Dans le symbolisme de janv.-mars 1969, M. Jean Pierre Berger donne la traduction d’une étude publiée dans les Ars Quatuor Coronatorum Transactions par M. James Martin Harvey sous le titre : « L’initiation il y a 200 ans ». C’est une compilation des renseignements puisés dans plusieurs ouvrages anglais de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et dont les plus souvent cités en Angleterre sont trois « divulgations » peut-être anti-maçonniques, mais en tout cas utilisées pratiquement à l’époque comme « aide-mémoire » : Three distinct Knocks, relatant les usages des « Anciens » ; Jachin and Boaz, relatant les usages des « Modernes » ; et The Grand Master Key, relatif aux rituels des uns et des autres.
Le travail de M. Harvey est des plus intéressants. On y trouve la mention de plusieurs façons d’opérer tombées en désuétude. Le Vénérable, la tête couverte à tous les degrés, se découvrait cependant pour ouvrir les travaux « au nom de Dieu et de saint Jean ». L’atelier n’utilisait pas de « Tableau de Loge » tout fait, mais on traçait ce Tableau sur le sol avec de la craie ou du charbon. Dans le cours de la réception était incorporée une sorte d’agape avec chants (récitation de l’instruction) et aussi ce qui est devenu, dans certaines Loges anglo-saxonnes la santé « Au plus jeune Maçon dans le monde ». Une autre santé curieuse était celle portée « Au cœur qui recèle et à la langue qui ne révèle jamais ». A la clôture des travaux, tous les assistants formaient la « chaîne d’union » en chantant le « chant de l’Apprenti ».
Mais ce qu’il y a de plus important dans l’article de M. Harvey, c’est la comparaison qu’il permet d’établir entre les rituels des deux Grandes Loges rivales qui devaient s’unir en 1813 pour former la Grande Loge Unie d’Angleterre. Les modernes avaient adopté (vers les années 1730-1739, paraît-il) des signes inversés. Ils ignoraient les Officiers appelés Diacres (qui, chez les Anciens, venaient immédiatement après les Surveillants et portaient comme insigne une longue baguette noire de « sept-pieds ». Chez les Modernes, les deux Surveillants se tenaient à l’Occident. Dans les initiations, « les Modernes inversaient la gauche et la droite et se montraient moins consciencieux que leurs rivaux pour les rites, notamment en ce qui concerne le “dépouillement des métaux” ». La Bible, toujours surmontée du compas et de l’équerre, était ouverte « chez les modernes au premier chapitre de saint Jean et chez les Anciens à la seconde Épitre de saint Pierre ». Nous pensons qu’il y a lieu de nous arrêter quelques instants sur cette dernière indication.
Que les Anciens, dont on connait la fidélité ombrageuse envers les usages des Opératifs, aient ouvert la Bible dans leurs Loges à un texte de saint Pierre plutôt qu’à un texte johannique, voilà qui peut surprendre les Maçons français, mais pas seulement les Maçons français. Mackey, dans les six grandes pages de références bibliques à usage maçonnique placées à la fin de son Encyclopédie, ne cite pas la seconde Épître de Pierre, où l’on ne trouve effectivement aucune allusion susceptible d’être interprétée maçonniquement. Pourquoi donc les Anciens ont-ils décerné de tels honneurs à cette courte lettre, au point, nous apprend M. Harvey, d’en utiliser le début pour l’oration prononcée sur le récipiendaire au cours des rites d’initiation ? Nous sommes en présence d’une énigme. Essayons d’en trouver la clef dans le texte scripturaire lui-même.
Après quelques recommandations d’ordre moral et disciplinaire habituelles dans les écrits apostoliques, l’Épître prend tout à coup un caractère eschatologique, et traite essentiellement du second avènement du Christ dont elle énumère quelques-uns des traits majeurs : l’alternance des destructions du monde par l’eau et par le feu ; l’importance du « millénium » (« Mille ans sont comme un jour aux yeux du Seigneur ») ; le « jour de Dieu » où, dit l’Apôtre par deux fois, « les cieux passeront avec fracas et les éléments embrasés se dissoudront ». Cette dernière formule rappelle (surtout si l’on considère qu’en Loge la Bible, parole de Dieu, est toujours recouverte du compas, symbole du ciel, et de l’équerre, symbole de la terre) la conclusion de la prophétie du Christ sur la fin du monde : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ».
A la fin de son Épître, le Prince des Apôtres fait appel à l’enseignement de l’autre « colonne de l’Église » : « Notre frère bien-aimé, Paul, vous a écrit sur ces questions avec la sagesse qui lui a été donnée ». L’Épître eschatologique de saint Paul est la seconde aux Thessaloniciens. Le « vase d’élection » y trace un portrait saisissant de « l’homme d’iniquité, le fils de perdition, l’adversaire qui s’élève contre tout ce qui porte le nom de Dieu et qu’on adore ». (Cette précision est importante ; elle prouve que l’Antéchrist ne s’élèvera pas contre une religion particulière, mais contre toutes les traditions authentiques sans exception). Il séduira les nations égarées par une « faculté d’illusion » qui leur a été envoyée par Dieu lui-même. (Cette remarque peut répondre en partie à la « question » mentionnée par Guénon à la fin du Règne de la Quantité). Et saint Paul, évoquant un enseignement oral sans doute secret qui doit remonter au Christ lui-même, ajoute : « Et maintenant vous savez bien ce qui lui fait obstacle [à l’Antéchrist], afin qu’il ne se manifeste qu’en son temps ». Ce passage est considéré par les théologiens d’aujourd’hui comme l’un des plus difficiles de la Bible. Mais les anciens Pères de l’Église pensaient communément que l’obstacle à la venue de l’Antéchrist était l’empire Romain, la dernière des grandes monarchies dont il est question dans la prophétie de Daniel relative à la « translation des Empires ». L’empire Romain, avec le triomphe du Christianisme est devenu le Saint-Empire. On voit que nous ne nous sommes éloigné de la Maçonnerie qu’en apparence. Il est vrai que les Maçons actuels ne se préoccupent guère des « destins » traditionnels de leur Ordre, auxquels cependant bien des formules rituelles qu’ils répètent sans y prendre garde font allusion. Et pourtant, c’est sans doute à des considérations de cet ordre que pensait René Guénon lorsque, rectifiant une assertion d’Albert Lantoine, il envisageait la possibilité pour la Maçonnerie de venir au secours des religions « dans une période d’obscuration spirituelle presque complète », et cela, « d’une façon assez différente de celle » préconisée par l’auteur de la Lettre au Souverain Pontife, « mais qui du reste, pour en être moins apparente extérieurement, n’en serait cependant que d’autant plus efficace ». (Études sur la F.-M., t. II, p. 100).
Denys Roman