorciers joué par les savants modernes, qui s’essayent à échapper au « monde sublunaire », et cela, dit-il, « sans se soucier des conséquences que de telles entreprises peuvent avoir ». Nous avons noté aussi avec intérêt une allusion aux rapports actuels entre la science et la religion qui, dit-il, « cherchent à se rapprocher en utilisant des chemins qui ne débouchent que sur des impasses ».

Denys Roman

E.T. N° 399. janvier-février 1967

les revues

Le Symbolisme a fait paraître un numéro double (juin-septembre) qui compte presque 200 pages. Nous ne pouvons songer à en donner un compte-rendu détaillé, et nous croyons préférable de nous arrêter un peu longuement sur les articles ayant trait à la Maçonnerie, qui sont d’ailleurs particulièrement intéressants.

Citons d’abord l’article intitulé : « Notes sur la Bauhütte » (c’est-à-dire sur la Maçonnerie opérative allemande). Cette étude est la traduction de fragments d’un ouvrage publié à Vienne en 1883 par l’architecte autrichien Frantz Rziha, et qui contient de nombreux renseignements sur les tailleurs de pierre germaniques. Les sources de ces renseignements sont une vingtaine de « règlements corporatifs », dont le plus ancien, celui de Trèves, remonterait à 1397. Remarquons à ce propos que le Regius Manuscript, le plus ancien des documents des documents anglais appelé Old Charges, est regardé comme datant de 1390. Il semble que cette période de la fin du XIVème siècle constitue (pour ce qui concerne la Maçonnerie) une de ces « barrières » dont a parlé René Guénon, et au-delà desquelles l’histoire « officielle », basée sur des documents écrits, ne saurait remonter. Rziha, d’ailleurs, n’a pas cédé à la tentation de faire de la Maçonnerie opérative une institution spécifiquement chrétienne. Bien au contraire, il rappelle fréquemment que les artisans du Moyen Age, pour chrétiens qu’ils aient été, et même, en général, d’une extrême ferveur dans leur « foi », n’en étaient pas moins les légitimes successeurs des collegia fabrorum de la Rome antique, auxquels les rattachaient une filiation continue. Continuer la lecture