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LES DOUZE TRAVAUX D’HERCULE

[Ce texte de Denys Roman a été primitivement publié en avril 1980 dans la revue Renaissance Traditionnelle n° 42 ; repris dans le second volume de l’auteur, Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « L’Arche vivante des Symboles » publié aux Éditions Traditionnelles en 1995, il en forme le chapitre XI.]

La mythologie grecque est riche en légendes de toutes sortes, dont il est parfois difficile de découvrir le sens véritable, qui à l’origine devait le plus souvent exprimer une vérité d’ordre doctrinal et même initiatique. Dans un des « classiques » de la philosophie hermétique, Les Fables égyptiennes et grecques dévoilées, dom Pernéty a longuement commenté les principales de ces légendes. Mais cette œuvre, utile en tant que documentation, nous semble pêcher par certains défauts, qui sont d’ailleurs moins les défauts de Pernéty que ceux de son siècle. Quand nous le voyons, par exemple, s’appliquer longuement à démontrer que tous les héros de la guerre de Troie ont, selon Homère, une ascendance divine et qu’en conséquence, pense-t-il, leurs exploits ne peuvent être que l’expression symbolique des opérations de l’Œuvre alchimique, nous ne saurions le suivre sur ce point. Mais qui songerait à blâmer Pernéty ? De son temps, on n’avait pas encore retrouvé les ruines de Troie ; et d’autre part, c’est seulement de nos jours qu’à la suite de René Guénon certains admettent que les événements historiques, comme aussi les faits géographiques ou autres, ont par eux-mêmes une signification symbolique[1].

Signalons en passant une curieuse conséquence de la position de Pernéty. Il postule que les mythes antiques ne sont pas des faits historiques et ne peuvent donc être que des symboles. Comme il est bien obligé d’admettre que les faits relatés par les livres sacrés du Christianisme sont des faits historiques, il n’envisage même pas la possibilité qu’ils pourraient être eux aussi des symboles hermétiques. Cela appauvrit singulièrement ses dissertations et surtout son Dictionnaire.

Pernéty semble avoir donné une importance particulière aux légendes où il est question de l’or. L’âge d’or, la toison d’or, la pluie d’or, les cornes d’or, les pommes d’or font dans son œuvre l’objet d’un examen particulier. On relève quelques oublis dans cette liste. Pourquoi avoir omis le cheveu d’or de Ptérélas qui rendait son possesseur immortel et avait donc un rapport évident avec l’élixir de longue vie[2] ? Et, étant donné le rôle initiatique de la vigne, pourquoi n’avoir pas au moins mentionné les rameaux ou plants de vigne en or[3] ?

Pernéty ne signale pas non plus la fin parfois malheureuse des principaux conquérants de l’or. C’est ainsi qu’Hippomène qui avait reçu de Vénus trois pommes d’or qui lui permirent d’épouser Atalante, fut, ainsi que cette dernière, métamorphosé en bête féroce et attelé au char de Cybèle[4]. Quant aux Argonautes, ils réussirent bien à s’emparer de la toison d’or, mais leur voyage de retour fut hérissé de tribulations et la vie ultérieure de leur chef Jason ne fut qu’une longue suite de tragédies. Il semble que de tels faits auraient pu donner lieu à quelques développements sur la nécessité du « rejet des pouvoirs »[5].

Hercule s’était embarqué avec les Argonautes, mais dès les premières étapes du voyage il se sépara d’eux[6]. Il devait accomplir un nombre d’exploits considérable, mais les plus célèbres sont connus sous le nom des douze travaux d’Hercule. Le caractère sacré du nombre 12 peut laisser supposer que les travaux d’Hercule ont une signification initiatique ; et, de fait, l’oracle de Delphes avait déclaré qu’à l’issue de ces 12 travaux et des 12 années de servage dues par le héros à son cousin Eurysthée, Hercule serait admis à l’immortalité.

Pernéty a employé une partie considérable de son ouvrage à examiner les travaux d’Hercule au point de vue de leur application à l’hermétisme. Il a bien vu en particulier que dès la naissance même du héros on trouve un épisode très caractéristique. Alors qu’il était au berceau avec son demi-frère Iphiclès, la déesse Junon envoya deux serpents monstrueux pour les dévorer. Iphiclès s’enfuit épouvanté, mais Hercule, saisissant les serpents un dans chaque main, les étrangla. Cet exploit l’identifiait en quelque sorte au caducée d’Hermès, constitué essentiellement par une tige d’or autour de laquelle s’enroulent deux serpents. Et il faut remarquer également que, dans certaines représentations du Rebis, ce symbole de la perfection de l’état humain tient dans chaque main un serpent[7].

On pourrait déceler un sens symbolique à toutes les aventures d’Hercule, même à celles qui n’ont pas été rangées dans le cycle des 12 travaux[8]. Une des plus curieuses à cet égard est le récit de son esclavage chez Omphale, reine de Lydie[9]. Cette servitude se termine par un mariage, et l’on rapporte à ce sujet une curieuse histoire d’« échange hiérogamique » : Hercule, ayant revêtu la robe de la reine, filait la laine à ses pieds, tandis qu’Omphale, couverte de la peau du lion de Némée, brandissait la massue du héros. On peut remarquer à ce propos que la quenouille (tenue de la main gauche) et la massue (tenue de la main droite) sont l’une et l’autre des symboles « axiaux » qui jouent, par rapport au couple Hercule-Omphale (identifiable au Rebis), un rôle analogue à celui des deux serpents dont il a été question plus haut[10].

Parmi les douze travaux, ce sont surtout les trois derniers qui présentent un intérêt au point de vue hermétique. Et tout d’abord une remarque s’impose. Alors que les neuf premiers travaux ont pour théâtre le monde grec et ses abords immédiats (Asie Mineure et Thrace), les trois derniers nous en éloignent considérablement, au point de nous faire sortir du bassin méditerranéen (bœufs de Géryon et jardin des Hespérides) et même du monde terrestre (descente aux Enfers). Ce sont d’ailleurs ces trois derniers travaux qui portent le plus nettement l’empreinte initiatique et c’est sur eux qu’il semble intéressant de s’arrêter.

L’ordre d’énumération des douze travaux est généralement le même chez les auteurs anciens, à une exception près cependant pour ce qui concerne les deux derniers. Le plus souvent, le 11e travail est l’enlèvement des pommes d’or et le 12e la descente aux Enfers ; c’est d’ailleurs cet ordre qu’a suivi Pernéty, Mais on a aussi donné le 11e travail comme la descente aux Enfers et le 12e comme la conquête des pommes d’or, et il semble bien que ce dernier ordre soit le plus conforme aux principes traditionnels[11]. En effet, si les 12 travaux ont une signification initiatique, la descente aux Enfers ne saurait en marquer le terme. Elle devrait même en marquer le début ; mais on peut considérer les premiers travaux comme des épreuves préliminaires ; et le fait qu’Hercule, avant de descendre aux Enfers, se fit initier aux mystères d’Éleusis, vient encore renforcer cette interprétation[12].

Ce qui aurait pu confirmer ou infirmer la « régularité » de l’ordre ordinairement donné pour la succession des 12 travaux, c’est la correspondance de chacun d’eux avec un des 12 signes du Zodiaque. Malheureusement, un auteur qui a fait une étude approfondie de la géographie sacrée de l’ancienne Grèce, M. Jean Richer, établit irréfutablement qu’en dépit des tentatives répétées « depuis Hygin et Ératosthène », une telle prétention est « manifestement absurde » et que toute concordance entre les signes et les travaux est « impossible à établir ». En conséquence « c’est en vain qu’on chercherait à tirer de l’inventaire des travaux un Zodiaque complet ». La raison donnée par M. Jean Richer d’un tel état de choses est très intéressante. Elle est en effet « liée au phénomène de la précession des équinoxes », si important pour tout ce qui touche la chronologie traditionnelle. Alors qu’à une époque très ancienne, l’équinoxe de printemps coïncidait avec l’entrée du soleil dans le signe du Taureau, « à partir de 2000 environ avant notre ère, le point vernal fut dans le signe du Bélier, par suite du déplacement du colure des équinoxes ». D’après M. Jean Richer un tel changement dans les faits astronomiques provoqua dans les diverses cités grecques, « avant l’acceptation d’un système nouveau, un certain flottement aboutissant à des superpositions ou à des attributions doubles qui se reflètent dans les légendes et les monuments ». Nous avons résumé, trop brièvement sans doute, l’argumentation de M. Jean Richer, qui nous paraît avoir définitivement éclairci un problème rendu particulièrement difficile par « l’état de dégradation dans lequel les légendes mythologiques nous sont parvenues »[13].

Ainsi donc, il est impossible de faire coïncider l’ordre de succession des travaux d’Hercule avec l’ordre de succession des signes du Zodiaque. Tout essai d’établir une « correspondance » entre ces travaux et les principes de cet aspect important de l’hermétisme que constitue l’astrologie se trouve par là même compromis, et il est à craindre qu’il en soit de même pour l’autre aspect : l’alchimie. Que pense à cet égard Pernéty ?

À son habitude, il ne se préoccupe guère de faire coïncider les épisodes successifs de la légende avec la suite ordinairement reconnue des « opérations » de l’Art alchimique. Simplement il rappelle, à propos des acteurs principaux du mythe héracléen (lion, hydre, oiseaux, etc.), les symboles analogues qu’on rencontre en abondance dans les écrits hermétiques, et il en tire des conclusions qui d’ailleurs sont loin d’être sans intérêt, mais qui n’éclairent guère sur la signification profonde de la science des philosophes. Nous pensons en effet, suivant en cela René Guénon, que l’Art Royal n’eut jamais pour but de changer le plomb en or, mais qu’il travaillait sur une « matière première » bien autrement précieuse, l’homme, qu’il s’agissait de transmuter en Homme Véritable, « réintégré » dans l’état originel adamique, tandis que de ce fait même la nature tout entière retrouvait pour lui les conditions édéniques de l’« âge d’or ».

Dans cet ordre d’idées, on peut remarquer que certains éléments de la légende d’Hercule sont susceptibles, si on leur applique les principes de l’interprétation traditionnelle du symbolisme universel, d’acquérir une signification et une portée pour ainsi dire « technique », riches d’enseignements pour l’attitude de l’initié et même de tout être qui aspire à la connaissance.

C’est notamment le cas pour le 10e travail, l’enlèvement des bœufs de Géryon, qui implique pour Hercule la sortie de la Méditerranée afin d’accéder à l’île d’Érythie située dans l’Océan. Le héros devait donc franchir le détroit qui depuis lors prit le nom de « colonnes d’Hercule ». Le passage entre les colonnes se retrouve dans tous les rites initiatiques, et les colonnes elles-mêmes ont des significations multiples. Les colonnes d’Hercule avaient été élevées par le héros lors de son retour dans le bassin méditerranéen pour regagner sa patrie, et il grava sur elles l’inscription : « Non plus ultra ». Dante nous rappelle ce fait au cours de cet étrange chant XXVI de l’Enfer où il a rassemblé de très nombreuses allusions relatives aux dangers encourus par ceux qui, en matière d’initiation, suivent une voie « irrégulière ».

Voici l’essentiel de ce texte, où Ulysse, enseveli avec Diomède dans une tombe enflammée, fait à Virgile et à Dante le récit de sa dernière et fatale aventure :

« Quand je quittai Circé, qui m’avait retenu captif à Gaëte (…), ni les caresses de mon fils, ni la piété envers mon vieux père, ni l’amour que j’avais juré à Pénélope ne purent vaincre mon ardeur pour la connaissance du monde et des hommes. Mais sur la haute mer prenant mon essor, et suivi de ces compagnons qui jamais ne m’abandonnèrent, je cinglai vers l’Espagne et le Maroc (…). Nous étions vieux et appesantis par l’âge quand nous parvînmes à cette gorge étroite où Hercule planta ses deux bornes afin que nul n’osât se hasarder plus loin. Je dis alors : Frères qui, à travers mille et mille dangers, êtes parvenus aux limites de l’Occident, suivez le soleil, et ne refusez pas à vos yeux exténués par les veilles la connaissance du monde inhabité. (…). J’avais si fort excité l’ardeur de mes amis que je n’aurais pu ensuite les retenir. De rames nous nous fîmes des ailes pour un vol fou (cinq mois), après que nous eûmes franchi le pas suprême, nous arrivâmes à un mont isolé, le plus haut qu’on n’eût jamais vu. En le voyant notre joie fut grande, mais cette joie se changea bientôt en larmes. De la terre nouvelle sortit un tourbillon qui vint frapper notre navire. Par trois fois il le fit tournoyer : à la quatrième fois, la poupe du navire se dressa et la proue s’abîma dans la mer comme il plut à Un Autre, et enfin la mer se referma sur nous. »

Ce récit est tellement différent des diverses versions sur la mort d’Ulysse transmises par la tradition que nous sommes pour ainsi dire contraints de penser que l’Alighieri, en l’inventant, a voulu provoquer la surprise et la perplexité de ses lecteurs. De fait, il n’est peut-être pas une seule de ses expressions qui ne puisse donner lieu à de longs développements. Nous nous proposons d’attirer l’attention sur quelques points*, sans avoir la prétention d’élucider toutes les obscurités d’un texte que le meilleur commentateur traditionnel de Dante, Luigi Valli, considérait comme particulièrement énigmatique.

Denys ROMAN

[1] Pour Pernéty, les héros de la mythologie n’ont pas existé ; ils ne peuvent donc être que des « figures », et Pernéty pensait que ces figures ne peuvent représenter autre chose que les doctrines et les opérations de l’alchimie. Il est beaucoup plus légitime de penser avec Guénon que les héros mythologiques ont existé et qu’ils n’en sont pas moins des symboles, et même des symboles d’autant plus excellents que leur existence historique a véritablement « incarné » des réalités d’un ordre supérieur qui n’est d’ailleurs pas limité au seul domaine hermétique.

[2] Ce cheveu d’or avait été donné à Ptérélas, roi de Taphos, par son père le dieu Neptune. Il fut coupé par la fille de Ptérélas, ce qui provoqua immédiatement la mort du roi. Ovide, dans ses Métamorphoses, parle d’un cheveu de couleur pourpre, celui de Nisus, auquel était attachée la possession du royaume de Mégare. Dans certaines versions de cette légende, le cheveu magique de Nisus n’est pas un cheveu pourpre, mais un cheveu d’or.

[3] Un rameau d’or, donné par Dionysos, joue un rôle important dans la légende d’Hypsipyle, héroïne qui est en relation avec deux entreprises hautement symboliques : l’expédition des Argonautes et la guerre des Sept Chefs contre Thèbes. D’autre part, un plan de vigne en or, donné par Jupiter, est à l’origine de la dernière tentative pour sauver Troie de la ruine : l’intervention d’Eurypyle, fils de Télèphe. Enfin, il est presque inutile de rappeler le rameau d’or que, sur les indications de la Sibylle de Cumes, Énée alla cueillir dans un bois sacré afin de l’offrir à la reine des Enfers.

[4] La légende d’Hippomène et d’Atalante, célèbre dans les textes hermétiques, est l’objet d’un traité des plus remarquables de Michel Maier : Atalante fugitive, que nous retrouverons ci-dessous.

[5] Une aventure mythologique où l’or joue un certain rôle et qui finit bénéfiquement est l’histoire célèbre de Psyché, que le poète latin Apulée a longuement contée dans son roman L’Ane d’or, dont le dernier chapitre relate les rites de l’initiation aux mystères d’Isis. Dans l’histoire de Psyché, il est question d’un palais d’or et aussi de moutons à la laine d’or, ce qui rappelle le bélier à toison d’or. Les voyages et les diverses « épreuves » de Psyché précèdent sa descente aux Enfers, suivie de son ascension dans le ciel où elle consommera l’ambroisie et le nectar. Tout cela présente évidemment les caractères d’un processus initiatique heureusement conduit à son terme normal, qui n’est autre que la divinisation du héros (ou de l’héroïne). Il est d’ailleurs précisé que c’est Mercure-Hermès qui accompagne Psyché dans son voyage céleste. Il est aussi question, dans la mythologie, d’un chien d’or dont le rôle fut tour à tour bénéfique et maléfique. C’est le chien magique en or qui veillait sur Jupiter enfant et sur la chèvre Amalthée dans les montagnes de la Crète. Ce chien d’or, volé ensuite par Pandarée, provoqua la « pétrification » du ravisseur qui fut métamorphosé en rocher.

[6] Selon les Argonautiques d’Apollonius de Rhodes, Hercule, sur la côte d’Asie, perdit un temps considérable à rechercher son compagnon Hylas enlevé par une nymphe, et les Argonautes, las de l’attendre, poursuivirent sans lui leur navigation.

[7] Le Rebis du Rosaire des Philosophes tient dans sa main gauche un serpent vertical et dans sa main droite une coupe d’où sortent trois têtes de serpents. Cette figure équivaut à celle d’Hercule étranglant les serpents, la dualité du Rebis pouvant être représentée par le couple Hercule-Iphiclès. Comme les symboles hermétiques, ainsi que tous les symboles, sont susceptibles d’une pluralité d’interprétations, on remarquera que le serpent vertical, tenu à gauche, est l’équivalent de l’épée, et qu’il est donc complémentaire de la coupe tenue à droite. On sait que la coupe et l’épée symbolisent respectivement la doctrine et la méthode, qui constituent les deux aspects de tout enseignement initiatique.

[8] C’est ainsi que l’histoire bien connue d’Hercule hésitant, au début de sa carrière, entre le Vice et la Vertu, était célèbre chez les Pythagoriciens qui la représentaient par la lettre Y, que Rabelais appelle « la lettre pythagorique ». On peut y voir, selon Guénon, le symbole de l’initié hermétique ayant à choisir entre les deux Voies, la « Voie sèche » et la « Voie humide ».

[9] Ce nom d’Omphale rappelle évidemment l’omphalos du Temple de Delphes, considéré par les Grecs comme le « nombril de la terre » et le centre du monde. En ce lieu s’effectuait la « résolution des oppositions », et c’est pourquoi on y avait déposé en ex-voto le collier d’Harmonie, fille de Mars et de Vénus, c’est-à-dire de la guerre et de l’amour. Chez les Juifs, le nombril de la terre était situé sur le mont Moriah (équivalent hébreu du Mérou des Hindous). C’est sur ce mont, célèbre par le sacrifice d’Abraham, que sera construit le Temple de Salomon. L’emplacement est aujourd’hui compris dans la mosquée d’Omar.

[10] On peut rappeler également, comme symbole équivalent, les croix des deux larrons de part et d’autre de la croix centrale du Christ. Le Christ, en tant que nouvel Adam, est évidemment l’Homme Véritable, dont le Rebis est le symbole. On pourrait objecter que le Christ est essentiellement masculin, alors que le Rebis est androgyne. Mais cette difficulté semble bien être plus apparente que réelle. Dans les représentations traditionnelles de la mise en croix, le soleil et la lune (emblèmes respectivement masculin et féminin) sont figurés au-dessus des mains du Christ. D’autre part, au pied de la croix se tient le groupe des « saintes femmes » réunies autour de la Vierge Marie qui, dans la vision propre au christianisme, a pour ainsi dire « concentré » sur sa personne un « reflet » des aspects féminins de la Divinité.

[11] Cet ordre est donné notamment par le Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine de M. Pierre Grimal. Cet ouvrage, d’une érudition considérable, tient compte des renseignements fournis par tous les auteurs anciens, des plus célèbres aux plus méconnus.

[12] En réalité, comme nous allons le voir ci-après, ce sont les neuf premiers travaux qui ont ce caractère préliminaire. Le 10e travail (enlèvement des bœufs de Géryon) comporte en effet le passage par les « colonnes d’Hercule », rite dont on retrouve l’équivalent dans tous les types d’initiation.

[13] Jean Richer, Géographie sacrée du monde grec (chap. X, pp. 107-117).

* Conformément au projet qu’avait formé Denys Roman, le présent texte figure parmi les chapitres qu’il prévoyait d’inclure dans son second ouvrage ; la disparition de l’auteur, survenue le 21 mars 1986, le prive des développements annoncés.

Note 6 : Denys Roman : « Euclide, élève d’Abraham »

[2010 : Équinoxe de printemps, La Lettera G / La Lettre G,  N° 12]

Denys ROMAN :
« Euclide, élève d’Abraham »*

Le texte de Denys Roman sur « Euclide, élève d’Abraham » expose un aspect fondamental de la « légende du Métier »[1], légende très chère à nos Anciens qui l’ont intégrée dans la plupart des manuscrits appelés Old Charges ou « Anciens Devoirs » ; les Maçons opératifs voyaient symboliquement dans cette légende, non seulement l’histoire traditionnelle qui permet d’entrevoir les « origines » de la Maçonnerie, mais aussi l’excellence de l’Art Royal dans cette expression particulière de la Construction universelle qu’est la Géométrie.

Ce texte de D. Roman fut publié primitivement dans le numéro 32 d’octobre 1977 de la revue maçonnique « Renaissance Traditionnelle » ; il était d’ailleurs accompagné, dans d’autres numéros de cette revue, d’une série d’articles que l’auteur présentait sous la rubrique « René Guénon et les “destins” de la Franc-Maçonnerie » qu’il retiendra comme titre pour son premier ouvrage paru en 1982 et réédité en 1995. Les lecteurs qui connaissent cette revue d’histoire de la Franc-Maçonnerie[2] dont la tendance, les « valeurs » et la méthode sont très éloignés du point de vue traditionnel dont R. Guénon fut l’interprète le plus autorisé pour notre temps, s’étonneront sans doute de la publication, dans ce cadre, d’un article aussi éloigné d’une vision historique profane sur l’Ordre maçonnique. On conçoit donc la surprise et le mécontentement que suscitera ce texte parmi les lecteurs de cette revue, au point de provoquer quelques réactions très hostiles à René Guénon, comme il s’en produit souvent.

Dans cet article, D. Roman reprend et commente l’histoire légendaire qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham, histoire véhiculée pratiquement par tous les Old Charges de la Maçonnerie opérative jusqu’à un manuscrit comme le Dumfries n° 4 qui, datant de 1710 environ, appartenait à la période « pré-spéculative ». En fait, ce manuscrit ne se compose pas uniquement de la « légende du Métier » car il comprend également le « serment de Nemrod », les questions et réponses rituelles et le blason de l’Ordre qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint Alban. Ainsi, dans le chapitre « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours » de son second ouvrage signalé dans notre note 1, l’auteur relève notamment que ce manuscrit pourtant tardif contient quelques formules rituelles qui proviennent d’une tradition orale et éclairent les « opérations » des « Maçons des anciens jours ». Il signale notamment, dans les Lectures que comprend le Dumfries, une réponse relative à ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « joyau intact » : le cable-tow (et sa longueur), qui « est aussi long qu’entre l’extrémité de mon nombril et le plus court de mes cheveux » ; à la question : « Quelle en est la raison ? », l’interrogé répond : « Parce que tous les secrets gisent là ». Signalons que cette séquence rituelle du cable-tow doit s’accompagner d’une gestuelle, expression du « lien » en question qui signifie que les « secrets » sont là en sommeil tant que l’initiation reste virtuelle. Mais, pour bien en percevoir la nature, il convient d’y associer le due guard (qui pourrait avoir une parenté, sinon une identité, avec le Devoir du Compagnonnage), et est un signe en rapport étroit avec les secrets de la Maîtrise dans leur plénitude ; ce signe, particulier à la Maçonnerie de Rite dit d’York, symbolise l’accomplissement dans l’ordre des petits mystères : on aura une idée plus précise des multiples sens qu’il recèle en le représentant comme l’exact schéma de la lettre arabe nûn, à laquelle est associée la partie supérieure du symbole qui en complète la signification essentielle. Quant au rapport « opératif » entre ces deux éléments rituels que sont le cable-tow et le due guard, il se construit selon la géométrie organique du corps humain basée sur les centres subtils.

On a beaucoup glosé, et encore aujourd’hui, à propos de l’anachronisme évident sur lequel est basée la légende que l’auteur examine, alors qu’on sait que deux millénaires environ séparent la période où vécut le « père de la multitude », de celle du « noble Euclide » qui enseignait en Égypte sous le règne de Ptolémée 1er (305-282 av. J.-C.)[3]. Les « esprits forts » du stupide XIXe siècle (et ceux d’aujourd’hui encore) n’ont pas manqué de relever avec condescendance le défaut de chronologie historique de cette légende, mettant l’accent sur la « naïveté » et l’ « inculture » des Maçons opératifs réputés analphabètes ; en cela, on oubliait un peu rapidement que cet « analphabétisme » ne les avait pas empêchés d’édifier les chefs-d’œuvre que nous connaissons et qui témoignent encore, malgré les restaurations mutilantes, de leur unité originelle. Si les faits historiques ont leur importance, on ne peut pas réduire l’histoire aux faits en tant qu’événements rapportés à l’individuel ; seul, leur sens symbolique –qui ne s’oppose pas aux faits mais éclaire leur raison d’être –  est essentiel : il est la traduction et l’expression, en mode manifesté, de la Volonté divine. C’est cela qu’exprimaient les « Maçons des anciens jours » pour lesquels le sens symbolique primait éminemment sur une quelconque chronologie historique. En réalité, ils exposaient « à couvert », dans le cours de cette histoire légendaire, ce qui caractérise fondamentalement les origines mythiques de l’Ordre qui a recueilli, au cours des ans et en raison de l’élection dont il fut investi par « décret » divin, de vénérables héritages.

André Bachelet

NOTES :

* René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, chapitre XII.

[1] On trouvera des développements complémentaires de l’auteur sur le sens et la portée de cette légende (qui comprend d’ailleurs deux anachronismes historiques) contenue dans le Dumfries n°4, dans le remarquable chapitre VIII, « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours », de son ouvrage Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – L’« Arche vivante des Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, Paris.

[2] Mis à part une idéologie humaniste et une méthodologie historiciste qui ne sont pas en adéquation avec le but assigné à l’initiation, cette revue propose un contenu documentaire maçonnique généralement intéressant.

[3] L’expression « bon clerc » est parfois utilisée trop systématiquement par certains traducteurs ou commentateurs ; elle a l’inconvénient de comporter une connotation trop attachée au sens que ce terme recouvre uniquement aujourd’hui dans le christianisme ; il est peu vraisemblable que ce sens ait été retenu exclusivement par les Maçons opératifs que la mise en œuvre du Métier conduisait à une autre perspective. Lorsqu’ils utilisaient l’expression de « noble Euclide » dans sa signification de « prince » dans l’ordre de la construction universelle héritée d’Abraham, c’est parce qu’ils reconnaissaient à ce dernier une « paternité spirituelle ».


 

Denys ROMAN : « EUCLIDE, ÉLÈVE D’ABRAHAM »[1]

« Quant aux trois lois données par Dieu
aux trois peuples (juif, chrétien et musulman),
pour ce qui est de savoir quelle est la véritable,
la question est pendante et peut-être
le restera-t-elle longtemps encore. »
Boccace, cité par R. Guénon

La Tradition, dont Guénon fut le serviteur exclusif et l’interprète incomparable, a été qualifiée par lui de « perpétuelle et unanime ». On peut dire que la Maçonnerie participe de cette perpétuité, en tant que ses Loges se tiennent « sur les plus hautes des montagnes et dans les plus profondes des vallées »[2]. D’autre part, l’« universalité » dont se réclame la Maçonnerie fait écho, pour ainsi dire, au caractère « unanime » de la Tradition. Cette universalité est bien connue, mais on peut se demander si la généralité des Maçons en sentent bien toutes les implications.

La Maçonnerie est sans doute la seule organisation initiatique du monde qui ne soit pas liée à un exotérisme particulier. Et si, au dire de Guénon, cela ne devrait pas dispenser les Maçons de se rattacher à l’un des exotérismes existant actuellement (car l’homme traditionnel ne saurait être un homme sans religion), cela devrait les inciter à ne pas limiter leur intérêt à leur tradition propre, mais bien au contraire à étudier, grâce à la « clef » du symbolisme universel, toutes les traditions dont ils peuvent avoir connaissance[3]. Une chose très remarquable dans cet ordre d’idées, c’est qu’une Loge maçonnique constitue le lieu idéal où des hommes appartenant à des religions différentes peuvent se rencontrer, sur un pied de parfaite égalité, pour traiter de questions d’ordre traditionnel et doctrinal.

Si toutes les religions sont admises au sein de la Maçonnerie, on doit cependant reconnaître que les formes traditionnelles les plus orientales (Hindouisme, Bouddhisme, Confucianisme, Taoïsme, Shintoïsme, etc.), sont tellement étrangères à certains aspects importants du symbolisme de l’Ordre, aspects liés à la construction du Temple de Salomon, que les adhérents à ces traditions se trouvent en quelque sorte dépaysés dans l’atmosphère des ateliers[4]. À la vérité, ce sont les trois religions monothéistes (Judaïsme, Christianisme et Islam) qui ont fourni à la Maçonnerie le plus grand nombre de ses fils et les plus illustres de ses initiés.

Les trois traditions monothéistes sont dérivées d’Abraham, et il est très significatif que le nom divin El-Shaddaï, dont on sait l’importance dans la Maçonnerie opérative (et qui n’est pas inconnu dans la Maçonnerie spéculative), soit précisément le nom du Dieu d’Abraham[5]. Guénon, dans une page essentielle[6], a souligné que, lors de la rencontre du Père des croyants avec Melchissédec, le nom El Shaddaï fut associé à celui d’El-Elion[7] et que cette rencontre marque le point de contact de la tradition abrahamique avec la grande Tradition primordiale.

Il y a dans l’histoire traditionnelle de la Maçonnerie, telle qu’elle est rapportée dans les anciens documents appelés Old Charges, une assertion singulière, qui ne peut manquer de surprendre ceux qui en prennent connaissance : il s’agit de celle qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham[8]. Comme nous avions fait allusion à cette « légende », on nous demanda des explications, en soulignant le formidable anachronisme qu’elle implique, Euclide ayant vécu en Égypte au IIIe siècle avant notre ère, alors que le séjour d’Abraham dans ce pays se situe deux millénaires auparavant.

C’est justement le caractère démesuré de cet anachronisme qui montre bien que nous n’avons pas affaire ici à un « fait historique » au sens que les modernes donnent à ces mots[9]. Il s’agit en réalité d’« histoire sacrée » exprimant une relation d’un caractère tout à fait exceptionnel et qui, de par sa nature, ne peut être formulé que dans un langage « couvert » par le voile du symbolisme.

Si l’on se rappelle qu’au Moyen Âge Euclide personnifiait la géométrie[10] et que, d’autre part, dans les anciens documents, la Maçonnerie est fréquemment assimilée à la géométrie, on comprendra que faire d’Euclide l’élève d’Abraham, c’est dire qu’il y a entre le Patriarche et l’Ordre Maçonnique une relation de Maître à disciple, équivalent rigoureusement à une « paternité spirituelle ».

Il est évident que la Maçonnerie est antérieure à Abraham, puisque traditionnellement elle remonte à l’origine même de l’humanité. Mais on sait que toute tradition, à mesure qu’elle s’éloigne de son principe, court le risque de s’affaiblir, voire de se corrompre : et alors, s’il s’agit d’une tradition ayant pour elle « les promesses de la vie éternelle » une action divine intervient pour la redresser et contrecarrer la tendance à suivre « la mauvaise pente »[11]. Tel est le cas pour la Maçonnerie qui, bénéficiant du privilège de la perpétuité[12], a dû connaître au cours de sa longue histoire des périodes d’obscuration suivies de spectaculaires redressements.

De ces redressements, qui chaque fois lui ont conféré pour ainsi dire une nouvelle jeunesse, la Maçonnerie doit avoir conservé certaines traces, en particulier dans son « histoire traditionnelle » ou encore dans ses rituels. Il est très vraisemblable que les noms divins El-Shaddaï et « Dieu Très-Haut »[13] sont à rattacher à la transformation qui dut s’opérer à l’époque de la vocation d’Abraham. Une autre période cruciale pour le monde occidental, dans l’ordre initiatique aussi bien que dans l’ordre religieux, fut celle de la naissance du Christianisme, et c’est évidemment de cette époque que date la vénération de la Maçonnerie pour les deux saints Jean[14].

Au moment de l’irruption du Christianisme dans le monde gréco-romain et à plus forte raison à l’époque de la vocation d’Abraham, il y avait en Occident un grand nombre d’organisations initiatiques liées à la pratique des métiers, et dont les plus connues sont les Collegia fabrorum. Leurs mots sacrés, s’ils en avaient, n’étaient pas empruntés à l’hébreu, et le symbolisme solsticial de Janus jouait pour eux le rôle des deux saints Jean. Il serait téméraire de vouloir expliquer comment s’effectua la mutation ; car on ne saurait oublier que, selon le Maître que nous suivons et qui fut certainement l’initié ayant reçu les plus amples lumières dans le domaine dont il s’agit, « la transmission des doctrines ésotériques » s’effectue par une « obscure filiation », en sorte que « les attaches de la Maçonnerie moderne avec les organisations antérieures sont extrêmement complexes »[15]. C’est pourquoi, plutôt que de vouloir percer des mystères « couverts » du voile impénétrable de l’« anonymat traditionnel »[16], il est sans doute préférable de rechercher dans la Maçonnerie actuelle, les marques des influences respectives des trois traditions abrahamiques.

Les marques de l’influence juive sont trop évidentes et trop connues pour qu’il soit besoin d’y insister. L’usage de l’hébreu pour les mots sacrés, les continuelles références aux Temples de Salomon et de Zorobabel, le calendrier luni-solaire, le travail tête couverte au 3ème degré, la datation rituelle coïncidant à peu de chose près avec la datation hébraïque, tous ces indices et bien d’autres encore sont là pour attester l’importance du trésor symbolique hérité des fils de l’Ancienne Alliance.

L’influence chrétienne est d’un ordre tout différent. Certes, dans les hauts grades, il est fait mention de certains événements de l’histoire du Christianisme, par exemple de la destruction des Templiers. Mais il faut surtout remarquer que c’est dans le monde chrétien que la Fraternité maçonnique s’est le plus développée, au point qu’une carte géographique qui représenterait la « densité chrétienne » des diverses contrées de la terre coïnciderait presque exactement avec celle qui représenterait leur « densité maçonnique ». On pourrait presque dire que la Maçonnerie est une organisation qui travaille sur un matériau symbolique principalement judaïque, et dont le recrutement est principalement chrétien.

Si l’apport judaïque et l’apport chrétien à la Maçonnerie sont des faits essentiels et évidents, il ne semble pas à première vue qu’il y ait dans cet Ordre un apport islamique quelconque. L’assertion de Vuillaume selon laquelle l’acclamation écossaise serait un mot arabe est erronée.

Certes, un Sheikh arabe a pu dire que « si les Francs-Maçons comprenaient leurs symboles, ils se feraient tous musulmans » ; mais un rabbin pourrait dire la même chose au profit de sa religion propre, et un théologien chrétien au profit de la sienne. Faudrait-il donc croire que ce « tiers » de la postérité d’Abraham, que l’initié Boccace, par la voix du juif Melchissédec, déclare être aussi « cher » au Père céleste que le sont les deux autres tiers, n’aurait apporté aucune contribution à un Art placé sous le patronage d’« Euclide, disciple d’Abraham » ?

La réponse que nous allons tenter de donner à cette question surprendra sans doute bien des lecteurs. Mais nous ne saurions l’esquiver dans cet ouvrage relatif aux conceptions de Guénon sur le rôle « eschatologique » de la Maçonnerie. Nous pensons en effet que l’œuvre de cet auteur, écrite à proximité et en vue de la fin des temps, vient combler d’un seul coup, et magistralement, le vide laissé jusqu’alors par la tradition islamique, dont Guénon était un représentant éminent, dans l’héritage abrahamique transmis à la Maçonnerie.

On a parfois écrit qu’avant Guénon tout avait été dit sur la Maçonnerie, excepté l’essentiel. Cela est très exact, et nous voudrions ajouter que personne ne s’est fait de la Fraternité maçonnique une idée plus haute que ce Maître, pourtant méconnu, plagié et attaqué, particulièrement en France par tant de Maçons.

Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une particularité très importante, qui est commune à la fois aux traditions juive, chrétienne et islamique ainsi qu’à la Franc-Maçonnerie. Les musulmans sont en effet très conscients du caractère « totalisateur » de leur tradition[17], dû au fait que Muhammad est le « Sceau de la Prophétie ». Ce qu’on oublie parfois, c’est que Guénon attribuait un même caractère totalisateur au Christianisme, dont il disait qu’« il a apporté avec lui tout l’héritage des traditions antérieures, qui l’a conservé vivant autant que l’a permis l’état de l’Occident, et qui en porte toujours en lui-même les possibilités latentes »[18]. Il est bien des choses qui permettent de penser que l’insistance apportée par lui à faire reprendre aux Maçons conscience de la pluralité de leurs héritages et en conserver la « mémoire » dans leurs rituels s’explique par la certitude où il était que la Maçonnerie a elle aussi une destinée « totalisatrice ».

Totaliser, c’est « rassembler ce qui est épars ». Abraham, le père du monothéisme, est aussi, selon la signification hébraïque de son nom, le « Père de la multitude », comme l’Unité est le principe de la multiplicité. Et de même qu’à l’origine il n’y a que l’Unique qui crée toutes choses, de même à la fin toutes choses doivent se résorber dans l’Unité. Si maintenant nous passons du macrocosme au microcosme, nous trouvons quelque chose de rigoureusement équivalent dans la doctrine hindoue. « Lorsqu’un homme est près de mourir, la parole, suivie du reste des dix facultés externes […], est résorbée dans le sens interne (manas) […] qui se retire ensuite dans le souffle vital (prâna), accompagnée pareillement de toutes les fonctions vitales […]. Le souffle vital, accompagné semblablement de toutes les autres fonctions et facultés (déjà résorbées en lui […]), est retiré à son tour dans l’âme vivante (jîvâtmâ) […]) […]. Comme les serviteurs d’un roi s’assemblent autour de lui lorsqu’il est sur le point d’entreprendre un voyage, ainsi toutes les fonctions vitales et les facultés de l’individu se rassemblent autour de l’âme vivante (ou plutôt en elle-même, de qui elles procèdent toutes, et dans laquelle elles sont résorbées) au dernier moment (de la vie […]) […][19].

Avons-nous réussi à laisser pressentir que la « légende » qui rattache Euclide, c’est-à-dire la Géométrie, c’est-à-dire la Maçonnerie, au patriarche Abraham est autre chose qu’une bévue phénoménale qui témoignerait simplement de l’imagination et de l’ignorance de son « inventeur » ? Nous n’avons certainement fait qu’effleurer un tel sujet. Peut-être aussi nous fera-t-on remarquer que la Maçonnerie, dans son état actuel, semble peu digne du rôle éminent que nous semblons vouloir lui attribuer.

Mais on peut répondre que cet Ordre, placé sous le patronage des deux saints Jean, dont l’un est « l’ami de l’Époux » et l’autre « le disciple que Jésus aimait », peut en conséquence revendiquer tous les privilèges que confère l’amitié, et qu’il devrait donc être certain de son « salut » final. Nous employons ici ce mot de « salut » dans le sens que lui donne René Guénon : il s’agit, pour un homme, de son maintien après la mort dans les « prolongements de l’état humain » ; et l’on peut légitimement transposer cette doctrine à une organisation traditionnelle, initiatique ou exotérique.

À la fin d’un cycle, le « salut » des « espèces » destinées à être « conservées » pour le cycle futur est assuré par leur « entassement » dans l’Arche ou dans tout autre réceptacle équivalent, Il est probable que l’un de ces équivalents est le « sein d’Abraham » où, selon la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, se reposent après leur mort les âmes des justes sauvés. Que le patriarche ami de Dieu[20], béni par Melchissédec et vénéré par les trois religions « abrahamiques », soit en même temps le « précepteur » de la Maçonnerie, c’est là une tradition tellement « honorable », mais qui implique de telles « obligations », que cet Ordre n’a pas le droit de la méconnaître ou de l’oublier.

Selon le Melchissédec du conte Les trois anneaux de Boccace[21], le Père céleste a fait en sorte que chacun de ses trois fils également aimés soit persuadé d’avoir reçu le seul anneau authentique, l’anneau originel transmis « de temps immémorial ».

Deux millénaires d’histoire de l’Occident sont là pour nous prouver qu’en effet chacun des trois fils est bien certain d’être le préféré, et même le seul à être aimé, le seul qui ait reçu l’anneau véritable, l’anneau nuptial qui scelle les épousailles éternelles. Il faut respecter de telles convictions voulues par le Père. Elles ont conforté la « foi » de chacun, aux dépens sans doute de la « charité » fraternelle[22].

Qu’en est-il de l’« espérance » ? Il est écrit qu’à la fin des temps la foi disparaîtra et la charité sera languissante. Peut-être alors ce sera l’occasion pour la Maçonnerie « centre de l’union » et qui appartient elle aussi à la « postérité spirituelle » d’Abraham, de se souvenir de la devise qui fut, dit-on, celle de ses ancêtres opératifs : « En El-Shaddaï est tout notre espoir ».

 Denys Roman


[1] Ce texte a été publié dans la revue Renaissance Traditionnelle.

[2] Cette expression, bien connue dans les rituels de langue anglaise, est explicitée dans certains anciens documents selon lesquels la Loge de Saint-Jean se tient « dans la vallée de Josaphat », ce qui veut dire que la Maçonnerie doit se maintenir jusqu’au Jugement dernier qui marquera la fin du cycle. Selon le même symbolisme, « les plus hautes montagnes » doivent signifier le commencement du cycle ; et de fait, le Paradis terrestre, selon La Divine Comédie, est situé au sommet de la plus haute des montagnes terrestres, puisqu’il touche à la sphère de la Lune. De même, quand le Christ exprime sa volonté de voir saint Jean « demeurer » jusqu’à son retour, il est bien évident (et l’Évangile le précise) qu’il ne s’agit pas en premier lieu de l’individualité du disciple bien-aimé ; il s’agit avant tout de l’ésotérisme chrétien, ésotérisme « personnifié » par saint Jean, et qui s’est résorbé dans la Maçonnerie. On peut dire que les paroles du Christ sur saint Jean confèrent à cet Ordre les « promesses de la vie éternelle », de même que celles adressées à saint Pierre sont le gage que la Papauté l’emportera finalement sur les prestiges des « portes de l’Enfer ».

[3] C’est pourquoi Guénon, insistant sur la nécessité pour chaque Loge d’avoir la Bible ouverte sur l’autel du Vénérable, précisait bien que ce livre « symbolise l’ensemble des textes sacrés de toutes les religions ».

[4] Il ne faudrait d’ailleurs pas tomber dans l’esprit de système en prenant cette assertion rigoureusement à la lettre, car elle souffre de très notables exceptions. Tout le monde sait que la Maçonnerie, introduite dans l’Inde par les Anglais, y a connu un vif succès. Kipling, dans ses nouvelles maçonniques, a raconté comment les Hindous orthodoxes initiés à la Maçonnerie se comportaient, lors des agapes fraternelles, pour ne pas enfreindre les règles leur interdisant de prendre leurs repas avec des hommes de castes différentes.

[5] La valeur numérique de ce nom est 345 ; les chiffres 3, 4 et 5, qui servent à écrire ce nombre, expriment aussi la longueur des côtés du triangle rectangle de Pythagore figuré sur le bijou du Maître Passé.

[6] Le Roi du Monde, p. 50.

[7] Le Dieu qu’invoquait Abraham est El-Shaddaï (le Tout-Puissant) ; et Melchissédec était prêtre d’El-Elion (le Très-Haut). Il importe de rappeler que les Maçons de langue anglaise travaillent au 3degré « au nom du Très- Haut ».

[8] Mackey, dans son Encyclopédie, précise que « tous les vieux manuscrits des constitutions » contiennent la légende d’Euclide, généralement appelé « le digne clerc Euclide ». Voici en quels termes cette légende est rapportée dans le Dowland Manuscript, texte remontant à 1550 environ : « Lorsqu’Abraham et Sarah se rendirent en Égypte, Abraham enseigna aux Égyptiens les sept sciences. Parmi ses élèves se trouvait Euclide, qui était particulièrement doué. ». La légende rapporte que plus tard Euclide fut chargé de l’éducation des enfants du roi ; il leur apprit la géométrie et ses applications, la manière de construire les temples et les châteaux. Le texte conclut : « Ainsi grandit cette science dénommée géométrie, mais qui désormais dans nos contrées s’appelle Maçonnerie. »

[9] Il est d’ailleurs évident que les Maçons opératifs ont toujours compté dans leurs rangs un bon nombre de gens instruits et assez familiers avec les Écritures pour savoir qu’Abraham s’était comporté en Égypte bien plutôt comme un pasteur de troupeaux que comme un maître d’école.

[10] Il en était de même d’Aristote pour la dialectique, de Socrate pour la morale, de Cicéron pour l’éloquence, etc.

[11] Cf. Guénon, La Crise du Monde moderne, chap. I.

[12] C’est ce qui est exprimé par les paroles du Christ attestant sa volonté de voir saint Jean (c’est-à-dire l’ésotérisme chrétien) « demeurer » jusqu’à son retour.

[13] Il est curieux que le nom du Très-Haut, qui est le Dieu de Melchissédec, soit utilisé en Maçonnerie en langue vulgaire et non en hébreu ; cela pourrait être mis en relation avec le fait que Melchissédec appartient à la Tradition primordiale et non pas à la tradition juive. De même, la Maçonnerie de Royal Arch fait appel, dans le rite qui lui est essentiel, à la fois à la langue hébraïque, à deux langues sacrées disparues (le chaldéen et l’égyptien) et enfin à la langue vulgaire. D’après Guénon, commentant le traité De vulgari eloquio de Dante, la langue vulgaire, que tout homme reçoit par voie orale, symbolise, dans un sens supérieur, la langue primordiale qui ne fut jamais écrite.

[14] La légende faisant de Jean-Baptiste un Grand-Maître de la Maçonnerie opérative qui, de longues années après son martyre, aurait été remplacé par Jean l’Évangéliste n’a évidemment qu’un sens purement symbolique.

[15] Guenon, L’Ésotérisme de Dante, chap. IV [« Dante et le rosicrucianisme »], in fine.

[16] De même que toute œuvre traditionnelle est d’autant plus proche du véritable « chef-d’œuvre » que l’artisan a « sublimé » son « moi » individuel pour le transformer dans le « Soi » (cf. Le Règne de la Quantité, chap. IX [« Le double sens de l’anonymat »]), on peut dire que les transformations auxquelles nous faisons allusion sont des chefs-d’œuvre d’autant plus parfaits que leurs artisans nous sont restés totalement inconnus. Le cas le plus récent de telles mutations semble être celui du passage de la notion traditionnelle du « Saint-Empire » dans la Maçonnerie écossaise.

[17] Nous pensons qu’il est inutile de préciser que ce dont il s’agit n’a rien à voir avec les conceptions politiques qualifiées de « totalitaires ». On sait d’ailleurs comment les régimes qui se réclament de telles conceptions ont coutume de se comporter avec la Maçonnerie quand ils accèdent au pouvoir.

[18] La Crise du Monde moderne, chap. VII.

[19] Brahma-Sûtras, traduits et commentés par Guénon au chapitre XVIII de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta.

[20] Le changement du nom d’Abram (« père élevé ») en celui d’Abraham (« père de la multitude ») se place entre la victoire du patriarche sur les adversaires des rois de la Pentapole et la destruction par le feu de cette même Pentapole. Cette destruction est naturellement une « figure » de la destruction finale du monde, et le rôle d’intercesseur joué par Abraham pour obtenir de Dieu une « limitation » de la destruction mériterait de retenir l’attention.

[21] Décaméron, 1re journée, conte III. On voit que le « Fidèle d’Amour » Boccace, pour placer, parmi ses contes d’une galanterie parfois un peu poussée, ceux qui avaient un sens doctrinal et qui certainement étaient pour lui ceux qui importaient le plus, savait utiliser le symbolisme des nombres.

[22] La « fable » symbolique utilisée par Boccace est d’ailleurs, comme tout ce qui est symbolique, susceptible d’une pluralité d’interprétations. En voici une qui, se plaçant à un point de vue plus élevé et proprement initiatique, répond sans doute davantage aux intentions de l’initié que fut Boccace. Si l’on doit assurément respecter les convictions de chacune des traditions en tant qu’elles prétendent avoir un statut privilégié les unes par rapport aux autres, d’un point de vue supérieur on ne doit pas être illusionné par de telles prétentions. Effectivement, cette prétention à l’élection relève d’une nécessité inhérente à la perspective exotérique et Boccace veut dire en fait que la vraie foi est cachée sous les aspects extérieurs des diverses croyances, vraie foi qui est la Tradition unique dont Melchissédec est le représentant. Cette vraie foi, c’est la « sainte foi », la fede santa dont Boccace, comme Dante, était, en Occident, un des fidèles.

Note 5 : Denys Roman : « QUESTIONS DE RITUELS » suivant l’œuvre de R. Guénon et ses lettres à M. Maugy / D. Roman.

Novembre 2017

avertissement

2010 : Équinoxe d’automne, La Lettera G / La lettre G, N° 13.

 

Denys Roman : « QUESTIONS DE RITUELS »

(Chapitre X de René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, Éditions de l’Œuvre, 1982 ;  Éditions Traditionnelles, 1995.)

 

Ce texte que Denys Roman consacre à diverses « Questions de Rituels » paraîtra sans doute déconcertant au lecteur peu ou pas familier de son œuvre et de celle de René Guénon par le point du vue non conventionnel duquel il se place pour traiter de certains aspects du rituel maçonnique et de sa pratique : fin connaisseur des principaux Rites maçonniques, notamment anglo-saxons, il avait travaillé sur un rituel sous la bienveillante autorité du Maître et s’inspirait de la doctrine exposée par celui-ci en la matière.

C’est ainsi que la fidélité à l’auteur des Aperçus sur l’Initiation et de bien d’autres ouvrages s’exprime à nouveau avec « force et vigueur » sous la plume de D. Roman lorsqu’il aborde, par exemple, la nécessité de préserver de l’oubli le langage maçonnique, l’importance de la « restitution des métaux » qui s’assimile à une certaine opération hermétique permettant la réintégration de l’être dans son état de pureté originelle, révélant ainsi cette possibilité que comporte l’initiation maçonnique ; il prend en compte les dangers de l’attitude « passive » – aux conséquences désastreuses pour le devenir posthume de l’initié –, l’intégration rituelle de l’héritage chevaleresque propre à l’Écossisme, la négligence de l’usage transposé du Code maçonnique, « vestige » vivant de la méthode initiatique héritée des anciens ; il met également l’accent d’une manière inattendue sur un des modes d’intégration rituelle des attributs symboliques du Grand Architecte que sont Sagesse, Force et Beauté, ainsi que sur la place éminente, en Loge, de la Bible et des textes sacrés ; et pour clore ce tour d’horizon non exhaustif des sujets traités par l’auteur, on relèvera notamment l’importance accordée à la formule de « promulgation des signes substitués », tirée du rituel pratiqué en Angleterre, et qui constitue une ouverture capitale aux possibilités de restitution de la Parole perdue. Notons que, sur ce sujet, R. Guénon ne voyait que des avantages à l’introduction, dans les rituels français, de formules ou d’usages rituels « étrangers » – et notamment ceux des rituels anglais. C’est une manière de s’enrichir aux sources communes – dont certains éléments furent parfois dispersés en divers Rites –, mais à condition de respecter les caractéristiques fondamentales particulières à chaque Rite, constituées principalement par la communication des « secrets ».

Ces préoccupations de l’auteur, nous les retrouvons dans nombre de ses articles parus dans la revue Études TraditionnellesSymbolisme  », etc.

En réalité, le point de vue traditionnel qu’exprime ainsi D. Roman est le seul à permettre d’affirmer la nature supra-individuelle du rituel et d’assurer, de ce fait, une réelle compréhension du contenu doctrinal et méthodique que ce dernier véhicule sous forme symbolique. Ainsi l’auteur met-il en évidence une situation – qui n’était pas nouvelle pour lui et qui perdure encore, hélas, de nos jours : celle qui concerne de multiples tentatives d’adaptation des textes rituels et de leurs compléments que sont les Instructions ou Lectures, ces adaptations correspondant le plus généralement à des modernisations ou « exotérisations » dont l’esprit est étranger à toute démarche initiatique (cf. note fin de texte). C’est pourquoi l’examen de l’auteur met en évidence divers moyens qu’utilise l’esprit antitraditionnel pour amoindrir ou dénaturer la démarche initiatique en la détournant de sa finalité véritable ; ainsi sont concernées au premier chef les possibilités opératives permises et favorisées par l’attitude active de l’initié, et dont la mise en œuvre exige l’appréhension correcte de certaines notions méthodiques fondamentales.

En fait, dans la continuité de ce que R. Guénon a maintenu dans tout le cours de son œuvre, les préoccupations de l’auteur sont en permanence axées sur le souci d’une restitution du symbolisme et des usages plus conformes à la « vocation » première de l’Ordre, celle-ci étant de permettre – encore aujourd’hui – l’accès à l’initiation et à la réalisation effective des possibilités de l’être.

En conséquence de quoi, Denys Roman a particulièrement insisté, dans ce texte et en d’autres, sur l’importance du rite et du symbole dans la pratique spéculative ; et l’on sait que ces deux composants essentiels du rituel, et notamment le rite qui est un symbole « agi », ont une portée effective.

Mais il ne négligea jamais les travaux « intellectuels » encadrés par le Travail rituel, qui constituent un apport précieux à condition d’être des prolongements en étroite connexion avec la pratique rituelle. Celle-ci, lorsqu’elle est orthodoxe, quelque forme qu’elle prenne, est un acte sacré qui procède du Grand Architecte ; elle s’inscrit dans le « plan tracé » de la Construction universelle dont l’Ordre maçonnique est une des expressions les plus véritables ; elle constitue le lien qui permet de dépasser la condition de l’initiation virtuelle, et d’accéder, en principe, à la réalisation effective des petits mystères : ce lien qui conduit invariablement à la station ultime de la pure initiation de Métier qu’est l’état primordial dans lequel se réalise la plénitude de l’être.

André BACHELET

Note : On peut ici rappeler la formule connue de tout Maçon : « Il n’est au pouvoir de personne d’introduire des innovations dans le corps de la Maçonnerie », formule que l’on a parfois tenté d’opposer à R. Guénon ainsi qu’à D. Roman. Or, en l’occurrence, une restitution symbolique d’esprit traditionnel en conformité avec la démarche initiatique du Métier ne peut être assimilée à une « innovation » qui, par nature, y est étrangère et souvent contraire. On pourra consulter à ce sujet le chapitre XV (notamment le dernier paragraphe) de l’ouvrage posthume de Denys Roman : Réflexion d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – L’Arche vivante des Symboles, Éditions Traditionnelles, Paris 1995.

 

 

Denys Roman : « QUESTIONS DE RITUELS »

 

René Guénon n’a jamais cessé de dénoncer l’expression « jouer au rituel », inventée par Oswald Wirth pour critiquer le comportement des Loges anglo-saxonnes, pour lesquelles effectivement le « travail » maçonnique consiste avant tout dans l’exécution des rites1. Wirth, en effet, comme beaucoup de Maçons français d’ailleurs, pensait que le véritable travail initiatique consiste dans les « planches », c’est-à-dire dans les discours pompeusement qualifiés de « morceaux d’architecture » où des Frères, désignés à tour de rôle pour la corvée de quinzaine, débitent n’importe quoi sur des sujets le plus souvent totalement étrangers à toute idée d’initiation.

Si une planche, quand elle traite de symbolisme, de technique initiatique ou d’histoire « sacrée », est parfaitement à sa place en Loge, il n’en reste pas moins que le véritable travail maçonnique est l’exécution du rituel. Guénon répondait toujours avec précision quand on l’interrogeait sur ce point, et il déplorait la manie des Maçons français de procéder à la « modernisation des rituels ». Nous voudrions, dans ce chapitre, exposer quelle fut en la matière la doctrine de ce Maître.

Des trois Rites réguliers en usage en France (Rite Écossais Ancien et Accepté, Rite français ou moderne, Rite Rectifié), c’est le premier qui avait sa préférence, et parmi les nombreuses versions de ce Rite, il appréciait particulièrement celle de la Loge « Thébah », atelier auquel il avait appartenu 2Il conseillait même de partir de cette version pour constituer des rituels d’esprit vraiment initiatique qui, au lendemain de la seconde guerre mondiale, lui furent demandés à la fois en France, en Italie et dans un pays de langue arabe.

Pour Guénon, quand on a fait choix d’un Rite, il faut conserver rigoureusement les « caractéristiques », c’est-à-dire les signes, mots sacrés, marches, âges rituels, batteries et autres choses énumérées dans les « tuileurs ». Il faut ensuite éliminer toutes les innovations « modernisantes », en général facilement reconnaissables3. Cela terminé, il est parfaitement légitime d’introduire des éléments rituéliques dont on reconnaît le caractère traditionnel, même s’ils sont empruntés à des Rites différents de celui sur lequel on travaille. Donnons quelques exemples.

À la formule française « À la gloire du Grand Architecte de l’Univers », Guénon conseillait de substituer la formule anglaise « Au nom du Grand Architecte de l’Univers ». De plus, au lieu de travailler aux trois grades bleus sous l’invocation du Grand Architecte, il estimait bien préférable de placer le second degré sous celle du Grand Géomètre de l’Univers et le troisième degré sous celle du Très-Haut.

Un autre emprunt que Guénon conseillait de faire aux rituels anglais est celui des « Lectures ». Il s’agit d’« instructions » beaucoup plus développées que les « catéchismes » français ; elles comportent 7 sections pour le premier degré, 5 pour le second, 3 pour le troisième. Sous forme de demandes et de réponses, ce sont des commentaires sur les symboles et aussi sur certains textes de l’Écriture. Guénon conseillait de les adopter et d’en éliminer le caractère moralisant au profit de leur signification initiatique. Nous pensons aussi qu’il y aurait lieu d’y introduire la relation des principaux faits de l’« Histoire traditionnelle » de la Maçonnerie et surtout de la « légende du métier », en en faisant ressortir la signification spirituelle.

Enfin, Guénon approuvait entièrement l’introduction dans les rituels français d’un usage anglais propre au 3e degré. Il s’agit de la « promulgation des signes substitués » par le « Très Respectable Maître » représentant le roi Salomon, et qui déclare « qu’à l’avenir ils serviront sur toute la terre de signes de reconnaissance aux Maîtres Maçons, jusqu’à ce que le temps et les circonstances permettent de restituer les signes originels ». Ce sont là des termes dont il est inutile de souligner l’importance.

Les Maçons d’esprit moderne, qui se flattent d’être à l’avant-garde du Progrès, demanderaient sans doute quel intérêt il peut bien y avoir à restaurer des formules vieillies, dont personne ne comprend plus le sens. Ils ont raison : de leur point de vue, cela n’offre en effet aucun intérêt. Les Maçons traditionnels, eux, et surtout les Maçons d’esprit « guénonien », savent que ces formules archaïques ne sauraient jamais être « périmées », car elles sont toutes chargées d’« influences spirituelles », elles constituent un « jargon » c’est-à-dire la véritable « langue sacrée » de la Maçonnerie, et leur oubli définitif serait un acte d’une exceptionnelle gravité. Il convient au contraire de leur redonner « force et vigueur », car ce « rassemblement » (cette « réintégration ») des éléments « épars » du langage, c’est-à-dire du « verbe » maçonnique, constitue une condition nécessaire à la redécouverte de la « Parole perdue ».

Si les ouvrages traitant d’histoire de la Maçonnerie sont nombreux, il n’en est pas de même pour les œuvres consacrées à son rituel et à son symbolisme. L’œuvre de René Guénon, bien entendu, surpasse toutes les autres en ce domaine. Un Italien, Arturo Reghini, a donné de très brillantes études, malheureusement trop souvent limitées au symbolisme numéral et géométrique. Un Maçon anglais, John-T. Lawrence, a publié quelques ouvrages qui sont devenus en Angleterre des « classiques » des études maçonniques4.Charles Clyde Hunt a donné au Grand Lodge Bulletin d’Iowa de nombreux articles, réunis en 1938 sous le titre Masonic Symbolism5.Et, plus récemment, ont paru en langue espagnole des manuels consacrés aux 4 premiers degrés du Rite écossais, ouvrages qui, disons le très nettement, sont bien supérieurs aux ouvrages analogues d’Oswald Wirth sous le rapport symbolique et rituel6.Nous nous proposons d’en examiner certains aperçus qui ont retenu notre attention.

Dans le manuel du grade d’Apprenti, par exemple, nous trouvons, sur la lettre B, en tant que « première lettre cosmologique », des considérations qui rappellent singulièrement ce qu’a écrit René Guénon sur cette lettre, première lettre de Bereshith (mot par lequel débute la Genèse, et aussi l’Évangile selon saint Jean traduit en hébreu). « Magister » fait remarquer que le B hébreu est la lettre beth, et que le mot beth signifie « maison ». La forme hébraïque de la lettre beth est d’ailleurs considérée comme l’hiéroglyphe du Temple. Mais on aurait pu ajouter quelques considérations sur Booz lui-même dont la Bible affirme qu’il « bâtit pour la seconde fois la maison d’Israël » et auquel il fut dit : « Manifeste ta force en Ephrata, fais-toi un nom dans Bethléem. » Il ne faudrait pas non plus oublier que la vie terrestre du Christ commence à Bethléem, c’est·à-dire dans la « maison du pain ».

Passons maintenant au second degré. Tout le monde convient qu’il s’agit là du grade le moins riche des 3 grades symboliques, le moins riche et aussi celui qui a été le plus maltraité par les « modernisateurs » à outrance. Et cependant, l’auteur a trouvé le moyen de nous donner, sur ce grade déshérité, un volume de 220 pages dense et intéressant, et en somme digne du premier. Il faut avant tout le louer sans réserve d’avoir entièrement passé sous silence les 5 fameux « Philosophes » qui, dans certains rituels, ont pris la place de la station entre le ciel et la terre.

Ce que dit l’auteur sur la « noblesse du travail » est à rapprocher des études de Coomaraswamy et d’Éric Gill dont René Guénon a rendu compte abondamment dans les Études Traditionnelles de 1938 à 1939, et aussi du passage bien connu de Saint Paul dans la seconde Épître aux Thessaloniciens (III, 6 – 18). Mentionnons en passant que ce texte scripturaire est utilisé lors de l’ouverture d’un Chapitre de la « Sainte Royale Arche », selon la version qui procède de la Grande Loge des « Anciens ». Au moment le plus solennel de l’ouverture des travaux, le « Grand-Prêtre » lit ce texte dans la Bible, tous les Compagnons formant alors l’« arche caténaire ».

Les considérations de « Magister » sur un tel sujet se terminent par d’excellentes remarques sur l’attitude « active », indispensable pour l’accession à la maîtrise, et sur les dangers de l’attitude inverse, c’est-à-dire « passive ». « L’être actif agit librement, quelles que soient les circonstances ; l’être passif est l’esclave du hasard. » Et, pour le dire en terminant, c’est justement parce que tout dans l’initié doit être le fruit d’une « élection rituelle » (presque au sens alchimique de ce terme), et rien la conséquence d’un « hasard » (ou plutôt de ce qui apparaît sur la terre comme un hasard) que le récipiendaire est tenu d’être « né libre ».

Le volume consacré au grade de Maître est peut-être le moins « réussi » des quatre, car l’auteur, se cantonnant exclusivement dans le rituel écossais, a laissé de côté des symboles nombreux et importants qui figurent dans les rituels anglo-américains, tels que la « lumière du Maître Maçon », les « ténèbres visibles », la lucarne, le voile déchiré, la pierre roulée, l’arche, la manne, la rosée, le vase d’encens, la bêche, la ruche. Néanmoins on trouve dans cet ouvrage sur le 3e degré des notions intéressantes, en particulier sur l’« accusation de meurtre », la rétrogradation, la « marche mystérieuse des Maîtres », les « traces » de la fuite d’Hiram-Abi dans le Temple, les obligations du serment, le cordon de Maître, la sublimation, et surtout sur Tubalcaïn. Remarquons aussi que « Magister » a bien vu l’importance de la « restitution des métaux », œuvre de prédilection du Grand-Maître Hiram-Abi « qui fit pour le roi Salomon les deux colonnes de bronze et la mer d’airain ». Par cette restitution, les métaux cessent de symboliser les vices pour symboliser désormais les vertus, l’orgueil cédant la place à la foi, etc.

Le 4e volume de « Magister » traite du grade de « Maître secret », premier degré des « Loges de perfection ». L’auteur, considérant que les 30 hauts grades du Rite Écossais se réduisent en réalité à beaucoup moins (le plus grand nombre étant simplement conféré « par communication »), déplore qu’ainsi un grand nombre de symboles parfois importants soient pratiquement éliminés de l’enseignement maçonnique. Pour y remédier, il propose de réduire le nombre des hauts grades à 9 et d’y répartir la totalité du trésor symbolique de l’Ordre. Mais ainsi le nombre 33, si éminemment symbolique par lui-même, disparaîtrait. Il serait plus judicieux, pensons-nous, de réciter, à chacun des hauts grades conférés dans leur plénitude rituélique, les « questions d’ordre » des grades antécédents donnés par communication : le symbolisme oral de ces grades serait ainsi sauvegardé ; quant à leur symbolisme figuré, comme il ne saurait naturellement être question de réunir dans un atelier tous les « Tableaux de Loge » des grades antérieurs, ne pourrait-on pas leur substituer les blasons de ces grades ? Chaque degré écossais possède en effet des armoiries qui actuellement ne figurent que dans l’atelier du Suprême Conseil7. Il serait bon d’en donner connaissance aux grades intéressés, surtout si l’on réfléchit à l’importance de l’héritage chevaleresque dans le Rite ancien et accepté8.

« Magister », selon la solution qu’il propose, étudie dans son volume sur le « Maître secret » des symboles propres aux grades suivants, et notamment au 5e degré : « Maître Parfait », où se trouve la formule : « Le Maître Parfait connaît le cercle et sa quadrature. » Viennent ensuite des considérations sur le tombeau d’Hiram, la translation du corps, le laurier et l’olivier, la clé, le point au centre du cercle, l’œil, la Tétraktys, enfin les symboles proprement kabbalistiques, si nombreux dans les grades « de perfection » : l’arbre des Sephiroth, l’Arche d’Alliance, le chandelier à 7 branches, les dix commandements.

Nous ne savons si les Suprêmes Conseils sud-américains ont donné une suite quelconque aux suggestions, audacieuses il faut bien le dire, de « Magister ». Il est probable que non. Cependant cet auteur était très conscient du fait que, selon la formule bien connue, « il n’est au pouvoir de personne de faire des innovations dans le corps de la Maçonnerie ». Et ses propositions visaient non pas à « moderniser les rituels »  – ce qui est bien la pire des innovations –, mais au contraire à maintenir ou à rétablir des éléments du « travail » maçonnique abandonnés ou simplement oubliés.

Les ouvrages de « Magister » dont nous venons de parler sont l’expression d’une volonté de renouer avec la tradition maçonnique. On ne saurait donc assimiler de telles propositions à ces véritables falsifications que constituent l’œuvre d’Anderson et celle de Willermoz. Nous voudrions, avant de terminer ce chapitre, parler de deux usages, le premier disparu, l’autre qui tend à se répandre en France, et que l’on peut considérer sinon comme des rites dans le plein sens de ce mot, du moins comme des pratiques parfaitement légitimes et même dignes d’intérêt.

Guénon a parlé du « code maçonnique » et en a commenté le premier article9. Nous avons de ce code plusieurs versions, qui sont toutes des amoindrissements, pour ne pas dire des dégénérescences moralisantes, de ce qui dut être à l’origine un « aide-mémoire » de la méthode initiatique de la Maçonnerie, et l’on devait en donner connaissance aux néophytes après leur avoir communiqué les symboles de l’Ordre, qui en constituent la doctrine10. Même si ce qui nous est parvenu de ce texte n’est plus qu’un « vestige », il serait peut-être bon de conserver ce vestige (qui pourrait aussi devenir un « germe »), jusqu’à ce que le temps et les circonstances permettent de lui restituer la plénitude de son « efficacité » originelle11.

Depuis quelques années plusieurs Loges françaises ont pris l’habitude, à la fin de l’ouverture des travaux, de lire le prologue de l’Évangile selon saint Jean. Cette lecture se fait avec une certaine solennité, les deux Diacres (ou, à leur défaut, l’Expert et le Maître des Cérémonies) faisant, au-dessus du lecteur, un simulacre de « voûte d’acier ». Il n’y a rien que de très louable en cela, si ce n’est peut-être qu’au terme de leur vie, bien des Frères connaîtront par cœur le prologue en question, sans avoir jamais entendu parler en Loge des multiples passages à résonance initiatique de l’Évangile de Jean, des autres Évangiles et en général de tous les livres saints12. John T. Lawrence a fait une suggestion qui nous semble beaucoup plus judicieuse13. Rappelant que dans les rituels anglais, le Vénérable, à la clôture des travaux, demande par trois fois si un Frère a quelque chose à proposer « pour le bien de l’Ordre en général ou de l’atelier en particulier », et que d’ordinaire personne alors ne souffle mot, il conseille qu’un Officier demande la lecture d’une section du Livre de la Loi Sacrée. Si nous mentionnons cette proposition de Lawrence, c’est que, dans toutes les civilisations traditionnelles, les Livres saints ont été considérés comme l’expression de la Sagesse divine. Dans les pays latins, où la même demande du Vénérable existe (mais formulée une seule fois, et toujours ordinairement sans réponse) ce rite est suivi par la formation de la « chaîne d’union » (expression de la Force communielle des Frères) puis par la circulation du tronc de la Veuve (manifestation de leur charité, qui est la vertu théologale correspondant à la Beauté). On voit que la proposition de Lawrence, jointe aux usages des Loges latines, constitue un hommage solennel au ternaire « Sagesse, Force, Beauté », hommage parfaitement à sa place à la clôture des travaux, et qui a sans doute existé réellement à une époque plus ou moins reculée14.

Nous bornerons là ces réflexions sur les rituels, qui constituent en somme le symbolisme parlé, la « tradition orale » de la Maçonnerie. Ce symbolisme oral a été beaucoup plus maltraité au cours des âges que le symbolisme figuré, parce que, transmis en principe de bouche à oreille, il a été souvent victime de l’incompréhension des transmetteurs. Mais pour quiconque, à l’école de René Guénon, a pris connaissance des règles rigoureuses de cette science exacte qu’est le symbolisme universel, il ne fait aucun doute que ces mots parfois altérés, ces formules énigmatiques et ces légendes le plus souvent invraisemblables sont les vestiges, affaiblis mais toujours vivants, d’une doctrine sublime et d’une méthode efficace inspirées par une Sagesse non humaine15.

Denys Roman

  1.  Oswald Wirth racontait volontiers une anecdote puisée dans les contes maçonniques de Rudyard Kipling. Un Maçon londonien passait en Loge toutes ses soirées, parcourant successivement les innombrables ateliers de la capitale anglaise. Un autre visiteur impénitent lui ayant demandé quel charme il pouvait bien trouver à entendre, 365 fois par an, répéter les mêmes formules, l’interpellé répondit : « Je guette les fautes. » Connaissant les rituels par cœur, il prenait un malin plaisir, le cas échéant, à signaler aux Officiers de Loge, une fois les travaux fermés, les erreurs qu’ils avaient commises. Ce n’était peut-être pas le moyen de pénétrer le sens profond du rituel. Mais, après tout, quand on est Anglais, on a bien le droit d’être original.
  2. La renommée du rituel de « Thébah » est telle qu’il circule sous ce nom bien des textes qui n’ont absolument rien de commun avec le rituel authentique. Ce dernier n’est pourtant pas difficile à connaître car il figure en appendice dans un ouvrage anti-maçonnique qui fit grand bruit avant la dernière guerre : il s’agit de La trahison spirituelle de la Franc-Maçonnerie, par Marques-Rivière. On pourrait y vérifier notamment que « Thébah » avait rétabli l’office des Diacres, et que son rituel ne comportait nullement, à l’ouverture des travaux, la lecture du prologue de l’Évangile selon saint Jean. Signalons que le rituel de « Thébah » est une simplification d’un rituel écossais du Premier Empire qui contenait quelques éléments que « Thébah » n’a pas gardés. Par exemple, à l’ouverture, la « circulation du mot de passe » ; et dans la réception au 1er degré, la « marche labyrinthique » du récipiendaire avant son introduction dans le Temple. Mentionnons aussi les très légères réserves que faisait René Guénon sur ce rituel : par exemple, que le Vénérable ne devrait pas se découvrir quand il prononce le nom du Grand Architecte de l’Univers. Selon Guénon, si le Vénérable doit rester toujours couvert, c’est parce qu’il est censé travailler toujours au grade de Maître, et que ce dernier grade ayant un caractère hébraïque marqué, tout (comme dans les rites religieux des juifs) doit se faire la tête couverte. Enfin il conseillait la suppression, au cours de la réception au 1er degré, du cadavre recouvert d’un tablier ensanglanté, qui symbolise la mort à l’état profane. Guénon disait que c’était là « un accessoire un peu trop théâtral ».
  3. Que penser, par exemple, d’un rituel où, lorsque le vénérable demande : « Quelle heure est-il ? », l’interpellé regarde sa montre-bracelet, puis répond : « 20 heures 47 » ? L’expression « fonds de bienfaisance », substituée à celle de « tronc de la Veuve », n’est pas mal non plus. Mais on n’en finirait pas de signaler les erreurs, dues en général à l’ignorance des principes les plus élémentaires du symbolisme, comme celle qui fait parfois suspendre les « Tableaux de Loge » aux parois du Temple, alors que l’orientation de ces tableaux est très précisément indiquée de façon qu’ils soient placés au centre de la Loge, où ils figurent la « terre sacrée ».
  4. Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. II, pp. 301-305.
  5. Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. I, pp. 144-145.
  6. Voici les litres de ces 4 ouvrages : Manual del Aprendiz ; Manual del Companero ; Manual del Maestro ; Manual del Maestro secreto. Ces 4 volumes ont été publiés à Buenos Aires (Éditorial Kier). L’auteur se désignant sous le pseudonyme de « Magister ».
  7. Un ami de Guénon, André Lebey, haut dignitaire du Grand Orient de France, a publié, sous le titre Le Blason maçonnique, un recueil des armoiries des 33 degrés de l’Écossisme, accompagnés pour chacun d’un commentaire sous forme de sonnet. « Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème. » Oui. Mais Le Blason maçonnique d’André Lebey compte 33 sonnets, dont pas un seul, hélas ! n’est sans défaut.
  8. Guénon a signalé les rapports de l’« art héroïque » (c’est-à-dire la science du blason) avec l’« art royal » (c’est-à-dire l’hermétisme). Cf. L’Ésotérisme de Dante, chap. III. Sur la couverture du présent ouvrage (René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, Éditions de l’Œuvre de 1982) sont figurées les armoiries du 32e degré du Rite Écossais, grade dont Guénon a parlé   assez longuement dans le chapitre de La Grande Triade intitulé : « La Cité des saules ».
  9. Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. II, « À propos du Grand Architecte de l’Univers ».
  10. Toute tradition (et aussi toute initiation) complète comporte à la fois une doctrine (symbolisée souvent par une coupe) et une méthode (représentée fréquemment par une arme : lance ou épée).
  11. Il subsiste dans le Code quelques « traces » de cette méthode initiatique. Citons par exemple l’injonction de « faire chaque jour un nouveau progrès dans l’art de la Maçonnerie » (les Maçons anglais connaissent aussi cette  formule) et le conseil de lire assidûment le « Livre de la Loi Sacrée et les écrits des anciens Sages ». Remarquons aussi que le début du Code : « Tout d’abord, honore le Grand Architecte de l’Univers en lui rendant le culte qui lui est dû » rappelle un peu le commencement des Vers Dorés : « Tout d’abord, rends aux dieux immortels le culte prescrit par la loi. » Les Vers Dorés sont aussi un écho affaibli et moralisant de l’enseignement secret de Pythagore.
  12. À la fin du 3e  tome de son Encyclopédie Maçonnique, Mackey a donné une longue liste des textes scripturaires pouvant s’appliquer à la Maçonnerie. Et cette liste est loin d’être complète
  13. Les ouvrages de Lawrence traitant de symbolisme et de rituel sont Highway and By – Ways of Freemasonry et Side – lights on Freemasonry.
  14. La Maçonnerie étant ouverte aux hommes de toutes religions, il s’ensuit nécessairement que, pour employer une expression de René Guénon, « la Bible sur l’autel du Vénérable représente l’ensemble des Livres sacrés de tous les peuples ». En conséquence, si, au cours d’une tenue, il y avait dans la Loge un membre (ou même simplement un Frère Visiteur) relevant d’un autre exotérisme que l’exotérisme chrétien, il n’y aurait aucun inconvénient (et ce serait même un acte de simple courtoisie) à faire lire, lors de la clôture, un passage (toujours de préférence ayant un intérêt initiatique) emprunté aux écritures propres à la religion de ce Frère. Ici encore il semble bien que la façon de faire préconisée par Lawrence l’emporte sur toute autre.
  15. Ce caractère de « science exacte » toujours reconnu par Guénon au véritable symbolisme est particulièrement reconnaissable, on le sait, dans la Kabbale hébraïque, qui a spéculé indéfiniment sur le nombre des mots les plus importants de la Thora (par exemple sur le mot « alliance ») et surtout sur la valeur numérique de ces mots. Pour ce qui est du Nouveau Testament, qui n’est pas écrit dans une langue sacrée, il est assez curieux que ce soit surtout les protestants qui se sont livrés à des recherches du même genre, mais uniquement sur le nombre des mots ; et ils sont parvenus à des résultats assez frappants. Et dans le « poème sacré » qu’est la Divine Comédie, Luigi Valli a découvert que le nombre de certains mots importants au point de vue ésotérique (tel que le mot « Folie », antithèse du mot « Sagesse ») est toujours un nombre sacré. Dans l’ancienne liturgie catholique, le nombre des « signes de la croix » effectués par le prêtre qui célébrait la messe était un nombre sacré ; nous ne savons ce qu’il en est dans les liturgies actuelles. Dès lors, il est bien évident que les rites maçonniques, aussi sacrés dans leur ordre que les rites religieux, doivent participer eux aussi de cette « exactitude » symbolique. Le nombre des coups de maillets, par exemple, ne saurait être arbitraire. Il doit être significatif à la fois pour les deux sciences numériques qui font partie des « arts libéraux » : la géométrie (science des grandeurs continues) et l’arithmétique (science des grandeurs discontinues). De plus ce nombre pourrait être en rapport avec les deux sources principales d’où la Maçonnerie a tiré son enseignement : la tradition monothéiste (c’est-à-dire « abrahamique ») et la tradition gréco-latine, dont l’expression la plus achevée est le Pythagorisme.

Darkness visible partie 2

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe d’Automne 2007. N°7

Darkness visible [Deuxième partie]

L’introduction de la formule darkness visible dans le rituel maçonnique anglais de style Emulation apparaît à la suite de l’Union des Anciens et des Modernes de 1813 ; nous n’avons pas de certitudes sur les modalités de son adoption. La traduction littérale « ténèbres visibles » (et non « obscurité visible » comme il est dit parfois) révèle une association de sens contradictoires propres à retenir l’attention, et divers auteurs devaient en effet s’y intéresser, la plupart dans un esprit antimaçonnique et en se plaçant d’un point de vue exotérique exclusif1. En fait, l’expression darkness visible ne peut être vraiment explicitée et comprise – dans les limites de la faculté discursive – qu’en tant qu’elle est étroitement liée à la signification de la séquence rituelle correspondant à ce que les Kabbalistes désignent par le déplacement des lumières, elle-même abandonnée en partie dans la pratique maçonnique d’aujourd’hui (voir infra). Cette séquence ne trouve sa raison d’être et ne révèle sa véritable signification qu’en fonction de la perspective particulière à la Maîtrise qui s’effectue rituellement par un changement formel d’orientation, ce changement correspondant à une interversion dans le sens d’un retournement. D’ailleurs, l’orientation particulière à ce degré, est toujours usitée des Maîtres Maçons dans certains de ses éléments significatifs2. Ainsi, le déplacement des lumières s’accompagne, dans sa mise en œuvre, de l’intégration visible des décors symboliques d’ordre cosmologique qui assurent l’ordonnancement régulier de la Loge. Mais intégrer n’est pas uniformiser systématiquement dans une même perspective d’ensemble ; c’est pourquoi, pour prendre quelques exemples précis, on notera que le Tableau de Loge est occulté ainsi que les deux luminaires que sont le soleil et la lune3 situés au Débir (à l’Orient), équivalent symbolique du Saint des Saints du Temple de Salomon ; les deux luminaires demeurent indissociables car complémentaires : symboles de la dualité, ils s’évanouissent, n’étant plus en conformité avec la nouvelle orientation régulière de la Chambre du Milieu qui exprime l’Unité Primordiale. Cependant, un symbole subsiste, lumineux, à sa station initiale : c’est « l’œil dans le triangle » ou « l’œil qui voit tout », dénommé ordinairement Delta ; mais sa position se trouve dès lors inversée, c’est-à-dire pointe en bas, figurant le schéma du cœur. Ainsi disposé, il est dorénavant la « Porte Solaire », analogue à l’œil du dôme de tout édifice sacré. On se souviendra que, maçonniquement, cette Porte, selon l’enseignement traditionnel dont R. Guénon a été, à notre époque, l’interprète pour l’Occident, n’est autre que l’équivalent de la « porte du Ciel » ou « porte des dieux » ; elle est l’ouverture sur le « Soleil intelligible » dont le « septième rayon » – l’Axis mundi – assure le passage qui conduit « au-delà du Soleil », domaine des états supra-individuels propre aux grands mystères, ce « passage [qui] assure la libération complète »4  ».] des limitations individuelles inhérentes à la manifestation.

Ainsi, pour le Connaissant, le Soleil, « une fois élevé au Zénith, ne se lèvera plus ni ne se couchera, il se tiendra au centre » (Chândogya Upanishad, III, 11, 1 et 3).

Comme possibilité opérative immédiate, c’est-à-dire affranchie de la temporalité, cette interversion permet – ne serait-ce que virtuellement – au Maître Maçon d’ « identifier le centre de sa propre individualité (représenté par le cœur dans le symbolisme traditionnel) [ce qui correspond à une libération du mental] avec le centre cosmique de l’état d’existence auquel appartient cette individualité et qu’il va prendre comme base pour s’élever aux états supérieurs » (L’Esotérisme de Dante, ch. VIII). C’est ainsi que le Travail collectif en Loge permet la restauration de l’état originel par la translation « du centre de la conscience du “cerveau” au “cœur” ». C’est en quelque sorte une autre « vision » (de la Lumière intelligible), que l’on peut rapporter à une « audition » et qui prend appui sur la disposition symbolique ainsi établie et s’y identifie en application de l’analogie inverse5. Reportons-nous à ce que R. Guénon précise à ce sujet : « Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance “par reflet”, comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure ; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’”extérieur” à l’”intérieur”, et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même ; l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles. On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être transféré du “cerveau” au “cœur” ; pour ce transfert, toute “spéculation” et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage ; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective […]. Le passage de l’”extérieur” à l’”intérieur”, c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l'”état primordial”, de s’élever aux états supérieurs […] »6. C’est seulement ainsi que la Maîtrise atteint sa plénitude.

L’ « audition » évoquée est en rapport étroit avec la « Lumière intelligible » ; selon la perspective cosmogonique, le Son précède en quelque sorte la Lumière, et nous verrons que ce point de doctrine n’est pas étranger à notre sujet. Par exemple, l’audition est partie intégrante des éléments symboliques fondamentaux du degré de l’Arche Royale considéré par les anciens – et encore aujourd’hui – comme « la racine, le cœur et la moelle de la Franc-Maçonnerie » en tant que complément de la Maîtrise ; il est le  nec plus ultra  en raison de son caractère universel, de sa perspective ouverte sur les grands mystères, mais également de ses liens avec la Maçonnerie opérative ; mais nous ne pouvons présentement qu’en mentionner l’importance et signaler seulement un point qui est loin d’être négligeable, en correspondance avec nos rituels : il s’agit du rapport entre l’ouïe et la vue qui sont respectivement mises en relation avec la nuit et le jour ; car on connaît « […] l’étroite connexion qui existe, au point de vue cosmogonique, entre le son et la lumière ». Pour les chrétiens et les Maçons, le texte le plus explicite à ce sujet se situe au début du Prologue de l’Evangile de saint Jean qui précise : « Au commencement [au principe] était le Verbe… » ; il s’agit là de « l’acte du Verbe produisant l’”illumination” qui est à l’origine de toute manifestation, et qui se retrouve analogiquement au point de départ du processus initiatique  »7. C’est pourquoi -en particulier dans le domaine initiatique- on accorde prééminence et antériorité à l’ouïe sur la vue et de ce fait à la nuit sur le jour. C’est donc par pure analogie que nous utilisons le terme de « vision » en rapport avec la séquence rituelle du déplacement des lumières, car là réside un des mystères de l’Ordre.

Pour illustrer, dans une certaine mesure, ce rapport étroit entre l’ouïe et la vue et les incidences résultant de leur mise en œuvre, relevons quelques applications souvent négligées parce qu’en apparence banales : elles proviennent de manuscrits de la Maçonnerie des XVIIe et XVIIIe siècles, et plus précisément de leur partie dénommée Lectures ou Instructions qui furent originellement des « tuilages » de caractère synthétique à partir d’éléments rituels ; elles se pratiquent par questions et réponses dans lesquelles se trouvent certaines formules qui sont comme l’écho d’une pratique opérative ; une de celles-ci se situe curieusement entre la question concernant la « naissance virginale » du Christ et celle qui a trait à la construction du Temple de Salomon :

« Question : A quoi la nuit est-elle bonne ?

Réponse : La nuit est meilleure pour entendre que pour voir »8. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter les formules et la gestuelle adoptées par les Maçons de cette époque pour prévenir l’indiscrétion d’un profane (donc l’intrusion d’un point de vue étranger à la démarche initiatique) : cela consistait par exemple à exécuter un « faux pas » (celui-ci étant une figuration irrégulière de la marche ordonnée du Maçon en direction de l’Orient de la Loge) en prononçant à voix basse : « le jour est fait pour voir [sous-entendu: les signes] et la nuit pour entendre [les mots] » ; ces formules sont aussi, comme nous le précisions plus haut, en rapport avec l’épreuve du « tuilage » pratiquée habituellement par le Tuileur à l’entrée extérieure du Temple qui abrite la Loge, comme l’est également la formule bien connue : « il pleut [sur le Temple] ».

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Ainsi l’expression darkness visible correspond-elle, dans la perspective spécifique aux petits mystères, aux « ténèbres perçues », réflexion de la Lumière procédant des « ténèbres supérieures » dont l’accès s’effectuera par le septième rayon du Soleil matérialisé au centre. R. Guénon nous dit que, en tant que symbole du non-manifesté, ces ténèbres « sont en réalité la Lumière qui surpasse toute lumière, [qui est] au-delà de toute manifestation et de toute contingence, l’aspect principiel de la lumière elle-même […] » ; ce reflet de la Lumière que, seul, de par son état, le Maître achevé a qualité pour appréhender dans la Chambre du Milieu. Suivant l’expression maçonnique – équivalente de la formule hermétique se rapportant à la phase nommée « séparation » –, le Maître Maçon doit œuvrer selon le processus ultime du discernement qu’est la discrimination, c’est-à-dire « déceler la lumière dans les ténèbres et les ténèbres dans la lumière ». Est-il nécessaire de préciser que nous sommes très éloignés de la perspective exclusive que retient Milton dans son poème Paradise lost, et qui se rapporte uniquement aux ténèbres entendues dans leur sens le plus inférieur, c’est-à-dire en tant qu’états psychiques qui se manifestent par une « chaleur obscure » (antithèse des ténèbres visibles) et sont relatives aux « lieux » infernaux que Dante évoque dans son Enfer.

En corrélation avec le passage rituel qui est l’objet de ces quelques réflexions, on retiendra également l’usage, en Maçonnerie, de la couleur noire dans son sens supérieur, c’est-à-dire métaphysique, qui correspond aux ténèbres visibles9. Cela concerne notamment la Chambre du Milieu qui est l’expression formelle de cette couleur ; c’est là, pour le Maître, qu’a lieu la deuxième mort qui correspond à une troisième naissance analogue à une « résurrection », véritable changement d’état qui ne peut s’accomplir que dans l’obscurité10.

Ajoutons que la station initiatique qu’est la Maîtrise maçonnique dans la démarche spécifique au Métier a également sa correspondance, en mode constructif, avec le symbole de la Pierre, la Keystone ; c’est la pierre angulaire ou clef de voûte (ou son équivalent) qui, dans tout édifice sacré, a une position inversée par rapport à l’ensemble de la construction ; c’est pourquoi cette pierre, qui en constitue le couronnement, ne peut être mise en place que par en-haut, comme provenant spontanément du Ciel11. En effet, en l’absence de la clef de voûte et malgré l’ajustement conforme des pierres et leur assemblage jusqu’à la limite du sommet, l’édifice qui en résulte ne sera jamais, malgré la convergence de tout l’ensemble vers ce point (c’est le « nœud vital »), qu’un ouvrage imparfait et dénué de stabilité, même si une certaine harmonie s’en dégage nécessairement : il est en quelque sorte le reflet du cosmos non encore résorbé dans son Principe. Mais, par la mise en place de la clef de voûte, se réalise, dans l’instantanéité, l’intégration de la multiplicité dans l’Unité, et ainsi l’ensemble de la construction se trouvera relié et identifié -hors de la modalité temporelle- à son archétype principiel ; c’est un « passage à la limite », un changement d’état. Seule la clef de voûte, « par sa forme aussi bien que sa position, est effectivement unique dans l’édifice tout entier, comme elle doit l’être pour symboliser le principe dont tout dépend »12 ; elle est la synthèse de l’édifice, image parfaite et véritable de l’Unité dont la manifestation procède.

C’est pourquoi le Maître Maçon, qui s’identifie lui-même virtuellement à la Keystone (en raison de l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme), doit intégrer, autant qu’il est possible -et pas uniquement en Chambre du Milieu-, cette « vision très excellente » qui s’origine dans son Principe, réalisant ainsi la synthèse parfaite des trois Piliers de la Loge. En outre, on constate que les éléments rituels de la Maîtrise que nous venons d’évoquer, et qui procèdent de ce symbolisme et en permettent la mise en œuvre conforme, révèlent nettement la finalité initiatique de l’Ordre maçonnique13. Ce « constat symbolique » infirme donc toutes les hypothèses qui reposent sur une conception historiciste exclusive visant à démontrer que le grade de Maître et sa légende – la légende d’Hiram – ou leur équivalent respectif, ne seraient qu’une élaboration humaine tardive. Il est inconcevable que la Maçonnerie ait pu être privée de cette « station » privilégiée (ou de son équivalent), car elle aurait été ainsi bornée à une voie initiatiquement incomplète, ce qui serait inexplicable. Une approche plus correcte sur ce sujet demanderait un examen attentif et sans parti pris, du degré de « Compagnon fini », antérieur à la Maçonnerie spéculative, et une comparaison de certaines de ses particularités avec le « couple » Compagnon/Maître tel qu’il a été codifié ensuite. Ce qui est sûr c’est que la Maîtrise proprement dite a fait défaut à certains fondateurs de la Maçonnerie spéculative. Mais cela est-il un débat ?].

Mais darkness visible évoque également l’origine « polaire » de l’Ordre, le retour à cette origine étant symbolisé, comme nous l’avons dit, par l’inversion d’orientation -et ses compléments-, matérialisée, dans la Chambre du Milieu, par le déplacement des lumières. D’autre part, cette situation primordiale est l’objet d’une « réminiscence » précise, symbolisée par la lettre G -symbole de la Polaire- placée au centre de l’Etoile flamboyante14. Et, à proximité de celle-ci, sont figurées les sept étoiles qui marquent la présence des 7 Rishis dont la demeure symbolique est la Grande Ourse. Selon la tradition hindoue, ceux-ci sont les sept Lumières par lesquelles fut transmise au cycle actuel la Sagesse des cycles antérieurs, ces Lumières qui portent l’héritage de Sagesse de ces cycles et en détiennent en quelque sorte la « mémoire ». Ceci explique pourquoi, par transposition, sont placées sept étoiles autour de la Lune sur le Tableau de Loge présent aux autres degrés « bleus ». En ce qui concerne, entre autres choses d’importance, la constitution de la Loge considérée comme étant « juste et parfaite » ainsi que la validité de la transmission initiatique, il apparaît que les 7 Rishis -en tant qu’Archétype primordial- président à l’Architecture céleste qui est Géométrie. Ils sont ainsi la norme qui se « réfléchit » sur la Terre, déployant son ordonnancement de Sagesse, Force et Beauté, qui rend possible et légitime l’établissement (et la restauration) de multiples applications initiatiques en conformité avec le plan du Grand Architecte de L’Univers15.

Darkness visible est une des nombreuses formules rituelles que véhiculent la Chambre du Milieu et ses mystères. « Lieu » central de la Maçonnerie, l’excellence de la Chambre du Milieu ne peut être appréhendée que par le « lien qui nous unit » (le Cable tow assimilable au Sûtratma), lien qui unit tous les Maçons –passés16et présents- à l’Ordre, et qui n’est autre que le Secret : c’est-à-dire « ce qu’il y a de plus central en tout être […] en raison de [son] caractère d’”incommunicabilité” ».

C’est pourquoi la possession de la Maîtrise est en réalité un état éminent et unique dans l’initiation occidentale d’aujourd’hui, état dont R. Guénon nous dit qu’il correspond à la véritable plénitude17.

*   *   *

Ces quelques réflexions sur un sujet qui touche à une séquence négligée -parmi d’autres- de la démarche initiatique maçonnique ne prétendent pas en épuiser la richesse ou lever quelque voile impénétrable, d’autant plus qu’en son aspect le plus profond elle rejoint l’inexprimable lié par le Secret. Il reste à souhaiter que les quelques points abordés soient l’occasion et le point de départ de réflexions constructives sur les possibilités « sans nombre » qu’offre l’Ordre maçonnique ; mais il est vrai que seule la méditation sur les symboles peut favoriser l’ouverture sur la Connaissance.

La Maçonnerie est, comme l’évoque toute l’œuvre de l’auteur français Denys Roman, l’Arche vivante des symboles où s’est rassemblé l’essentiel -sous forme de synthèses symboliques- de ce qui subsiste d’organisations initiatiques éteintes, y compris un héritage de l’ésotérisme chrétien. Tous ceux qui s’efforcent, depuis les temps les plus éloignés, d’en obscurcir la Lumière le font en vain, car ils se heurtent à son origine non humaine ainsi qu’à l’assurance donnée, de par la Volonté du Ciel, à saint Jean l’Evangéliste, Ami, Recteur et Protecteur de l’Ordre, de la perpétuité de son domaine. C’est pourquoi, à Pierre qui l’interrogeait sur ce qu’allait devenir Jean, « fils du tonnerre », le Christ répondit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe… »

André Bachelet

  1. Pour plus de développements, et particulièrement en ce qui concerne le Révérend Wilton Hannah, ministre anglican passé ensuite au catholicisme et auteur des livres Darkness visible publié en 1952 et Chritian by degrees (1954), on consultera les études de Pierre Noël dans la revue « Renaissance Traditionnelle » n° 137 de janvier 2004, pp. 66 et suivantes, et Jérôme Rousse-Lacordaire, B.A-BA Antimaçonnisme, Editions Pardès, pp. 57 et suivantes. Un ecclésiastique anglais (anonyme) répliquera au livre d’Hannah dans un ouvrage intitulé Light invisible (Lumière invisible), mais sans grande suite. Les attaques reprendront en 1965 puis en 1985 ; les ennemis de l’Ordre firent preuve à la fois de leur ignorance dans le domaine ésotérique et rituel (qui s’en étonnerait ?), et de leur habituelle faculté de nuisance ; devant le peu de résistance des responsables de la Maçonnerie britannique, ils dénoncèrent l’Ordre comme étant un véhicule du satanisme. Les protestations de Maçons vigilants ne devaient pas empêcher les conséquences dans le domaine rituel, sans compter les incidences temporelles à l’encontre des membres de la Maçonnerie de Grande Bretagne. On décèle dans toutes ces manœuvres l’obstination démentielle caractéristique des milieux instrumentalisés par l’Adv… Lorsque R. Guénon affirmait que « moins l’exotérisme s’occupe de l’ésotérisme, mieux cela vaut », n’avait-il pas tracé par là une attitude de prudence qui n’a pas toujours été respectée par les Autorités initiatiques ? Dans le rituel, le commentaire qui accompagne cette expression ne fait pas état de la signification que nous retiendrons. Voici le passage tiré de la version anglaise imprimée du rituel du 3e degré : « Let me now beg you to observe that the Light of a MM is darkness visible, serving only to express that gloom which rests on the prospect of futurity » ; et en regard relevons la traduction quelque peu différente retenue dans le rituel pratiqué en France : « Permettez-moi de vous faire observer que la lumière que possède un MM (Maître Maçon) n’est qu’une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres et ne fait qu’ajouter à la pénombre qui cache les perspectives de la vie future ». Cette tirade n’est pas satisfaisante car le voile à soulever touche au plus profond de la démarche initiatique procédant de l’aboutissement des petits mystères. Dans ce cadre rituel, tout commentaire est dans l’incapacité d’en traduire la véritable portée, tout ajout verbal appuyé s’avère généralement vain ou susceptible de compromettre une assimilation conforme
  2. On remarquera que la progression singulière du Compagnon lors de son introduction en Chambre du Milieu s’explique par là même ; on peut trouver à cette progression plusieurs significations, dont une est en rapport avec le sacrifice intérieur exigé par l’imminente élévation du Compagnon à la Maîtrise : ce sacrifice consistera, entre autres, à transformer une des composantes de la modalité corporelle ou « existentielle » comprise dans l’objectif fixé par le degré de Compagnon ; en cas contraire, le nouveau Maître serait maintenu dans une démarche « horizontale », c’est-à-dire dépendante de la faculté mentale, ce qu’il doit désormais dépasser progressivement. Quant à l’héritage pythagoricien, compte tenu de sa position centrale dans le 2e degré, il constitue un acquis définitif.
  3. Il s’agit des « deux grands luminaires dont l’un préside au jour et l’autre à la nuit » (Genèse, I, 16).
  4. Pour l’application de l’analogie inverse en rapport avec notre sujet, consulter R. Guénon : Symboles fondamentaux de la Science sacrée (aujourd’hui Symboles de la Science sacrée), Éditions Gallimard 1962, chapitres « Les symboles de l’analogie » et « L’Arbre du Monde » ; également A. K. Coomaraswamy dans son étude « The Inverted Tree » (« L’Arbre inversé »).
  5. R. Guénon : Aperçus sur l’Initiation, Editions Traditionnelles, chapitre XXXII, « Les limites du mental ».
  6. Cf. ibidem, chapitre « Verbum, Lux et Vita ».
  7. L’Herne, Documents fondateurs, 1992, p. 219, note 243 (Manuscrit Dumfries n° 4).
  8. Symboles fondamentaux (Symboles de la Science sacrée), p. 308, note 1, et Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XXXI, « Les deux nuits ».
  9. Aperçus sur l’Initiation, chapitre « De la mort initiatique », et Initiation et Réalisation spirituelle, chapitre « La jonction des extrêmes ».
  10. Ce symbolisme est essentiel au degré complémentaire qu’est l’Arche Royale qui participe de l’Arch masonry (Maçonnerie du Compas), et, de ce fait, se place en rapport avec le domaine céleste, alors que la Square masonry (qui est la Maçonnerie de l’Équerre) se développe plus spécialement dans ce qui appartient au domaine « terrestre » (cf. note suivante).
  11. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XLIII : « La “Pierre angulaire” », p. 281, et l’étude de Franco Peregrino, « Sur la fraternité », parue in « La Lettre G » n° 1, Équinoxe d’Automne 2004.
  12. La Maçonnerie comprend également, comme l’affirme R. Guénon, une perspective sur les « grands mystères » constituée par l’essence de l’Arch masonry ; c’est la raison pour laquelle le degré de l’Arche Royale était lié à celui de la Maîtrise et se trouvait intégré intimement à une Loge ordinaire et plus précisément à la Chambre du Milieu de celle-ci (cf. Aperçus sur l’Initiation, 1953, p. 276, note 1). Ce lien étroit (qui n’est pas sans évoquer le Cable Tow), véritable charnière entre la Chambre du Milieu et l’Arche Royale, apparaît notamment de façon significative dans l’opération de substitution des deux luminaires par le « septième rayon du Soleil » dans sa position centrale et invariable au zénith. Le symbolisme particulier (et sa représentation) de ce septième rayon constitue l’élément fondamental de l’Arche Royale désignée expressément comme complément de la Maîtrise, et ceci en rapport avec la « parole retrouvée ».
  13. Ceci peut être rapporté à la tradition pythagoricienne, véritablement centrale au grade de Compagnon, et en tant qu’héritage de la Maçonnerie
  14. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. XXIV : « Le Sanglier et l’Ourse », p.180 note 2.
  15. C’est-à-dire les « Maçons des anciens jours », assimilables dans une certaine mesure aux « Ancêtres » qu’évoquent la plupart des traditions et qui assurent le lien spirituel ininterrompu avec l’origine ; c’est un héritage direct, par la voie initiatique, notamment celle des Collegia fabrorum de la tradition gréco-romaine. Il s’agit également des « Supérieurs Inconnus », détenteurs et inspirateurs de la Sagesse primordiale.
  16. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Symboles de la Science sacrée), ch. LXXV : « La Cité divine ». Rappelons simplement que le rassemblement ordonné -ne serait-il que virtuel- de tous les éléments de l’être, dans le cadre de l’initiation maçonnique, est une possibilité toujours actuelle.

Darkness visible partie 1

Article publié dans la revue franco-italienne ” La Lettre G” : Équinoxe de printemps 2007. N°6

Darkness visible [Première partie]

Le présent texte se propose d’aborder quelques points particulièrement en rapport avec la Maîtrise maçonnique. Il s’agit de séquences rituelles qui ne sont plus pratiquées que partiellement dans le cadre de certains Rites. Notre intention n’est pas de mettre en cause, évidemment, la raison d’être de ce que l’on désigne par le terme général de « hauts grades » ou d’en négliger l’intérêt, notamment pour certains d’entre eux que l’on peut considérer comme de véritables héritages symboliques 1.

Nous développerons donc quelques réflexions sur le contenu et la finalité de la Maîtrise, réflexions qui paraissent nécessaires au regard d’une tendance que quelques-uns, au sein de la Maçonnerie notamment française, s’efforcent de propager depuis quelques temps et pour lesquels ce degré ultime de la Maçonnerie symbolique ne serait qu’une étape « inachevée », « déviée » ou une « impasse » dans le parcours maçonnique. A l’évidence, il conviendrait de l’amender ! Mais ces idées ne peuvent faire leur chemin, et parfois s’imposer dans quelques esprits, qu’à la faveur d’une mentalité dénuée de rigueur intellectuelle et, serait-on tenté de dire, du plus élémentaire « bon sens » : en fait, l’éclectisme qui se voile fréquemment sous le masque de la tolérance conduit inévitablement à accepter toute chose et son contraire, excepté, il est vrai, les idées traditionnelles. A ce piège pour le mental, René Guénon répondait en disant qu’il « faut savoir mettre chaque chose à sa place » ; il posait ainsi les principes d’une discrimination indispensable à toute démarche orientée selon des critères de caractère traditionnel. Aussi, devant le refus, aujourd’hui trop répandu, d’examiner et de traiter les sujets en cause de manière autre que par un « esprit critique » désacralisant et profanateur, il devient aujourd’hui indispensable d’aborder quelques-unes des possibilités rituelles que recèle le grade de Maître dont R. Guénon regrettait que la pratique soit négligée : « [ … ] si le grade de Maître était plus explicite, et aussi si tous ceux qui y sont admis étaient plus véritablement qualifiés, c’est à son intérieur même que ces développements devraient trouver place, sans qu’il soit besoin d’en faire l’objet d’autres grades nominalement distincts de celui-là »2.

Le sujet que nous allons examiner dans cette étude est donc intimement lié à la Maîtrise maçonnique et plus précisément à sa mise en œuvre rituelle dans la Chambre du Milieu, dans la perspective d’une opérativité plus « juste et parfaite » 3.

Pour une meilleure approche des données qui y sont relatives, il ne nous paraît pas inutile de faire état au préalable de quelques considérations générales sur la nature du rituel maçonnique, ainsi que sur des points particuliers touchant à la Maîtrise.

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La Maçonnerie n’est pas, comme on le croit, bien souvent en toute bonne foi, une « société de pensée », foncièrement humaniste,4 siège de « débats d’idées », non plus qu’un « système » figé et clos, à l’image de divers organismes ou associations constitués selon les conventions et modes de pensée habituels à notre époque : rien, dans ses caractéristiques et dans sa nature même, ne permet de l’assimiler à ces manifestations profanes. Ceci se conçoit par le fait qu’une organisation initiatique digne de ce nom n’a pas à dépendre des « critères » ou des « valeurs » diverses qui procèdent du point de vue profane prévalant dans la société occidentale moderne, ce point de vue générant une activité étrangère à toute démarche traditionnelle véritable, a fortiori initiatique. D’ailleurs, dans l’hypothèse où la généralité des Maçons en viendrait à adopter une tendance typiquement profane, le seul fait, pour une organisation telle que la Maçonnerie, de conserver dans son intégrité son dépôt de base, celui du Métier (de constructeur) et les éléments rituels essentiels à sa mise en œuvre, lui permettrait de transmettre l’influence spirituelle indispensable à la validité de l’initiation ; de surcroît, la possibilité de vivifier les dépôts qu’elle recèle en son sein serait toujours donnée à ses membres possédant les qualifications requises. Ceci la distingue donc à jamais de toute société à but « culturel » quelconque, qui s’évanouit dès qu’elle n’a plus sa raison d’être liée à la contingence. De plus, dans cette approche, il convient de prendre en compte le mode d’appréhension de la connaissance initiatique spécifique à la Maçonnerie, basé sur la pratique d’un rituel véhiculant une doctrine (de laquelle procède une méthode) sous forme symbolique : ceci n’a aucun rapport, si minime soit-il, avec les procédés d’acquisition d’un savoir quel qu’il soit, fût-il le plus étendu possible et le plus respectable dans son ordre.

D’ailleurs, les méthodes utilisées pour l’obtention d’un tel savoir sont, comme le précise R. Guénon, « la négation même de celles qui ouvrent l’accès à la connaissance initiatique »5.

De même, on ne peut pas assimiler la Maçonnerie à un « système » pour les raisons générales précédemment indiquées, qui font que tout en elle s’oppose à la moindre systématisation, ne serait-ce que la présence – et l’usage selon l’Art – de son symbolisme qui est d’origine supra-individuelle. Cette origine exclut forcément toute élaboration de caractère artificiel et conventionnel basée sur des critères progressistes et évolutionnistes ; ceci sous-tendrait – point de vue typiquement profane – que le corpus symbolique de la Maçonnerie (qui en est le véhicule doctrinal et donc « central ») se serait progressivement enrichi au cours des siècles d’emprunts à des « disciplines » diverses, ce qui constituerait un syncrétisme tout juste bon, au fond, à intéresser les curieux d’archéologie traditionnelle. D’ailleurs, R. Guénon n’a­-t-il pas affirmé, en rapport avec la « spéculation » possible – et même généralement indispensable – qui se rapporte au symbolisme, que « [ … ] toute systématisation [ … ] est incompatible avec l’essence même du symbolisme »6 et que « d’ailleurs, l’unité apparente d’un système, qui ne résulte que de ses limites plus ou moins étroites, n’est proprement qu’une parodie de la véritable unité doctrinale » 7

En considération de cela, examinons maintenant les deux composantes du rituel maçonnique qui représentent l’essentiel du Travail en Loge, à savoir la forme et le fond.

On remarque tout d’abord qu’une certaine confusion semble s’être imposée dans la façon d’appréhender ces deux composantes, séparément ou dans l’ensemble qu’elles forment ; ceci génère des conséquences préjudiciables d’importance non négligeable pour la démarche initiatique. En effet, on néglige trop souvent que le rituel est d’origine supra-individuelle (ou supra-humaine) pour ce qui est de son essence qui est symbolique : ce caractère sacré impose le respect le plus absolu de ce que le rituel véhicule d’essentiel, et demande une approche particulière eu égard à sa nature. Pour une saisie correcte du texte rituel, examinons les rôles respectifs du fond et de la forme afin d’en cerner la spécificité propre.

D’abord, il apparaît que la composante littérale est dépendante du fond pour une large part (sans comparaison avec un texte de caractère profane) et que, lorsqu’on pense être à même d’y apporter des modifications plus ou moins importantes, le risque est grand d’altérer les éléments doctrinaux véhiculés sous forme de symboles, ou, ce qui n’est pas moins fâcheux, d’en bousculer la cohérence et l’ ordonnancement hiérarchique ; cette modification de la lettre produirait alors un désordre dans l’appréhension et l’assimilation du contenu rituel, au préjudice notamment du but du Travail en Loge qui vise précisément à la mise en ordre des éléments constitutifs de l’être pour leur réintégration dans leur centre originel ; en effet, c’est consécutivement à la chute d’Adam (ou à l’éloignement du Principe), qui a engendré dualité et multiplicité, que la nécessité de « rassembler ce qui est épars » s’est imposée.

En conséquence de quoi, lorsque cette finalité est perdue de vue, la démarche la plus sincère du monde ne se fonde plus que sur une approche de caractère individuel- humaniste pourrait-on dire – participant de la mentalité et du point de vue profanes, tout à fait étrangers à l’esprit initiatique ; ainsi, à partir de la déviation plus ou moins accentuée, on aboutit, dans les cas extrêmes, à la subversion proprement dite qui, elle, est irrémédiable. C’est pourquoi il faut veiller à ce que la composante littérale, en tant que support et accompagnement du fond méthodique et doctrinal du rituel, assure en permanence son rôle ordonnateur, régulateur et protecteur.

Les rituels maçonniques8, qui occupent une position rectrice centrale dans la démarche du Maçon, furent l’objet, à diverses reprises et époques, d’adaptations nécessaires et donc légitimes, du fait qu’ils ne sont pas figés systématiquement dans leur littéralité.

Mais, s’il est admissible que la forme d’un rituel puisse être adaptée dans une certaine mesure au langage particulier d’une époque sous peine de compromettre éventuellement ses possibilités d’appréhension, par contre, le contenu symbolique dont cette littéralité est le support doit être impérativement préservé et transmis ne variatur ; ainsi, le corpus symbolique (et donc doctrinal) de l’Ordre verra sa mise en œuvre maintenue en conformité avec le but poursuivi par le Métier de constructeur qui, en fait, n’est autre qu’une « projection » particulière du plan du Grand Architecte de L’Univers dont l’application vise à la réalisation de la plénitude de chaque être.

Tous les éléments rituels fondamentaux entrent dans ce cadre et représentent la base doctrinale et méthodique qui constitue le Métier, à laquelle s’ajoutent divers dépôts symboliques -véritables héritages- que la Maçonnerie a recueillis au cours des âges. Ceci, indépendamment d’autres critères, autorise à en reconnaître l’élection comme Arche vivante des Symboles, et c’est pourquoi il appartient à ses membres – et notamment les Maîtres – de préserver les « germes » qu’elle renferme en son sein afin d’assurer leur fructification « lorsque les temps et les circonstances le permettront »9.

Dans cette perspective, nous allons aborder un usage encore perceptible dans les rituels des XVIII· et du début du XIX· siècles qui relèvent de certains Rites (notamment le Rite Français ou Moderne et le Rite Écossais Ancien et Accepté ) , et qui représente un vestige d’une séquence rituelle contribuant à l’intégration « opérative de la Maîtrise maçonnique. Cet usage, qui a subsisté partiellement jusqu’à aujourd’hui, est appliqué le plus souvent sans que sa signification véritable soit vraiment comprise10. Mais avant d’en examiner la teneur et la portée, il nous paraît souhaitable d’apporter quelques précisions sur divers aspects spécifiques à la Chambre du Milieu.

L’expression « Chambre du Milieu » se réfère au « lieu » initiatique central de la Maçonnerie du Métier, et évoque par là même la position du Maître Maçon se situant « entre l’Équerre et le Compas », c’est-à-dire en tant que médiateur entre la « Terre » et le « Ciel », prérogative de l’être réintégré dans son état primordial. Selon le point de vue macrocosmique, la Chambre du Milieu est assimilable au Paradis terrestre qui est la « Terre sainte » : c’est le jardin D’Éden sur lequel règne un Printemps perpétuel et où il ne pleut jamais. C’est pourquoi les germes « sans nombre » qu’il recèle sont en attente et ne peuvent éclore et s’épanouir qu’après la « descente » consécutive à la « chute d’Adam » ou, en d’autres termes, que suite à la manifestation engendrée par la bi-polarisation de I’Unité11. La Chambre du Milieu est ainsi le lieu de rassemblement rituel des Maîtres Maçons dans une « orientation » particulière à leur état (cette orientation nouvelle correspond en réalité à une position selon l’Axis Mundi, elle est donc polaire), et, de ce fait, sont générées toutes les « actions et réactions concordantes » que cet état implique ; c’est pourquoi la Chambre du Milieu12  est, en principe, le lieu de tous les possibles : il est celui de la justice et de la Paix13. Certes, la Chambre du Milieu est l’objet d’une attention particulière de la part de ceux qui nient sa réalité au sein de la Maçonnerie opérative, cette dernière n’ayant d’ailleurs, pour eux, aucun lien formel avec la Maçonnerie spéculative : et nombreuses sont les gloses à ce sujet, expressions péremptoires d’un refus de l’évidence. Partant de ce postulat, on ne peut qu’assimiler le degré de Maître et sa base rituelle à une élaboration artificielle fondée sur des emprunts introduits tardivement par des Maçons « lettrés », de « culture » exotérique et insatisfaits de leur grade d’Apprenti-Compagnon14 quoi que certains en pensent, quoi qu’ils veuillent nous faire croire, la Maîtrise n’est pas un aboutissement ou alors ce serait celui d’une impasse, au fond de laquelle se dresse un mur que l’on n’ose pas franchir » (in La Légende d’Hiram, « Introduction », p. 5) ; par ailleurs : « [ … ] le rituel [est] tellement rempli d’inconséquences ; [ … ] le compilateur [a] entrepris la tâche délicate de souder une histoire douteuse sur une légende de brume [ … ] » (in Les Plus belles pages de la Franc-Maçonnerie française, Éditions Dervy, p. 178). Quant aux propos d’une nullité affligeante de M. Porset, mieux vaut les ignorer. Ces auteurs auraient-ils oublié que, dans la Chambre du Milieu, « il s’agit de mort et de résurrection » ? Il est vrai que l’héritage du « siècle des lumières » est toujours présent dans les esprits avides de modernité.] ; nous  faisons allusion ici aux affirmations selon lesquelles la Maçonnerie n’aurait été composée que des degrés d’Apprenti et de Compagnon, situation qui ne concernait véritablement que des Maçons « Modernes » de la Grande Loge de Londres. Cette façon d’écrire l’histoire ne tient pas compte notamment de possibles filiations des Antiens, que ce soit en Angleterre, en Écosse ou en Irlande, et en particulier sur le continent”. Quant à la légende d’Hiram, il faut bien l’évoquer dans le cadre présent car, en tant que fondement rituel actuel de la Maîtrise, il ne saurait y avoir d’effectivité réelle de celle-ci sans son accomplissement. Elle est, comme tout accompagnement d’un processus initiatique – et sans commune mesure avec les degrés précédents -l’expression véritable et la mise en œuvre de la « théorie du geste » à laquelle R. Guénon a fait allusion à quelques reprises .15. C’est pourquoi il est surprenant que le degré de Maître et la légende qui en forme le « drame » soient aujourd’hui fortement contestés au sein même de la Maçonnerie française …

La légende d’Hiram n’a pas de fondement historique biblique, ce qui chagrine nombre de littéralistes ombrageux plus ou moins dévotionnels, qui scrutent avec soupçon le moindre détail des rituels – surtout lorsqu’il s’agit de la composante légendaire de l’Ordre -, « filtrant [ainsi] le moucheron et avalant le chameau » ! Évoquons à ce propos l‘Histoire de la Reine du Matin et de Soliman, Prince des génies, que l’on s’efforce, dans certains milieux français, de substituer à la légende qui a cours dans la Maçonnerie universelle. Cette légende, rapportée par Gérard de Nerval, présente un caractère déviant qu’il convient de dénoncer. Voici ce que disait R. Guénon de cette « version de la légende d’Hiram, dont la “source” se trouve chez Gérard de Nerval : qu’elle ne soit due qu’à la fantaisie de celui-ci, ou qu’elle soit basée, comme il le dit, sur quelque récit qu’il avait entendu réellement (et en ce cas, elle appartiendrait vraisemblablement à quelqu’une des sectes hétérodoxes du Proche-Orient), elle n’a en tout cas rien de commun avec l’authentique légende d’Hiram de la Maçonnerie, et elle a eu, par surcroît, le sort plutôt fâcheux de devenir un des “lieux communs” de l’anti­maçonnisme, qui s’en est emparé avec des intentions évidemment tout autres que celles qui la font utiliser ici, mais pour arriver en définitive au même résultat, c’est-à-dire [ … ] à attribuer à l’initiation un caractère “luciférien” »16. Il faut le dire nettement : cette position constitue une véritable négation de la finalité initiatique de l’Ordre dont le développement doit logiquement conduire l’initié à « l’état édénique », ne serait-il que virtuel, cet état dont Guénon nous dit qu’il correspond à I ‘état primordial » qui représente la plénitude de l’état humain et l’achèvement des petits mystères. Faute de la Maîtrise proprement dite, qui ne se réalise pour le moins que par la mise en œuvre rituelle intégrale des éléments qui composent la légende d’Hiram -ou son équivalent-, la démarche maçonnique serait inachevée comme l’édifice auquel manquerait « la pierre que les constructeurs avaient rejetée … » ; Envisager cette question fondamentale sous l’emprise d’une perception faussée de l’« édifice » des hauts grades17 constitue sans nul doute une curieuse erreur de jugement.

***

Abordons maintenant plus précisément le sujet de cette étude qui est l’examen d’un point négligé aujourd’hui de la mise en œuvre rituelle : il est parmi les plus significatifs et des plus mystérieux de la pratique opérative des « Maçons des anciens jours » ; il est désigné encore aujourd’hui dans la Maçonnerie britannique (plus précisément de style Émulation également pratiqué en France et en Italie) et uniquement dans le cadre de la Maîtrise, par l’expression darkness visible qui signifie « ténèbres visibles » (parfois « perception des ténèbres » ). Cette expression est d’origine incertaine comme nombre de locutions maçonniques ; à notre connaissance, elle n’apparaît pas en tant que telle dans les Anciens devoirs (Old Charges) et textes rituels que sont les divulgations, comme par exemple Le Sceau rompu, La Maçonnerie disséquée ou Les trois coups distincts. La première mention publique connue de l’expression darkness visible se trouverait dans le poème de John Milton, Paradise Lost (Paradis perdu), édité en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIe siècle”18. L’auteur l’a probablement tirée d’un contexte précis qui nous est étranger mais qui paraît s’inspirer de la Divine Comédie de Dante qu’il aurait connue lors de son voyage en Italie. Il attribue à cette expression une signification purement négative en rapport avec l’Enfer. Pour Milton, « Dieu est Lumière. Par contraste les ténèbres sont les Enfers et les Enfers sont les ténèbres séparées de la Lumière » ( … ) ; « L’Enfer est un sombre et horrible donjon, une flamme comme une grande fournaise et ces flammes ne produisent pas de lumière mais seulement des “ténèbres visibles” qui révèlent le spectacle du malheur ». Le personnage central en est Satan et l’allusion au « sombre et horrible donjon » se rapporte manifestement à la « Cité de Dité » (que l’on peut considérer comme une sorte de reflet inversé de la Jérusalem céleste) que Dante évoque avec effroi notamment dans les Chants VIII et IX de l’ lnferno. Cette perspective amènera Milton à ne retenir que l’aspect infernal de cette expression, celui qui correspond à la chaleur obscure attribuée en mode traditionnel aux états subtils inférieurs, et en particulier aux anges déchus qui se sont rebellés contre l’Autorité divine19.

En relation avec l’assimilation des anges déchus à la chaleur obscure, l’état subtil inférieur et le « Satellite sombre », il faut noter l’analogie inverse utilisée par l’Alighieri lorsqu’il relate l’intervention, en Enfer, d’un « envoyé du Ciel » au geste étrange ; cet être de nature angélique va assurer l’ouverture des portes de la « Cité de Dité » qui demeurent obstinément infranchissables pour Dante et son guide seuls. Il semble qu’il y ait là une manifestation de la Volonté divine en sa Miséricorde au sein de l’Enfer.

(à suivre)

ANDRÉ BACHELET

  1. Cf. également note 9. Cela concerne les dépôts symboliques sous forme synthétique que l’Ordre a recueillis et qui proviennent, pour la plupart, du domaine ésotérique de traditions éteintes. On peut consulter à ce sujet notre texte « L’Arche vivante des Symboles » paru dans « Vers la Tradition » n° 77, sept.-nov. 1999.
  2.  R. Guénon, Études sur la Franc Maçonnerie et le Compagnonnage, Éditions Traditionnelles, 1965, tome 2, « Parole perdue et mots substitués », p. 41.
  3. Il s’agit, en l’occurrence, de la prise en compte de l’efficacité inhérente aux rites initiatiques et à leur pratique, sans qu’il faille y voir une quelconque connotation magique.
  4. L’humanisme est l’expression même de l’individualisme, qui est « antimétaphysique et anti-initiatique » (cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Editions Gallimard, 1970, p. 44). Du fait qu’il n’a aucune correspondance avec le but assigné à l’initiation, l’humanisme n’est pas applicable à cette démarche, et va même à l’encontre du développement normal et complet de celle-ci.
  5. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, Éditions Traditionnelles, 1953, p. 217.
  6. R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, op. cit., ch. XXX.
  7. R. Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, ch. XVII, p.140.
  8. La Maçonnerie se pratique selon différents Rites, qui sont autant de modes d’appréhension de la démarche commune du Métier de constructeur ; d’autre part, des variantes rituelles existent dans le cadre de chaque Rite. Cette situation profite également aux innovateurs et réformateurs d’esprit profane qui, notamment en France, s’efforcent d’imposer de nouveaux rituels dans lesquels sont introduits des éléments souvent déviants. Il serait intéressant d’examiner de près certaines versions récentes des Rites Français Moderne et Écossais Ancien et Accepté qui se recommandent de la plus grande ancienneté possible, celle-ci tenant trop souvent lieu de garant d’authenticité et de véracité …
  9. Cette formule est tirée du rituel de style Émulation pratiqué en France et en Italie. Le thème des héritages échus à la Maçonnerie a été développé par Denys Roman à partir d’éléments significatifs contenus dans l’œuvre de R. Guénon qui a mis l’accent sur l’exceptionnelle faculté d’assimilation et de conservation de l’Ordre maçonnique (ce qui révèle une étroite affinité avec l ‘Hermétisme), C’est là le fil conducteur du thème majeur de l’œuvre de Denys Roman, et c’est ce qui le conduisit à qualifier la Maçonnerie d’ « Arche vivante des Symboles ». On consultera à ce sujet ses deux ouvrages : René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie et Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – « Arche vivante des Symboles » (Éditions Traditionnelles, Paris, 1995) ; on notera, dans ce dernier livre et en rapport avec ce sujet, la citation suivante de Guénon, placée en exergue du chapitre IX, « Le Manuel maçonnique de Vuillaume » : « Il y aurait certainement  beaucoup à dire sur ce rôle “conservateur” de la Maçonnerie et sur la possibilité qu’il lui donne de suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’initiations d’un autre ordre dans le monde occidental actuel » (in « Parole perdue et mots substitués », op, cit.)
  10. Dans cette étude, nous nous limiterons exclusivement à la Maçonnerie dite « symbolique » (celle des trois premiers degrés de la loge « bleue ») et en particulier au 3ème degré représenté ici par la « Chambre du Milieu » ; le but est de souligner la possibilité et la nécessité, dans le cadre précis du Métier qui est trop souvent négligé, d’une opérativité plus effective. Nous ne mésestimons pas pour autant les développements mis en œuvre par les « hauts grades », que ce soit dans le cadre du Rite Écossais Ancien et Accepté ou dans celui d’autres Rites.
  11. C’est dans son rapport avec le domaine cyclique et en relation avec le processus cosmogonique que le symbolisme causal est utilisé ; si l’on considère l’état primordial, dans sa plénitude, il est évidemment « antérieur » à une distinction temporelle. La position médiane et centrale de l’Homme primordial a été abordée par R. Guénon notamment dans son ouvrage La Grande Triade au chapitre XIV, « Le Médiateur ».
  12. A la suite d’une appréhension littéraliste qui détermine l’ensemble de leur démarche, ceux qui se présentent actuellement en France comme les « restaurateurs » du Rite Français (ou Moderne) attribuent la « Chambre du Milieu » au grade de Compagnon. S’il fallait prendre cette vision au sérieux, cela mettrait en cause l’ordre hiérarchique des grades du Métier et, par voie de conséquence, la raison d’être de certains hauts grades !
  13. « Dans la justice” se résument toutes les vertus de la vie active, tandis que dans la “Paix” se réalise la perfection de la vie contemplative » (R. Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 118).
  14. La Maîtrise, aboutissement logique du Métier de constructeur, est, comme nous le disions au tout début de ce texte, considérée aujourd’hui par certains spécialistes français de la Maçonnerie comme un « degré d’erreur » ou d’« échec ». Ceci amène à s’interroger sur la façon dont la démarche initiatique est conçue dans sa globalité et dans sa « nécessité » providentielle (notamment en rapport avec la « perte de la Parole »). Ces modes d’appréhension, qu’ils soient d’ordre historiciste et scientiste, voire freudien ou jungien, démontrent par là leur étroitesse. La prise en considération et l’application de telles suggestions profanatrices dans la démarche initiatique et la pratique rituelle en particulier, ne peut conduire qu’à une finalité déviée de son objet. En prenant quelques exemples parmi les historiens français de la Maçonnerie, on découvre bien des incongruités ; ainsi de M. Négrier qui affirme que « [ …
  15. Pour cela, se reporter aux remarques de R. Guénon parues dans les Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2, p. 122, qui évoque « la “survivance” possible de la Maçonnerie opérative en France même, jusque vers la fin du XVIIe siècle ou le début du XVIIIe”, en raison de la « présence de certaines particularités par lesquelles les rituels français diffèrent des rituels spéculatifs anglais, et qui ne peuvent manifestement provenir que d’une “source” antérieure à1717 [ … l ».
  16. R. Guénon, Comptes-rendus, Éditions Traditionnelles, 1973, pp. 47-48.
  17. Cela concerne ceux des Maçons qui sont atteints de ce qu’on pourrait appeler le « syndrome » des hauts grades
  18. J. Milton, Paradise Lost, 1ère édition 1667 en 10 volumes.La citation qui suit dans le texte est traduite d’après « Ars Quatuor Coronatorurn », n° 103, 1990.
  19. Cf. R. Guénon, Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, op. cit., « Quelques remarques sur le nom d’Adam », p. 59.

Compte rendu E.T. N° 500

Texte publié dans “Vers la Tradition” N° 34 décembre, 1988 janvier-février 1989

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∗∗2

Les ÉTUDES TRADITIONNELLES publient leur 500eme numéro.

Nous soulignons cet événement. La revue des ÉTUDES TRADITIONNELLES qui eut pour principal collaborateur René Guénon durant 26 ans, porte ce titre depuis 1934.

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C’est tout d’abord par une longue note introductive que la rédaction des ÉTUDES TRADITIONNELLES marque cette parution. A cette occasion elle entend réaffirmer la vocation et la détermination de la revue, qui a pour “but principal l’étude des doctrines métaphysiques et ésotériques d’Orient et d’Occident”.

Ce préambule débute par un rapide aperçu historique de ce qu’était la revue sous le nom de “VOILE D’ISIS” et de ce qu’elle devint sous celui d”‘ÉTUDES TRADITIONNELLES”. Il se poursuit par le rappel de l’éminente collaboration de René Guénon, et par un bref témoignage de reconnaissance “envers ceux qui ont permis à cette revue de perdurer au travers de temps parfois difficiles, c’est-à-dire, avant tout, à ses lecteurs, et à ses collaborateurs”.

Après de longues considérations d’ordre général, les E.T. annoncent leur intention de s’appliquer « à dégager de l’œuvre de René Guénon des aspects “opératifs” directement ou implicitement contenus dans ses écrits” et de commencer “la publication d’une série importante de considérations sur la “théorie du geste”. ».

Nous savons que cette dernière expression est de R. Guénon lui-même qui écrivait dans ORIENT ET OCCIDENT (édition Vega 1964, page 185, note 1) : “nous faisons allusion à une théorie métaphysique extrêmement importante à laquelle nous donnons le nom de “théorie du geste” et que nous exposerons peut-être un jour dans une étude particulière”.

En tout cas, voilà une initiative des E.T. qui ne manquera pas de susciter un intérêt certain, mais aussi sans doute quelque appréhension parmi les lecteurs avertis des difficultés que peut présenter l’exposé public de ce sujet très particulier.

La théorie du geste revêt, croyons-nous,une importance des plus considérables et un aspect providentiel dans la situation actuelle du monde moderne : elle représente, pour la seule organisation initiatique occidentale à caractère vraiment universel (parce que non liée à un exotérisme particulier) la principale “réponse” à ceux qui soutiennent qu’il n’y a pas de possibilités opératives dans la Maçonnerie actuelle.

Parmi ceux-là, les uns n’hésitent pas à affirmer que les organisations initiatiques occidentales, dans leur état actuel et en raison d’une prétendue absence de méthode de réalisation, “ne peuvent plus guère” offrir autre chose qu’une initiation virtuelle. Les autres, sous le prétexte que R.Guénon a fait état d”‘imperfections” à propos des organisations initiatiques occidentales, en déduisent qu’il faudrait se détourner de celles-ci au profit d’organisations initiatiques orientales.

N’est-ce pas là faire une exégèse par trop littéraliste et restrictive de l’œuvre de R. Guénon, et négliger certaines données cycliques ?

On pourrait aussi s’interroger sur les raisons pour lesquelles le Maître n’a “peut-être” pas jugé opportun d’exposer cette théorie du geste (comme d’autres sujets d’ailleurs) dans “une étude particulière”.

Denys Roman, dans son livre RENÉ GUENON ET LES DESTINS DE LA FRANC-MAÇONNERIE écrivait : “de toutes les œuvres de lui [René Guénon] qui nous manquent, c’est peut-être avec l’ouvrage projeté sur la “science des lettres”, celle dont l’absence est le plus à regretter”. (Editions de l’Œuvre, page Il, note 4.).

Que nos amis des ÉTUDES TRADITIONNELLES nous permettent ici d’exprimer un souhait : puissent-ils, dans cette initiative, s’inspirer de ce que René Guénon écrivait en 1921, à l’aube de son œuvre magistrale qui devait renouveler bien des existences, “parce que ce dont il s’agit a une portée effective des plus considérables, même pratiquement, encore que, sur ce dernier point, il convienne de ne pas se départir d’une certaine réserve et qu’il vaille mieux se contenter de donner des indications très générales, (…), en laissant à chacun le soin d’en tirer des développements et des conclusions en conformité avec ses facultés propres et ses tendances personnelles”. (INTRODUCTION GÉNÉRALE A L’ÉTUDE DES DOCTRINES HINDOUES, troisième partie, chapitre XIII.).

***

Vient ensuite le très remarquable article de René Guénon : LE CHRIST PRÊTRE ET ROI. Repris des E.T. de janvier-février 1962, il avait été primitivement publié dans la revue LE CHRIST-ROI, en 1927.

Mais pourquoi avoir coupé en deux ce texte dont la concision même aurait dû conduire à en conserver l’unité ?

Nous voudrions pour ceux des lecteurs qui n’en auraient pas connaissance en extraire quelques citations parmi les plus significatives : “dans la personne du Christ, les deux fonctions sacerdotale et royale, auxquelles sont attachés respectivement l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel, sont véritablement inséparables l’une de l’autre ; toutes deux lui appartiennent éminemment et par excellence, comme au principe commun dont elles procèdent l’une et l’autre dans toutes leurs manifestations”.

René Guénon met ensuite en évidence la hiérarchie des fonctions et leur dépendance par rapport à leur principe commun, et indique que, s’il semble que la fonction sacerdotale du Christ ait été privilégiée c’est que “le spirituel est supérieur au temporel” ; et “la royauté n’est vraiment “de droit divin” qu’autant qu’elle reconnaît sa subordination à l’égard de l’autorité spirituelle, qui seule peut lui conférer l’investiture et la consécration, lui donnant sa pleine et entière légitimité”.

C’est là, notons-le, la divergence fondamentale d’avec la thèse que J. Evola a toujours maintenue, et qui constitue ce que R. Guénon a dénoncé comme “la révolte des Kshatriyas”.

Le prêtre “joue véritablement le rôle du “médiateur” entre le Ciel et la Terre ; et ce n’est pas sans motif que la plénitude du sacerdoce a reçu le nom symbolique de “pontificat” car, ainsi que le dit Saint Bernard, “le Pontife, comme l’indique l’étymologie de son nom, est une sorte de pont entre Dieu et l’homme”.

René Guénon envisage ensuite la filiation du Christ, qui est royale par la tribu de Juda, et sacerdotale selon l’ordre de Melchissedec, et non d’Aaron, “Mais, d’ailleurs, le sacerdoce selon l’ordre de Melchissedec implique aussi en lui-même la royauté”. C’est la raison pour laquelle s’applique au Christ la parole des Psaumes : “Tu es sacerdos in aeternum secundum ordinem MeIchissedec”.

Rappelant le passage biblique qui relate la rencontre de Melchissedec avec Abraham, R. Guénon souligne les termes du commentaire de Saint Paul : “Ce Melchissedec, roi de Salem, prêtre du Dieu Très-Haut(…);qui est d’abord, selon la signification de son nom, roi de Justice, ensuite roi de Salem ; c’est-à-dire roi de la Paix ; qui est sans père, sans mère, sans généalogie, qui n’a ni commencement ni fin de sa vie, mais qui est fait ainsi semblable au Fils de Dieu ; ce Melchissedec demeure prêtre à perpétuité”.

André Bachelet

  1. Ce texte qui date de près de 20 années est repris comme indiqué de la revue VLT.

    Il s’agit d’un compte rendu d’articles publié dans les ET.

    Nous pensons qu’il pourrait présenter quelque intérêt  aujourd’hui et c’est la raison pour laquelle nous le proposons à nos lecteurs

  2. La maçonnerie d’expression française est actuellement dans un état particulièrement inquiétant à cause de sa sécularisation  très avancée.

    La crise récente qui a frappé la Maçonnerie en France, n’a fait qu’aggraver cette situation déjà en place depuis longtemps.

    Mais désespérer serait sans doute  ne pas tenir compte des potentialités qu’elle porte toujours en elle et faire peu de cas du rôle eschatologique,  dévolu à la Maçonnerie et notamment développés par Denys Roman.

note introductive 4

avertissement

2009 : La Lettera G / La Lettre G, N° 11 

Denys Roman : « René Guénon et la Lettre G »

    Le texte de Denys Roman dont nous présentons aujourd’hui l’essentiel a été publié pour la première fois en 1967 dans les numéros 401 et 402-403 des « Études Traditionnelles » ; remanié par l’auteur, il est devenu le chapitre VII de son ouvrage posthume Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie — l’Arche vivante des Symboles, paru en 1995 aux Éditions Traditionnelles.

    Ce sont les écrits de M. Jean-Pierre Berger publiés dans la revue « Le Symbolisme », et notamment son article de janvier-mars 1967 intitulé « Ce G, qui désigne-t-il ? », qui servirent de point de départ aux réflexions que propose ici D. Roman. M. Berger en effet, après avoir traduit et commenté certains manuscrits appelés Old Charges (Anciens Devoirs), avait entrepris de développer quelques aspects du symbolisme véhiculé par différents  rituels maçonniques, cela en rapport avec ce que René Guénon en avait dit, mais arrivait à s’en démarquer sur plusieurs points, rejetant par exemple l’équivalence symbolique entre le iod et la lettre G affirmée par R. Guénon, et reprochant en particulier à ce dernier d’avoir pris pour « source » la correspondance de Clément Stretton. Sur ce point, si Stretton s’est parfois laissé aller à « enjoliver » certaines choses bien repérables, cela n’invalide pas pour autant l’essentiel de ses communications, essentiel connu par ailleurs des Anciens ; ne s’agit-il pas là, comme en toute circonstance, de séparer « le bon grain de l’ivraie » ? D’ailleurs il va de soi que, dans la perspective initiatique traditionnelle qui était invariablement celle de R. Guénon, il est tout à fait dérisoire d’assimiler ses affirmations à des « opinions » ; mais, dans leur obsession du « document écrit », les tenants de ce point de vue purement profane veulent ignorer la transmission orale et refusent d’admettre la nature supra-individuelle de ses véritables « sources ».

    Ce furent donc ces « critiques » qui retinrent en particulier l’attention de D. Roman, d’autant que M. Berger partageait certaines des thèses de Jean Reyor, lequel prenait des distances de plus en plus marquées avec l’auteur des Aperçus sur l’Initiation, tout en laissant croire qu’il en était le représentant le plus autorisé, ce qui devait d’ailleurs générer de graves conséquences. Dès lors, D. Roman souhaitait rétablir une perspective en accord avec les considérations de Guénon et, dans ce but, réfuter également une des thèses les plus extravagantes de J. Reyor, admise par M. Berger, concernant les conditions « pratiques » d’un « aboutissement » de l’œuvre de Guénon en milieu chrétien et plus précisément catholique : en l’occurrence cette vision purement subjective qui prétend que l’hébreu est la « langue sacrée du christianisme » et… de la Maçonnerie…

    Il convient ici de noter que certains des écrits de J.-P. Berger de cette époque seront rassemblés en 2001 sous le nom de Jacques Thomas dans l’ouvrage qui porte le titre modifié de l’article qu’examine ici Denys Roman : Ce G, que désigne-t-il ? et l’on constate, à cette occasion, que l’auteur rectifie certaines de ses critiques originelles et se range au point de vue de Guénon, ce qui mérite d’être signalé ; néanmoins, il eût été souhaitable de voir mentionnés deux textes de D. Roman que connaît très bien M. Berger : celui que nous présentons ici même et un autre intitulé « Euclide, élève d’Abraham », publié primitivement dans le numéro 32 d’octobre 1977 de la revue « Renaissance Traditionnelle », et devenu le chapitre XII du premier ouvrage de Denys Roman, René Guénon et les Destins de la Franc- Maçonnerie. Ce texte traite de l’énigmatique récit légendaire présentant Euclide comme l’élève d’Abraham, ce qui accorde à ce dernier une antériorité et même une « paternité » dans l’Art de bâtir, et confère, par là même, à l’Ordre maçonnique une position privilégiée dans le cadre de la Construction universelle. 

    Notons également qu’en 1989 M. Jean-Pierre Berger signera de son nom la présentation de l’ouvrage de Jean Reyor : Sur la route des Maîtres Maçons, et que, dans l’une des autres présentations de livres de ce même auteur parus à la même période -entre 1988 et 1991- sous le titre commun Pour un aboutissement de l’œuvre de René Guénon, il est affirmé, sous le nom de J. Thomas que, « puisque la Franc-Maçonnerie est en réalité une initiation intégrée dans le Catholicisme Romain, elle ne peut avoir pour membres que des catholiques pratiquants » : admettre ce postulat des plus problématiques, impose par voie de conséquence le rejet de certains héritages et non des moindres — comme l’hermétisme et le templarisme — dont le dépôt symbolique est venu se greffer au cours des âges sur le tronc maçonnique ; R. Guénon a souligné l’importance de cette « élection » en rapport avec la nature universelle de l’Ordre, ce qui conduisit D. Roman, dans une perspective eschatologique, à qualifier la Maçonnerie d’ « Arche vivante des Symboles ».

    Dans le présent article, Denys Roman aborde et développe nombre de sujets susceptibles de démontrer l’importance que les « Maçons des anciens jours » attribuaient au symbolisme véhiculé par le Métier de bâtisseur dans la perspective de la restauration de l’être dans son état originel. A cet égard, il faut néanmoins retenir que la constitution et le contenu symbolique de certains rituels et leur pratique « opérative » nous autorisent à envisager un prolongement au-delà de cet état, c’est-à-dire une communication effective avec les états supérieurs de l’être, communication toujours possible — en principe — pour l’être en pérégrination qui se place en conformité avec l’ordre des principes.

    Ce sont donc certaines des significations et destinations multiples données à la lettre G qui sont abordées dans le présent texte : ainsi, dans deux des degrés symboliques, la présence de cette lettre au centre de l’Étoile flamboyante confirme son alliance avec le pentagramme, ce témoin « vivant » de la filiation pythagoricienne signalée par R. Guénon dans son Ésotérisme de Dante. On notera par ailleurs la prééminence que revêt le iod hébraïque en tant que représentant l’Unité et la Primordialité. Ensuite, ce sont le God de la Maçonnerie anglaise et le G — initiale de Géométrie — de la Maçonnerie latine qui devaient s’identifier au iod ; il faut donc voir dans ces dernières attributions une substitution qui en « couvre » le sens profond : celui de l’Unité et du Centre dans certains de ses aspects.

    Ensuite, on remarquera quelques réflexions de l’auteur sur la portée, somme toute assez limitée, de la christianisation de la Maçonnerie lorsqu’elle se trouvait dans une société elle-même chrétienne ; à l’évidence, les monuments religieux qu’édifièrent les Maçons de cette époque sont inspirés de l’esprit chrétien ; mais ne néglige-t-on pas trop souvent les marques bien présentes de l’héritage « païen » qui ne disparaîtront que dans les périodes où se manifestera la mentalité moderne ?

    D. Roman aborde avec sa sensibilité chrétienne un aspect du rituel qui touche à la primordialité à laquelle est associée la Maîtrise maçonnique ; il relève à cet effet la nature « polaire » de la lettre G, celle-ci parfois assimilée symboliquement au « Pinacle du Temple ». Et il nous propose une interprétation des tentations du Christ rapportées par les Évangiles, parmi lesquelles particulièrement la tentation pernicieuse du « pouvoir », occasion d’égarement et de « chute » pour l’initié ; ainsi, « Le tentateur le transporta [le Christ] sur une montagne très élevée, lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire, et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses si tu te prosternes et m’adores » (Matthieu, IV, 1-11). Dans la Chambre du Milieu, la Maçonnerie comporte une communication spéciale d’ordre rituel qui opère une transposition assurant la réhabilitation en mode initiatique de cette tentation : ainsi, la « Possessio orbi » se trouve affranchie de la marque d’une fatale transgression par sa restauration dans sa nature et sa signification originelles.

    En examinant, par exemple, le propos de M. Berger sur la position de Nemrod — le grand Hermorian de la légende maçonnique —, on perçoit l’exigence de cette restauration en mode initiatique ; insister particulièrement sur la « Force » qui émane du « héros » babylonien et le caractérise ne saurait, malgré l’assimilation de Nemrod à l’Art Royal, satisfaire à la démarche maçonnique dans son développement « Juste et Parfait ». Si l’Attribut de Force est un des « Trois Piliers qui soutiennent la Loge », il lui est trop souvent accordé un rôle exclusif et excessif qui entraîne à des égarements. Cette « Vertu » ne peut donc prévaloir malgré l’importance qu’elle revêt dans l’Art de bâtir, et elle sera remise à sa juste place par Denys Roman. En réalité, c’est la Sagesse — expression primordiale du Verbe — qui, à l’exemple du Roi Salomon et dans la « mémoire » du Patriarche Abraham, « Ami de Dieu » et « Père de la multitude », constitue l’essence même du Métier de bâtisseur et la Promesse de « l’achèvement du Temple ».

André Bachelet

RENÉ GUÉNON ET LA LETTRE G

    Au cours des années 60, la revue Le Symbolisme publia, entre autres articles intéressants,
plusieurs études de M. Jean-Pierre Berger. Cet auteur avait entrepris la traduction des anciens documents (Old Charges) de la Maçonnerie opérative anglaise, et il avait notamment publié le plus long de ces textes, le Dumfries Manuscript n° 4.  À une œuvre aussi ardue M. Berger avait joint des études originales consacrées à diverses questions maçonniques. Son article sur Nemrod et la tour de Babel était remarquable. On ne peut malheureusement en dire autant d’un de ses derniers articles : Ce G qui désigne-t- il ?, paru dans Le Symbolisme de janvier-mars 1967.

    L’auteur y étudie l’important symbole qu’est la lettre G, en utilisant les renseignements puisés dans la littérature maçonnique, anglaise et française, du XVIIIe siècle, et aussi les rituels, surtout britanniques, pratiqués jusqu’à nos jours. La première mention écrite de l’usage en Loge du G se trouve dans l’ouvrage de Samuel Prichard, Mansory dissected, publié en 1730.
Le G y est désigné comme représentant en premier lieu la Géométrie, et en second lieu « le Grand Architecte de l’Univers, celui qui fut hissé sur le pinacle du Temple saint », c’est-à- dire le Christ. En France cependant, le G fut bientôt interprété comme « l’initiale de God, Dieu en anglais ». Bien plus, un écrit de 1745, Le Sceau rompu, parle d’une Grande lumière dans laquelle on distingue « la lettre G, initiale de Dieu en hébreu ». Une telle affirmation est à retenir. De toute façon, aujourd’hui, dans la Maçonnerie de langue anglaise, le G est considéré comme l’initiale de God, et aussi comme le symbole du soleil, Toutefois, les rituels irlandais font exception, et déclarent formellement que « le G ne désigne ni Dieu, ni la Géométrie, mais qu’il a une signification ésotérique ». Nous reviendrons à la fin de notre article sur ce point, qui est d’une exceptionnelle importance.

    M. Berger ne parle pas des autres interprétations qu’on a données de cette lettre. Celle qui en fait l’initiale du mot « Gnose » mériterait pourtant au moins une mention. L’Américain Albert Pike, qui fut en son temps le plus haut dignitaire du Rite Écossais, a écrit que « la Gnose est l’essence et la moelle de la Franc-Maçonnerie »1 Formule digne de remarque, si on la rapproche de certains textes anciens donnés par M. Berger, et qui présentent la lettre G comme « l’essence de la Loge de Compagnon » et comme « le centre d’où vient la véritable Lumière ».
Pour rendre plus facile aux lecteurs non Maçons la compréhension de ce qui va suivre, nous
reproduirons le début de l’« instruction » du second degré, telle qu’elle est pratiquée dans de nombreuses Loges françaises, et qui ne diffère en rien des textes utilisés par M. Berger dans son exposé.

    « Êtes-vous Compagnon ? – J’ai vu l’étoile flamboyante.
    Pourquoi vous êtes-vous fait recevoir Compagnon ? – Pour connaître la lettre G.
    Que signifie la lettre G ? – La Géométrie, qui est la cinquième science.
    Que signifie encore la lettre G ? – Quelqu’un de plus grand que vous, Vénérable Maître.
    Et qui donc pourrait être plus grand que moi, qui suis un Maçon libre et accepté, et le Maître d’une Loge juste et parfaite ?
    – Le Grand Géomètre de l’Univers, Celui qui fut hissé sur le pinacle du Temple. »

    L’article de M. Berger semble surtout destiné à discuter deux des interprétations données par Guénon2 L’auteur voit dans la seconde de ces interprétations (G initiale de Géométrie) une « rectification » de la première (G initiale de God), oubliant simplement qu’« un symbole qui n’aurait qu’un sens ne serait pas un véritable symbole »3 A ce compte, il aurait pu aussi considérer comme une autre contradiction une citation d’Oswald Wirth, reprise par Guénon, et affirmant que la Gnose parfaite est figurée en Maçonnerie par « la lettre G de l’étoile flamboyante »4 Mais c’est surtout deux assertions de Guénon que combat M. Berger : celle qui fait du G un équivalent symbolique du iod hébraïque ; et celle selon laquelle « d’après certains5 rituels opératifs, la lettre G est figurée au centre de la voûte… et un fil à plomb,suspendu à cette lettre G, tombe au centre d’un swastika tracé sur le plancher6. L’auteur reproche notamment à Guénon de s’être inspiré en l’occurrence de la correspondance de Clément Stretton, diffusée par la revue The Speculative Mason. Et il trouve regrettable que Guénon ait « éprouvé le besoin de recourir à l’autorité d’une source aussi sujette à caution ». Quelles qu’aient pu être les informations de M. Berger concernant Clément Stretton, nous pensons que Guénon devait en savoir incomparablement davantage. Au début de sa carrière en effet Guénon fut en relation suivie avec plusieurs des derniers « survivants » de la H.B. of L., qui lui fournirent notamment les renseignements relatifs à l’origine du spiritisme. Nous pensons que c’est grâce aux documents de cette organisation, une des dernières manifestations de l’hermétisme occidental, que Guénon put avoir connaissance de la doctrine des derniers Maçons opératifs qui n’avaient toujours pas pardonné à la Grande Loge d’Angleterre le schisme « spéculatif » de 1717, et qui refusaient obstinément d’admettre dans leurs rangs quiconque portait le nom abhorré d’Anderson. Deux siècles avaient passé, la Maçonnerie s’était répandue par le monde. Eux, ils n’avaient pas bougé dans leur « fidélité » et dans leurs rancœurs. Ils avaient vu certaines de leurs Loges se transformer en Trade-Unions (c’est-à-dire en syndicats)7, et plusieurs de leurs membres adhérer à la Co-Masonry (Maçonnerie mixte) et même aux organisations « irrégulières » de John Yarker (Rite de Memphis-Misraïm). Mais tout ne valait-il pas mieux que de s’agréger aux Spéculatifs ? Ils ne sont pas rares, les théologiens devenus hérésiarques à force d’ultra-orthodoxie8.

    C’est un de ces irréductibles, Clément Stretton, qui, voyant l’irrémédiable décadence de l’Ordre opératif, communiqua par lettres, notamment à John Yarker, certaines informations dont l’utilisation ultérieure par la revue The Co-Mason, devenue – ô ironie des mots ! – The Speculative Mason, n’avait rien à apprendre à René Guénon, qui en connaissait bien auparavant, et par un autre canal, tout l’essentiel. Seulement, par une discrétion bien compréhensible, il attendait, pour en parler, qu’il en fût fait état publiquement. Et il est probable en effet que Stretton a parfois « enjolivé » les choses (nous pensons en particulier à un certain escalier à marches multiples, dont chacune correspondait à une clé différente) ; mais la plupart de ses renseignements sont exacts. Et il faut ajouter que The Speculative Mason fut un périodique maçonnique d’une exceptionnelle qualité. Il suffit pour s’en convaincre, de remarquer que Guénon, qui mentionnait très régulièrement ses articles, le faisait toujours élogieusement, et qu’à notre connaissance il n’a jamais formulé la moindre critique contre le contenu des dits articles.

    Après avoir critiqué ce qu’il croit être les « sources » de René Guénon, M. Berger en arrive à la question du G tracé au plafond, et d’où descend un fil à plomb tombant au centre d’un swastika. Il écrit les lignes suivantes :

    « La disposition matérielle de ce symbolisme “polaire”… ne peut se concevoir que dans un local spécialement et exclusivement affecté à la Loge opérative, et une telle pratique ne peut pas correspondre à un usage ancien. Il faut en effet rappeler ici les textes maçonniques dont l’authenticité ne saurait être mise en doute, où il est affirmé au contraire qu’antérieurement à la Maçonnerie dite spéculative, les tenues avaient lieu en plein champ. Ainsi, dans les statuts de la Loge d’Aberdeen, en date du 27 décembre 1670, on peut lire : « Nous décrétons qu’aucune Loge ne sera tenue à l’intérieur d’une maison d’habitation où vivent des personnes, mais en plein champ, excepté s’il fait mauvais temps, et qu’alors la maison soit choisie sans que personne ne voie ni entende… Nous décrétons de même que tout Apprenti soit admis dans notre antique Loge en plein champ” ».
    « De cette pratique, on retrouve d’ailleurs des échos, en particulier dans le manuscrit de l’Edinburgh Register House (1696) : “à un jour de voyage de la ville, sans l’aboiement d’un chien ni le chant d’un coq”, et aussi dans A Mason’s Examination (1723) : “Où avez- vous été fait Maçon ? – Dans la vallée de Josaphat, derrière un buisson de jonc, où l’on n’entend jamais chien aboyer ni coq chanter” ; et encore : “sur la plus haute montagne ou dans la plus profonde vallée du monde” (Grand Mystery of Freemasonry discovered) ; et enfin dans Masonry dissected : “Où se tient la Loge ? Sur un emplacement sacré, sur la plus haute colline, ou dans la plus profonde vallée, ou dans la vallée de Josaphat, ou quelque autre lieu secret.” »

    Ici, on se frotte les yeux, puis on recommence la lecture, et l’on est bien obligé de se rendre à l’évidence : M. Berger a pris ces expressions si évidemment symboliques dans leur sens littéral ; il a cru – est-ce possible ? – que les Opératifs se réunissaient réellement en plein champ, derrière un buisson de jonc, sur la plus haute montagne du monde, et même – pourquoi pas ? – dans la vallée de Josaphat ! Cela nous paraît invraisemblable, d’autant plus que l’auteur, qui a traduit si magistralement le Dumfries n° 4, ne peut ignorer que de telles expressions s’appliquent par excellence à la Loge de saint Jean.

    Peu importent les circonstances qui ont pu amener la Loge d’Aberdeen à édicter son règlement de 16709 condamné, au concile général d’Avignon, toutes les sociétés secrètes…) Une autre Loge fut construite par la suite, mais fut encore brûlée (et avec elle de nombreux documents anciens), (probablement par le marquis de Huntly quand il mit à sac la ville d’Aberdeen avec 2000 soldats. En 1700, les Maçons construisirent encore une autre Loge, bien isolée (well apart) sur le rivage de la mer. » Ces textes, pensons-nous, se suffisent à eux- mêmes.].

    Ce qui est sûr, c’est que les Opératifs se réunissaient « à couvert » dans des auberges, comme l’ont toujours fait aussi les Compagnons du Tour de France. Le nom de la Loge étant gardé secret, on ne la désignait que d’après l’enseigne de l’auberge. À l’Oie et Au Gril ; À la Couronne ; Au Pommier ; À la Coupe et À la Grappe de raisin ; c’étaient là des Loges opératives10. Et comment M. Berger n’a-t- il pas vu l’évidente incompatibilité des conditions qu’il énumère ? Jusqu’à une époque toute récente, le silence des champs n’était troublé, précisément, que par l’aboiement fidèle des chiens ramenant les troupeaux, et par le chant des coqs s’appelant et se répondant de ferme en ferme.

    Est-il sérieux également d’écrire que le tracé d’un G sur le plafond et d’un swastika sur le sol,reliés par un fil à plomb, « ne peut se concevoir que dans un local spécialement et exclusivement affecté à la Loge opérative » ? Résoudre un tel problème n’était qu’un jeu. Il comportait même une solution dont Guénon n’a pas parlé. Avant 1914, dans les auberges de villages, la « maîtresse poutre », dont on connaît le symbolisme, était munie de crochets auxquels on suspendait des bouteilles enrubannées, et où l’on eût pu, à l’occasion, suspendre une lettre G en métal d’où serait descendu un fil. Un hampe terminée par un crochet en forme d’Y servait à élever et à descendre les bouteilles, que l’on « crochetait » ainsi par trois fois : en les accrochant, en les décrochant et enfin en les débouchant. « Crochetâtes-vous onques bouteilles ? » demande Rabelais dans la préface de Gargantua, avant de conseiller à ses lecteurs « curieuse leçon et méditation fréquente » afin, dit-il, de « rompre l’os et sucer la substantifique moelle, c’est-à- dire ce que j’entends par ces symboles pythagoriques ».

    Les objets les plus humbles, dans une civilisation qui n’a pas encore rompu toute attache avec l’ordre traditionnel, sont pleins d’une signification profonde, dès lors qu’on les considère à la lumière de l’enseignement des Maîtres.

    M. Berger avait consacré plusieurs pages de son article à « réfuter » l’assertion de Guénon selon laquelle la lettre G « devrait être, en réalité, un iod hébraïque, auquel elle fut substituée,en Angleterre, par suite d’une assimilation phonétique de iod avec God »11 M. Jean Reyor ayant cru jadis pouvoir ajouter quelques précisions d’ordre linguistique à l’affirmation de Guénon, M. Berger déclare son argumentation « irrecevable », en s’appuyant sur le dictionnaire d’Oxford et sur les travaux de M. H. Brunot. Nous nous garderons prudemment d’intervenir. Il s’agit, nous dit-on, de « sémantique ». « Que nous importent les lois de la sémantique » ? demandait naguère René Guénon à Paul Le Cour. Mais nous ne sommes pas René Guénon ; nous professons même pour la sémantique – et d’ailleurs pour toutes les sciences modernes en général – une révérence mêlée de crainte.Nous avons trop peur de confondre le « C chalcidique » avec les « voyelles d’avant » ou les « voyelles d’arrière » (tous ces termes savants sont utilisés dans l’argumentation de M. Berger),et c’est pourquoi nous passerons outre.

    Et nous passerons outre d’autant plus allègrement que M. Berger, dans une note malheureusement reléguée en fin d’article, a pris soin de ruiner lui-même toute son argumentation. Il le fait en ces termes :

    « Peut-être ne faut-il cependant pas écarter totalement la possibilité d’une sorte d’assimilation du G et du iod… Il s’agit là d’une simple hypothèse s’appuyant sur certaines remarques d’ordre linguistique et phonétique.
    D’après H. Brunot… dans le manuscrit de Grégoire de Tours, on lit iniens rendu par ingens… preuve que ge était confondu avec Y.
    Or il est intéressant de noter que Villard de Honnecourt, dans les quelques lignes qui accompagnent certains dessins de ses fameux cahiers, écrit iométrie pour géométrie. Y aurait-il là plus qu’une simple question d’orthographe ?
    Il faut noter également qu’en anglais on rencontre, d’après les dictionnaires d’Oxford, la forme jematrye vers 1450. Il faudrait pouvoir regarder les textes originaux des Old Charges les plus anciennes pour voir si une pareille orthographe se rencontre également dans les documents maçonniques. »

    Oui. Le G peut aussi tenir la place de l’Y ,la « lettre pythagorique » de Rabelais, d’autant plus que ce G figure au centre de l’étoile à cinq branches, le « symbole pythagorique » par excellence. D’ailleurs, M. Berger aurait pu se dispenser de déployer tant d’efforts pour convaincre d’erreur René Guénon si – se rappelant que la Maçonnerie utilise un langage écrit convenu où la mise en évidence des initiales joue le rôle principal –, il s’était également souvenu que toutes les organisations artisanales avaient aussi un langage parlé secret, où l’altération et la mutation des consonnes initiales jouaient souvent un rôle important.

    Dans le Compagnonnage, un tel langage était appelé « hurlement », Voici ce qu’en dit notre collaborateur Luc Benoist : « Hurlement, n’est plus pratiqué couramment. Langage spécialqui, par déformation de la prononciation, permettait aux Compagnons de se parler en public sans être compris des profanes, en particulier au cours des cérémonies de conduite et de funérailles12.]. »

    Du reste, même en dehors de toute initiation, certaines corporations utilisent encore aujourd’hui un parler spécial aux règles très simples. On peut citer par exemple l’argot des bouchers (le louchébem) qui comporte le déplacement de la consonne initiale13.

    Il est permis de penser que l’usage de tels « shibboleths » dut être beaucoup plus fréquent chez les Opératifs que dans la Maçonnerie actuelle. Cette dernière n’a conservé, en effet, que le mot Shibboleth lui-même, qui appartient au grade de Compagnon et qui est lié au « passage des eaux ». D’après la Bible14, la prononciation correcte de la consonne initiale (Shibboleth) permettait le passage du Jourdain ; la prononciation incorrecte de cette initiale (Sibboleth), non seulement interdisait le passage, mais encore entraînait la mort.

    L’initiale est le symbole du Principe. « Au commencement était le Verbe », qui est la Voie, la Vérité et la Vie. En matière d’initiation, toute « méconnaissance » du Principe – fût-ce par simple « appauvrissement » de son sens, sublime par définition – ferme la voie, voue à l’erreur, conduit à la mort.

    Après avoir ainsi critiqué les principales interprétations de Guénon sur la lettre G, M. Berger se propose de donner « des indications permettant de se faire une idée de la façon dont ce symbole a pu être absorbé par le Christianisme afin que les organisations artisanales chrétiennes puissent valablement l’utiliser du point de vue rituel ».

    C’est là une idée des plus heureuses, puisqu’elle touche à l’importante question de la christianisation de la Maçonnerie occidentale. Malheureusement, l’auteur est parti de prémisses contestables, qui lui font écrire que « l’hébreu, langue sacrée du Christianisme, constitue nécessairement l’”instrument technique” de tout ésotérisme chrétien ». Mais comment admettre un tel point de départ, alors que Dante n’a fait aucun usage de l’hébreu dans son œuvre, sans contester un des plus hauts monuments de l’ésotérisme chrétien ? Où sont donc les productions initiatiques chrétiennes, antérieures à la Renaissance, qui se soient inspirées de la langue de l’Ancien Testament ? Nous craignons fort qu’il n’en soit aucune ; en tout cas, dans la plus « populaire » de toutes, le cycle du Saint-Graal, on chercherait vainement la moindre trace de l’utilisation (et même de la connaissance) de la langue hébraïque15.

    Comment s’en étonner ? Le Christianisme n’a pas de langue sacrée ; ce n’est d’ailleurs ni une infériorité, ni une supériorité, c’est une particularité. Ses livres sacrés sont écrits en grec. Sa « tradition », exprimée par les Pères de l’Église, l’a été en grec, en latin, en syriaque, en arabe, en arménien, en copte, en ghéez16, jamais en hébreu ; il n’y a pas de « Pères hébraïques »[17On sait que dans la Patrologie grecque, les oeuvres les plus « métaphysiques » sont celles des grands « Cappadociens » : Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et surtout Grégoire de Nysse. Le traité le plus remarquable de ce dernier; sa Contemplation sur la vie de Moïse, ne fait aucune référence à l’hébreu. Il en est de même des homélies sur l’Hexaméron, commentaire sur l’oeuvre des six jours, de Basile le Grand. Ce traité eût pourtant gagné à s’inspirer des nombreux ouvrages juifs sur le même sujet, et une telle omission en dit long.]. La plus haute des sciences ressortissant à l’« art sacerdotal », la liturgie sainte, prend pour véhicules les langages les plus divers (jusqu’à employer dans les missions orthodoxes en Alaska, les dialectes indiens et esquimaux) ; elle n’a jamais, croyons-nous, été traduite enhébreu17.

    Mais, dira-t- on, si l’hébreu n’est pas la langue sacrée du Christianisme, il est du moins celle de la Maçonnerie, qui l’emploie exclusivement pour ses mots sacrés, ses mots de passe, ses « mots couverts », et aussi pour les noms génériques donnés aux récipiendaires à chaque grade18. Il convient de faire ici une distinction capitale. La Maçonnerie de tous les Rites utilise des mots (une quinzaine au total chez les Opératifs) empruntés à une langue sacrée qui est l’hébreu. Mais l’hébreu n’est pas pour autant « la » langue sacrée de la Maçonnerie. La langue sacrée de la Maçonnerie, c’est le symbolisme universel, « la seule langue, dit un rituel, qui soit commune à toutes les nations de la terre, et dont l’origine remonte aux sources même de l’humanité ». Elle seule permet de lire et d’interpréter le Liber mundi des Frères de la Rose-Croix, le grand Livre de la Création, qui, à sa lumière, apparaît comme le Cosmos, c’est-à- dire comme Ordre et Beauté. Cette langue est plus précieuse que l’hébreu, car c’est la langue du Très-Haut, qui l’a employée au commencement, et qui l’emploie aujourd’hui et toujours, alors que, « au sein de sa gloire, il prononce éternellement le Fiat lux originel »19.

    Remarquons incidemment qu’une langue sacrée (au sens ordinaire de ces mots) n’est pas indispensable à une organisation initiatique, surtout quand cette organisation prend pour support une activité « sédentaire ». Le Compagnonnage s’en passe fort bien, et, selon toute vraisemblance, il en était de même pour la Charbonnerie. Pour ces raisons, et pour d’autres encore, nous pensons que la langue hébraïque n’est pour la Maçonnerie qu’un symbole comme tant d’autres, ou encore un « outil », toujours utile et souvent précieux, mais non pas l’« instrument technique » privilégié qui pourrait servir de « clé » unique pour l’intelligence de son ésotérisme20.

    M. Berger a donc été amené à tenter une interprétation de la lettre G d’après les méthodes de la Kabbale. La lettre hébraïque correspondant au Gamma est le Ghimel, initiale de Gebhurah (Force), une des dix Sephiroth. Mais alors que le G, dans le symbolisme maçonnique, est toujours soit au centre dans le plan, soit au faîte (au « pinacle ») dans l’espace, Gebhurah ne se trouve ni au centre ni au sommet de l’arbre séphirotique, ni même sur la colonne du milieu, mais sur une colonne latérale (celle de la Rigueur). D’autre part, la valeur numérique du mot Gebhurah (que M. Berger ne donne pas) n’est d’aucun intérêt. Bien que l’auteur, avec son érudition et son ingéniosité coutumières, ait eu recours aux apocryphes de l’Ancien Testament et aux textes du « gnosticisme » (tous ouvrages écrits d’ailleurs non en hébreu, mais en grec), il faut bien reconnaître que de telles spéculations ne vont pas très loin, et le contraire nous eût étonné. Est-ce à dire que cet appel à la tradition hébraïque soit sans valeur ? Certes non. L’auteur fait remarquer que la racine de Gebhurah, GBR, est celle de Gibbor (Puissant, Héros), épithète de Nemrod21 ; et, très justement, il évoque le « héros » du psaume 44, et rappelle que l’« épouse » dont il est parlé dans ce psaume est Israël pour les commentateurs juifs, l’Église pour les chrétiens. Et il aurait pu ajouter que la liturgie affecte ce psaume au culte de la Vierge, et que son caractère d’« épithalame » l’a toujours fait associer au Cantique des Cantiques, œuvre chère à saint Bernard et à son école, et dont M. Berger doit bien connaître les rapports intimes avec les prodromes immédiats de la construction du Temple22.

    Voici un autre point des plus intéressants. D’après un texte zoharique, le schéma du Ghimel est constitué par un trait horizontal supérieur, représentant le ciel, un trait horizontal inférieur représentant la terre, et entre eux un axe vertical, représentant l’Homme Universel. Mais comment M. Berger n’a-t- il pas reconnu dans ce schéma l’exact équivalent du symbole maçonnique signalé par Guénon, et qu’il a tant critiqué : le plafond, le plancher et entre les deux le fil à plomb ? Ainsi donc, le schéma du Ghimel est aussi celui de La Grande Triade.

Lorsque Satan dit à Jésus, « hissé » sur le pinacle du Temple : « Jette-toi en bas », il exhorte le Christ à se comporter comme le plomb du fil à plomb. Il exhorte, en somme, le Christ libérateur à jouer le rôle de Satan lui-même, en tant qu’« attrait inverse de la nature » et « principe d’individuation ». C’est là le sens cosmologique de cet épisode évangélique.

    Nous pensons, en effet, que pour interpréter du point de vue maçonnique chrétien, le symbole de la lettre G, c’est moins aux conceptions de la Kabbale hébraïque qu’il faut s’adresser qu’aux textes évangéliques eux-mêmes, et d’abord, évidemment, au récit de la tentation du Christ, auquel fait allusion la formule rituelle « Celui qui fut hissé sur le pinacle du Temple ».

    Il peut n’être pas inutile de reproduire le texte sacré en soulignant les termes d’un intérêt particulier au point de vue maçonnique23.

    « Alors24 Jésus fut conduit par l’Esprit dans le désert, pour y être tenté par le diable. Et après avoir jeûné pendant quarante jours et quarante nuits, il eut faim. Et le tentateur, s’approchant, lui dit : “Si tu es le fils de Dieu, commande que ces pierres deviennent du pain.” Jésus lui répondit : “Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu”. Alors le démon le transporta dans la ville sainte, et, l’ayant hissé sur le pinacle du Temple, il lui dit : “Si tu es le fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il a commandé à ses anges de te garder dans toutes tes voies, et ils te porteront dans leurs mains, de peur que ton pied ne heurte contre la pierre.”
    Jésus lui répondit : “Il est écrit également : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu.”Enfin le démon le transporta sur une montagne très élevée, et lui montrant de là tous les royaumes du monde et leur gloire, il lui dit : “Je te donnerai tout cela si, te prosternant à mes pieds, tu m’adores”. Jésus lui répondit : “Retire-toi, Satan, car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul.” Alors le diable le quitta, et voici que les anges s’approchèrent de Jésus, et ils le servaient. »

    Bien plus que les correspondances qu’on pourrait relever entre les trois tentations et les trois grades de la Maçonnerie bleue, ce qu’il y a d’essentiel dans ce texte, c’est que le Christ s’y révèle non pas tant comme Tout-Puissant que comme « Maître spirituel par excellence », par son triple « rejet des pouvoirs » et surtout par son attention à « rectifier » les interprétations « terrestres » des Écritures et à leur restituer leur sens véritable, qui est leur sens le plus « élevé ». Satan est bon théologien, et l’on voit ici qu’il est également « versé dans les saintes lettres ». Mais il incite toujours à regarder vers le bas, et quand il s’avise de citer le psaume Qui habitat, il montre bien qu’il n’en possède pas la clé, et a travers son interprétation, la parole de Dieu apparaît comme « pétrifiée ». C’est là, pensons-nous, la « leçon technique » à tirer des tentations du second Adam. Et les allusions à la « pierre » dans les deux première tentations, à la « possession du monde » dans la troisième, doivent rendre les Maçons particulièrement attentifs, en leur rappelant que les plus hauts symboles peuvent être « profanés », c’est-à- dire rabaissés à une signification profane, – voire même à une « utilisation » profane, comme fit Méduse pour le Temple de la Sagesse.

     Si M, Berger avait admis l’équivalence symbolique entre le G et l’iod, il aurait pu faire d’intéressants rapprochements. L’iod, en effet, représente un « germe »25. Bien entendu le G ou l’iod au milieu de l’étoile flamboyante symbolise avant tout le « germe d’immortalité », c’est-à- dire le luz. Mais, dans le cas de la Maçonnerie, il y a encore autre chose. On sait que la « pluie de larmes » qui enveloppe le coq du Tableau hermétique de la « chambre de réflexion » est en même temps une « pluie de germes ». Ce double symbole fait allusion au double sens du « veuvage », notion maçonnique extrêmement importante, et dont la véritable portée est malheureusement méconnue. Les Maîtres Maçons sont désignés rituellement comme les « enfants de la Veuve ». Le fait qu’Hiram-Abif était fils d’une veuve n’est évidemment que l’« occasion » d’une telle appellation. En réalité, la Maçonnerie est la « Veuve » de tous les Ordres initiatiques éteints dont elle a recueilli l’héritage ; et l’on sait que ces Ordres sont extrêmement nombreux. Et de même qu’une tradition, avant de « mourir » aux yeux des profanes, « s’enveloppe dans une conque » – tout comme César, avant de tomber percé de 33 coups de poignard, s’enveloppa dans les plis de son manteau écarlate26 – ainsi un Ordre initiatique, ayant « achevé sa course », se résorbe en germe afin de traverser ce qui pour lui va être une période d’obscurité, symbolisée par les voiles noirs de la Veuve. Et le schéma du germe, ou de la larme, est celui d’un « enroulement » que rappelle dans une certaine mesure la forme latine de la lettre G27

    L’« obole au tronc de la Veuve pour l’achèvement du Temple », qui, dans les Loges continentales, est évoquée lors de la clôture des travaux, développe un symbolisme analogue. Cette infime pièce de monnaie, qui a plus de valeur que toutes les offrandes des riches, et dont le Christ souligne les rapports avec « la seule chose nécessaire » et avec la « vie », est en somme un autre aspect du « grain de sénevé », « la plus petite de toutes les semences », mais qui, lorsqu’il a crû, « devient un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches ». Remarquons aussi que l’épisode de la veuve à l’obole précède immédiatement la prophétie sur la ruine de Jérusalem et sur la fin du monde, dont les rapports étroits avec l’achèvement de la construction du Temple sont bien connus28.

    Au XVIIIe siècle, la veuve d’un Maître Maçon était désignée sous le nom de « Gabaonne ». Ce féminin français d’un nom de ville hébraïque nous rappelle que la lettre G a parfois été considérée comme l’initiale de Gabaon. Ce mot, dont la racine doit intéresser M. Berger, est le « nom d’un Maître » au Rite Français, et les meilleurs des rituels britanniques en font aussi usage, en rappelant la phrase : « Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, Lune, sur la vallée d’Ahialon », par laquelle Josué « arrêta » les deux luminaires, afin d’achever sa victoire sur le roi Adonisédech.

    Il nous faut maintenant revenir sur l’interprétation des rituels irlandais, selon lesquels la lettre G ne signifie ni God, ni la Géométrie, mais a un sens ésotérique.Cette question semble avoir intrigué M. Bergen et à vrai dire ce n’est pas à tort. Car cet auteur, il faut le reconnaître, a le « sens du mystère », et quand il signale un point énigmatique, il y a toujours intérêt à l’approfondir. Reproduisons d’abord le texte de la note 2 qu’il consacre à ce problème :

    « Dans la cérémonie irlandaise de l’Installation du Maître, il est en particulier indiqué que le G ne signifie ni Dieu, ni la Géométrie, mais qu’il a une signification ésotérique ; il se rapporterait au mot, dont il est l’initiale, des “Maîtres Installés”, pour lequel la référence scripturaire évoquée n’est pas donnée dans l’article de la revue Ars Quatuor Coronatorum (vol. 76) d’où la plupart des indications ci-après relatives à la lettre G dans la littérature maçonnique du XVIIIe siècle sont empruntées29. »

    Si Ars Quatuor Coronatorum n’a pas donné la référence biblique du mot dont il s’agit, c’est que tout ce qui touche au « quatrième degré » est considéré comme « ésotérique », et à plus forte raison le mot sacré30. Bien entendu, nous ne saurions non plus donner ce mot, dont nous voyons cependant qu’il commence par un G, et que, comme tout mot sacré, c’est un mot hébraïque. Seulement, tous les Maîtres Installés connaissent ce mot, et un bon nombre de Maçons français, bien que n’étant pas Maîtres Installés, le connaissent aussi à un autre titre. Il est vrai que ni les uns ni les autres ne se doutent généralement de ses sens multiples et très élevés, bien que ces sens ne soient pas difficiles à découvrir. Disons pourtant que ce mot évoque à la fois la construction en pierre et en bois, la vie agitée de Dante Alighieri, le symbolisme du triangle, le don des langues, la tradition phénicienne, la tradition égyptienne, une certaine chasse au sanglier, le symbolisme du deuil et du veuvage, la navigation de l’arche, le rassemblement de ce qui est épars, – et bien d’autres choses encore. Mais peut-être en avons-nous déjà trop dit, et soulevé plus qu’il ne convient le voile qui normalement doit recouvrir en Loge la lettre G.

    On aura noté toutefois que le mot dont il s’agit appartient à trois traditions différentes. Comment d’ailleurs s’en étonner ? M. Berger écrit en parlant du G et de l’étoile flamboyante : « Le caractère central de l’un et l’autre symboles est nettement souligné dans les textes ou dans les Tableaux de Loge, où le G figure le plus souvent au milieu du rectangle qui en délimite le tracé. » Et l’auteur ajoute : « Ainsi, dans Prichard, l’étoile est expressément dite signifier le Centre. »

    Symbolisme du centre ; symbolisme du germe et de l’initiale ; symbolisme de la victoire et de l’achèvement… G latin en forme de crochet, Gamma grec en forme d’équerre, Ghimel hébraïque évoquant « La Grande Triade »… Ici encore citons René Guénon : « La vérité est que la lettre G peut avoir plus d’une origine, de même qu’elle a incontestablement plus d’un sens ; et la Maçonnerie elle-même a-t- elle une origine unique, ou n’a-t- elle pas plutôt recueilli, dès le Moyen Age, l’héritage de multiples organisations antérieures31 ? ». Nous sommes certain que M. Jean-Pierre Berger aurait été d’accord avec nous pour laisser le dernier mot à cette grande voix.

Denys Roman

  1. C’est par cette citation que débute le premier article écrit par René Guénon sur la Maçonnerie dans la revue La Gnose. Il avait alors 24 ans, (Cf. Études sur la F.-M., II, 257.)
  2. Voir La Grande Triade, ch. XXV, et Symboles fondamentaux de la Science sacrée, ch. XVI.
  3. Cette expression, aux termes près, est empruntée à M. J. Corneloup, auteur dont les conceptions sont cependant en général fort éloignées de celles de Guénon. (Cf. Études sur la F.-M., II, 140.)
  4. Cf. Études sur la F.-M., II, 259.
  5. C’est nous qui soulignons le mot certains. En effet, à lire M. Berger, on pourrait croire que Guénon attribuait à toutes les Loges opératives la pratique dont il s’agit. Or, personne n’a été plus conscient que cet auteur de la multiplicité des Rites maçonniques, multiplicité qui doit remonter à une antiquité fort reculée.
  6. La Grande Triade, p. 205. »
  7. Cf. Études sur la F.-M., II, 180. Guénon donne là quelques indications sur les conséquences rituelles de ce fait assez peu connu.
  8. Par ce mot assez peu adéquat d’« ultra-orthodoxie », nous avons voulu désigner cette mentalité surtout « formaliste » qui attache à l’accessoire autant de prix qu’à l’essentiel. En1717, l’heure était sans doute venue d’une « réadaptation » de la Maçonnerie opérative ; car les « opérations » véritables avaient cessé depuis longtemps. Malheureusement, cette tâche fut confiée à Anderson, et que fit-il ? Alors qu’il eût fallu à tout prix conserver les Old Charges,il les brûla. Quant aux Loges demeurées « opératives », il semble bien que leurs dirigeants aient fait piètre figure en face d’un Anderson et d’un Désaguliers. Les attitudes successives du duc de Wharton n’ont pas servi leur cause. Et que dire de ceux qui fondèrent des organisations anti-maçonniques, comme les Gregorians et surtout les Gormogons, dont le nom seul eût dû leur inspirer une salutaire terreur ? Il fallut attendre 1751 pour qu’une « réaction » saine fût instaurée ; ce fut la fondation, par des Maçons irlandais résidant à Londres, de la Grande Loge d’Athol qui, en un demi-siècle, allait « retourner » la situation, et, sauvant tout ce qui pouvait encore être sauvé, devait assurer, à l’« Union » de 1813, le triomphe des conceptions des « Anciens » sur celles des « Modernes ».
  9. Nous avons eu la curiosité de consulter l’article sur la Loge d’Aberdeen dans l’encyclopédie de Mackey (t. III, p. 1151). Nous y avons trouvé effectivement les deux statuts dont parle M. Berger. Mais nous y avons aussi trouvé les lignes suivantes : « Les procès-verbaux du “bourg” d’Aberdeen, ininterrompus depuis 1398, font de nombreuses allusions aux Maçons… Un de ces procès-verbaux parle de la “Loge” des Maçons, un bâtiment (a building) en 1483… Un procès-verbal de 1544 parle du bâtiment de la Loge qui était le lieu de réunion permanent des Maçons… Une première Loge maçonnique… avait été construite en bois, et fut brûlée par les ennemis du Métier (Craft), lesquels, dit-on, étaient nombreux et comptaient dans leurs rangs les membres du clergé. (Car depuis la mort de Wyclef, le clergé fournissait les anti-Maçons les plus acharnés – bien que plusieurs de ses membres aient compté parmi les meilleurs des Maçons –, l’Église romaine ayant officiellement [souligné dans le texte
  10. On ne connaît guère que sous ces noms les quatre Loges opératives qui formèrent la Grande Loge de Londres, le 24 juin 1717.
  11. La Grande Triade, p, 205.
  12. Le Compagnonnage et les Métiers, p, 124 [P.U.F., 1966
  13. Le retour ; à la fin de chaque mot, de la terminaison em, donne à ce parler l’allure d’un bourdonnement inintelligible. (Les Hébreux donnaient le nom de Zomzommim à un peuple de géants anté-chananéens dont ils ne pouvaient comprendre la langue. Cf. Deutéronome, II, 18-21.)
  14. Juges, XII, 4-6.
  15. On pourrait nous objecter que l’orthodoxie chrétienne de Dante, et même son christianisme tout court, ont été mis en doute de son vivant, et qu’un auteur qui dit à Virgile : « Tu duce, tu signor et tu maestro » pourrait bien relever de quelque initiation hermético-pythagoricienne. Remarquons cependant que plus on avance dans la Divine Comédie, plus les éléments chrétiens prennent le pas sur les éléments « païens ». Par ailleurs, la « violence » même des critiques adressées par Dante à l’Église de son temps nous semble inexplicable de la part d’un étranger à cette Église, et nous pensons même que l’Alighieri devait occuper un rang très élevé dans la « hiérarchie cachée » du Christianisme (c’est dans le cas de Dante surtout qu’il convient de rappeler que « l’initié est supérieur au clerc »). De toute façon, le « Poème sacré » est adressé au monde chrétien, et si Dante avait pensé qu’un certain usage de l’hébreu eût ajouté à sa portée initiatique, on peut croire qu’il n’eût pas dédaigné un tel « instrument technique ». – Dans les romans du Graal, les éléments celtiques ne sont pas présentés tels quels, mais après une christianisation d’ailleurs plus ou moins « habile ». – Nous savons bien également qu’il y eut un certain nombre de « kabbalistes chrétiens » ; mais il faut noter qu’on n’en compte aucun avant la Renaissance, qui « consacra » la rupture du monde occidental avec la tradition chrétienne.
  16. La langue religieuse de l’Église d’Éthiopie.
  17. L’usage de la langue hébraïque dans la liturgie est limité à l’emploi quotidien des quatre mots Amen, Alleluia, Hosannah et Sabaoth, à celui du mot araméen Ephphéta dans les rites du baptême, et d’une dizaine d’autres mots, de loin en loin, au cours de l’année liturgique.
  18. Rappelons les exceptions :Jah – Bel – On dans le « Métier », et quelques mots en langues vulgaires (par exemple : « Frédéric II. – De Prusse ») dans les hauts grades écossais.
  19. Nous nous sommes inspiré ici de termes employés dans divers rituels, et notamment dans l’Oration du troisième degré au Rite Anglais.
  20. Alors que les « mots sacrés » varient considérablement d’un Rite à l’autre (les « avatars » du mot Tubalcaïn sont révélateurs à cet égard), il est dans la Maçonnerie des « caractéristiques » qui ne varient pas, et qui sont même les seuls éléments rituels à ne jamais varier. Il ne s’agit pas de symboles sonores, ni de symboles figurés, mais de « gestes », très justement appelés « signes de reconnaissance », et dont la permanence à travers tous les Rites peut faire penser au caractère « inattaquable » du diamant.
  21. Il pourrait être intéressant de rapprocher GBR d’une autre racine sémitique KBR, qui a le même sens. Les Kabirim étaient les « Puissants ». Ce terme, passé en grec, a donné le mot « Cabires », nom des dieux honorés dans certains Mystères, notamment à Samothrace. Voici un texte guénonien peu connu : « À propos du Sinaï, il est intéressant de faire remarquer que cette région fut, à une époque très reculée, le siège de Mystères en rapport avec l’art des métallurgistes, c’est-à- dire de Mystères “cabiriques” ; ces métallurgistes étaient des “Kénites”, nom que certains lisent “Caïnites” et ceci, de toute façon, a une étroite relation avec le symbolisme de Tubalcaïn, bien connu dans la Maçonnerie. » Ces lignes terminent une note sur les trois « montagnes sacrées » des Opératifs (le Sinaï, le Moriah et le Thabor), note signée A.W.Y (initiales du nom arabe de René Guenon) dans le Speculative Mason de 1936 (page 36). On voit que Guénon, bien loin de dépendre de cette revue pour son information en matière opérative, donnait occasionnellement, à ses rédacteurs et rédactrices, des éclaircissements sur les points obscurs de leur symbolisme. Bien entendu, il était parfaitement au courant des tentatives faites, à diverses reprises, pour mettre en contact les derniers Opératifs avec la Grande Loge Unie d’Angleterre.
  22. Le songe de Salomon sur le haut-lieu de Gabaon, où l’Éternel lui conféra la sagesse, la gloire et les richesses, est précédé par le récit du mariage de Salomon avec la fille de Pharaon, roi d’Égypte, qui est 1’épouse du Cantique, assimilée à la « terre noire » par ces paroles qui ont tant intrigué les commentateurs : « Je suis noire, mais je suis belle, ô filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon. » Rappelons que Cédar était le second fils d’Ismaël (Genèse, XXV 13). Chose assez curieuse, c’est de Cédar et non pas de Nabaoth, « premier-né d’Ismaël », que la tradition islamique fait descendre Mohammed.
  23. Nous donnons le texte de saint Mathieu (IV 1-11). Saint Luc intervertit les deux dernières tentations ; on peut lire dans les Conférences de Cassien d’intéressantes considérations sur cette mutation.
  24. Après son baptême.
  25. Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée, p, 432.
  26. Si nous rappelons ce fait, c’est que le Saint-Empire est le dernier héritage qu’ait reçu la Maçonnerie. De plus, le « héros éponyme » de l’Empire est qualifié de « germe » par la Bible hébraïque ; et le dernier titre « officiel » de l’Empire évoque aussi l’idée de germination.
  27. Cette remarquable faculté d’assimilation de la Maçonnerie est due, pensons-nous, à sa parenté particulière avec l’hermétisme. L’héritage représente d’ailleurs la forme la plus normale d’une telle assimilation. Mais il en est une autre, « violente » celle-là, qui est le rapt. Dans la légende grecque d’Hermès, on voit le fils de Maïa, à peine né, dérober et « cacher » la foudre de Jupiter, le glaive de Mars, la ceinture de Vénus, les troupeaux et la lyre d’Apollon. Pour reprendre ce qu’on lui avait ravi, le dieu du jour dut se défaire de sa houlette de berger qui servit à Mercure pour inventer le caducée. Mais les dignitaires du Rite Écossais qui, dans les pays latins, ont laissé leurs Loges bleues abolir l’office des Diacres, savaient-ils seulement que l’insigne de ces Officiers n’est autre chose que le caducée d’Hermès, – ou encore la baguette du mystérieux Altri, le missus silencieux envoyé du Ciel au secours de Dante et de Virgile, afin d’ouvrir la porte de Dité ?
  28. Marc, XII, 41-44 ; et Luc, XXI, 1-4.
  29. La revue Ars Quatuor Coronatorum est l’organe de la Loge anglaise Quatuor Coronati : c’est une « Loge de recherches », qui ne procède à aucune initiation, et se spécialise dans les travaux d’histoire et d’archéologie maçonniques.
  30. Les Anglais disent couramment qu’un Maçon installé Vénérable a reçu le « quatrième degré », Ce qui peut expliquer une telle expression, c’est que, dans les rites anglo-americains, les rites d « Installation », qui se font « à couvert » en « Comité de Maîtres Installés », comportent la communication de « secrets » particuliers, et notamment un mot de passe et un mot sacré.
  31. Études sur la F.M., t. I, p. 208.

Note introductive 3

avertissement

2009 : La Lettera G / La Lettre G, N° 10

 Denys Roman : « Du Temple à la Maçonnerie par l’Hermétisme chrétien »*

  Il est reconnu que Denys Roman retenait l’œuvre de René Guénon comme référence authentiquement traditionnelle, et nos lecteurs n’ignorent pas non plus l’intérêt privilégié que ce dernier accordait à l’Ordre maçonnique et en particulier à l’Hermétisme, parce qu’il considérait que la science d’Hermès présente avec l’Art Royal une affinité de nature. Continuer la lecture

Note introductive 2

avertissement

2008 : La Lettera G / La Lettre G, N° 9, Équinoxe d’automne *

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Note introductive 1

Avertissement

 

2008 : La Lettera G / La Lettre G, N° 8

Denys ROMAN : « Pythagorisme et Maçonnerie »

Les réflexions de Denys Roman que nous présentons aujourd’hui constituent le chapitre premier de son ouvrage René Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie publié aux Editions de l’Œuvre en 1982 et repris par les Editions Traditionnelles à Paris en 1995. Ce texte fut primitivement publié par la revue “Etudes Traditionnelles” en 1950.
L’auteur s’est inspiré du contenu de certains chapitres de l’ouvrage d’Arturo Reghini Les Nombres Sacrés dans la Tradition Pythagoricienne Maçonnique dans sa version originale, et en a élargi le propos, notamment dans le rapprochement établi entre la présence de symboles communs aux traditions pythagoricienne et maçonnique, et, par conséquent, certains aspects significatifs de leur perspective. Continuer la lecture