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E.T. N° 421-422 SEPT-OCT-NOV-DEC 1970 2ème partie

LES REVUES

 — Dans le Symbolisme d’octobre-décembre 1969, nous noterons un article de M. Pierre Morlière sur les deux saints Jean. L’auteur remarque que ces deux saints n’appa­raissent dans les documents écrits que très tardivement (quelques années avant 1717). Les Old Charges les plus anciens n’en font aucune mention, et donnent à l’Ordre comme patrons les Quatre Saints Couronnés. — M. Morlière commente aussi un symbole propre aux Maçonneries de langue anglaise : deux droites parallèles tangentes à un cercle dont le centre est marqué par un point. Les deux parallèles sont assez souvent rapportées aux deux saints Jean ; mais il est loin d’en être toujours ainsi, et dans la Maçonnerie anglaise notamment elles sont dites symbo­liser Moïse et le roi Salomon. Cela semble avoir intrigué M. Pierre Morlière ; aussi, après avoir estimé normale l’attribution des deux parallèles aux deux saints Jean, il remarque : « On ne peut en dire autant de Moïse et du roi Salomon, leurs rôles traditionnels et historiques se prêtant malaisément à une telle mise en parallèle ! » — Il nous semble, au contraire, que ces deux personnages se prêtent fort bien à illustrer certains aspects du symbo­lisme de Janus, symbolisme dont les deux saints Jean et leur rôle dans le cycle annuel n’épuisent pas les multi­ples aspects. De même que le temple de Janus était ouvert pendant la guerre et fermé pendant la paix, Moïse a un rapport évident avec la guerre (en temps que libérateur d’Israël), et Salomon avec la paix. De plus (et ceci a une importance capitale pour l’art de bâtir), Moïse a fait construire le Tabernacle, lieu unique du culte pour les Hébreux alors qu’ils étaient nomades dans le désert, et Salomon a fait construire le Temple, lieu unique du culte pour les Hébreux devenus sédentaires ; nous retrouvons ici le complémentarisme d’Abel et de Caïn. Enfin, on peut dire aussi que Moïse, le « voyant » du Buisson ardent, a un rapport particulier avec le monothéisme et Salomon avec le « polythéisme » (nous faisons ici allusion à la construction, ordonnée par lui, de temples pour les idoles, acte condamnable du point de vue exotérique, mais qui, de la part d’un tel personnage, doit forcément trouver sa justification dans une « ordonnance » ésotérique. Notons en passant qu’un des indices du caractère supra-confes­sionnel de la Maçonnerie est le fait que le Vénérable d’une Loge est dit siéger non pas dans la chaire de saint Jean, mais bien « dans la chaire du roi Salomon ».

 — Dans le même n°, un long article de M. Jean-Pierre Berger : « Fidèles d’Amour, Templiers et Chevaliers du Graal », nous arrêtera quelque peu, car, comme toutes les études de cet auteur, il touche à des questions de la plus haute importance. M. Berger connaît très bien l’œuvre de Guénon ; mais il a voulu faire des recherches person­nelles « afin, dit-il, de confirmer et de préciser l’adhé­sion que l’on a pu donner à la parole d’un homme en qui il ne serait malgré tout pas raisonnable d’avoir une « foi » aveugle, si digne de confiance qu’il fût dans la quasi totalité des cas ». Il est certain qu’une attitude « passi­ve » n’est pas du tout indiquée pour aborder une telle œuvre ; et personne n’a jamais réclamé pour les vérités traditionnelles une « foi » aveugle. Guénon disait un jour à Oswald Wirth : « En matière de métaphysique, on com­prend ou on ne comprend pas ». L’adhésion aux princi­pes, qui se traduit pratiquement par une certaine compré­hension du symbolisme (qui est « la langue de la méta­physique »), voilà, en définitive, la principale condition requise pour retirer quelque fruit de la lecture et surtout de l’étude de l’œuvre guénonienne, et il est assez vain de se demander si son autour a cru « sur parole » telle ou telle des allégations d’Henri Martin, d’Aroux, de Rossetti et même de Luigi Valli. L’extraordinaire « érudition » de Guénon, les « matériaux » qu’il tirait de ses lectures dans les cinq principales langues de l’Europe occidentale, tout cela n’était pour lui que des occasions qu’il utilisait pour exposer des idées de provenance toute différente. Nous avons connu des guénoniens (ou qui se croyaient tels) qui se disaient « embarrassés » en constatant que Guénon, dans Autorité spirituelle, diffère de Dante qui, dans son traité De la Monarchie soutient l’indépendance des deux pouvoirs. De tels « embarras » nous font penser à ces chrétiens qui sont troublés par les contradictions entre certains livres de l’Ancien Testament et par celles, encore plus nombreuses, entre les quatre Evangiles. Quoiqu’il en soit, M. Berger, dans son étude, a voulu examiner de près la question des rapports entre les Fidèles d’Amour et les Templiers, « car , dit-il, il faut bien reconnaitre que R. Guénon ne fournit pas le moindre indice permettant de justifier ses affirmations si nettes et si lourdes de conséquences » en ces matières.

  M.Berger ne professe pas la moindre considération pour les travaux d’Aroux et de D.-G. Rossetti. Nous le trouvons bien exigeant. Peu importe ce qu’ont pu être ces deux personnages. Aroux (sincèrement ou non) se donne pour une sorte de catholique « ultra-intégriste », ennemi juré du « vieil Alighieri » hérétique, révolutionnaire et socialiste ! Rossetti, lui, joignait à la fougue d’un conspi­rateur quarante-huitard le lyrisme d’un poète romantique et d’un peintre préraphaélite. Ces deux auteurs si diffé­rents ont pourtant rassemblée une masse considérable de faits, de citations, d’allusions, dont ils ont donné des interprétations parfois discutables, mais que rien n’em­pêche de « restituer » dans une perspective tradition­nelle. A ce titre, ils méritaient d’être cités dans L’Esoté­risme de Dante, de préférence à tant d’éminents « dantologues » dont la portée des travaux ne dépasse pas les domaines de la linguistique et de la critique littéraire.

  M. Berger a lu les auteurs italiens cités par Guénon : Luigi Valli, Ricolfi et Scarlata. Il a été déçu par le premier qui, dit-il, « chausse trop aveuglément les bottes de Ros­setti et d’Aroux ». Mais comment M. Berger a-t-il donc lu Luigi Valli ? Il semble avoir cherché dans cet auteur la mention de faits établissant d’une manière indiscutable et pour ainsi dire « officielle » l’existence de rapports entre Templiers et Fidèles d’Amour. Tel n’était pas le but de Valli. Le titre de son ouvrage : Il Linguaggio segreto di Dante e dei Fedeli d’Amore, montre assez qu’il s’agit d’une étude sur le « jargon » initiatique des Fidèles d’Amour. Cette étude a été menée avec une habileté con­sommée. Le sens des principaux termes du langage secret a été indubitablement établi par la comparaison d’une multitude de pièces écrites par les auteurs, célèbres ou obscurs, du dolce stil novo. C’est au moyen de ce langage éminemment symbolique qu’on doit mener toute recherche relative aux Fidèles d’Amour. Or, dans ce langage, deux termes ont une importance particulière : ce sont les mots « dame » et « pleurer ». La dame symbolise entre autres choses une organisation initiatique (Valli dit une « sec­te »). La mort de la dame est la destruction de cette organisation. Et « pleurer », terme qui revient constam­ment chez les Fidèles, signifie prendre toutes dispositions nécessitées par cette destruction : une de ces dispositions consistait à « simuler » la non-appartenance à la « secte ». Les dangers, en effet, étaient considérables ; c’est pourquoi il est inutile de chercher dans l’œuvre de Dante une allusion explicite à son rattachement aux Templiers.

  Dans un article d’ Archeologia dont nous avons parlé récemment, M. le duc de Lévis-Mirepoix a écrit : « Un autre interrogatoire du plus haut intérêt est celui de Florence, étudié à la Bibliothèque du Vatican par Loiseleur. Il relate, d’après des dépositions obtenues sans  violences, les initiations mystérieuses que le Temple aurait cachées. Elles ont plus ou moins de rapport avec  le catharisme, du fait que nombre de cathares, après la  catastrophe de leur secte, avait été introduits de gré ou de force parmi les Templiers ». Il y avait donc à Florence une commanderie de Templiers, et ces Tem­pliers étaient réputés hérétiques, puisque Albigeois. On sait comment ces derniers furent traités. Le danger était mortel, pour Dante et pour ses amis, s’ils étaient recon­nus comme étant des leurs.

  La seconde partie de l’article parle surtout de l’œuvre d’André le Chapelain, étudiée par Ricolfi. M. Berger voit dans la Champagne une province privilégiée. Est-ce bien sûr ? En tout cas, quand il nous dit qu’il y a filiation de saint Bernard à Ruysbroeck et de Dante à Eckhart, la chose, en ce qui concerne les deux derniers noms, est hautement improbable : en effet, l’œuvre de Dante est tout imprégnée de symbolisme, et ce n’est assurément pas le cas pour celle d’Eckhart.

  A propos du symbolisme de la « pluie » en Maçonnerie, l’auteur évoque ce que dit saint Bernard sur un passage du Cantique des Cantiques : « Déjà l’hiver est passé, la pluie s’en est allée, les fleurs sont apparues sur notre terre, le temps de tailler la vigne est venu ». Ce rappro­chement est intéressant. Mais à vrai dire, nous pensons que l’expression : « Il pleut sur le Temple », employée lors de la collation des grades quand le candidat frappe « irrégulièrement » à la porte, est due surtout aux faits que le Tableau de la Loge (et surtout le pavé mosaïque) est dit représenter la « Terre sainte » (Holy ground), substitut du Paradis terrestre, et qu’il ne pleuvait pas dans le jardin de l’Eden.

  Nous en profiterons pour mentionner quelques points que nous croyons importants. Le Cantique des Canti­ques, épithalame des noces de Salomon avec la fille du roi d’Egypte, a été l’objet d’une multitude de commentai­res, tant juifs que chrétiens. Parmi ces derniers, le plus remarquable est certainement celui de saint Grégoire de Nysse. Ce « Père cappadocien » a intégré dans sa théolo­gie non seulement certaines perspectives des philosophes néo-platoniciens, mais encore les thèses « orthodoxes » de Clément d’Alexandrie et d’Origène, dont on sait qu’ils ont exprimé en partie l’ésotérisme chrétien primitif. On trouve chez Grégoire de Nysse des notions sur la position centrale de l’être humain, sur le véritable sens des « tuniques de peau  », sur la « transfiguration » du cosmos opérable par l’homme, sur la non-éternité du mal, sur le sens supérieur des ténèbres etc. La pensée de Grégoire n’a jamais été oubliée en Orient. Mais en occident ce Père n’a été traduit en latin que par le bienheureux Guillaume de Saint-Thierry, disciple de saint Bernard. Bernard et Guillaume ont d’ailleurs écrit des commentaires sur le Cantique, où l’on retrouve comme un écho de Grégoire de Nysse. Nous ne voudrions pas tirer de ces rapprochements plus qu’ils ne peuvent donner. Mais n’est- il pas au moins curieux que le plus métaphysicien des Père grecs (et peut-être de tous les Pères de l’Eglise) ait été mis à la portée de la chrétienté occidentale par un religieux de l’entourage immédiat de saint Bernard, rédacteur de la Règle de ces Templiers qui (selon des au­teurs aussi peu suspects de sympathie pour l’ésotérisme que René Grousset et le duc de Lévis-Mirepoix) furent en rapport, en Orient, non seulement avec les « sectes » de l’Islam, mais aussi avec celles de la chrétienté byzantine ?

  Dans les articles que M. Jean-Pierre Berger a publiés jusqu’ici, nous avons toujours remarqué qu’après avoir passé au crible d’une critique assez souvent mal fondée certaines des thèses de René Guénon, il terminait en apportant à ces mêmes thèses une éclatante « justifica­tion ». Il n’y a pas manqué aujourd’hui, et il a eu la bonne idée de traduire pour ses lecteurs une page capitale de Luigi Valli, où cet auteur expose le seul fait qui puisse être avancé en faveur d’une filiation entre Templiers et Fidèles d’Amour. Cette preuve est tirée de Boccace. Nous ne résistons pas au plaisir d’en reproduire l’essentiel. C’est Valli qui parle d’abord, et qui cite ensuite Boccace : « Enfin, un argument, selon moi d’une portée considé­rable, puisqu’il ne s’agit pas ici de retrouver seulement un Dante templier, mais de mettre en évidence les liens cachés de tout ce mouvement (des Fidèles d’Amour) avec les Templiers, est constitué par l’apologie chaude, pas­sionnée et d’une grande noblesse que fait des Templiers Jean Boccace au livre IX (les livres sont — par hasard — au nombre de neuf) de ses Vies des Hommes illustres. Après avoir exalté la pureté, la noblesse et la pauvreté originelles des Templiers […], après avoir narré en parti­culier les vicissitudes du Grand Maître Jacques de Molay qui se dit digne de mourir non pour avoir commis des cri­mes, mais pour s’être laissé arracher par la torture de faux aveux […], après avoir donné le témoignage de son père Boccace, présent lors des supplices, il fait certaines « con­sidérations sur la constance », où il trouve une manière très habile d’appeler à plusieurs reprises les Templiers « les nôtres » Il dit : « De nombreux anciens [….],  par les enseignements de la divine philosophie ou bien « pour acquérir la gloire […], furent conduits à d’horribles tourments. Les nôtres firent autrement  [….]. Que « diraient alors ceux qui s’émerveillent de la patience  des anciens sous les supplices s’ils avaient vu l’endurance considérable des nôtres ? Ils n’auraient vraiment plus lieu de s’étonner ».

  Après avoir reproduit ces textes de Valli et de Boccace, M. Jean-Pierre Berger ajoute : « On peut s’étonner que Boccace (né sans doute à Paris vers 1313 et mort en 1375) parle des Templiers en utilisant les mots « les nôtres », alors que de son vivant l’Ordre des Templiers n’existait en fait plus. Il faudrait donc supposer que ce qualificatif vise la fraternité des Fidèles d’Amour dont il fit certaine­ment partie ». M. Jean-Pierre Berger a bien fait de rap­peler que le père de Boccace. comme Dante probable­ment, étaient à Paris lors du drame de 1314. Quant à savoir si les Templiers n’existaient plus en 1375… disons, comme Boccace lui-même (à propos d’un autre sujet) dans le 3e conte du Décaméron, que « la question est pendante, et peut-être le demeura-t-elle longtemps encore ».

Denys Roman.

E.T. N° 395 mai-juin 1966

Les revues

Dans le symbolisme d’avril-mai, M. Marius Lepage, à l’occasion de l’adhésion de la Loge « Ambroise Paré » à la « Société des Amis de Rabelais et de la Devinière », publie une notice sur cette association littéraire qui a restauré le domaine familial où naquit l’auteur de Gargantua, et a obtenu son « classement » par l’administration des Beaux-Arts. Dans cette notice, M. Lepage rappelle la qualité d’initié attribuée par certains auteurs au Maître de la Devinière ; peut-être aurait-il pu ajouter que la raison principale -sinon la seule- d’une telle « reconnaissance » est l’emploi, par l’ « abstracteur de quintessence », d’un langage particulier, véritable « jargon » où l’on trouve des termes hermétiques, parfois déformés de la manière la plus inattendue et la plus « amusante ». La Devinière a été transformée en musée, et M. Lepage trouve « émouvant » d’y avoir exposées les œuvres de Rabelais traduites dans les langues les plus diverses, et notamment en russe, chinois et japonais. Nous avouons ne pas partager cet « émoi ». La traduction d’une œuvre initiatique par des profanes, déjà périlleuse dans le cas de langues apparentées, devient une véritable « parodie » quand il s’agit de langues très éloignées de l’originale. Et cela est particulièrement grave en ce qui concerne Rabelais. En effet, le premier résultat d’une telle transposition est de rendre inutilisable certaines « clés » qui permettaient de « restituer » aux termes déformés du jargon leur sens véritable et initiatique. Dès lors, comment les lecteurs de ces modernes adaptations pourraient-ils « rompre l’os et sucer la substantifique moelle », afin d’entrevoir tout au moins ces « très hauts sacrements et mystères orrifiques » (c’est-à-dire « aurifiques ») dont Rabelais, au début de son œuvre, nous promets la « révélation » ? Ils ne verront que les « voiles » disposés par l’auteur : la vulgarité forcée du style et le cynisme apparent des idées, qui sont bien au nombre de ces « choses fortuites » dont le « mépris », au dire de Maître Alcofribas lui-même, constitue le « vrai pantagruélisme ». Continuer la lecture